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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luciano CANFORA, “Lire à Athènes et à Rome.” Un article publié dans la revue, ANNALES. ÉCONOMIES, SOCIÉTÉS, CIVILISATIONS, Vol. 44, no 4, 1989, pp. 925-937. [L’auteur nous a accordé le 6 juillet 2015 son autorisation de diffuser en accès libre cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Luciano CANFORA

Lire à Athènes et à Rome.”

Un article publié dans la revue, ANNALES. ÉCONOMIES, SOCIÉTÉS, CIVILISATIONS, Vol. 44, no 4, 1989, pp. 925-937.

PERSEE.

Abstract
Reading in Athens and Rome.

In ancient Greece, widespread alphabetization is a utopian programme. As a matter of fact, it was very hard to decipher a written text because of its conditions of writing (without word séparation or signs of reading). So only a minority of people within urban population was alphabetized. If writing is a constitutive element of Athenian democracy, being able to read does not mean diffusion of reading as reading of books. Thucydides remarks that his work is not especially destined to the audience and at the same time he hopes that it will be a "treasure" for ever. There is an audience listening to Thucydides, but it is limited. So, at Thucydides' age, the conditions of alphabetization are changing, but we can't imagine Athenian population as if perfectly able to read and write. They were not illeterate, as they knew letters, but above ail for business, for administration and political necessities (ostracism). In the Hellenistic Age there were 400.000 books in the Library of Alexandria, but they were read only by scholars who wrote for other scholars. In Rome, reading is almost inexistent out of the hellenized, political milieu. A real revolution of the material conditions of books (manuscripts) exploded only with the diffusion of the New Testament.


[925]



Dans le monde grec l'alphabétisation généralisée est un programme d'utopistes *. Dans les îles du Soleil, mystérieuses et très agréables, que Iamboulos, d'après Diodore, aurait visitées à une époque non précisée, la connaissance des signes alphabétiques, de même que la connaissance de l'astrologie, étaient l'objet de la plus grande attention. On avait adopté une écriture artificielle basée sur sept lettres, dont chacune avait quatre emplois différents ; Diodore ajoute un détail curieux : on avait l'habitude d'écrire en procédant verticalement, de haut en bas. L'ordre est manifestement bouleversé dans les îles du Soleil : le travail n'existe pas, la nourriture est abondante et spontanée, la mort est douce autant que la vie, l'écriture procède verticalement. L'alphabétisation universellement répandue est donc un aspect de ce bouleversement utopique.

Platon aussi avait esquissé dans le livre VII des Lois une « utopie » dont faisait partie un programme d'alphabétisation illustré par l'interlocuteur athénien. Le programme comporte que l'on peine sur les lettres « juste assez pour savoir écrire et lire », la durée de l'instruction doit être de « trois ans environ », et Platon ajoute que « quant à obtenir, dans ce nombre fixe d'années, une vitesse ou une élégance parfaites (...) c'est un souci à laisser de côté » (VII, 810 A-B).

L'idéal platonicien, tel qu'il apparaît dans le dialogue de l'extrême vieillesse, est un idéal de « caserne » : « ni brebis, ni autre bétail ne sauraient vivre sans berger ; pas davantage les enfants sans pédagogue ou les esclaves sans maître » (808 D). Et cependant à l'intérieur de cette « caserne » qui ressemble beaucoup à l'éducation d'État imaginée par Xénophon dans un autre texte utopique, à savoir la Cyropédie, l'enseignement de l'alphabet n'aboutit qu'à des résultats assez modestes. C'est le modèle « Spartiate » qui fonctionne chez Platon tout autant que chez Xénophon. En effet, c'est Lycurgue, le législateur presque mythique, qui avait recommandé aux Spartiates la connaissance des signes alphabétiques, mais dans des limites bien précises : [en grec] « uniquement pour l'utilité pratique » (Plut., Lyc, 16, 10).

[926]

Dans l'Occident grec la situation n'est pas trop différente. On connaît, grâce à la crédulité de Diodore de Sicile, la prétendue loi de Charondas sur l'instruction publique. Aux termes de cette loi, tous les fils de citoyens devaient apprendre à lire, et la ville paierait les maîtres (XII, 12, 4). En effet — dit Diodore — « le législateur mettait les lettres au-dessus de toutes les autres disciplines ; c'est par elles que sont réalisées la plupart des œuvres les plus profitables à la vie »... « Ses prédécesseurs qui avaient nationalisé la médecine furent surpassés ; ils s'étaient occupés des soins à donner aux corps ; lui, soigna l'esprit paralysé par l'inculture ».

On s'interroge sur l'origine du lyrisme chaleureux de cette page de Diodore, en particulier sur les sources de cet « éloge des lettres » [en grec], comme Diodore lui-même le définit : un lyrisme qui se laisse rapprocher de l'autre page « utopiste », à savoir de la description déjà citée des îles du Soleil visitées par Iamboulos.

N'oublions pas, d'autre part, que le Charondas de Diodore, bien plus uto-pique que le Charondas de la Politique d'Aristote, semble viser plus haut que l'Athénien des Lois de Platon : dans son projet, les [en grec] devraient être l'instrument qui permettrait à tous l'accès « à la philosophie et à toute la culture » ; les pauvres surtout devraient être soignés afin d'éviter que « s'ils n'ont pas de quoi payer, ils soient privés des plus belles occupations ».

