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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de François Chesnais, “Contribution au débat sur le cours du capitalisme à la fin du XXe siècle.” in Actuel Marx Confrontation, Actualiser l’économie de Marx. Actes du Congrès Marx international tenu à l’Université de Paris-X les 27-30 septembre 1995, pp. 63-86. Paris: Les Presses universitaires de France, 1996, 144 pp. [Autorisation formelle de François Chesnais accordée le 14 février 2020 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[63]

Changements et mutation

“Contribution au débat sur le cours
du capitalisme à la fin du XXe siècle.”

François CHESNAIS

Introduction

« Trois faits fondamentaux de la production capitaliste : 1. Concentration des moyens de production entre peu de mains (...) 2. Organisation du travail lui-même comme travail social ; par la coopération, la division du travail et la liaison entre le travail et les sciences de la nature (...) 3. Constitution du marché mondial » (Marx, Capital, III, XV). Pour Marx, ces éléments faisaient partie intégrante de la base objective qui pouvait permettre, au moindre coût social pour l’humanité, la transition réussie de la société capitaliste moderne vers le socialisme. Le cours de l’histoire politique et sociale du XXe siècle - que l’orientation suivie par les directions internationales et nationales du mouvement ouvrier, et les choix qu’elles ont faits à plusieurs moments historiques critiques, ont contribué à façonner de manière négative - a fermé cette perspective. La transition ne se fera plus dans les conditions où elle était sans doute possible au début de ce siècle. Les problèmes mondiaux que le capitalisme laissera en héritage aux formes d’organisation de la vie économique et sociale qui pourraient un jour le remplacer seront infiniment plus sérieux qu’ils ne l’auraient été dans le cas d’une transition faite il y a 70 ou 75 ans.

Pour l’heure, nous sommes encore à un moment où la faillite du « socialisme réel » a été d’une ampleur telle que les publicistes peuvent énoncer la « fin de l’histoire » ou encore le caractère « indépassable » du capitalisme. À la dernière page de son livre François Furet écrit, par exemple, que « l’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » (1995, p. 572). Il est possible que cela ne soit pas le cas longtemps, car il est moins que certain que des [64] centaines de millions de femmes et d’hommes l’entendent de cette oreille. Pour qu’ils acceptent ce verdict, encore faudrait-il que le capitalisme leur offre un avenir autre que celui de l’accumulation de la richesse à un pôle (1/10 de la population mondiale, un peu moins, un peu plus ?) et, à différents degrés, de la pauvreté et de la misère à l’autre pôle. Car tel est le résultat auquel le fonctionnement d’un système marqué, à un degré plus fort qu’à tout moment antérieur, par la « concentration des moyens de production entre peu de mains » tend en cette fin de siècle.

À la veille du XXIe siècle, l’humanité vit, en effet, sous la férule d’un capitalisme à dominante rentière et parasitaire, dont le fonctionnement et le mode de reproduction sont commandés chaque jour plus clairement par les priorités du capital-argent concentré. Ce capital-argent, ou capital financier (voir infra), vit de revenus qui viennent en partage de la plus-value, c’est-à- dire en déduction du profit brut d’exploitation du capital industriel. Les figures ou les modalités de valorisation de plus en plus variées que le capital argent a imaginées dérivent toutes de celle du capital porteur d’intérêt, dont Marx dit qu’elle est « la forme la plus extérieure, la plus fétichisée du rapport capitaliste » (Capital, III, XXIV). Les créanciers dont le keynésien Jean-Paul Fitoussi (1995) dénonce « la dictature » appartiennent à la catégorie de ceux dont Marx parle lorsqu’il précise que « l’accumulation du capital de la dette publique ne signifie rien d’autre que le développement d’une classe de créanciers de l’État, qui sont autorisés à prélever pour eux certaines sommes sur le montant des impôts », avant d’ajouter la remarque importante, sur laquelle nous reviendrons plus loin, relative au « mystère » qui permet à « une accumulation de dettes de se faire passer pour accumulation de capital » (livre III, chapitre XXX). Aujourd’hui le pouvoir, sinon l’existence même de ce capital, sont défendus par les institutions financières internationales et les États les plus puissants du globe, quel qu’en soit le coût. Les 55 milliards de dollars avancés en début d’année par des institutions faisant office de « prêteurs en dernier ressort » pour éviter la banqueroute mexicaine l’ont rappelé une nouvelle fois. La force acquise par le capital financier façonne les choix et les opérations du capital industriel. Confrontés à la faiblesse de la demande et à la baisse du taux de profit, les groupes industriels ont répondu par une centralisation et concentration accrues. Constatant que la rentabilité des investissements financiers est plus élevée que celle des investissements industriels, ils ont également accentué fortement leur degré de financiarisation.

Indépendamment de la différentiation interne entre capital productif et capital financier, le fonctionnement du capital mondialisé repose, outre les ponctions opérées sur la paysannerie et les petites gens des villes, sur l’appropriation d’une masse de plus-value sur une échelle aussi importante que les contradictions du mode de production et ses tendances stagnationistes le permettent (Sweezy, 1995). Dans la majeure partie du secteur [65] industriel, l’appropriation de la plus-value comporte la mise en mouvement d’une quantité toujours moindre de travail vivant. « L’organisation du travail lui-même comme travail social ; par la coopération, la division du travail et la liaison entre le travail et les sciences de la nature » est devenue une réalité plus palpable que jamais. Mais les potentialités émancipatrices de ces processus sociaux sont, plus que jamais, confisquées par le capital. Pire encore celui-ci sait s’en servir, tant du fait même du fonctionnement du système que par son action consciente, pour en retourner les effets contre les salariés et les masses laborieuses, de telle sorte qu’en cette fin de XXe siècle, l’humanité subit les effets des changements technologiques (auxquels on ne peut pas appliquer indifféremment le terme de « progrès »), sous la forme d’une régression économique, sociale et politique très grave dont l’ampleur était impensable voici encore vingt ans. Cette régression a pris d’ores et déjà l’allure d’un désastre humain et sociétal dans les pays du « Quart monde », mais elle s’étend à vive allure à tous les autres, sans épargner les pays capitalistes centraux, où elle frappe avec une force particulière la jeunesse ainsi que les segments les plus vulnérable de la classe ouvrière (les immigrés en premier lieu).

Que faut-il entendre
par la « globalisation » ?


La « globalisation » ne peut s’entendre que par rapport aux formes et degrés antérieurs d’internationalisation. L’unité de l’économie mondiale, au sens d’une intégration de toutes ses parties sans exception dans un système de relations façonné par le capital et placé sous la domination des pays capitalistes centraux est une réalité depuis plus d’un siècle. Le « marché mondial » était constitué lorsque Marx écrivait, et il avait déjà évolué dans sa constitution systémique lorsque les écrits classiques sur l’impérialisme de Luxembourg, Hilferding, Boukharine et Lénine sont parus.

Aujourd’hui, le terme « globalisation » - dont nous avons cherché à montrer la genèse précise [1] - peut revêtir un sens notamment par rapport à la forme dominante antérieure d’expansion du capital productif centralisé dans les sociétés transnationales (STN). Cette approche en termes de phase nouvelle dans l’internationalisation du capital productif mettra alors en valeur ce qui sépare l’internationalisation de type « multi-domestique » - pour reprendre le terme de M. Porter (1986) - de celle où dominent des stratégies proprement globales et des formes d’organisation des groupes en « firmes-réseaux ». Mais la « globalisation » est aussi de toute évidence l'expression de rapports nouveaux tant dans les relations entre le capital et [66] l’État au niveau national, qu’entre le capital dans ses différentes déterminations ou composantes, notamment le capital productif et le capital-argent.

