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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gary Caldwell, “Entrevue. Gary Caldwell. La résilience, cette capacité de résister aux chocs et de rebondir”. Un article publié dans la Revue Notre-Dame, no 9, octobre 2000, pp. 16-24.

Texte de l'article

 Gary Caldwell 

Entrevue. La résilience,
cette capacité de résister aux chocs et de rebondir
”. 

Un article publié dans la Revue Notre-Dame, no 9, octobre 2000, pp. 16-24. 

 

Dans les années 60, au moment où j’ai rencontré des Québécois pour la première fois, ils avaient une conscience de leur histoire qui m’a frappé. Quand on a cette conscience de son histoire, on considère comme un devoir de s’occuper de l’avenir de la société, de s’impliquer dans son destin. Le Québec a-t-il encore autant cette conscience historique pour rebondir ?

 

M. Gary Caldwell est sociologue. Il est né à Toronto en 1942. Son père était ouvrier et sa mère, standardiste. Il a étudié à l’Université York (Toronto) et à l’Université Laval. En 1970, il s’installe avec sa femme, Aurélie Poisson, à Sainte-Edwidge de Clifton au Québec. 

Il a enseigné à tous les niveaux : primaire, secondaire, collégial, universitaire. Il a notamment été professeur plusieurs années à l’Université Bishop’s de Lennoxville. Il a aussi occupé un poste de directeur de recherche à l’Institut québécois de recherche sur la culture. En 1995-1996, il est membre de la Commission des États généraux sur l’éducation. Il collabore régulièrement au journal L’Agora. Nous remercions vivement M. Gary Caldwell pour son aimable collaboration. 

RND. On a l’impression que certaines sociétés sont plus fragiles que d’autres et qu’elles le sont davantage à certains moments de leur histoire. 

Ce qui fait la force d’une société, c’est sa capacité de résister aux chocs qu’elle doit absorber. À l’heure actuelle, l’attention se porte de plus en plus sur cette capacité qu’ont les sociétés de résister et de rebondir, en puisant dans leurs ressources, pour continuer leur chemin vers les buts qu’elles se sont fixés. 

On commence à entendre le terme résilience pour désigner cette capacité. Un mot emprunté à la physique, où il désigne la résistance des métaux aux chocs et aux pressions. En anglais, on utilise le mot « resilience » pour parler de la capacité d’une personne ou d’une collectivité de puiser dans ses ressources après un coup dur. 

Un bon exemple de « résilience », ou de résistance aux coups durs, c’est le Québec des années 50 et 60 qui a connu des bouleversements de toutes sortes, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Le Québec avait alors des réserves démographiques particulièrement importantes. Il avait aussi de bonnes réserves financières. Et l’État n’avait pas de dettes. Le Québec avait une tradition culturelle, une connaissance et une fierté de son histoire. 

Je pourrais aussi prendre l’exemple de la Pologne, que je connais assez bien. Au cours des 200 dernières années, la Pologne a subi des chocs profonds. Elle a été occupée à la fin du 19e siècle, après la Première Guerre mondiale, pendant et après la Seconde. Mais chaque fois la société polonaise a su rebondir. Elle avait une forte natalité, liée entre autres à la vitalité de l’institution familiale. Elle avait une bonne capacité de production, notamment de sa nourriture. Elle avait des traditions, une culture. La population avait la conscience de son histoire et la société civile était vivante, grâce à l’Église, aux écoles, aux familles. C’est cela que j’appelle la résistance d’une société, sa capacité de rebondir et de s’adapter, sa résilience. 

La continuité culturelle et historique dont je viens de parler doit être constamment ravivée. Car il y a toujours des forces qui agissent en sens contraire. Ainsi, quand on affirme que tout ce qui a précédé la Révolution tranquille au Québec, c’était la Grande Noirceur, on se prive d’une ressource essentielle, même si on parle bien haut de langue et de culture. C’est la même chose quand on célèbre le Refus global, qui relevait en fait d’un idéalisme futile. 

