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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre CABROL et Joseane Silva, “Passe sanitaire et dignité humaine”. Texte inédit, Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, novembre 2021, 37 pp. [Les auteurs de cet article nous a accordé conjointement le 31 octobre 2021 leur autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pierre CABROL et Joseane SILVA

Respectivement Docteur en droit privé,
enseignant à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3 (France), d’une part,
et Docteur en histoire de l’art, enseignante en Histoire et Géographie, d’autre part

Passe sanitaire
et dignité humaine
.”

Texte inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, novembre 2021, 37 pp.


Certaines dispositions de la loi française n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire [1] font aujourd’hui l’objet de critiques, parfois récurrentes, notamment en ce qui concerne le passe sanitaire [2]. Celui-ci a pour but de permettre à son titulaire d’administrer ce que le gouvernement français nomme une « preuve sanitaire », c’est-à-dire une preuve démontrant que le porteur dudit passe sanitaire ne présente pas de risques de transmettre à une autre personne la maladie désignée sous le nom de covid-19 par l’Organisation Mondiale de la Santé. La particularité de l’administration de cette preuve est qu’elle peut s’effectuer de trois façons différentes, trois documents distincts, présentables sur support papier ou numérique [3], étant utilisables pour ce faire [4]. Ces trois documents sont : un certificat de rétablissement à la suite d’une contamination par la covid-19 [5] ; un justificatif de statut vaccinal concernant la covid-19 [6] ; un examen de dépistage virologique négatif en ce qui concerne la covid-19 [7].

Le passe sanitaire n’est pas une création de la loi du 5 août 2021. Il avait été mise en place par une loi précédente, relative à la gestion de la sortie de la crise sanitaire, soit la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021. Cette loi autorisait le gouvernement à prendre en compte l’évolution de la situation sanitaire en adoptant par voie réglementaire des mesures limitant les déplacements des individus et l’accès à certains lieux accueillant du public, ce pour une période allant du 31 mai au 30 septembre 2021. L’instauration du passe sanitaire avait été l’une de ces mesures. La loi nouvelle n’a donc pas créé le recours au passé sanitaire. Elle a allongé la durée pendant laquelle le gouvernement peut y recourir, la date limite pour mettre en œuvre la mesure étant désormais le 15 novembre 2021 [8]. Elle a également étendu la liste des situations dans laquelle il peut être exigé, en y englobant notamment, ce qui focalise bien des mécontentements, l’accès à de nouveaux lieux [9] tels que les bars, cafés ou restaurants, mais aussi, dans certains cas de figure [10], les trains ou encore les centres commerciaux de très grande taille, etc. [11].

Des mesures transitoires, destinées à permettre aux citoyens soucieux de se faire vacciner de disposer de temps pour le faire, ont été adoptées. Il a ainsi été décidé que l’exigence de passe sanitaire s’appliquerait : au public de plus de 18 ans à compter du 9 août 2021 ; aux personnels des établissements concernés à partir du 30 août 2021 ; et, enfin, aux adolescents de 12 à 17 ans à la date du 30 septembre 2021. Les enfants de moins de douze ans en restent, pour l’instant [12], exemptés. Dans un souci pédagogique, le Président de la République française, le 12 juillet 2021, a pris solennellement la parole à la télévision pour expliquer et justifier les choix effectués par le gouvernement [13].

Les parlementaires ne sont pas demeurés en reste. Ils ont saisi [14] le Conseil d’État le 14 juillet 2021, pour avis sur le projet de loi [15]. Au vu du résultat de cette consultation, délivré par la Section sociale de la Commission permanente du Conseil d’État dans sa séance du lundi 19 juillet 2021, le gouvernement a pris la décision de rendre ledit avis public, contribuant ainsi à l’information des citoyens. Sur la base des données sanitaires à leur disposition, les juges y estiment « que le contexte sanitaire actuel et son évolution prévisible justifient le maintien jusqu’au 31 décembre 2021 [16] des dispositions organisant le régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire et permettant l’édiction de mesures de police sanitaires nécessaires à la lutte contre l’épidémie [17] ».