Le capital fortement centralisé et concentré, qu’il soit engagé dans la production ou qu’il se mette en valeur sous la forme de capital-argent de prêt, a brisé la plupart des entraves ou limitations qui lui avaient été imposées, pour l’essentiel dans le cadre d’État-nations déterminés, à la suite de très grands combats sociaux dont les cadres ont été la grande crise des années 1930 et la crise révolutionnaire ouverte qui a marqué la fin de la 2ème guerre mondiale.

À partir de la fin des années 1970, le capital est parvenu à briser le corset de relations sociales, de lois et de règlements où l’on avait cru pouvoir l’enfermer avec l’illusion de pouvoir le « civiliser ». Il a mis à bas l’illusion née des conquêtes politiques et sociales partielles des décennies antérieures que l’on serait parvenu à le domestiquer dans le cadre de modes de régulation nationaux. Il y est parvenu tant par la force intrinsèque qu’il a retrouvée grâce à la phase d’accumulation ininterrompue exceptionnelle de l’après-guerre (les « trente glorieuses ») et aux nouvelles technologies qu’il a su orienter à ses propres fins, que du fait de l’appui très important qu’il a reçu des principaux gouvernements capitalistes à la suite des impasses et des échecs de gouvernements élus par la classe ouvrière, en premier lieu au Royaume-Uni. Cet appui, qui traduit les besoins et l’influence propres de la sphère politique et qui n’est pas réductible au mouvement du capital même s’il lui prête main-forte, a pris la forme des politiques de libéralisation, de déréglementation et de privatisation que ces gouvernements ont adoptées l’un après l’autre depuis l’arrivée au pouvoir de Thatcher et de Reagan. Le capital a ainsi retrouvé une liberté pour se déployer à sa guise, et notamment pour se mouvoir sur le plan international d’un pays ou continent à un autre, qu’il n’avait pas connue depuis 1914.

Le recours apologétique à l’expression « globalisation de l’économie » sert à habiller cette réalité et à justifier, au nom de contraintes externes inexorables, la nécessité pour les salariés et la jeunesse de « s’adapter » aux exigences du capital et d’accepter toutes les politiques rétrogrades et destructrices de rapports sociaux et d’existences humaines mises en œuvre par les gouvernements. Au-delà de cet usage apologétique, le terme est synonyme dans l’esprit d’un nombre croissant de responsables politiques et même d’entrepreneurs ou de banquiers d’une subordination à des mécanismes sur lesquels ils n’ont plus de prise. Le retour en force de la notion totalement abstraite (au sens péjoratif du terme) de « marché » n’est pas sans signification. Il révèle à quel point l’économie mondiale globalisée a accru l’emprise du « fétichisme de la marchandise ». Aujourd’hui à un degré plus élevé que jamais « le caractère social de l’activité et du produit ainsi que la participation de l’individu à la production sont étrangers et réifiés en face de l'individu. Les relations qu’ils entretiennent sont, en fait, [67] une subordination à des rapports qui existent indépendamment d’eux et surgissent du choc entre les individus indifférents les uns aux autres. L’échange universel des activités et des produits, qui est devenu la condition de vie et le rapport mutuel de tous les individus particuliers, se présente à eux comme une chose étrangère et indépendante » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique I, Anthropos, 1969, p. 94).

En deçà de cette fétichisation envahissante, le contenu effectif de la « globalisation » est donné par la mondialisation, non des échanges mais des opérations du capital, sous la triple forme du capital industriel, du capital concentré engagé dans le négoce et la grande distribution, et surtout, chaque jour de façon plus pesante, sous celle du capital-argent concentré, qui se valorise au sein de la sphère financière mais qui se nourrit au moyen de ponctions sur la sphère productive où se forment la valeur, la plus-value et les autres variétés de surproduit.

Contrairement aux discours des hommes politiques et de tant de journalistes, la « globalisation » n’est celle des échanges commerciaux que de façon subordonnée, la structure de ces échanges n’étant lisible qu’une fois faite l’analyse des opérations du capital dans ses trois figures. On estime que les STN sont parties prenantes (en tant que maisons-mères, filiales, ou donneurs d’ordre dans des contrats de sous-traitance transfrontières) au moins aux deux tiers des échanges internationaux de « biens et services ». À lui seul, environ 50 % du commerce mondial appartient à la catégorie « intra-groupe ». D’autre part, ainsi que les statistiques officielles elles-mêmes le montrent, au cours des années 1980 et 1990, la croissance des échanges s’est faite à une allure modeste, bien inférieure aux taux des années 1960-1974 et très inférieure aussi à la croissance des investissements directs, sans parler de celle des transactions sur les marchés financiers internationalisés. Au niveau des échanges, le mouvement dit de « régionalisation » (dans le cadre des blocs continentaux) l’emporte de loin sur les autres courants commerciaux, sauf pour les importations par les pays du centre d’un petit nombre de matières premières. Enfin, last but not least, dans de nombreux pays subordonnés et dominés du « Tiers » et du « Quart monde », la « globalisation » des échanges a surtout été vécue sous la forme d’une marginalisation poussée.

Le capital comme unité différenciée
et hiérarchisée


La mondialisation exige la réappropriation d’outils analytiques propres à appréhender ce qui est une totalité systémique. Il en est ainsi du concept même de capital qui doit être pensé comme une unité différenciée et hiérarchisée. Le capital productif (ou capital engagé dans l’industrie au sens large), le capital commercial (ou capital engagé dans le négoce et la grande [68] distribution concentrée) et le capital-argent doivent être abordés comme « des éléments d’une totalité, des différenciations à l’intérieur d'une unité » (Marx, Postface à la Contribution à la critique de l’économie politique). De la différenciation entre les trois formes peuvent jaillir des contradictions profondes. Mais elles sont circonscrites par le fait que le capital dans toutes ces formes repose sur la propriété privée (ce qui marque les limites de tout affrontement économique ou politique) et aujourd’hui aussi par le fait que les trois formes, même la forme du capital « productif », sont marquées d’un sceau rentier extrêmement fort.

L’ensemble de données, que j’ai rassemblées et analysées dans le livre publié chez Syros, suggère le crépuscule d’un cycle unifié de mise en valeur placé sous la domination du capital industriel. J’ai mis en évidence une capacité considérable du capital commercial sous ses formes les plus concentrées, soit de se poser en rival du capital industriel en effectuant une partie des opérations qui sont en principe les siennes, soit de lui imposer des ponctions sur la plus-value, moyennant un contrôle efficace de l’aval, c’est-à-dire de l’accès au marché. Dans le cas du capital-argent, il s’agit de bien plus que cela. Il s’agit de la réaffirmation par le capital financier de la capacité, assez largement perdue du fait de la crise de 1929 et des événements des années 1940-50, à dicter sa conduite au capital industriel, ainsi que de l’émergence d’une situation où c’est le mouvement propre de cette fraction du capital qui tend à imprimer sa marque sur l’ensemble des opérations du capitalisme contemporain.

Le caractère d’unité différenciée et hiérarchisée vaut pour l’économie mondiale comprise comme rapports de rivalité, de domination et de dépendance politiques entre États. La mondialisation du capital et la prétention du capital financier de dominer le mouvement du capital dans sa totalité, n’effacent pas l’existence des États nationaux. Ces processus accentuent cependant les facteurs de hiérarchisation entre pays, en même temps qu’ils en redessinent la configuration. L’abîme qui divise les pays participant ne fût-ce que marginalement à la domination économique et politique du capital- argent rentier et ceux qui subissent cette domination s’est encore accru. Mais la mondialisation est aussi allée de pair avec des modifications dans les rapports politiques compris cette fois comme rapports internes aux bourgeoisies impérialistes.