Mais si la diffusion des [en grec] est considérée, par l'Athénien des Lois platoniciennes tout autant que par le Charondas de Diodore, comme un objectif du plus haut niveau et pourtant difficile à atteindre, plus difficile peut-être que l'étatisation de la sécurité sociale, cela dépend, entre autres, du fait qu'il s'agit là d'une technique assez difficile à posséder. Considérons, par exemple, l'un des « livres » les plus anciens qui ont été conservés, à savoir le papyrus découvert à Abusir en Égypte au début du XXe siècle contenant les Perses du poète lyrique Timothée, ami et, à un certain degré, « élève » d'Euripide : le livre — qui est un exemplaire très soigné, un véritable livre, non pas une copie privée sur papier de rebut — se présente sans séparation des mots, sans colométrie, sans signes de lecture ou d'exécution. Dans ces conditions, la difficulté de lecture est évidente. Dépourvue de signes de lecture, une page d'un dialogue de Platon ou d'une pièce de théâtre devait être très malaisée à déchiffrer : « en général on peut dire que les œuvres de l'Antiquité étaient peu adaptées à la lecture et c'est pour cela qu'on eut des lecteurs de métier, au moins à partir du moment où le goût de la lecture commença à se développer » (Alphonse Dain, Les manuscrits, Paris, 1964, p. 107). À quel moment ? Il est difficile de le préciser, d'autant plus que la lecture privée, solitaire, à la façon de Dionysos au début des Grenouilles d'Aristophane (« sur le vaisseau je lisais pour moi [en grec] l’Andromède »), et la lecture plus ou moins collective, dont Pline le Jeune décrit la décadence (I, 13), ont coexisté pendant des siècles, en Grèce et à Rome.

Mais précisons davantage ce que veut dire « lire ». Même le lecteur solitaire tel que le Dionysos des Grenouilles n'est pas silencieux : il lit probablement à mi-voix, ce qui réduit les distances entre la lecture individuelle et la lecture collective. On ne lit jamais uniquement des yeux : même dans les bibliothèques, où le bruit devait être insupportable ; même lorsque l'on était complètement seul, comme on le voit dans la comédie quand celui qui reçoit une lettre en donne lecture [927] non seulement parce qu'il est nécessaire d'informer le public, mais aussi parce que c'était la coutume.

Or la lecture à mi-voix est à un certain degré une conséquence de la difficulté à déchiffrer le texte. En effet, le mot grec [en grec] qui indique l'acte de lire, indique en même temps l'acte de reconnaître ; et lire semble être une signification « dérivée » et plus récente. Chez Hérodote, le mot figure 21 fois et signifie toujours « reconnaître » ou bien « persuader », chez Thucydide 4 fois, chez Isocrate 33 fois : toujours avec la valeur de lire. D'autre part le mot [en grec], qui veut dire parler, signifie aussi lire, et précisément « lire devant un public » : les orateurs attiques disent habituellement au greffier [en grec] et Platon aussi dans le Théétète : [en grec] (143 C). Et Démosthène dans la Troisième Philippique (§41) annonce qu'il est en train de lire une inscription par une tournure [où [en grec] (« je ne vais pas prononcer des mots de moi, je vais lire plutôt les lettres des ancêtres »)] où du mot [en grec] dépendent en même temps soit [en grec] (les mots qu'on prononce), soit [en grec] (les lettres qu'on lit).

Lire est donc un effort qui exige des compétences peu répandues. Lire couramment des textes plus ou moins longs est en effet bien autre chose que « reconnaître » les signes alphabétiques. Si nous revenons un instant encore sur le passage déjà cité des Lois de Platon, nous constatons que l'enseignement envisagé vise simplement à obtenir que l'on devienne « capable de reconnaître les signes alphabétiques » [en grec] en renonçant d'emblée à toute « vitesse » de lecture [en grec] exception faite pour les enfants qui sont particulièrement doués.

Mais il ne faut pas parler d'une façon abstraite et générale de la capacité de lecture et d'écriture « à l'époque classique ». Il faudrait plutôt distinguer par exemple entre cité et campagne, entre libres et esclaves. En effet, dans le monde hellénistique et dans le monde romain les paysans représentent la grande majorité de la population : dans les villages il n'y a presque pas d'écoles, les paysans sont pratiquement analphabètes. Ils l'étaient encore en Italie, ou en Russie au XIXe siècle, et jusqu'à la moitié du XXe siècle en Tunisie ou en Égypte. Donc, lorsque l'on étudie le problème de l’alphabétisme à l'époque classique, il faut savoir que l'on parle essentiellement de la population urbaine et, je le dis sans hésitation, d'une minorité parmi elle.

De même que les paysans, les esclaves étaient en principe exclus, sauf exception, de la faible scolarisation mise en place dans le monde gréco-romain. Toutefois la société esclavagiste prévoit aussi, surtout à l'époque romaine, la production d'un certain nombre d'esclaves « lettrés ». Dans la lettre XXVII à Lucilius, Sénèque se souvient d'un cas limite : celui de Calvisius Sabinus qui — ayant une passion dévorante pour la poésie grecque — « acheta bien cher des esclaves, l'un pour apprendre par cœur Homère, l'autre Hésiode, l'autre encore pour chacun des neuf poètes lyriques » ; « il ne les avait pas trouvés tout faits — précise Sénèque — il avait dû les commander ». La présence des esclaves dans ce domaine s'explique bien si l'on considère qu'il s'agit en effet d'une forme de « spécialisation ». À l'époque de l'empereur Adrien, le grammairien Hermippe de Berytos, qui avait été lui aussi un esclave, composa un répertoire dont le titre fait manifestement allusion aux [en grec] ; de Callimaque, [928] à savoir [en grec], Sur les esclaves qui se sont distingués dans la culture. Chacun va songer à Tiron et à ses rapports avec son maître, l'orateur Cicéron.

Le phénomène de la paideia des esclaves ne doit pas être surchargé d'implications : d'un côté il s'agit, bien entendu, d'une minorité privilégiée à l'intérieur de la couche servile moins durement traitée, à savoir la couche des esclaves vivant à la maison ; d'un autre côté le fait que des esclaves sélectionnés apprennent à écrire ne représente aucunement un indice à propos de l'alphabétisation des masses libres. Au contraire on se fie à l'esclave qui peut être mieux contrôlé, on lui confère des capacités, des techniques, que l'on hésite (sauf dans l'utopie) à accorder aux masses prolétaires libres. Je souligne à ce propos l'insistance des lois de Charondas sur le thème de l'éducation des pauvres, « qui n'ont pas — comme le dit Diodore — de quoi payer », et qui sont évidemment les exclus habituels dans les systèmes sociaux « réels ».