S’agissant plus précisément de la prolongation du terme prévu pour l’application du passe sanitaire, le Conseil d’État a précisé que la date du 31 décembre 2021 lui apparaissait « adéquate au vu des données disponibles sur la situation sanitaire et (de) son évolution prévisible ». Il a ajouté que le fait « d’étendre ce cadre juridique à de nombreuses activités de la vie quotidienne, tant pour le public que pour les professionnels et bénévoles qui y interviennent » constitue « une extension considérable du champ d’application du dispositif [18] ». Il en a déduit « qu’une telle mesure, en particulier lorsqu’elle porte sur des activités de la vie quotidienne, est susceptible de porter une atteinte particulièrement forte aux libertés des personnes concernées ainsi qu’à leur droit au respect de la vie privée et familiale », avant de conclure qu’une telle exigence « peut, dans certaines hypothèses, avoir des effets équivalents à une obligation de soins et justifie, à ce titre, un strict examen préalable de nécessité  et de proportionnalité, dans son principe comme dans son étendue et ses modalités de mise en œuvre, au vu des données scientifiques disponibles [19] ».

C’était là encadrer la mise en œuvre du passe sanitaire de garde-fous. Le gouvernement et les parlementaires de la majorité présidentielle ont voulu aller plus loin. Un groupe composé du premier ministre, Jean Castex, et de 74 députés et 120 sénateurs, a saisi le Conseil constitutionnel de l’examen du projet de loi, les magistrats étant notamment en charge de vérifier si les restrictions de liberté de nature à découler de sa mise en œuvre n’étaient pas disproportionnées par rapport aux objectifs de celui-ci. Interrogé par  une journaliste du Monde à la veille du rendu de la décision, Florence Chaltiel-Terral, professeur de droit public à l’Université de Grenoble, a jugé « le texte équilibré au regard de la situation sanitaire exceptionnelle liée à la propagation du variant Delta [20] ».

Le lendemain, 5 août 2021, le Conseil Constitutionnel lui a donné raison en ce qui concerne le passe sanitaire. Les juges ont commencé par rappeler que « le préambule de la Constitution de 1946 avait réaffirmé que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés [21] ». Ils ont poursuivi en ajoutant, ce qui n’est pas dans le texte de 1946 mais en constitue une interprétation admise de longue date, que « la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation est au nombre de ces droits et constitue un principe à valeur constitutionnelle [22] ». Le Conseil constitutionnel a ensuite relevé que « l’obligation de se soumettre à un test de dépistage de la covid-19 en application des dispositions contestées ne comporte aucun procédé attentatoire à l’intégrité physique et à la dignité des personnes », avant d’en déduire que « manquent en fait les griefs [23] tirés de l’atteinte au principe du respect de la dignité de la personne humaine et à l’inviolabilité du corps humain [24] ».

Interrogé le jour même par un journaliste du Figaro, Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’Université de Lille, a précisé que la décision s’inscrit dans une jurisprudence sur la crise sanitaire développée par le Conseil constitutionnel « identifiant comme principe cardinal l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé, qui lui permet de tempérer [25] d’autres principes constitutionnels comme la liberté d’aller ou de venir ou d’entreprendre [26] ». Il résulte de cette jurisprudence, apparemment bien établie [27], que le seul fait que le Conseil constitutionnel ait décidé de faire primer le principe constitutionnel de protection de la santé sur la liberté d’aller et de venir ou la liberté d’entreprendre [28] suffit à établir la conformité du texte de loi considéré à la Constitution.

Magistrats de haut rang et professeurs d’Université concluaient donc unanimement à la validité du passe sanitaire, sous réserve du respect de certains principes [29] et sous condition de sa nécessité et de sa proportionnalité eu égard à l’évolution de la situation sanitaire. Cela n’a pas empêché, chaque samedi du mois depuis la mi-juillet 2021 [30], la tenue de manifestations au cours desquelles, entre autres choses, l’instauration du passe sanitaire a été très vivement remise en cause et la dignité humaine sollicitée à l’appui de ces contestations, sans préjudice de la création de nombreuses pétitions [31] et même d’actions en justice [32].

Cette divergence d’opinion aurait pu faire naître un débat apaisé autour du passe sanitaire, chacun exposant ses arguments et écoutant ceux des autres avant d’y répondre. Il eut été de bonne pratique démocratique de discuter du bien-fondé de la mesure, de son efficacité, de ses avantages et inconvénients, de l’intérêt, voire de la nécessité de la coupler avec le recours à certains gestes barrières, etc. La motivation du choix fait par le gouvernement de recourir au passe sanitaire aurait pu être interrogée. Il aurait, par exemple, été possible de se demander si l’idée d’exercer une pression sur les individus pour les pousser à se faire vacciner ne l’avait pas emporté sur la volonté de lutter le plus efficacement possible contre la pandémie, le passe sanitaire étant alors vu comme un moyen d’éviter de rendre la vaccination obligatoire, etc.