Les États-Unis ont accentué leur poids pas seulement du fait de l’effondrement de l’URSS et de leur position militaire inégalée, mais aussi en raison d’une position sur le plan du capital financier qui est bien supérieure à celle qu’ils gardent sur le plan industriel. Le fait que les États-Unis soient la source principale du parasitisme financier qui gangrène le capitalisme mondial ne les empêchent pas d’imposer leur hégémonie avec tous les moyens à leur disposition. Les conflits entre bourgeoisies sont par définition des conflits qui se placent sur le terrain d’un attachement commun au [69] régime de la propriété privée. De ce fait leur forme, à la fois la plus achevée et la plus courante, a toujours été militaire. Aujourd’hui puisqu’aucune bourgeoisie ne peut les affronter militairement ni les mettre en cause sur le plan du système de la propriété des moyens de production, les États-Unis jouissent d’une situation sans précédent historique. La rivalité entre modes d’organisation du capitalisme (capitalisme « rhénan », « nippon » et « anglo-saxon ») ne peut pas aller bien loin, et pas après pas les États-Unis imposent aux autres exactement les règles du jeu qui leur conviennent et qui sont calquées sur les besoins du capital financier à caractère rentier dont ils sont l’épicentre. Ce sont donc eux qui dictent les règles du commerce et de la finance internationales, au travers de leurs positions au sein du FMI et du GATT (devenu Organisation Mondiale du Commerce avec des pouvoirs d’intervention accrus pour imposer aux pays les plus faibles les politiques de libéralisation et de déréglementation), et également celles moins formelles qui ordonnent les rapports internes à l’oligopole mondial [2].

Centralisation et concentration industrielles :
l’oligopole mondial


L’époque de la mondialisation du capital se manifeste pourtant sous la forme d’une progression quantitative et qualitative du mouvement de centralisation et de concentration du capital industriel. Les grands groupes paraissent plus fort qu’il ne l’ont jamais été. Ils le sont à coup sûr face aux entreprises et aux pays moins forts auxquels ils peuvent dicter leurs termes, mais leur degré de financiarisation traduit la force de la pression que le capital-argent plus concentré encore exerce sur eux.

Au cours des années 1980, environ 80 % des investissements directs à l’étranger ont eu lieu entre pays capitalistes avancés, environ les trois- quarts des opérations ayant comme objet l’acquisition et la fusion d’entreprises existantes, c’est-à-dire un changement de propriété du capital et non une création de moyens de production nouveaux. Impulsé par les exigences de la concurrence qui impose aux groupes les plus forts de ravir aux firmes absorbées leurs parts de marché et de restructurer et de « rationaliser » leurs capacités de production, et favorisé et facilité par les politiques de libéralisation, de déréglementation et de privatisation, le mouvement de centralisation et de concentration du capital s’est développé sur une échelle sans précédent, en tant que processus proprement international à l’échelle de ce qui est nommé la « Triade ». La « concentration des moyens de production entre peu de mains », identifiée par Marx comme tendance de fond [70] du capitalisme [3] a atteint des dimensions insoupçonnées, déjouant tous les pronostics optimistes au sujet d’une déconcentration du pouvoir économique.

Au terme du processus combiné d’investissement international croisé et d’acquisitions et fusions, le taux de concentration mondial est tombé à des niveaux correspondant, toutes choses égales par ailleurs, à ceux qui permettaient de diagnostiquer, il y a encore seulement vingt ans, l’existence d’une situation d’oligopole au plan national. Des formes très concentrées de la production et de la commercialisation à l’échelle internationale sont loin d’être une nouveauté. Dans l’industrie du pétrole ou de l’extraction et du traitement de métaux non-ferreux (par exemple l’aluminium), une concentration élevée a été depuis longtemps un trait dominant de l’offre. Ce qui est caractéristique de la phase de la mondialisation du capital, c’est l’extension de structures d’offres très concentrées vers la plupart des industries à forte intensité de R-D ou de « haute technologie », ainsi que dans de nombreux secteurs industriels de fabrication à grande échelle.

La forme la plus caractéristique de l’offre aujourd’hui est donc l’oligopole mondial. L’existence de situations d’oligopole ne se déduit pas mécaniquement du degré de concentration. Celui-ci fournit une première approximation du nombre de rivaux oligopolistiques au sens propre du terme, à savoir de groupes qui sont réellement capables de soutenir une concurrence « globale », menée simultanément sur leur propre marché, sur ceux de leurs rivaux et sur les marchés tiers. Mais l’énoncé le plus général, mais aussi le plus fructueux, de l’oligopole, tient à l’interdépendance entre les firmes qu’elle comporte, « les firmes ne réagissant plus à des forces impersonnelles en provenance du marché, mais personnellement et directement à leurs rivaux » (Pickering, 1974).

C’est pourquoi j’ai défini dans le livre publié chez Syros, comme dans d’autres travaux, l’oligopole mondial comme un « espace de rivalité », délimité par les rapports de dépendance mutuelle de marché qui lient le petit nombre de grands groupes qui parviennent, dans une industrie (ou dans un complexe d’industries à technologie générique commune), à acquérir et à conserver le statut de concurrent effectif au plan mondial. L’oligopole est un lieu de concurrence féroce, mais aussi de collaboration entre groupes. Ceux-ci reconnaissent leur « dépendance mutuelle de marché » (Caves, 1974), par le biais de toutes espèces d’accords (de coopération technique, de fixation commune des normes) dont la plupart ne tombent pas sous le coup des législations antitrust. Les rapports constitutifs de l’oligopole deviennent en eux-mêmes, de façon inhérente, un important facteur de barrière à l’entrée, sur lequel d’autres éléments (tels que les coûts irrécouvrables [71] ou le niveau de » investissements de R-D) peuvent ensuite venir se greffer.

Profit et rente dans les groupes industriels

Plus haut j’ai écris que la forme du capital « productif » était marquée au même titre que les deux autres formes, fût-ce peut-être à un degré un peu moindre, d’un sceau parasitaire très fort. Ceci exige quelques explications.

Dès la fin des années 1980, J. Dunning (1988) a pu dessiner les traits de ce qu’il nomme les « multinationales de style nouveau ». Celles-ci seraient, avant tout, « le système nerveux central d’un ensemble plus étendu d’activités, interdépendantes mais gérées moins formellement (que dans le modèle chandlérien utilisé par les EMN “classiques” des années 1960- 70), dont la fonction première est de faire progresser la stratégie concurrentielle globale et la position de l’organisation située au cœur (core organisation) ». Et Dunning de préciser, « ce n’est pas seulement, ou même principalement, par l’organisation de sa production interne et de ses transactions sur le mode le plus efficace, ou par ses stratégies de technologie de produit et de commercialisation, que cette organisation atteint son but ; mais par la nature et la forme des relations établies avec d’autres entreprises » (c’est moi qui souligne).

Une telle « entreprise » est évidemment un groupe. Même si l’usage veut que les organisations capitalistes, à implantation et opérations transnationales, continuent à être désignées sous le nom « d’entreprises » ou de « firmes », on est en présence de groupes financiers à dominante industrielle, que tout contribue à distinguer toujours plus de la grande masse des entreprises : leur dimension, leur « portée globale » (global reach), leurs modes d’organisation, la capacité exclusive d’accéder de plein droit aux marchés financiers aussi bien pour y placer leurs obligations sans intermédiaire que pour y opérer comme investisseurs financiers - et cela à un moment où la majorité des entreprises vit sous la coupe des banques plus péniblement que jamais.