En effet, l'une des causes de la stabilité sociale durable dont a joui par exemple l'État romain, c'est précisément l'absence d'alphabétisation des masses libres. Absence qui manifestement n'est pas sans rapport avec la rareté de la documentation publique concernant en particulier les décisions du Sénat. Je ne veux pas nier évidemment que la Rome classique n'ait connu cette « omniprésence de l'écrit » (A. Petrucci) qui la rend tout à fait différente de la Rome du Moyen Age. Je veux dire plutôt que la diffusion publique des décrets « du peuple et du sénat », typique de la communauté athénienne ne se produit pas — et pour cause — dans la Rome républicaine (Cicéron, Pro Sulla, 41-42).

*   *   *

Rome, Athènes, alphabétisation, publicité des décisions politiques, démocratie. Nous voilà entrés dans le vif de notre sujet. Je précise tout d'abord que la polarité que je viens d'esquisser risque de produire des malentendus. Le cas d'Athènes exige en effet d'être nuancé. Je dis donc d'une part que l'écriture est sans aucun doute un élément constitutif de la démocratie athénienne ; mais d'autre part j'ajoute immédiatement que la capacité de lecture n'implique pas nécessairement la diffusion de la lecture en tant que lecture de livres.

Mais savons-nous à quel moment les livres ont commencé à circuler à Athènes ? Les sources indiquent un [en grec], un « inventeur » comme le disaient les Grecs. Dans la Vie d'Anaxagore, Diogène Laërce dit (II, 3, 11) que ce philosophe « fut le premier à avoir publié un de ses ouvrages » [en grec]. On aimerait bien savoir en quoi pouvait consister cette « édition » ; en tout cas il est sûr que la primauté dont parle Diogène Laërce est tout à fait hypothétique. En revanche, au moment où Thucydide écrivait sa préface, la modification s'était produite : le livre destiné à la lecture avait déjà pris pied dans la vie sociale. Mais dans quelle mesure ? Thucydide lui-même esquisse une sorte d'aperçu historique du phénomène « écriture » quand il signale que les logographes, de même que les poètes, « ont cherché l'agrément de l'auditeur », tandis que lui souhaite à son histoire d'avoir un succès durable et d'être un « trésor pour toujours », plutôt qu'une « production d'apparat pour un auditoire du moment » (I, 21-22). À vrai dire, Thucydide n'exclut pas pour son œuvre une lecture d'apparat : il dit, en effet, [929] qu'à l'« audition » [en grec] son œuvre « paraîtra sans charme », et l'emploi du futur (paraîtra, [en grec]) montre qu'il s'agit là d'une hypothèse réelle. On peut en déduire que Thucydide écrit à un moment où les deux formes de communication coexistent. Je suggère en tout cas qu'il s'agissait d'un auditoire limité.

La perspective erronée qui a dominé les études classiques sous l'influence de la philologie allemande du XIXe siècle consistait à extrapoler un univers moderne et livresque à partir de l'attestation indiscutable qu'il y avait à Athènes des livres et des lecteurs. L'image qui s'affirmait était une image tout à fait moderniste, qui concernait tous les domaines : la politique, l'économie, la littérature, l'alphabétisation. Elle fut établie par des ouvrages célèbres tels que l'Histoire de l'Antiquité de Eduard Meyer ou Die griechische Litteratur des Altertums de Wilamowitz. C'est là que l'on trouve, entre autres, l'idée que les discours politiques de Démosthène seraient des pamphlets à la manière des discours d'Isocrate (l'hypothèse remontait déjà à Paul-Louis Courier, ce que Wilamowitz évite de signaler) mais, en plus, qu'ils étaient lus — comme il le dit — dans les « dix mille clubs d'Athènes » ! Or, l'existence de ces dix mille clubs, bien équipés de livres, de journaux, etc., est assez discutable. Je dis journaux non pas pour plaisanter mais parce que Wilamowitz lui-même dans Aristoteles und Athen (II, 215, 5) parlait sérieusement de la Quatrième Philippique de Démosthène comme d'un « Zeitungsartikel ».

Or, un tel modernisme apparaît tout à fait indéfendable. « Dès l'abord — écrivait en 1949 Alphonse Dain — je mets le lecteur en garde contre l'illusion commode qui porte à considérer les problèmes de l'Antiquité avec nos conceptions et notre vocabulaire moderne. On a vu des auteurs de talent parler, à propos d'ouvrages anciens, d'original, d'édition, de publication, de tirage, comme si ces mots, qui évoquent pour nous quelque chose de précis, pouvaient s'appliquer sans transposition au domaine de l'Antiquité » (Les manuscrits, p. 100).

Cette considération préalable, que je trouve tout à fait juste, nous évitera de rapporter mot à mot l'éternelle discussion qui porte toujours sur les mêmes passages. Je vais me limiter uniquement à trois exemples :

Le passage d'Aristophane dans les Grenouilles où le Coryphée (donc l'auteur lui-même) dit que « chacun a son livre pour goûter vos habiletés » (1114) ; Wilamowitz imaginait que le public avait entre ses mains les textes d'Eschyle et d'Euripide qui sont mis en cause au cours de la comédie ; dans un tout autre ordre d'idées Van Leeuwen a observé, au contraire, qu'il s'agit là d'une simple plaisanterie, voire d'une boutade.