Ces questionnements ont été formulés, mais les voix minoritaires qui les portaient ont été couvertes, dans les médias, par l’adoption majoritaire de postures outrancières, chaque camp s’ingéniant à polir de petites phrases blessantes ou à ciseler l’invective. Les opposants les plus radicaux au passe sanitaire [33] sont allé jusqu’à comparer l’attitude du gouvernement actuel à celle du gouvernement de Vichy pendant la seconde guerre mondiale et l’instauration du passe sanitaire à celle du port de l’étoile jaune… Quelques manifestants leur ont emboîté le pas en arborant des étoiles jaunes dans des cortèges [34]… L’autre camp, largement majoritaire sur les plateaux télévisés, n’a pas été en reste. La plupart des commentateurs ont traités par le mépris les opposants au passe sanitaire, ce en surenchérissant les uns sur les autres en les qualifiant d’enfants capricieux, d’égoïstes irresponsables, de froussards cédants à la panique, etc. La diversité des positionnements des opposants a été niée pour en faire des « antivax complotistes [35] » ; etc.

Au final, les partisans des deux camps se sont enferrés dans leurs certitudes tout en n’affichant que mépris pour l’adversaire. Les uns et les autres ont poussé à l’épreuve de force, escalade stérile [36]. Comment renouer les fils du dialogue ? Lorsque l’on défend l’usage du passe sanitaire, en écoutant les arguments des opposants au recours à celui-ci et en y apportant des réponses argumentées. C’est ce que vise à faire cet article sur un point du débat, soit celui d’une question étudiée de longue date  par les auteurs, l’évolution de la notion de dignité humaine [37]. C’est d’articles publiés sur le site internet France-Soir [38], qui s’est fait le champion de la cause des opposants au passe sanitaire, que sont tirés, pour les besoins de cet article, la description et l’analyse de la façon dont ces derniers conçoivent et utilisent la notion de dignité humaine.

Les nombreux articles polémiques publiés sur le site internet France-Soir varient fort peu quant à leurs affirmations relatives à la dignité humaine. L’antienne, plus ou moins clairement exprimée, se retrouve, par exemple, aussi bien dans un texte de William Néria [39], publié le 14 juillet 2021, « Passe sanitaire : l’abolition de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », que dans un texte de Bio Moon [40], publié le 2 septembre 2021, « De la dignité humaine sur Jupiter ».

Dans son article, Willam Néria [41] dresse un parallèle entre la mort d’un agneau mené à l’abattoir et la vaccination d’un citoyen s’y sentant contraint. Il ajoute que le citoyen français aurait été « décapité de sa citoyenneté » par l’instauration du passe sanitaire, ce qui le ravalerait au rang « d’animal tué ». Il affirme enfin que les citoyens non vaccinés « seraient dépecé de leur humanité », tout en assimilant ceux-ci à des « bêtes de somme », avant d’en faire du « bétail gisant sans but aucun ». Quant aux personnes vaccinées, l’auteur les traite de « caniches en laisse ».

Animalité versus humanité : l’opposition renvoie à une conception de la dignité humaine comme constituant le propre de l’homme. C’est à la même conception de la dignité humaine que se réfère Bio Moon lorsqu’il déclare que « ce qui distingue encore l’humain du bétail » est « la conscience de sa dignité », avant de préciser sa pensée en ajoutant que la mesure gouvernementale contestée « porte atteinte à la dignité humaine » en ne « respectant pas les personnes en les traitant comme un vulgaire bétail dont on disposerait du corps à volonté [42] ». Le problème est que, comme le montre l’examen de l’évolution de la notion, cette accusation repose sur une conception de la dignité humaine qui n’est plus d’actualité depuis la fin de la seconde guerre mondiale

Les origines de la notion sont à rechercher dans la morale [43]. Une société humaine, quelle qu’elle soit, ne peut espérer prospérer, voire survivre, qu’à condition que ses membres acceptent de se plier à ses règles. C’est cette nécessité vitale pour les sociétés qui semble avoir engendré la morale [44]. Le terme vient du latin « moralis », qui signifie littéralement « en rapport adéquat avec les mœurs ». Dès lors que, par « mœurs », on entend les règles d’organisation de la société, la morale doit être comprise, stricto sensu, comme la conformité avec les règles d’organisation de la société.