Aujourd’hui le « système nerveux central » de la « core organisation » est une société holding. Ce changement organisationnel n’est pas trivial ou secondaire. Il a des conséquences importantes, même si celles- ci ne se manifestent pas du jour au lendemain et se développent plus ou moins lentement selon les groupes. La seule sur laquelle j’insisterai ici a trait à l’accroissement, que je pense de type qualitatif, dans le degré de financiarisation des groupes en forme de holding. Ce sont à un degré toujours plus fort des groupes financiers, certes à dominante industrielle mais avec des diversifications dans les services financiers, ainsi qu’une activité [72] toujours plus importante en tant qu’opérateurs sur les marchés des changes (Serfati, 1995). L’organisation en holding a précisément pour but de rendre l’entrée de plain-pied dans la finance globalisée plus aisée (que les groupes possèdent une banque de groupe ou qu’ils confient la responsabilité des opérations financières à leur direction financière).

Dans les années 1970, on pouvait encore établir, avec C. A. Michalet (1985), des classification assez claires relatives aux stratégies-type suivies par les EMN et les filiales-type qu’elles créaient et plaçaient sous l’autorité d’une « division internationale » moyennant un ajustement assez limité des structures « chandleriennes ». On distinguait ainsi les stratégies d’approvisionnement, propres aux EMN du secteur primaire, spécialisées dans l’intégration verticale amont de ressources minières, énergétiques ou agricoles situées dans les pays du « Tiers-Monde » ; les stratégies de marché multidomestiques comportant l’établissement de « filiales relais » ; enfin les stratégies de « production rationalisée », c’est-à-dire de production intégrée internationalement à la suite d’une décomposition internationale des processus productifs avec l’établissement de « filiales-ateliers ».

La vague de fusions-acquisitions au sein de la Triade, d’une part, et la formation de vastes zones continentales de libre-échange, de l’autre, ont eu pour effet de modifier ce tableau de façon sensible. Les fusions-acquisitions ont porté sur des firmes, ou plus exactement sur des groupes de plus en plus grands, dont l’intégration réussie dans le groupe acquéreur a posé toujours plus de problèmes. Prenons un exemple. L’acquisition par Péchiney d’American Can, c’est-à-dire d’un groupe ayant lui-même des dizaines de filiales en Amérique du Nord mais aussi de par le monde, dont l’arrivée annonce la fin de l’identification de Péchiney à la filière aluminium et une accélération du processus de désengagement du secteur des métaux, a exigé qu’on donne à cette « filiale » le même statut que Péchiney-Aluminium, qui est pourtant l’entreprise à partir de laquelle le groupe s’est développé historiquement. D’où la forme en holding et le degré élevé d’autonomie des « filiales de premier rang ».

Parallèlement, la formation de vastes zones continentales de libre-échange, couplée avec les technologies industrielles nouvelles, font qu’au niveau des systèmes productifs, la forme principale, sinon unique, de filiale qui subsiste aujourd’hui, est la filiale-atelier intégrée dans un ensemble plus large qui, à quelques exceptions près (habillement/chaussures bon marché où beaucoup de firmes cherchent à adopter le « système Nike ») est continental et non pas « mondial ». À son tour cette forme de filiale tend le plus souvent à faire partie d’un dispositif de création et d’appropriation de valeur plus large, dont la base est la sous-traitance et dont les frontières sont souvent assez difficiles à déterminer avec précision.

La multiplication des participations minoritaires, et surtout des nombreux accords de sous-traitance et de coopération interentreprises entre [73] partenaires de puissance économique souvent très inégale, a conduit à l’émergence de ces formations hybrides qu’on désigne sous le nom de « firme réseau » (OCDE, 1992). Cette évolution n’a pas seulement eu pour effet de rendre les « frontières de la firme » très perméables et floues. Elle est également à l’origine d’un important processus de « brouillage » des frontières entre le « profit » et la « rente » dans la formation du profit d’exploitation des groupes (donc en dehors de toute considération de leurs opérations en tant que capitalistes financiers).

L’essentiel n’est pas tant de trouver un accord sur le terme qu’on choisit d’employer (« profit », « rente ») que d’identifier la nature des processus économiques. Ce qu’on nomme les « nouvelles formes de l’investissement », de même, à mon avis, que la majorité des accords de sous-traitance et de coopération interentreprises entre partenaires de puissance économique nettement inégale, exigent une décomposition entre 1) ce qui relève de la formation d’un surplus au sein de la chaîne de valeur de la firme, et 2) ce qui correspond soit à des formes de « créances » sur l’activité productive d’une autre firme, soit à des ponctions sur le surplus de cette firme, à des empiétements sur sa propre chaîne de valeur.

Cette dernière notion n’est pas triviale. C’est ainsi que D. Teece (1986) a pu, par exemple, suggérer une problématique des accords de coopération en termes de possession ou non par une firme plus petite ou émergente (cas des firmes de biotechnologie) de l’ensemble des actifs nécessaires à ce qu’elle puisse valoriser son innovation toute seule, c’est-à-dire rester maître de sa chaîne de valeur, sans avoir à concéder une partie de son surplus aux firmes plus grande qui sont en situation de lui fournir, à ce prix, les « actifs complémentaires » qui lui font défaut.

L’appropriation de plus-value
et de surplus par le capital commercial


J’ai parlé plus haut de la capacité du capital commercial sous ses formes les plus concentrées, soit de se poser en rival du capital industriel en effectuant une partie des opérations qui sont en principe les siennes, soit de lui imposer des ponctions sur la plus-value, moyennant un contrôle efficace de l’aval, c’est-à-dire de l’accès au marché. Ici je me bornerai à un seul exemple portant sur l’une des formes de ce je nomme « l’intégration sélective » des pays du « Sud » par ceux du « Nord ». Il a acquis beaucoup d’importance depuis les années 1980, mais il reste encore peu étudié. Cet exemple concerne le « capital-marchandise » ou capital commercial. Il est une parfaite expression de la force que celui-ci a acquise. Il s’agit de l’un des cas de figure des « délocalisations » identifiées par certains chercheurs [4]. [74] Ce cas de figure est celui des « délocalisations résultant du négoce international », qui portent sur l’approvisionnement en produits industriels standardisés (c’est-à-dire aujourd’hui dont la production est aidée, gérée et vérifiée par ordinateur), là où les coûts salariaux sont les moins chers. Ce cas de figure ne concerne pas seulement les intrants et demi-produits dans le cadre de productions de masse flexibles, mais aussi les produits finis de consommation de masse que les grandes chaînes commerciales ou les hypermarchés peuvent désormais aller chercher très loin, en établissant leurs propres contrats de sous-traitance avec des producteurs locaux et en commercialisant les produits sous leurs propres marques. Ce système est pratiqué dans l’habillement, par exemple, par toutes les grandes chaînes de magasins. Les grands groupes de la distribution américains (Sears, Bloomingdale) ont commencé, mais ils ont été vite suivis par les groupes européens qui se comportent tous en « quasi industriels », bien qu’appartenant au secteur des services.

Pour peu qu’on adopte une problématique dans laquelle le concept clef est celui du capital, c’est-à-dire une masse financière d’une certaine dimension, dont le but est l’autovalorisation avec profit, il n’existe aucune difficulté à inclure ce cas de figure dans une problématique générale des délocalisations et des figures de l’intégration sélective. L’inclusion n’est pas gênante, elle est même tout à fait légitime. Aujourd’hui, un tel capital, pour peu qu’il dépasse un certain seuil en termes de taille et de capacité d’organisation, peut adopter les combinaisons les plus variées, associant les formes propres au capital engagé dans la production, et celles qui caractérisent le capital se valorisant comme capital concentré de négoce. Dans une problématique de répartition de la valeur ajoutée à différents points de « la chaîne de valeur », mais aussi de développement, il n’est pas du tout indifférent que le commerce international ait lieu à l’initiative d’un capital situé au sein de pays de la Triade, et qu’il traduise l’existence tant de rapports de puissance économique « asymétriques », que de barrières à l’entrée de type industriel permettant ou non d’accéder aux marchés des pays capitalistes avancés, autrement puissantes que les barrières « classiques » aux échanges que le GATT / OMC prétend réglementer.