Le passage de l'Apologie de Socrate où Socrate, inquiété par la confusion courante entre son enseignement et celui d'Anaxagore, dit que les livres de ce dernier pouvaient être achetés « avec un peu de chance » [en grec] pour moins d'une drachme « sur le carreau de l'agora » (26 DE). On a imaginé à plusieurs reprises qu'il y avait dans ces mots l'attestation d'une édition complète, économique et largement répandue de l’opera omnia d'Anaxagore. Ce n'est pas le cas. Gustave Glotz l'avait bien dit : « les exemplaires dont Socrate parle avec le sourire, sont des livres de rebut. Les bouquinistes du marché n'avaient pas le moins du monde la prétention de tirer de bons "rossignols" le prix du papier neuf (...). Platon nous donne un renseignement précieux sur la vente des livres [930] d'occasion » (« Le prix du papyrus dans l'Antiquité grecque », Annales ESC, t. 1, 1929, pp. 3-12). Et Paul Collart ajoute justement que les livres d'Anaxagore avaient probablement souffert à la suite de la condamnation du philosophe athée et que ses œuvres « mises pour ainsi dire à l'index » furent à un certain moment « revendues comme vieux bouquins » (« Livres neufs ou vieux bouquins ? », dans Mélanges offerts à M. Octave Navarre par ses élèves et ses amis, Toulouse, 1935).

Il y a encore les trois ou quatre passages où Aristophane parle des livres. Or, on a l'impression — comme l'a suggéré Denniston (Classical Quarterly, 1927) que pour le poète comique le mot même ([en grec] est en soi une drôlerie et en tout cas étrange, par exemple, « C'est Prodicos ou bien un livre qui a tué cet homme ! » (fr. 490), « Inspecteur, qui t'a envoyé ici ? » Réponse : « Un livre abominable » (Les Oiseaux, v. 1024-1025), etc.

Euripide, dont on savait qu'il possédait des livres, est ridiculisé dans les Grenouilles justement pour avoir fait maigrir la tragédie « en lui donnant une décoction de fadaises exprimée de livres » (v. 943).

Ajoutons que le papier coûte assez cher. À Athènes en 407 avant Jésus-Christ, les épistathes préposés aux travaux de l'Erechtheion achètent deux feuilles de papyrus et ils les payent une drachme deux oboles la pièce. A la même époque la journée de travail vaut une drachme, même pour un architecte. À la fin du IVe siècle Speusippe, l'élève de Platon, termine brusquement une lettre adressée à Philippe, roi de Macédoine, à cause de la pénurie de papier.

Bref, jusqu'au moment où Aristote ayant rassemblé dans son école une collection de livres constitua une véritable bibliothèque, qui fut le modèle dont s'inspirèrent les rois d'Egypte au début du siècle suivant, les livres sont encore à Athènes un objet « à circulation limitée » : en tout cas un objet dont le grand public n'a pas besoin. Ce qui ne veut pas dire évidemment que la masse des Athéniens était analphabète : il y avait sans aucun doute une connaissance rudimentaire des [en grec] pour des usages pratiques, « pour les affaires ainsi que pour l'administration du patrimoine et pour la politique » (PoL VIII. 1338 A 15-17).

Le plus connu des emplois politiques est l'ostracisme. On cite à ce propos l'anecdote racontée deux fois par Plutarque (Aristid., 7, 7-8 et Mor., 186 A) concernant Aristide. Le jour où il devait être ostracisé Aristide était à l'Assemblée ; un Athénien qui ne le connaissait pas le pria d'écrire sur son ostrakon le nom « Aristide » ; celui-ci étonné, sans révéler son identité, lui demanda de son côté si par hasard cet Aristide lui avait fait quelque mal, « rien du tout », répondit l'Athénien, « mais je trouve tout à fait insupportable de l'entendre continuellement appelé le Juste ». Il n'est pas tellement important de savoir si l'histoire est authentique ou non, c'est l'emploi qu'on en a fait qui est contradictoire. Hasebroek par exemple (« Hermès », 1928, 396) considère qu'il s'agit là d'un cas typique, donc d'un indice de faible alphabétisation à Athènes ; en revanche, Pasquali (SIFC, 1929, 244) et bien d'autres (je cite seulement Harvey, REG, 1966, 593) estiment qu'il s'agit d'un cas exceptionnel. Des deux côtés on oublie qu'écrire un nom, ou signer, ne signifie pas, en fait, être alphabétisé.

En tout cas, l'intérêt pour les [en grec] est aussi vif à Athènes à l'époque d'Aristophane qu'un siècle plus tard à l'époque de Ménandre. Ménandre en [931] particulier fait de la véritable propagande, lorsqu'il dit : « Celui qui ne connaît pas les signes alphabétiques ressemble à un aveugle » (τνῶμαί, 586) ; ou encore : « Celui qui connaît l'alphabet possède une intelligence extraordinaire » (xv., 568). Ce qui est d'autant plus remarquable si l'on considère que Ménandre appartient à une époque censée être déjà « livresque » (après Aristote).

En effet, l'une des attestations les plus précieuses à propos du commerce des livres à Athènes vient justement d'Aristote. Aristote disait — c'est Denis d'Alicarnasse qui nous l'apprend — que les libraires d'Athènes disposaient de nombreux discours judiciaires d'Isocrate (fr. 134 Rose). Le fait est piquant — Aristote dit justement « faisceaux de discours » —, car Isocrate avait essayé de faire oublier aux Athéniens son activité d'avocat. D'autre part, un commerce d'exemplaires de discours judiciaires s'explique bien, étant donné l'engagement quasi quotidien des Athéniens dans les tribunaux et du fait que ceux qui n'étaient pas en mesure de payer le logographe, avaient recours — s'ils avaient affaire à une cause du même genre — à un bon modèle déjà écrit, venant d'un logographe renommé.