Elle est généralement définie aujourd’hui, de manière plus large, comme la conformité avec les mœurs ou les usages d’une société. Par « usages », il faut entendre les règles qui rendent la vie en collectivité plus agréable. La morale est donc, au sens large, la conformité avec les règles d’organisation d’une société ou avec les règles qui rendent la vie en collectivité plus agréable [45]. Plus précisément, il est possible de désigner par l’emploi de ce vocable une morale à vocation universelle [46] protégeant les intérêts de l’humanité et des morales particulières se satisfaisant du respect de règles relatives aux mœurs ou aux usages de collectivités de diverses sortes [47].

Les règles morales n’ont pas de force obligatoire, à l’inverse des règles juridiques impératives. Cela signifie que l’État ne peut pas contraindre une personne à respecter une règle morale. Il appartient à chaque être humain de choisir, ou non, de se conformer à la morale dans une situation donnée. C’est sur ce point qu’intervient la conscience d’appartenir à l’humanité. L’homme est conscient du fait qu’il aspire à la compagnie de ses semblables. C’est un besoin qu’il perçoit instinctivement. L’usage de sa raison doit donc, en toute logique [48], le pousser à adopter des comportements conformes aux intérêts de la société des hommes. La rationalité des individus devrait en conséquence les conduire à se conformer à la morale à vocation universelle. Ce choix repose sur la conscience qu’à l’individu d’appartenir à l’espèce humaine.

Historiquement, de même que la conscience a un temps été désignée par le vocable « pensée », cet état de conscience a commencé par s’appeler « dignité » et ne s’est que peu à peu dégagé de la morale. C’est à l’aide de ces termes que Pascal, notamment, s’emploie à cerner la notion : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quant l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voila le principe de la morale [49] ».

Peu avant que ne s’achève la seconde guerre mondiale, une approche légèrement différente de la dignité humaine a été proposée par le philosophe et biologiste Lecomte du Nouÿ. Celle-ci reposait sur une croyance au progrès allant jusqu’à englober l’évolution des facultés humaines, ainsi que sur l’ambition de parvenir à établir une distinction entre l’homme et le reste du règne animal, ce qui revient à rechercher une qualité que l’homme serait seul à posséder, soit un « propre de l’homme ». Ainsi circonscrite d’un côté et orientée de l’autre, la dignité humaine ne pouvait plus être perçu que comme consistant dans l’accession de l’homme à l’état de conscience, c’est-à-dire dans une évolution psychique lui ayant permis de se détacher de sa part d’animalité [50].

La dignité humaine était ainsi vue, non plus comme la conscience que l’homme a d’appartenir à l’humanité, mais comme le fait que l’homme soit parvenu à cet état de conscience, ce dans la perspective de distinguer l’espère humaine du reste du règne animal. C’est à cette conception ancienne de la dignité humaine que se réfèrent William Neria et BioMoon. L’ambition de ce travail est de partager avec ceux-ci, et avec l’ensemble des opposants au passe sanitaire, des faits et des éléments de réflexion qui montrent que cette conception est désormais obsolète, la survenance de la Shoah ayant entrainé une modification de la perception de la notion de dignité humaine.

Qu’elle soit perçue comme la conscience qu’à l’homme d’appartenir à l’humanité, ou qu’elle soit vue comme l’accession de l’homme à l’état de conscience, la dignité humaine a, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, été appréhendée comme l’un des éléments constitutifs de l’humanité de chaque être humain, soit le complément collectif de son aspect individuel incarné par la personnalité de chacun. C’est à cette humanité même que les dirigeants nazis avaient choisis de s’attaquer en pensant leur génocide. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils aient décidé de s’en prendre à la fois à la personnalité de leurs victimes et à la conscience que celles-ci avaient d’appartenir à l’espèce humaine. Le regard porté sur la dignité humaine en a irrémédiablement été changé.