La capacité de résister et de rebondir, le Québec l’a certes eue par le passé. Quand j’ai rencontré des Québécois pour la première fois à Varsovie, dans les années 60, ils avaient une conscience de leur histoire qui m’a beaucoup frappé. Cela a été un moteur de l’affirmation du Québec pendant cette période. Et quand on a cette conscience historique, on considère comme un devoir de s’occuper de l’avenir de la société, de s’impliquer dans son dessein. Le Québec a-t-il encore autant cette conscience historique ? 

RND. Quel avantage y a-t-il à regarder notre société sous l’angle de sa capacité de durer ? 

Il y a bien des façons de regarder une société. Souvent on s’attache à des perspectives très partielles. Ou encore, on s’en tient à une vue en coupe de la société à un moment donné. Quand on envisage une société dans sa capacité de durer, on a d’elle une vision beaucoup plus globale, qui inclut un déroulement assez long. On découvre alors des choses qu’on ne verrait pas autrement, des ressources insoupçonnées ou inutilisées, des faiblesses aussi à corriger, des comportements à éviter. Car c’est une question qui mérite qu’on s’y arrête. Qu’est-ce qui fait que certaines sociétés s’effondrent alors que d’autres survivent ? 

Vérifier la capacité de durer de notre société, c’est d’une certaine façon se préparer à faire face aux coups durs. Car toute société traverse des périodes plus difficiles. Par exemple, c’est assez évident que nous allons passer par une période difficile au cours des années qui viennent, pour la raison notamment que nous avons peu de jeunes. Nous avons inversé la pyramide des âges. Ceux qui ont aujourd’hui de 50 à 70 ans ont largement profité de ce que la société leur a offert. En général, ils ont une bonne santé, parce qu’ils ont été bien nourris et bien soignés. Ils ont eu de bons emplois, parce qu’ils ont profité de l’expansion du secteur public. Leurs parents ne leur sont pas à charge, car ceux-ci reçoivent des pensions et des services appropriés. Ils n’ont pas à s’occuper de l’installation de nombreux enfants. Les hommes et les femmes de cette génération ont profité largement de ce qui avait été préparé pour eux. 

Nous qui sommes grands-parents, nous constituons à notre tour une réserve sociale. Or, il est probable que nos petits-enfants, à cause de leur petit nombre, vont rencontrer toutes sortes de difficultés. D’ici une quinzaine d’années, un travailleur de 25 ans va porter une charge sociale trois fois plus lourde que celle d’un travailleur des années 60. Il est donc normal que la génération des 50-70 ans fasse sa part pour alléger le fardeau des plus jeunes. Je ne dis pas que c’est facile. Je suis moi-même grand-parent, et je sais que c’est parfois exigeant de s’occuper de ses petits-enfants. Mais ce qui est certain, c’est que nous avons dans le groupe de 50-70 ans une réserve sociale précieuse. Comment allons-nous l’employer ? Allons-nous dilapider cette ressource en achetant des roulottes à 70 000 $ et en allant passer six mois en Floride chaque année ? C’est à de telles questions que permet de répondre le fait de réfléchir sur la capacité de durer de notre société. 

Cette réflexion sur nos capacités de résistance s’impose d’autant plus que nous avons fortement déplacé les responsabilités de la société civile à l’État et déresponsabilisé une bonne partie de la société. Or, l’État va manquer de ressources et d’argent devant les tâches qui s’annoncent. Il va falloir réhabiliter la société civile pour que celle-ci puisse assumer vraiment ses responsabilités. Je reprends l’exemple que je viens de donner. Les grands-parents vont devoir dépenser pour l’éducation des petits-enfants. Mais ce n’est là qu’un exemple d’une nécessité beaucoup plus vaste. Il y a une responsabilisation qui va s’imposer chez nous, comme elle commence à s’imposer en France ou aux États-Unis. Autrement, aussi bien fermer boutique tout de suite. 

 

Ceux qui ont entre 50 et 70 ans ont largement profité de ce que la société leur a offert. Ils représentent une réserve sociale importante. Comment allons-nous l’employer ?

 

RND. Faire appel à la capacité de durer d’une société, c’est faire appel à la responsabilité de tous. Mais est-ce qu’il n’y a pas des groupes de personnes qui sont déjà surchargées dans notre société ? 