À un certain moment, tous ces faisceaux de rouleaux (non seulement ceux d'Isocrate) sont passés d'Athènes à Alexandrie, dont la bibliothèque devait rassembler, d'après le projet de son fondateur, les livres du monde entier. Les émissaires des Ptolémées se sont mis en quête de toutes sortes de livres et pour cela ils ont fait appel à des procédés peu orthodoxes, voire à des bassesses : ainsi, ils ont « volé », dit Gallien, les exemplaires « officiels » athéniens des trois poètes tragiques du Ve siècle que l'orateur Lycurgue avait fait faire et conserver aux archives.

Les érudits, qui étaient eux-mêmes des écrivains, ont tout classé, analysé, rejeté ou approuvé ; à l'époque de Callimaque, la Bibliothèque d'Alexandrie possédait à peu près 400 000 rouleaux ; on n'avait jusqu'alors jamais vu une telle quantité de livres.

Et cependant la naissance des grandes bibliothèques, phénomène typique des grands royaumes hellénistiques, n'a pas créé autour d'elles un univers de lecteurs. Leurs trésors furent exploités surtout par les grands savants qui y travaillaient. La communication directe et immédiate propre à la démocratie athénienne — où le besoin de livres était pour ainsi dire inexistant — s'était à jamais effacée. La littérature alexandrine devint elle-même livresque car les auteurs étaient des érudits et leur activité se déroulait à la cour ou en rapport avec la cour, et ils n'avaient comme interlocuteurs que les érudits et les écrivains.

C'est plutôt le réseau des bibliothèques des gymnases (institution assez fréquente dans les villes hellénisées) qui permet une certaine diffusion des livres et de la lecture ; diffusion qui a suggéré à Polybe la boutade suivante : « Si vous voulez écrire de l'histoire sans péril et sans fatigue, vous n'avez qu'à vous installer dans une ville bien équipée de livres ou bien quelque part au voisinage d'une bibliothèque » (XII, 27, 4). Polybe, on le sait bien, se moquait des historiens qui procédaient ainsi, mais en tout cas son attestation est précieuse. La bibliothèque du gymnase de Tauromenium en Sicile, dont on a trouvé tout récemment le catalogue, gravé sur pierre et comportant uniquement des textes d'historiens grecs où écrivant en grec comme Fabius Pictor, est une bibliothèque [932] « spécialisée » : c'est une confirmation de ce que Polybe voulait dire. De la même époque à peu près date un autre catalogue épigraphique, découvert dans les années trente dans l'île de Rhodes par des archéologues italiens : il s'agit du catalogue de la bibliothèque du gymnase, bibliothèque qui est elle aussi manifestement « spécialisée » justement dans le domaine de la rhétorique (Théopompe, Isocrate et Théodette y figurent tous en tant qu'orateurs). Trois siècles plus tard, à Memphis, le papyrus n° 13 de Saint-Pétersbourg (à savoir le document 155 de la Chrestomathie de Mitteis et Wilcken) nous apprend l'existence d'une troisième bibliothèque spécialisée en philosophie.

D'une part l'existence des bibliothèques « spécialisées » soutenues par l'évergétisme des citoyens riches et des notables, d'autre part le phénomène grandissant de l’épitomé (résumés d'ouvrages célèbres de la littérature classique), la naissance enfin et le développement assez rapide d'une littérature éphémère, romanesque ou presque, conforme aux goûts d'un public peu cultivé : tout cela a conduit la lecture à atteindre son niveau maximum, bien entendu dans les milieux urbains et hellénisés, ce qui représente de fait une restriction assez nette.

*   *   *

Entrés en contact avec une telle réalité, les Romains furent frappés par l'importance de la présence du livre. Cicéron dit, dans le livre II des Tusculanes, que chez les Grecs « tout est encombré de livres » (II, 6, 6). Et il n'est pas sans signification que les érudits romains aient noté, dans leurs traités (Varron, chez Isidore) qu'Aemilius Paulus, le triomphateur de Pydna, avait apporté le premier de Grèce à Rome une quantité de livres : voilà encore le thème du [en grec] : « Romae primus librorum copiant advexit Aemilius Paulus, Perse Macedonum rege devicto ; deinde Lucullus e Pontica praeda » (mais il faudrait ajouter le nom de Syllas entre celui d'Aemilius et celui de Lucullus).

S'il est vrai qu'il faut attendre Jules César et surtout Auguste pour que l'on inaugure des bibliothèques publiques à Rome, il faut en même temps constater que ce furent justement les grands bâtisseurs d'empire (Syllas et Lucullus) qui furent les premiers Romains à créer chez eux de grandes bibliothèques privées. En ce qui concerne Syllas, il suffit de dire qu'à Athènes il s'était emparé entre autres de la bibliothèque d'Apellicon, le philosophe-bibliophile un peu voleur auquel avait échu la chance d'acheter la célèbre bibliothèque d'Aristote, si longtemps cachée. Strabon dit que Syllas disposait d'un bibliothécaire personnel (XIII, 1, 54) : c'est ce personnage qui se laissa corrompre par le célèbre grammairien Tyrannion et lui montra en cachette les rouleaux d'Aristote qui venaient d'être récupérés. On sait encore, grâce à une lettre de Cicéron (Att., IV, 10, 1) de l'année 55, qu'à ce moment-là la bibliothèque de Syllas existait dans la villa que Faustus, le fils du dictateur, possédait à Cumes, et que Cicéron la visitait pour son plaisir : « Ici, je me nourris (pascor) de la bibliothèque de Faustus. »