L’entreprise concentrationnaire mise en place par le régime nazi avait pour but d’exterminer [51] des millions d’êtres humains [52], ce par différents moyens, plus ou moins rapides. Dans la configuration la plus fréquente, l’opération visait à être le plus efficace possible dans l’annihilation de la vie et la destruction de toute trace des êtres assassinés, c’est-à-dire de tout ce qui aurait pu constituer après coup une preuve du génocide. Dans d’autres situations, la finalité de l’opération se compliquait de l’ambition de tirer au passage le plus de profits possible de la mort programmée des victimes, notamment par le travail forcé.

Dans cette dernière hypothèse, il est important de distinguer le but premier, soit l’objectif de mise à mort des victimes, et le but second, soit la réalisation de profits par le choix de la méthode d’assassinat [53]. Le but premier était, comme pour les victimes qui étaient immédiatement mises à mort, de tuer ces êtres humains [54]. Les seules variables consistaient dans le choix de la méthode de mise à mort, soit le travail forcé, et dans le délai choisi pour l’opération [55]. Celle-ci  n’était en effet possible qu’avec la mise en place d’un roulement de travailleurs, ce qui supposait un flot permanent [56] de déportations [57]. Cet afflux régulier de main d’œuvre nouvelle permettait d’exiger de celle existante un effort tel qu’il retentissait de façon considérable sur son espérance de vie, tout en privant ces êtres humains du strict minimum nécessaire à la survie [58], ce qui abaissait les coûts de production [59].

Le succès de l’opération passait par la soumission la plus étroite possible des victimes à toute autorité, celle-ci réduisant drastiquement à la racine le risque de révolte et permettant de n’employer à la garde des concentrationnaires [60] qu’un petit nombre de soldats nazis [61]. Pour parvenir à briser ainsi toute velléité de rébellion, les concepteurs de la machine concentrationnaire nazie ont usé des acquis scientifiques de la psychologie de leur temps. Ils ont choisi pour asservir leurs victimes, tout à la fois de les dépersonnaliser [62] et de les déshumaniser [63]. Ces agissements combinés [64] avait pour but de transformer les concentrationnaires en esclaves dociles incapables de se révolter.

En tentant de détruire à la fois la personnalité de leurs victimes et leur sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, les nazis ont créé un lien impossible à dénouer entre ces deux notions [65]. La réprobation déclenchée par la révélation publique du génocide [66] les a confondus dans un même élan de déni [67] de l’horreur. Dans l’instant, ce rejet massif a été tel qu’il a balayé toute possibilité de distinguer entre notions à protéger. La personnalité de l’être humain a été confondue avec la conscience que celui-ci possède de son altérité et rangée [68], sous la bannière rassurante de la dignité humaine [69]. Cette évolution n’a pas immédiatement été perçue par les populations, mais les concentrationnaires, qui l’avait vécu dans leur âme comme dans leur chair, en étaient viscéralement conscients, même si quelques-uns seulement d’entre eux ont été dans l’instant capables de la traduire en mots.

C’est à cette double entreprise de destruction de la dignité humaine des concentrationnaires que fait référence, dans l’avant-propos de son livre « L’espèce humaine », Robert Antelme, en parlant du fait d’être volontairement contesté comme « homme » et comme « membre de l’espèce [70] » : « Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres 0[71]. »

C’est ce qu’exprime également Primo Lévi dans « Si c’est un homme », en relevant que cette expérience de dépersonnalisation est d’une violence telle qu’elle est, tout à la fois, à la limite [72] de l’indicible [73] et de l’incompréhensible [74]. L’analyse souligne l’étendue de l’agression sciemment perpétrée contre la dignité humaine, ce que met en exergue une phrase finale dont toute la portée ne peut s’appréhender pleinement hors de son contexte : « On comprendra alors le double sens du terme “camp d’extermination [75]”  et ce que nous entendons par l’expression “toucher le fond [76]” ».

En tentant d’annihiler la dignité humaine des concentrationnaires par leur dépersonnalisation et leur déshumanisation, les nazis ont mis l’accent sur l’importance, pour l’humanité, de cette notion qui n’avait guère jusque là retenu l’attention que de quelques philosophes et de militants soucieux de lutter contre les conséquences de la violence [77]. Ce placement dans la lumière a eu une conséquence imprévue. Il a suscité un changement de regard des dirigeants des pays vainqueurs.