Les deux sens du terme capital financier
et leur actualité respective


Lorsque Marx utilise le terme « capitaliste financier », il se réfère aux banquiers d’affaires et autres « chevaliers de la finance » vivant d’opérations qui ont pour théâtre la sphère financière, définie comme étant celle [75] où « nous avons A-A’, de l’argent produisant de l’argent, une valeur se mettant en valeur elle-même, sans aucun procès (de production) qui serve de médiation aux deux extrêmes » (Capital, III, XXIV). Les opérations propres à la sphère financière engendrent des couches de la bourgeoisie à caractère essentiellement rentier, dans le sens économique précis où les revenus dont elles jouissent résultent de transferts à partir de la sphère de la production et des échanges. Dans le cas de prêts aux industriels ou de possession d’actions, les transferts s’effectuent en partage de la plus-value (position partagée avec les bénéficiaires de rentes foncières). Dans le cas des titres de la dette publique et des prêts aux États, on a affaire à des ponctions sur les revenus du travail de l’ouvrier, de l’artisan ou du paysan sous la forme d’impôts levés par les États. Marx précise que l’extension de la sphère financière donne lieu à un développement formidable du fétichisme inhérent aux rapports de type marchand dont nous avons déjà parlé. Citons encore un extrait du chapitre XXIV, dont l’actualité n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui : « Ici la forme fétichisée du capital et la représentation du fétiche capitaliste atteignent leur achèvement. A-A’ représente la forme vide de contenu du capital, l’inversion et la matérialisation des rapports de production élevées à la puissance maxima : la forme productrice d’intérêt, la forme simple du capital où il est la condition préalable de son propre procès de reproduction ; la capacité de l’argent, ou de la marchandise de faire fructifier leur propre valeur, indépendamment de la reproduction - c’est la mystification capitaliste dans sa forme la plus brutale. (...) Alors que l’intérêt n’est qu’une partie du profit, c’est-à-dire de la plus-value que le capitaliste actif extorque à l’ouvrier, l'intérêt se présente maintenant (...) comme le fruit proprement dit du capital, comme la chose première ; le profit, par contre, qui prend alors la forme de profit d’entreprise, apparaît comme un simple accessoire et additif qui s’ajoute au cours du procès de reproduction ».

Chez Hilferding le terme capital financier a un sens sensiblement différent. Il désigne la forme de capital qui naît, à partir de la dernière décennie du XIXe siècle, de l’interconnexion étroite (il parle même de « fusion ») entre les grandes banques et la grande industrie, et dont Hilferding présente la forme spécifiquement allemande comme si celle-ci était commune à toutes les puissances capitalistes. Sur le plan politique cette interconnexion étroite a d’importants effets en termes de concentration de pouvoir, nationalement et internationalement. Dans la sphère économique ses conséquences se mesurent en termes d’accroissement du pouvoir de monopole, résultant déjà du processus de concentration et de centralisation industrielles. La problématique du capital financier chez Hilferding est plus facile à saisir que celle du cycle « raccourci » du capital-argent chez Marx et la notion de capital fictif qui y est inclue. Il est également plus facile de lancer des ponts entre la problématique de Hilferding et beaucoup de [76] travaux non marxistes sur les trusts ou l’influence du capital financier dans la politique intérieure et extérieure. D’autre part, si Lénine présente, dans son travail célèbre sur l’impérialisme, des faits et des analyses qui se réfèrent au capital financier dans les deux sens indiqués, ceux qui renvoient à Hilferding sont beaucoup plus explicites dans leur fondement théorique que ceux qui se réfèrent au mouvement raccourci A-A’. S’agissant des transferts de revenus vers des couches sociales rentières, la référence la plus claire de Lénine est en fait à Hobson à propos des « États rentiers ». L’analyse du livre III du Capital reste donc méconnue et n’a réellement été abordée en France que par S. de Brunhoff (1967 et 1973).

L’explosion des transactions financières qui a commencé au cours de la décennie 80, de même que les soubresauts financiers qui ont marqué la première moitié des années 90, relèvent de cette problématique dont les jalons ont été posés par Marx à un tout autre niveau de développement de la finance et des prétentions du capital-argent à s’autonomiser. La mondialisation du capital est plus avancée dans la sphère financière que dans tout autre domaine. L’expansion de cette sphère en relation avec la libéralisation et la déréglementation des années 1978-88 a été marquée par une préférence marquée du secteur financier pour des placements caractérisés par la recherche de la liquidité, la rentabilité à court terme et un degré très élevé de mobilité dans les formes d’engagement, grâce aux mécanismes d’arbitrage entre actifs permis par la libéralisation et la déréglementation financières. Les marchés financiers mondialisés se présentent ainsi comme une arène organisée où des masses concentrées de capital-argent ont tout loisir pour se mettre en valeur en conservant un degré de liquidité très élevé. Elles y parviennent au moyen principalement d’un ensemble d’opérations de placement et de prêt à très court terme, ainsi que de formes diverses de profits financiers « purs ». Ceux-ci résultent d’opérations effectuées à l’intérieur de la seule sphère financière, mais ils reposent sur un ensemble de mécanismes qui assurent le transfert en leur faveur de richesses créées dans la sphère de la production et des échanges de marchandises et de services marchands.

Mais ce sont aussi les formes actuelles de l’interconnexion entre la finance concentrée et la grande industrie qu’il faut soumettre à une analyse critique renouvelée, de façon à prolonger le travail sur le capital financier dans le second sens du terme. Les années 80 ont également vu l’arrivée au-devant de la scène des formes de centralisation de capital-argent d’institutions financières, parfois d’origine assez ancienne mais qui étaient restées jusque là dans une situation subalterne aux grandes banques et aux grands groupes. Il s’agit des grands fonds de retraite anglo-saxons et japonais, des fonds communs de placement et de gestion de portefeuilles de titres (les Mutual Funds), ainsi que des compagnies d’assurances les plus orientées vers les systèmes d’assurance-vie et de retraites complémentaires. La [77] formation et la croissance de ces institutions a conduit à des changements importants, qui sont loin d’être achevés, dans les formes des rapports et dans les modalités d’entrelacement entre la finance et la grande industrie. Ces institutions financières non bancaires commandent des masses financières aussi grandes que celles de la plupart des grandes banques sont petites, sinon carrément naines, en comparaison. Ce sont ces opérateurs financiers d’un type qualitativement nouveau, qui ont été, de très loin, les principaux bénéficiaires de la « globalisation financière ». Ils ne se désintéressent pas de l’industrie pour autant. Une partie significative de leurs avoirs financiers gigantesques est détenue sous forme de paquets d’actions. Ceux-ci sont plus ou moins importants, mais sont toujours suffisants pour dicter la politique économique et les stratégies d’investissement des groupes industriels en question.