Quant à Lucullus, on est mieux renseigné grâce à Plutarque qui nous a donné dans la Vie de Lucullus l'une des rares descriptions dont on dispose d'une bibliothèque romaine privée. « Ce qui mérite approbation — dit-il à [933] propos de Lucullus — c'est la façon dont il organisa sa bibliothèque. Il rassembla en effet une grande quantité de livres d'excellente qualité [en grec], et l'usage qu'il en fit l'honora plus encore que leur acquisition, car cette bibliothèque était ouverte à tous ; les galeries [en grec] et les petites salles pour les pauses de travail [en grec] accueillaient librement les Grecs [en grec] qui s'y rendaient comme dans une retraite des Muses et y passaient ensemble des journées entières, quittant avec joie leurs autres occupations pour s'y réunir ». On voit aisément que la bibliothèque privée de Lucullus avait, en petit format, la même structure que la bibliothèque du Musée d'Alexandrie : les rayons dans la promenade, les salles pour la récréation, etc. « Souvent — dit encore Plutarque — Lucullus lui-même venait dans les galeries converser avec les lettrés [en grec] et il aidait au besoin ceux qui lui demandaient son appui pour une affaire politique. Bref sa maison était un foyer et un prytanée pour les Grecs qui arrivaient à Rome » (Plut., Lucull., 42).

Dans la même page Plutarque met en rapport Cicéron et Lucullus en illustrant le traité que Cicéron avait intitulé justement Lucullus, à savoir le livre II des Academica Priora. Nous avons là l'une des plus belles descriptions du milieu politico-littéraire auquel Cicéron et ses amis appartenaient et qui est si bien illustré dans la correspondance de Cicéron, et dans la Vie d'Atticus de Cornélius Nepos. Un milieu qui a laissé de lui-même un portrait idéalisé, prétendant atteindre le sublime dans son mode de vie privé et public — un style qu'on ne cesserait pas d'admirer si l'on ne savait pas qu'il s'agit des couches sociales qui, en près d'un demi-siècle, ont déchaîné deux fois la barbarie des guerres civiles. « Durant ces dîners de cérémonie — c'est Cornélius qui parle ainsi de son ami Atticus — on n'eut jamais d'autre divertissement qu'une lecture à haute voix, ce qui, à mon goût du moins, est un grand plaisir. Mais jamais aussi la lecture ne fit défaut pendant le repas du soir ; les plaisirs de l'esprit accompagnaient pour les convives ceux de l'estomac » (Vie d'Atticus, 14, 1).

Il est curieux de noter que justement à propos du livre intitulé Lucullus (Academica, livre II) Cicéron s'adresse à son éditeur Atticus afin de changer un mot dans les exemplaires déjà en circulation (à savoir de rétablir sustinere au lieu de inhibere, mot qu'Atticus lui-même lui avait suggéré) : « Prends donc soin de rétablir sur ton exemplaire le mot primitif. Dis à Varron de faire de même » (AU., XIII, 213-juillet 45). Dans la même lettre Cicéron proteste contre son ami éditeur qui « prend plaisir à publier ses ouvrages sans sa permission » ; « Balbus vient de m'écrire qu'il a pu, grâce à toi, faire copier le cinquième livre du Definibus. Or, sans y faire beaucoup de changements j'en avais cependant apporté quelques-uns. Tu agiras donc à propos en retenant les autres afin d'éviter à Balbus un ouvrage non corrigé ». Quelques mois auparavant Cicéron avait obtenu d'Atticus une correction tardive dans le texte tout récemment publié de l’Orator (§ 29) : « Je te suis obligé et je le serai encore davantage si tu veux bien faire substituer par tes copistes Aristophane à Eupolis non seulement sur tes exemplaires, mais aussi sur ceux des autres » (Att., XII, 6, 3, juin 46). Toutefois il n'est pas dit qu'en pareil cas le succès soit assuré. Deux siècles plus tard Fronton n'a pas eu la même chance : il a appris trop tard qu'un certain Asclépiodote, contre lequel il avait publié un discours, [934] était en effet un ami de l'empereur ; dès qu'il l'apprit, il essaya de faire disparaître le discours mais celui-ci était entre temps arrivé dans les mains d'un trop grand nombre de gens pour que l'on puisse effectivement le faire disparaître. Fronton s'en plaint lui-même auprès de l'empereur (Adverum, II, 9). Or, il est évident que, soit à l'époque de Cicéron, soit à celle de Fronton, le milieu des lecteurs est tellement limité que l'auteur peut essayer de corriger son texte après coup avec la chance d'y réussir.

Hors de ce milieu la lecture n'existe pratiquement pas. Cependant, il y a une différence très nette entre l'horizon de Lucullus et celui de Cicéron. Comme on vient de le voir, Lucullus ouvrait sa bibliothèque essentiellement aux savants grecs ou en tout cas aux érudits romains qui, comme Cicéron et Lucullus d'ailleurs, étaient parfaitement bilingues. Une situation presque identique s'était produite autour de Polybe et de Scipion (voir Cic, Rep., I, 34). Un tel milieu n'a aucun besoin de traduire les auteurs grecs : ses membres lisent directement les originaux et en discutent avec leurs amis grecs. Cela implique évidemment que les couches qui ne sont pas en mesure de lire le grec sont exclues de la lecture (sauf bien entendu pour le théâtre qui prétend, par définition, à un public plus large).

Cicéron, au contraire, pose le problème de s'adresser aux autres. Il a la perception très nette que dans d'autres couches de la société, certes à un niveau plus bas que celui des grands seigneurs hellénophiles, la lecture existe, et qu'elle risque aussi de devenir dangereuse si l'on néglige de la contrôler. Cicéron constate ainsi qu'à ne rencontrer aucune opposition, l'épicurisme prend pied à Rome et dans la péninsule parmi des lecteurs qui lisent uniquement le latin ; et cela pour la raison assez simple que quelqu'un — Amafinius, par exemple, et d'autres encore — a travaillé à traduire, sans aucun souci de finesse littéraire, les textes capitaux de la philosophie épicurienne.