J’ai parlé à l’instant des personnes qui ont entre 50 et 70 ans. J’en suis. C’est vrai que nous avons eu notre part de difficultés et que nous connaissons certains problèmes. Mais j’estime que nos enfants vivent une situation qui est loin d’être facile. Leur situation économique est souvent fragile. Ils travaillent de longues heures, surtout dans le secteur privé. Le secteur public n’est plus en expansion, comme il l’était de notre temps. En plus de leur tâche souvent très lourde, ces jeunes sont confrontés à des problèmes sociaux sérieux. Il y a par exemple tous les débats actuels sur l’école. Il y a la question de l’étatisation des garderies et de la disparition de la garde en milieu familial. Cela touche directement nos petits-enfants. Quand il s’agissait de nos enfants, nous avons pris position et fait des choix, par exemple entre l’école publique et l’école privée d’intérêt public. Pourquoi n’aurions-nous pas un mot à dire maintenant qu’il s’agit de nos petits-enfants ? Ou quelque chose à faire ? 

Car derrière cela, je vois un problème très sérieux, qui est celui de la société civile. La société civile est d’une extrême importance. Car c’est là que s’élaborent largement les réserves d’une société et là aussi que ces réserves sont mises à profit. Je prends seulement un cas. Il y a très peu de gens de moins de 40 ans qui siègent aux conseils municipaux. Ils n’ont pas le temps ou les ressources pour y aller. Et il n’y en a pas de moins de 25 ans. C’est un indice d’un mal plus profond. La société civile s’est rétrécie et affaiblie au Québec. Mais nous pouvons réagir. Qu’est-ce qui empêche les gens de 50-70 ans de dire à leurs enfants : « Si vous voulez faire partie du conseil municipal, nous sommes prêts à garder vos enfants les soirs de réunion » ? 

Il va falloir apprendre à se rendre disponibles. Et les champs d’action ne manquent pas. Il va falloir, par exemple, reprendre possession de nos écoles. Car nos écoles échappent de plus en plus à la société civile, à cause du monopole de l’État. Or, on commence à se rendre compte que le monopole de l’État a des effets pervers. On verse dans la bureaucratie, cela coûte plus cher, il y a moins de qualité. Sans doute, l’État doit établir des exigences, des contrôles. Mais alors que partout ailleurs en Occident on diversifie l’école, ici, le rapport Proulx veut tout uniformiser et accroître le monopole de l’État. Alors qu’ailleurs on cherche des formules pour des services meilleurs et plus variés, ici on réduit le financement de l’école privée même si on sait qu’elle est d’intérêt public. 

RND. Parmi les réserves qui font la richesse d’une société, vous faites une place importante à la famille. 

Il y a eu chez nous une période de libération de la famille et même de rébellion contre la famille. Mais quand on garde la tête froide, on se rend bien compte qu’on ne peut pas remplacer la famille. La famille, c’est la base de la société. Cela peut sembler banal de le dire. Mais il faut essayer de se passer de la famille pour voir comme c’est vrai. La famille chez nous doit être réhabilitée. Sans doute, pour qu’une société fonctionne bien, il faut un État qui stimule l’économie et protège la culture. Mais l’État ne saurait suffire à tout. D’abord, il n’a pas les ressources pour le faire. Et puis, l’État ne peut pas s’occuper des personnes individuellement. Et surtout, l’État est amoral. L’État n’est pas porteur de valeurs. En tout cas, il ne peut pas imposer de valeurs et c’est normal qu’il en soit ainsi. À cause de cela, l’État doit protéger la société civile. Or, l’institution la plus importante de la société civile, c’est la famille. 

Il va absolument falloir réhabiliter la famille au Québec. Et pour cela, nous allons devoir retrouver la fierté de la famille, que nous avons largement perdue. On a enseigné à toute une génération que la famille était un choix parmi bien d’autres et qu’il n’y avait rien de particulièrement glorieux à fonder une famille. Quand on dit cela, on ne se rend pas compte que la famille est une institution démocratique de premier plan, justement parce qu’elle est à la portée du plus grand nombre, et qu’elle est un motif notable de fierté. Mon père, qui était ouvrier, a mis tout ce qu’il a gagné à élever sa famille. Mais ce n’est pas rien. C’est même quelque chose de grand. Comment une génération de professeurs a-t-elle pu convaincre toute une génération que la famille était quelque chose de « quétaine » ? C’est pour cela que je parle de réhabilitation de la famille. 