C’est le problème nouveau dit de la « corporate governance », dont il est de plus en plus souvent question dans la presse économique. Il est généralement évoqué uniquement sous l’angle de l’instabilité nouvelle à laquelle des couches capitalistes ou technocratiques précédemment bien confortablement installées se trouvent soumises. Mais ce sont des questions beaucoup plus fondamentales pour une appréciation du cours du capitalisme qui sont en jeu. Les plus importantes tiennent à l’orientation des décisions d’investissement et au niveau du taux d’exploitation des salariés et à ses formes. L’objectif des fonds est de valoriser leurs actifs industriels selon les mêmes critères que l’ensemble de leurs actifs financiers. Les gestionnaires des fonds recherchent la plus grande rentabilité, mais aussi le maximum de mobilité et de flexibilité, et ne se reconnaissent aucune autre obligation que de faire fructifier leurs fonds, les conséquences de leurs opérations sur l’accumulation et le niveau de l’emploi n’étant « pas leur problème ». La forme allemande de l’interconnexion entre les banques et l’industrie, dont Hilferding avait fait l’archétype du capital financier, fait même figure aujourd’hui de meilleure forme possible d’organisation du rapport entre le capital-argent concentré et l’industrie [5].

Les opérations du capital-argent
dans la globalisation financière


La mondialisation du capital est plus avancée dans la sphère financière que dans tout autre domaine. La dimension des transactions financières ainsi que la nature des actifs sur lesquels elles portent en large partie, à savoir en particulier l’achat et la vente des devises nationales réduites au rang d’actif financier comme un autre, de même que l’achat et la vente des bons [78] d’État placés par les gouvernements sur les marchés obligataires, ont contribué à une curieuse promotion, dans l’économie politique du monde contemporain, de la sphère financière au rang de « force autonome ». Parmi les manifestations les plus frappantes de cette évolution on trouve à un niveau épiphénoménal la personnification (qu’elle soit de type admiratif ou diabolisant) dont « les marchés » financiers ont été l’objet. De façon beaucoup plus sérieuse dans ses conséquences, on constate la promotion des « marchés » au rôle d’instance de contrôle des politiques économiques nationales.

Cette promotion du capital-argent à un statut où il paraît se détacher de la production et de l’échange et où il serait appelé à dominer la vie économique et sociale mondiale peut être interprétée comme le degré ultime dans la fétichisation des rapports de propriété capitalistes. Plus prosaïquement cette façon de procéder a pour conséquence 1) de cacher, ou au moins de créer un flou par rapport à la physionomie des opérateurs les plus importants et leur degré de concentration et de puissance, 2) d’occulter le rôle joué par les États eux-mêmes dans la genèse de « la tyrannie des marchés », et surtout 3) de voiler les mécanismes au travers desquels la sphère financière, avant de pouvoir prétendre mettre en place des circuits clos de répartition interne de gains et de pertes purement financiers, se nourrit de transferts de richesse tout à fait concrets.

L’autonomie du secteur financier ne peut jamais être autre chose qu’une autonomie relative. Les capitaux qu’il brasse sont nés dans le secteur productif et ont d’abord pris la forme 1) de profits (profits non réinvestis dans la production et non consommés, part des profits cédée sous forme d’intérêts au capital de prêt) ; 2) de salaires ou de revenus paysans ou artisans ayant ensuite soit fait l’objet de ponctions par la voie fiscale, soit subi la forme d’usure moderne des « crédits à la consommation » ; enfin 3) depuis 40 ans de salaires différés laissés dans les fonds de retraite privés, mais dont la nature se modifie dès qu’ils pénètrent dans la sphère financière et deviennent des masses cherchant la rentabilité maximale.

Le triomphe d’une approche essentiellement « rentière », dont l’obsession est l’appropriation de richesses plutôt que leur création au moyen de l’élargissement de la production, a été puissamment facilité par l’endettement accéléré et souvent gigantesque des États. La sphère financière se nourrit de la richesse créée par l’investissement et la mobilisation d’une force de travail aux niveaux de qualification multiples. Elle ne crée rien elle-même. Elle représente le type même d’arène où se joue un jeu à somme nulle : ce que quelqu’un gagne à l’intérieur du terrain clos du système financier est perdu par un autre. Pour reprendre une expression de Salama et Valier, le « miracle des petits pains » n’est qu’un « mirage » (1991, p. 162). Les « profits financiers » résultant de transactions ou de spéculations réussies sur tel ou tel « produit » ou dans tel ou tel compartiment [79] du marché supposent que parallèlement les ponctions et les transferts continuent à s’effectuer à partir de la sphère de la production, si possible sans interruption.

L’existence de taux d’intérêt réels positifs en est l’une des conditions, l’autre étant la capacité des entités endettées. États ou collectivités régionales ou locales aussi bien qu’entreprises, « d’honorer leurs engagements ». Les mouvements de nervosité périodiques des grands opérateurs sur les marchés des changes ou des obligations traduisent leur inquiétude quant à la capacité des États d’assurer le service de la dette, très exactement l’obligation où ils se trouvent d’émettre continuellement de nouveaux bons du Trésor pour assurer le paiement de ceux émis auparavant. Plus généralement on observe une sensibilité extrême, quasi pathologique, du système financier hypertrophié aux modifications de la conjoncture si minimes qu’elles soient, car c’est elle qui conditionne le volume des transactions à partir desquelles les profits financiers se forment. Dès que la sphère financière cesse de se nourrir par des flux substantiels, dont l’origine se trouve exclusivement dans la sphère de la production, les tensions au sein du clos s’avivent et la proximité de crises financières se manifeste également.

Quel peut être le support
du parasitisme financier ?


C’est sur la production réelle que le parasitisme financier se greffe, d’elle que le capital-argent rentier se nourrit. On est donc forcé de présenter quelques hypothèses sur la formation de la valeur et l’appropriation de la plus-value, sous la forme tant de plus-value relative que de plus-value absolue.

La capacité du capital à s’approprier « la puissance collective du travail naissant de la coopération » est l’un des thèmes majeurs du livre I du Capital. Marx n’avait pas lu Ohno, mais il avait lu Ure et a donc pu démontrer déjà que « l’application technologique de la science à la production » était étroitement dépendante de l’aptitude à organiser la production selon des formes qui maximisent l’effet des avancées proprement techniques. C’est de cette capacité que dépendent pour une large part l’accroissement de l’intensité du travail au niveau de chaque entreprise dans le cadre d’une durée légale donnée, la surveillance accrue, l’augmentation des cadences, subordonnée à l’aptitude de l’entreprise à organiser cette « puissance collective ». C’est d’elle que dépend aussi l’obtention de la plus-value relative définie comme diminution du travail nécessaire à la reproduction de la force de travail ou encore dévalorisation du travail.

Rappelons l’exemple que donne Marx : l’industriel de la confection engagé dans la fabrication de chemises, a comme tout capitaliste « un but déterminant, la plus grande extraction possible de la plus-value ». Il [80] s’acharne donc à intensifier le travail et à en accroître le rendement par l’usage de nouveaux équipements. Mais en accroissant la productivité du travail dans son usine et en contribuant aussi par la concurrence à faire adopter les nouveaux procédés de fabrication par les autres capitalistes de la branche, à faire baisser le prix des chemises, il contribue à abréger la valeur de la reproduction de la force de travail et à accroître la plus-value relative - pour lui-même de façon infinitésimale, mais pour la classe capitaliste dans son ensemble déjà de façon plus significative. « Il n ’a pas nécessairement l’intention de faire diminuer la valeur de la force de travail (...) mais au bout du compte, ce n’est qu’en contribuant à ce résultat qu’il contribue à l’élévation du taux général de la plus-value. Les tendances générales et nécessaires du capital sont à distinguer des formes sous lesquelles elles apparaissent » (I, XII).