Face à une telle situation, Cicéron est fermement persuadé qu'il faut donner l'alerte, et qu'une réaction possible (et nécessaire aussi) consiste à traduire en latin les ouvrages grecs capables de couper court à la progression de l'épicurisme. Mais il ressent à ce propos dans son milieu une certaine réticence : « Ceux qui parlent avec mépris des ouvrages rédigés en latin — écrit-il au début du De finibus — m'embarrassent beaucoup... Ce qui me surprend en eux, c'est ce dégoût qu'ils professent pour l'emploi de leur idiome national... alors qu'ils lisent assez volontiers des pièces de théâtre traduites mot à mot du grec ! » (I, 2-4).

Le silence, au contraire, est toujours coupable : « Et voilà qu'à la faveur de leur silence, Caius Amafinius se trouva avoir la parole ». « La publication de ses ouvrages — Cicéron l'avait déjà dit dix ans auparavant dans le livre IV des Tusculanes — fit une grande impression sur la foule » (le mot employé est multitudo, IV, 3, 6). Cicéron s'interroge sur les causes d'un tel succès : la chose se produisit selon ses hypothèses « soit parce que l'étude en était facile, soit parce qu'elle charmait par les appâts flatteurs du plaisir, soit même que, rien de meilleur n'ayant paru, on se contentât de ce qu'on avait ». Et Cicéron ajoute une précision ultérieure : « D'autre part après Amafinius, nombre de sectateurs du même système écrivirent tant d'ouvrages qu'ils conquirent toute l'Italie » (Italiam totam occupaverunt). On voudrait bien savoir plus exactement quelles étaient les couches sociales que visait Cicéron lorsqu'il disait d'une [935] façon un peu dramatique : tota Italia. C'était en tout cas un milieu où on ne lisait pas le grec, mais où on lisait : bourgeoisie municipale, cadres de l'armée ? Il est difficile de le préciser. De toute façon, le problème existait, s'il est vrai que dès 161 avant Jésus-Christ en chassant « les philosophes » de l'Italie (Gelle, XV, 11, 1) le Sénat romain prenait justement pour cible les épicuriens. D'ailleurs, l'objectif de ces derniers était effectivement prosélytique : on le comprend grâce à une citation involontaire de Cicéron qui, de son côté, affecte n'avoir jamais lu Amafinius et compagnie : « Ces livres-là, je ne les méprise pas personnellement, pour la bonne raison que je ne les ai jamais lus, mais [voilà ce que j'appelais auparavant une "citation"] étant donné que les auteurs mêmes se piquent d'écrire sans précision, sans plan, sans choix et sans style (neque distincte, neque eleganter, neque ornate), je me désintéresse d'une lecture que n'accompagne aucun agrément » (Tusculanes, II, 3, 7). A travers ces mots, qui semblent tirés d'une préface, on comprend bien que les divulgateurs latins de l'épicurisme savaient bien ce qu'ils voulaient et considéraient les ressources de la rhétorique tout à fait hors de propos eu égard à leurs lecteurs. C'est précisément pour cette raison que le pouvoir réagit et que Cicéron releva le défi.

En effet, le fait que certains grands seigneurs tels Jules César, ou même son assassin Cassius, eussent un penchant pour la sagesse d'Épicure, n'était évidemment matière à inquiétude pour personne. Le problème se posait, en revanche, à partir du moment où la critique épicurienne de la religion d'État atteignait la société (ce qui est autre chose que les gens de lettres) : dans ce cas, la stabilité sociale était menacée. Le livre et la lecture pouvaient constituer un danger.

Et pourtant, pendant longtemps, ils n'en furent pas un. Les livres, qui à l'époque des guerres civiles ou au début du Principat furent frappés par la censure ne parlaient pas de philosophie mais de politique ; ils ne s'adressaient pas aux couches moins cultivées et provenaient plutôt du cœur même des vieilles classes dirigeantes. Tel est le cas des livres de Labienus, brûlés, comme nous l'apprend Sénèque le père, sur ordre de Jules César (Controv., X, Praef., 5) ; ou encore celui, bien connu grâce aux récits de Tacite et de Dion Cassius, des livres de Crémutius Cordus sur l'histoire quasi contemporaine, dont Tibère exigea la destruction à cause de la sympathie évidente que l'auteur manifestait pour les « républicains ».

*   *   *

Ce cas, en revanche, est tout à fait différent de celui des deux mille exemplaires de livres pseudo-sibyllins qui furent détruits sur l'ordre d'Auguste (Suét., Div. Aug., 31). Theodor Birt (Ant. Buchw., p. 368) a raison lorsqu'il suppose que l'empereur les avait fait rechercher non seulement dans les bibliothèques privées mais aussi dans les tavernes. Suétone dit en effet que ces livres-là, les libri fatidici, circulaient un peu partout (vulgo ferebantur) et que l'empereur les avait fait chercher partout (undique). Suétone ajoute qu'à l'intérieur même du corpus des livres sibyllins « authentiques », Auguste avait opéré une sélection (delectu habito) et qu'il les avait fait cacher dans les armoires dorées situées sous la statue d'Apollon Palatin.

Le caractère messianique et pourtant dangereusement politique de ces recueils de prophéties (libri fatidici) de même que leur suppression doivent [936] attirer notre attention : le fait qu'une telle littérature fût considérée comme dangereuse par le pouvoir indique assez clairement que des changements profonds s'étaient produits. Ce n'est plus la sagesse d'Épicure, ce sont les prophéties plus ou moins menaçantes et obscures qui inquiètent.