Cette réhabilitation de la famille est d’autant plus nécessaire que l’État a déresponsabilisé bien des parents et que cela a un impact direct sur la famille. Ainsi, l’État a amené des conjoints à penser qu’une fois séparés, ils n’ont plus à s’occuper de l’éducation de leurs enfants, de leur santé, de leur bien-être. Pour un temps, cela peut sembler une libération. Mais pour un temps seulement. Parce qu’on enlève alors à bien du monde un but dans la vie. Et on se rend vite compte que cela constitue une lourde hypothèque sociale, et que l’État n’a pas les ressources pour s’occuper convenablement de tant de familles monoparentales. Tout cela a d’ailleurs des répercussions à l’école. Les jeunes négligés ont des problèmes de comportement. Les enseignants ne trouvent pas l’appui dont les enfants auraient besoin auprès des parents débordés. Je pourrais allonger la liste des conséquences de la déresponsabilisation. Et, pour revenir au coeur de votre question, je ne vois pas d’autre solution que de réhabiliter la famille si l’on veut que la société québécoise ait une réelle résistance, une force de rebondissement. 

RND. La force d’une société vient largement des relations entre ses membres. Comment expliquer que, chez nous, nous ayons tant de difficulté à nous situer les uns par rapport aux autres ? 

Peut-être parce que tout s’est fait trop vite et que nous avons rejeté notre passé en bloc. Les « sociologues » nous ont dit qu’avant la Révolution tranquille, c’était la Grande Noirceur, et nous les avons crus. Ils nous ont dit qu’il fallait copier les modèles américains et nous les avons crus, même si les Américains eux-mêmes les remettaient en question. Prenons par exemple ce que certains appellent la « renégociation » des rôles entre hommes et femmes. Personnellement, je suis encore habitué à l’idée que c’est à moi de faire vivre ma femme. D’ailleurs, je ne devrais pas dire « ma femme ». Je devrais me contenter de dire son prénom, pour être à la page. Cette renégociation des rapports entre hommes et femmes, elle ne fait que commencer chez nous. Et cela entraîne toutes sortes de situations qui ont quelque chose de déroutant. Ainsi, les Américains qui divorcent autant que nous se remarient beaucoup plus. Nous, nous manquons de modèles. Les règles du jeu ne sont pas encore en place. Je pense aussi aux jeunes de 20, 30 ans, qui n’arrivent pas à établir une véritable relation de couple, parce qu’ils manquent de points de repère, de règles du jeu. Ils voudraient bien eux aussi avoir une famille, mais ils n’en auront pas. 

Au fond, nous sommes victimes d’une modernisation qui nous a été imposée très vite et que les élites ont accueillie avec peu de sens critique. J’ai parlé du Refus global, que j’ai qualifié de geste infantile, même si je n’ai pas vécu les contraintes auxquelles ces gens ont réagi. Je pourrais parler ici du rejet de l’Église. C’est sûr que l’Église avait un pouvoir quasi étatique, qu’elle avait des visées politiques. Mais tout cela a changé. Pourquoi avoir aujourd’hui une peur puérile de l’Église ? Alors que l’Église est un des piliers de la société civile. Pourquoi aussi, dans le débat sur l’école, cette peur maladive de la religion ? 

RND. Le ressort d’une société repose pour une bonne part sur sa société civile. Or, notre société civile semble plutôt mal en point... 