La plus-value relative se présente donc comme un « cadeau du ciel », dont chaque capitaliste individuel bénéficie en même temps qu’il y contribue lui-même, par toutes les mesures qu’il prend dans son entreprise pour accroître la productivité du travail. Elle repose sur le processus de socialisation de la production que le capitalisme effectue dans les limites de la propriété privée des moyens de production. Elle se manifeste entre autres par la formation d’interrelations denses au sein du système industriel, par la division du travail entre les entreprises et par leur coopération. Il s’agit à bien des égards d’une propriété générale du système capitaliste, dont l’effet ne peut être que d’accroître la masse de plus-value au point que se constituent aussi bien une pléthore de capital industriel par rapport à des niveaux donnés de profit, qu’une pléthore de salariés.

Même à l’apogée de la régulation fordiste, lorsque les conventions collectives prétendaient associer les salariés au « partage des gains de la productivité », on assistait très certainement déjà à la situation présentée par Marx au XIXe siècle comme simple hypothèse, à savoir « à une baisse continuelle dans le prix de la force de travail, une hausse continuelle de la plus-value, à l’élargissement de l’abîme entre les conditions de vie du travailleur et du capitaliste », y compris si la possibilité était donnée aux salariés d’acquérir « une masse supérieure de subsistance » (I, XVII). Tout permet de penser que les vingt dernières années ont vu un phénomène s’accentuer peut-être de façon qualitative. Ce qu’on a nommé le « toyotisme » ou « l’ohnisme » (voir les travaux de B. Coriat) est venu reléguer les formes précédentes de captation des résultats de la coopération et d’intensification du travail au musée des vieilleries.

L’importance de la plus-value appropriée sous forme de plus-value relative ne signifie en aucune manière que les capitalistes soient indifférents à la plus-value absolue. Dans les pays dominés ils fondent leurs opérations sur elle, qu’ils soient étrangers ou autochtones. Dans les pays capitalistes avancés elle a pris une importance croissante au cours des quinze dernières [81] années. Acculés par la crise, la stagnation de la demande en termes absolus et son recul en termes relatifs (par rapport aux capacités de production existantes, qui continuent à être « modernisées » et restructurées) et donc en prise avec une accentuation brutale de la concurrence interimpérialiste, les capitalistes appartenant à chaque groupe industriel et à chaque pays cherchent aujourd’hui en plus à abaisser le prix de la force de travail par des moyens qui ne relèvent plus des effets mécaniques de la hausse de la productivité du travail, mais de la volonté délibérée de diminuer le prix de la force de travail en dessous de sa valeur par des attaques contre le salaire, tant sous la forme du salaire payé que différé. Pour s’exprimer un instant dans les termes de la théorie de la régulation, on peut dire que le rapport salarial né du « compromis fordiste » (Boyer, 1986) a été bouleversé de fond en comble. Bien qu’il demeure de grandes différences entre les principaux pays capitalistes sur ce plan, le modèle américain et anglais axé sur la déréglementation des relations de travail, la précarité de l’emploi et la « flexibilité » des contrats salariaux a régulièrement gagné du terrain. Dans un contexte marqué par la libéralisation des échanges et la mobilité toujours plus grande des entreprises et de l’investissement industriel, l’introduction de l’automatisation contemporaine fondée sur les microprocesseurs a surtout offert au management des firmes l’occasion de détruire les formes antérieures de relations contractuelles, aussi bien que les moyens inventés par les ouvriers, sur la base des techniques de production stabilisées, pour résister à l’exploitation sur le lieu de travail.

Les enchaînements cumulatifs
dépressifs de la mondialisation


Dans mon livre j’avance l’hypothèse que l’économie mondiale est sans doute entrée dans une phase, possiblement longue, de conjoncture mondiale basse, instable et fortement conflictuelle, marquée par un chômage structurel élevé, une déflation rampante et une concurrence internationale intense. Paul Sweezy (1994) parle de retour à la stagnation de longue période qui n’a été interrompue qu’en raison de la Seconde Guerre mondiale, puis de l’économie d’armements mise en place à la faveur de la « guerre froide ».

Au cœur des enchaînements cumulatifs, on trouve la conjonction entre les conséquences propres aux changements technologiques récents et celles propres à la mondialisation du capital. La destruction d’emplois d’un montant très supérieur aux créations n’est pas le seul fait d’une sorte de fatalité attribuable à « la technologie ». Elle résulte au moins autant de la mobilité d’action à peu près totale que le capital industriel a récupérée pour investir et désinvestir à sa guise chez lui comme à l’étranger, ainsi que de la libéralisation des échanges. L’effet de ces facteurs, à son tour, est accentué de façon croissante par le changement de propriété du capital industriel. [82] Même dans des groupes où la rentabilité du capital a été rétablie, on constate de la part des nouveaux propriétaires du capital (fonds d’investissements, fonds de pension, compagnies d’assurance) une très forte pression pour réduire encore les coûts en « dégraissant les effectifs » et en automatisant à la vitesse maximum. C’est là que se situe le point de départ d’un enchaînement à caractère cumulatif et rétroactif, dont les effets sont ensuite aggravés encore plus par les facteurs relevant des opérations du capital- argent.

Aujourd’hui, les effets de destruction/restructuration de l’emploi, qui ont accompagné chacune des grandes vagues de changement technologique depuis la Révolution industrielle de la première moitié du XIXe siècle, se trouvent ainsi démultipliés. La mobilité du capital de même que le mouvement de libéralisation et de déréglementation ont emporté le cadre sociopolitique de l’État-nation au sein duquel les célèbres « effets de compensation » (attendus en cas de changement technique par tous les économistes depuis Ricardo) pouvaient se faire autrefois. Précédemment, même dans le cadre capitaliste, le combat contre le chômage pouvait bénéficier de mesures de protection douanières et comporter des mesures législatives, dont l’effet était relativement contraignant pour des firmes puisque leur mobilité internationale était limitée. Aujourd’hui il n’en va plus du tout de même. La mobilité du capital permet, au contraire, aux entreprises de contraindre les pays à aligner leurs législations du travail et de la protection sociale sur celles de l’État dont les lois leur sont les plus favorables (c’est-à-dire là où la protection est la plus faible).

L’investissement direct à l’étranger n’est en aucune façon synonyme de formation de capital. Grâce aux techniques « d’ingénierie financière » rendues possibles par la libéralisation et la déréglementation financières, les grands groupes ont la possibilité de gagner des parts de marché mondial sur la base d’acquisitions/fusions transfrontières sans avoir à faire d’investissements nouveaux créateurs d’emploi. De même, ils peuvent accroître leur capacité de réaliser des économies d’échelle et d’envergure, grâce à l’intégration sélective de sites de production, et de relations de sous-traitance situés dans plusieurs pays. La libéralisation des échanges donne une prime importante aux firmes qui jouent la carte de l’homogénéisation de l’offre et de la « variété standardisée », tandis que leur capacité d’acquisition-fusion permet aux groupes de canaliser les effets des économies de variété. Les petites firmes qui offrent des produits différenciés, mais qui ne sont pas capables de les défendre, dans le cadre d’un marché mondialisé, par les méthodes de la « différenciation des produits » à grand renfort de dépenses de publicité, souffrent d’une grande vulnérabilité, de sorte que les effets créateurs d’emploi du paradigme des « économies de variété » sont chroniquement inférieurs à leur potentiel. Pour beaucoup de petites firmes, la seule voie de survie (si elle s’offre à elles) est « l’adhésion » à une [83] « firme en réseau » du type Benetton, c’est-à-dire leur transformation en statut de sous-traitant.

Le résultat net se mesure par des destructions de postes de travail très supérieures aux créations. Il s’ensuit une série d’effets sur les principales variables macro-économiques : l’investissement, la consommation des ménages, les recettes fiscales et les dépenses publiques. L’ampleur de ces effets est accrue par les interactions de type cumulatif qui s’établissent et qui subissent l’effet aggravant des comportements propres à la sphère monétaire et financière.