Un changement profond a investi et investira de plus en plus la société tout entière. En effet, même dans les couches supérieures, la façon de vivre, en général, et le rapport aux livres, en particulier, vont se modifier radicalement. Les demeures de luxe surchargées de livres dont parle Sénèque le philosophe dans un passage célèbre du traité Sur la tranquillité de l'âme (IX, 5-7) ne sont qu'une mauvaise copie des bibliothèques privées des Lucullus, Syllas, Cicéron, Atticus. « Que de gens dépourvus de la plus élémentaire culture ont ainsi des livres qui ne sont aucunement des instruments d'étude, mais qui ornent leur salle à manger ». On achète « les œuvres complètes d'auteurs inconnus ou médiocres pour bâiller au milieu de tant de milliers de volumes » ; « vous verrez chez les plus insignes paresseux toute la collection des orateurs et des historiens et les rayons échafaudés jusqu'au plafond : car aujourd'hui, à côté des bains et des thermes, la bibliothèque est devenue l'ornement obligé de toute maison qui se respecte. J'excuserais parfaitement cette manie — c'est ainsi que Sénèque termine son réquisitoire — si elle venait d'un excès d'amour pour les études ; mais ces œuvres sacrées des plus rares génies de l'humanité avec les statues de leurs auteurs qui en marquent le classement, on les acquiert pour décorer les murs ! »

La décadence est la même dans le domaine des lectures publiques. Pline le Jeune nous l'apprend qui la regrette et exalte « le temps de nos pères », à savoir l'époque de l'empereur Claude (époque qui était à son tour, d'après Sénèque, une époque de décadence) : « Il en était bien autrement du temps de nos pères ! On raconte qu'un jour l'empereur Claude, se promenant dans son palais, entendit un grand bruit. Il en demande la cause : on lui dit que Nonianus (l'historien dont parle Quintilien) lisait publiquement un de ses ouvrages. Le prince quitte tout, et par sa présence vient surprendre agréablement l'assemblée » ; aujourd'hui, au contraire, « la plupart assis dans les places publiques, perdent à dire des bagatelles le temps qu'ils devraient consacrer à écouter : ils envoient demander de temps en temps si le lecteur est entré, si sa préface est expédiée, s'il est bien avancé dans la lecture. Alors vous les voyez venir lentement, et comme à regret. Encore n'attendent-ils pas la fin pour s'en aller : l'un se dérobe adroitement, l'autre, moins honteux, sort sans façon et la tête levée » (Ép., I, 13).

On voit là la caricature sanglante de ce qu'avait été à l'époque de Cornélius et d'Atticus une véritable élite de lecteurs. Maintenant, au contraire, on bâille devant les corpora des grands écrivains du passé et l'intérêt des lecteurs se dirige plutôt vers ce que Suétone appelait l'« histoire fabuleuse » (historia fabularis) dont l'empereur Tibère lui-même était un lecteur tout à fait passionné (Sénèque, Tib.,70, 2-5) ; il s'agit là probablement de ces auteurs de mirabilia dont Aulu-Gelle atteste avoir trouvé lors d'un voyage de Grèce en Italie nombre d'exemplaires en vente dans le port de Brindes (fasces librorum expositos) : « C'étaient tous des livres grecs, remplis de faits merveilleux et fabuleux, phénomènes inouïs, incroyables » (IX, 4, 1-3).

Or qu'en était-il, à ce moment-là, des grandes bibliothèques de Rome ? On sait que sous le règne de l'empereur Titus la bibliothèque du portique d'Octavie [937] avait été brûlée (Dion Cassius, 66, 24), Domitien l'avait remplacée en ayant recours à la bibliothèque (toujours vivante) d'Alexandrie, dont il avait fait recopier les trésors (Suét., Domit., 20).

Deux siècles plus tard le désastre était total : « Les bibliothèques de la ville de Rome sont closes pour toujours à la manière des sépulcres » (Ammien Mar-cellin, XIV, 6, 18). Ammien se montre profondément dégoûté par le spectacle que la ville de Rome offrait à ce moment : on est arrivé à ce point de déshonneur — dit-il — qu'au moment où les étrangers furent chassés de la ville où l'on redoutait la famine, et que les savants étrangers furent chassés les premiers, la seule exception que l'on voulut faire fut en faveur des danseuses et de leurs imprésarios. Ammien d'ailleurs est fâché aussi contre la réalité nouvelle, antagoniste de l'État romain, qui s'était développée autour de l'Église. Et cependant, c'est précisément grâce à cette réalité nouvelle qu'une révolution s'est produite, qui s'appuyait justement sur la diffusion d'un livre ; un livre qui fut de la première importance, entre autres, pour l'histoire des textes, un livre dont la diffusion a entraîné aussi une modification matérielle bien connue (le Codex), et la naissance du livre moderne. Il s'agit d'un livre, le Nouveau Testament, qui se révéla capable d'atteindre les couches sociales les plus larges et qui naquit comme le livre des pauvres.

L'ironie de l'histoire a voulu que cette alphabétisation, inattendue à vrai dire, et strictement liée à la diffusion de la religion nouvelle, ait eu les conséquences les plus radicales, voire révolutionnaires, sur la stabilité sociale de l'Empire romain. Mais ce qui s'est passé n'a rien ou presque rien à faire avec les utopies sociales du passé (de Platon à Iamboulos). Comme il arrive souvent, le changement, disons le mot : la révolution, lorsqu'elle se produit, aime à montrer un visage inédit, que ses prophètes auraient peine à prévoir ou même à entrevoir.

Comparée à ce qu'avait été le niveau de la culture païenne, l'alphabétisation élémentaire des masses christianisées recèle en elle un élément de « barbarie » : les paysans, les colons, les barbares, qui ont connu le livre et l'alphabet grâce à la diffusion du Nouveau Testament apparaissaient comme une réalité inquiétante, très au-dessous du niveau intellectuel des Héliopolites très sages et doucement philosophes imagés par l'utopie de Iamboulos. Mais, on le sait bien, la marche de l'histoire n'a aucunement le devoir de se conformer aux prévisions des philosophes.

Luciano Canfora

Université de Bari



* Texte présenté à la conférence Marc Bloch le 16 juin 1988.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 septembre 2015 10:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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