Il ne faut pas oublier que, chez nous, une large part de la société civile passait par l’Église. Avec la mise à l’écart de l’Église, il s’est créé un vide. J’ai déjà parlé aussi de notre faible taux de fécondité qui fait qu’il manque de monde à certains points stratégiques. Il y a eu aussi le changement rapide que nous avons encore mal assumé. Et la famille, qui est le pilier de la société civile, a été ébranlée. Face à cette situation, l’État a dû s’occuper de bien des choses. Mais cela enlève encore plus de légitimité à la société civile. Par exemple, les garderies en milieu familial marchaient très bien. Mais l’État a décidé de prendre les garderies en main et de réduire les allocations familiales. Les garderies, qu’on avait mis des années parfois à mettre sur pied, sont donc écartées. Le nouveau système va évidemment coûter beaucoup plus cher à l’État. Et les gens n’auront plus la possibilité de choisir telle ou telle garderie privée parce qu’ils apprécient la famille, sont sensibles à ses valeurs. 

L’une des conséquences de cette infiltration de l’État un peu partout, c’est que nous sommes de plus en plus sous la coupe des technocrates, qui peuvent tenir la population en otage, pour sauvegarder leurs intérêts. Les personnes sont de moins en moins libres de parler et d’ouvrir un débat. Cela se produit un peu dans tous les domaines. Ainsi, le Mouvement des caisses populaires, pour être concurrentiel et efficace, doit s’aligner sur le comportement des banques. Mais on aurait pu laisser aux caisses locales le choix de garder l’ancien modèle, plus local, au lieu de faire partie de la nouvelle « banque » Desjardins. Cela ne s’est pas fait. Or, pour que la société civile soit vivante, il faut que les individus puissent faire des choix. La citoyenneté responsable, c’est le grand défi actuel de la civilisation occidentale. Car la caractéristique de la société occidentale, c’est cela : la capacité de faire des choix et d’en assumer les conséquences. 

RND. Pour avoir une société civile vivante, vous dites que nous devons faire des choix. Mais nous sommes plutôt habitués à aller tous dans le même sens. 

C’est vrai que le modèle québécois est un modèle plutôt monolithique. Ainsi, pour répondre aux besoins de la modernité, on a créé un système d’enseignement public. Mais on n’a pas voulu qu’il y ait des écoles confessionnelles à côté d’écoles laïques. On a plutôt dénaturé l’école confessionnelle de façon à avoir la même école pour tout le monde. 

Il y a une explication à ce monolithisme. C’est que nous sommes une société relativement petite qui ne veut pas être divisée de l’intérieur. On hésite à opter pour une société vraiment pluraliste, même si c’est la règle générale en Occident. Le monolithisme apparaît chez nous jusque dans le rôle dévolu à l’État. Par exemple, comme les francophones ne contrôlaient pas leur économie, ils ont dû se servir de l’arme de l’État. On s’est servi de l’État pour la protection de la langue. En fait, on s’est servi de l’État pour à peu près tout. Mais cela a des conséquences. Ainsi, ceux qui pourraient faire la critique sociale, les sociologues notamment, gravitent presque tous chez nous autour de l’État. Ils sont dans les universités ou travaillent pour les ministères, et ils rationalisent leurs intérêts.

 

Pour avoir une société civile vivante, il faut que les individus puissent faire des choix. C’est le grand défi de la civilisation occidentale. 

 

C’est la même chose pour ce qui se passe dans les écoles. Nos intellectuels sont très réticents à prendre part au débat. D’abord parce que c’est souvent au niveau municipal que l’on sait ce qui se passe vraiment, et il faut y être présent. Mais surtout, nos intellectuels sont devenus complaisants. Ils évitent de mordre la main qui les nourrit. Ils hésitent beaucoup à critiquer l’appareil public. Même quand on a changé l’article 93 de la Constitution, c’est à peine si deux ou trois constitutionnalistes se sont occupés de cette question, et ils étaient à peu près invisibles sur la place publique. De la même façon, on peut dire qu’il n’y a pas une saine critique du Mouvement des caisses, parce qu’on se dit qu’il ne faut pas critiquer une telle institution qui nous appartient. Mais, à la longue, le Mouvement va en souffrir, parce que les gens peuvent être désenchantés. Ce manque de critique est quelque chose qui me préoccupe depuis longtemps. De nos jours, on se méfie beaucoup des groupes intégristes. On ne veut même pas les entendre. Mais les vrais intégristes, dans notre société, ce sont souvent ceux qui gèrent l’appareil public. 

 

RND. Est-ce que l’État et la société civile ne peuvent que s’opposer l’un à l’autre ? 