L’influence de la mondialisation du capital sur la consommation des ménages s’effectue par deux canaux principaux. Le premier canal est celui de la baisse des revenus du travail salarié. Le montant nettement supérieur des destructions d’emploi par rapport aux créations, conjugué avec les fortes pressions à la baisse qui pèsent sur les emplois sauvés ou créés (l’élargissement significatif de l’éventail des salaires dans un nombre croissant de pays ne venant pas compenser la tendance d’ensemble), exerce une influence déprimante marquée sur la conjoncture. Cette influence est accentuée par un accroissement de la tendance à épargner de la part des revenus moyens (et même faibles) du fait des incertitudes face à l’avenir. Les pays où le chômage est élevé, et la « culture » du travail « informel » encore peu développée, sont touchés en premier par la baisse de la consommation des ménages. L’influence déprimante se propage internationalement ensuite, de sorte qu’elle affecte la conjoncture mondiale comme telle. Le second canal est celui de la redistribution du revenu national en faveur des revenus rentiers qui s’est développée, selon les pays, à partir du début ou du milieu des années 1980. Cette redistribution résulte de la montée en puissance des marchés et des placements financiers. Elle conduit à une polarisation de l’offre sur les revenus élevés, qui en façonne progressivement les contours et oriente une partie des dépenses de R-D industrielles vers des objectifs socialement stériles, et elle stabilise, comme Keynes l’avait déjà montré dans les années 30, l’investissement et l’emploi à des niveaux très bas. Les effets étudiés par Keynes, en termes d’affaiblissement de la propension marginale à consommer à mesure que les revenus s’élèvent, s’appliquent aujourd’hui comme hier [6].

Le volet suivant a trait aux dépenses publiques, que la mondialisation vient affaiblir par plusieurs mécanismes. Le plus important est celui, pour ainsi dire automatique qui résulte de la diminution de l’assiette de l’impôt [84] (direct et indirect) du fait du chômage d’abord et de la stagnation de la consommation ensuite. Il s’y ajoute la tendance, plus marquée dans certains pays que dans d’autres, mais qui a une portée générale, à l’allégement de l’impôt sur le capital et sur les revenus résultants des placements financiers. Enfin, lorsque les gouvernements compensent la baisse des recettes fiscales par une augmentation de la dette publique, l’action des taux d’intérêt positifs dans le sens de l’alourdissement du poids budgétaire du service de la dette s’exerce également dans le sens de ce qu’on nomme la « crise fiscale des États » (O’Connor, 1973). Le résultat est une situation dans laquelle les capacités d’intervention des États pour soutenir la demande diminuent, alors que leur rôle s’affaiblit du fait de la libéralisation des échanges et de la mobilité du capital, ainsi qu’en raison des attaques qu’ils subissent aux mains des chantres du libéralisme. Au-delà d’un certain seuil (atteint depuis longtemps dans la grande majorité des pays de l’OCDE), la crise fiscale de l’État conjuguée avec l’effet des politiques néolibérales conduit à la réduction de l’emploi dans le secteur publique et à l’accélération des privatisations et déréglementations. Garantir l’existence de taux réels positifs, en menant des politiques placées sous le signe de la lutte contre l’inflation (dont l’existence est décrétée dès que l’indice des prix a gagné un demi point deux mois de suite), semble être devenu l’objectif avéré de nombreux gouvernements importants, de sorte que la conjoncture mondiale a acquis une tonalité congénitalement déflationniste.

Revenons un instant à l’investissement. La mondialisation du capital a contribué de façon manifeste au rétablissement de la rentabilité des investissements, en exerçant une forte pression à la baisse tant sur les salaires que sur les prix de beaucoup de matières premières. Elle influe sur le comportement de l’investissement, ou en accentue les traits, de la façon suivante : forte propension aux acquisitions-fusions ; priorité aux investissements de restructuration et de rationalisation ; et surtout très forte sélectivité dans la localisation et le choix des sites. À tout cela s’ajoute, n’oublions pas, l’effet d’attraction puissant sur les capitaux potentiellement disponibles pour l’investissement des opérations et placements financiers, qui offrent des rendements supérieurs et, sauf accident, plus faciles que l’investissement dans la production. Le résultat net est un investissement de dynamisme moyen ou faible, hautement sélectif sur le plan spatial, dont il paraît peu réaliste d’attendre qu’il joue un rôle de locomotive d’une reprise cyclique mondiale soutenue.

Les mécanismes décrits ont un caractère cumulatif. Seul l’investissement privé possède, au moins en principe, la capacité de contrecarrer les enchaînements à caractère dépressif, tant en raison des moyens financiers qu’il est seul à posséder, qu’au plan de la légitimité sociale qu’il monopolise. Mais l’investissement, plus exactement le capital, a le nez collé au « marché », c’est-à-dire dans la majorité des cas à la rentabilité à court [85] terme. Pour leur part, les institutions qui ont corrigé pendant plus de quarante ans l’appréciation et l’orientation des « marchés », c’est-à-dire celles relevant des États, ont été mises dans l’incapacité d’agir. Non seulement elles ont perdu un large partie de leur pouvoir de contrecarrer la dépression, mais tout les pousse à s’engager dans des politiques qui tendront à l’aggraver encore.

Combien de temps le processus cumulatif à effet stagnationiste peut-il durer ? Doit-il déboucher un jour ou l’autre sur une vraie crise mondiale, dont l’épicentre serait le système financier mais sans doute pas les marchés boursiers ? Connaîtrons-nous quelque chose d’analogue à 1929, mais avec une puissance correspondant à l’hypertrophie financière de la fin des années 90 ? Les limites du mode reproduction, et peut-être du système capitaliste comme tel, sont-elles simplement politiques, c’est-à-dire dans la capacité de la bourgeoisie financière à « gérer » la société duale et à réprimer les expressions de révolte, et dans le temps qu’il faudra à la classe ouvrière pour « digérer » l’expérience historique des cinquante dernières années et se reposer la question du dépassement nécessaire du capitalisme ? Autant de questions ouvertes auxquelles seule l’histoire pourra nous fournir la réponse.

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[143]

AUTEUR

François Chesnais, professeur d’économie internationale à l’Université de Paris-XIII. À notamment publié La mondialisation du capital, Syros, 1994. Membre du comité de rédaction de la revue Carré Rouge.



[1] Voir Chesnais (1994), chapitre 1.

[2] Voir par exemple les articles réunis dans « Les nouveaux maîtres du monde », Manière de voir, n° 28, novembre 1995.

[3] À de nombreuses reprises à partir des années 40, Joseph Schumpeter a souligné que Marx est le seul grand économiste à avoir accordé à cette tendance la place qu’elle mérite.

[4] Voir Chesnais (1994), où je discute notamment le sens des résultats des travaux de F. Sachewald.

[5] Dans M. Aglietta (1995) par exemple, on trouve une défense argumentée mais passionnée de la supériorité des relations banque-industrie sur toutes les autres formes d’interconnexion entre la finance et les firmes ; voir pages 40-46 en particulier.

[6] M. Husson a récemment défendu l’hypothèse d’un « schéma de reproduction dont la cohérence lui permet de s’installer dans une relative durée » (1995, p. 24), dans lequel la consommation des rentiers viendrait compenser celle en baisse des salariés. L’économie capitaliste mondiale a déjà vécu dans les années 30 le schéma de reproduction dont il fait le modèle ; il n’est pas certain qu’en termes relatifs par rapport à la puissance de l’appareil de production, la consommation rentière puisse aujourd’hui mieux remplir la fonction qu’il lui assigne que ce ne fut le cas alors.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 8 avril 2020 8:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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