Il n’y a aucune institution qui soit purement civile, purement étatique ou purement de marché. Mais il est important de voir quelle est la finalité qui doit dominer. Car la différence, elle est là. La société civile n’a pas la même finalité que l’État ou le marché. Ce qu’on fait dans la société civile ne dépend pas d’abord de l’argent qu’on reçoit pour le faire, ou du fait que c’est la volonté de l’État. Or, il se passe actuellement des choses qui vont à l’encontre de ces finalités. L’école, par exemple, tend à devenir une émanation de l’État. Sans doute, l’État doit protéger la culture, mais il ne peut la créer. Enseigner ne peut pas devenir une réponse aux exigences de l’État. 

De plus, dans la tradition occidentale, l’école est un instrument de libération des contraintes économiques, sociales et politiques. L’école a été faite pour que les gens puissent échapper aux contraintes du milieu. 

Cela dit, les choses restent complexes. Les groupes communautaires qui relèvent de la société civile ont parfois besoin de l’aide de l’État. L’équilibre n’est pas facile à trouver. D’ailleurs, il est normal et sain qu’il y ait une tension entre le marché, l’État et la société civile. Car les trois sont nécessaires l’un à l’autre. On a besoin d’un marché florissant pour avoir le temps et les moyens de s’occuper de la société civile. L’État a un rôle à jouer face au marché. Les problèmes commencent quand l’un des trois empiète sur les deux autres. 

RND. Est-ce que le contexte néolibéral où nous vivons nuit beaucoup à la société civile ? 

Beaucoup. Ce que la doctrine néolibérale enseigne, c’est que tout ce que nous avons à faire, c’est de respecter les lois et de voter. Vos ressources et votre temps, c’est à vous, vous en faites ce que vous voulez et cela fait rouler l’économie. Cela entraîne toutes sortes de conséquences. Ainsi, dans l’optique libérale, il ne peut être question de donner à la famille la place qui lui revient. Parce qu’à ce moment-là, on affirme qu’il y a discrimination à l’endroit de ceux et celles qui ont fait un autre choix que la famille. Un jour ou l’autre, il va falloir dire aux tenants du néolibéralisme : votre défense des libertés semble admirable. Mais si les choses continuent comme vous le voulez, il n’y aura bientôt plus personne pour profiter des libertés que vous prônez, parce qu’il n’y aura plus de société civile, plus d’État, plus de civilisation, plus de monde en fait. Les tenants du néolibéralisme se comportent comme s’ils touchaient à la fin de l’histoire. Ils oublient que d’autres ont souffert pour les libertés que nous avons et que ces libertés, nous les devons à d’autres. La mentalité néolibérale est sûrement une des choses qui minent le plus sérieusement les forces vives et la résistance d’une société. 

Je crois que nous allons retrouver le sens de la société civile dans la mesure où nous ferons des vrais choix. Est-ce que j’envoie mes enfants à l’école publique ou à l’école privée ? Est-ce que je veux une école confessionnelle ou non confessionnelle ? Est-ce que l’école ou j’envoie mon enfant est cohérente avec les valeurs qu’elle affiche ? Est-ce que je place mon actif à la caisse populaire ? Qu’est-ce que j’attends de ma caisse ? Tout change quand les gens peuvent faire des choix, des choix vrais, qui sont lourds de conséquences. À ce moment-là, ils peuvent intérioriser leurs choix, savoir pourquoi ils agissent et poser des exigences. 

Une chose est certaine, les jeunes de 25 ans et moins savent que les choses ne peuvent continuer exactement comme elles vont, qu’il faut une famille un peu plus stable, que l’État ne peut pas continuer à s’occuper de tout, parce qu’à la fin, l’État dépersonnalise tout. Les jeunes savent qu’il y a une évaluation à faire de notre société, et notamment de la consistance de notre société civile, même s’ils n’emploient pas ces mots-là pour le dire. Ce n’est pas pour rien qu’on parle tant à l’heure actuelle de la société civile. C’est qu’on devine qu’il s’agit là d’un enjeu majeur pour notre avenir.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 17 août 2007 11:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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