Ceux-ci se sont trouvés confrontés à une situation inédite et à une interrogation. Comment leurs opinions publiques respectives, une fois passé l’euphorie de la victoire, allaient-elles réagir à la découverte de l’entreprise concentrationnaire nazie et aux conséquences de celle-ci sur la notion même d’humanité ? La négation de l’humanité de millions d’êtres humains  par le nazisme ne risquait-elle pas de susciter un rejet tel que les peuples leur demanderait compte de leur degré de connaissance du phénomène et des efforts effectués pour y mettre un terme le plus rapidement possible [78] ?

Cette inquiétude les a poussés à réagir sans délai [79] par l’adoption de conventions internationales inédites visant à éviter à jamais qu’une telle entreprise criminelle puisse se reproduire. Pour conférer à ces normes nouvelles une autorité indiscutable, il fallait leur trouver comme fondement une valeur [80] bénéficiant de la plus large reconnaissance possible, c’est-à-dire une valeur fondamentale universelle [81]. Seules deux valeurs avaient alors atteint ce stade de reconnaissance. Il s’agissait du respect de la vie humaine et de l’adoption d’un mode de gouvernance étatique démocratique [82]. Le respect de la vie humaine était ici en cause, mais la question ne pouvait y être cantonnée.

L’horreur de la Shoah, au-delà des motivations des criminels de masse que furent les nazis [83], tenait au fait que des millions d’êtres humains avaient été mis à mort, mais aussi à la manière dont les victimes [84] avaient été traitées. C’est ce qui explique que les dirigeants alliés aient décidé de faire de la dignité humaine une nouvelle valeur fondamentale universelle, avant de bâtir sur cette base des règles juridiques destinées à empêcher à tout jamais que puissent se produire à nouveau des agissements criminels tels que ceux ayant été commis lors de la Shoah [85]. Quelles sont les étapes de cette évolution ?

Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’expression « dignité humaine » a été employée pour désigner ce que nous considérons aujourd’hui être la dimension collective de la dignité humaine en tant qu’état de conscience, c’est-à-dire le fait pour l’homme d’être conscient d’appartenir à l’espèce humaine. Ce que nous qualifions aujourd’hui de dimension individuelle de la dignité humaine en tant qu’état de conscience, soit le fait pour l’homme d’être conscient de son altérité, n’était pas, à l’époque, perçu comme tel. Cet état de conscience était considéré comme caractérisant la personnalité d’un être humain.

Pour faciliter l’asservissement à moindre coût des êtres humains qu’elle qualifiait de « vies sans valeur [86] », l’entreprise concentrationnaire nazie s’est méthodiquement employée à l’annihiler, ainsi qu’à éradiquer la personnalité de ses victimes. Dans le creuset de cette immolation commune, personnalité et appartenance se sont liées à jamais. Au feu de ce brasier s’est forgée une conception élargie de la dignité humaine en tant qu’état de conscience, forte d’une dimension collective dans la perception de l’appartenance à l’humanité et d’une dimension individuelle dans la conscience de l’altérité.

Les dirigeants des pays vainqueurs étaient alors partagés entre la répulsion que leur inspiraient les agissements des nazis et un sentiment de culpabilité [87]. Pour couper court à toute possibilité de controverse, il leur fallait prendre en compte le fait que le système concentrationnaire nazi s’était acharné à détruire la dignité humaine. Il leur apparaissait en conséquence nécessaire de pouvoir désormais disposer d’instruments juridiques internationaux aptes à protéger cette composante essentielle de l’humanité. C’est ce qui explique que la dignité humaine soit passée, par un changement collectif de regard des principaux dirigeants du monde de l’après-guerre, du stade d’état de conscience, au statut de valeur fondamentale universelle à préserver.

Les incidences de cette évolution, juridiques et autres, n’ont cessé de s’étendre depuis lors, ce de façon plus ou moins heureuse. De la gestation jusque dans la mort, la dignité humaine s’inscrit aujourd’hui en filigrane du traitement juridique de l’humain par le droit français. Son ombre protectrice naît avec la vie humaine [88]. L’enfant grandit sous son aile [89]. Elle forme un cocon autour de l’adulte sa vie durant [90], y compris lorsque celui-ci est un étranger se trouvant sur le territoire national [91]. Elle accompagne même l’être humain jusque dans la mort, ou, tout au moins, veille sur ses restes [92]. Etc.

Compte tenu de la multiplicité et de la diversité des renvois à la dignité humaine dont le droit français est aujourd’hui truffé, il n’est guère surprenant que les opposants au passe sanitaire aient vu dans la violation de la dignité humaine un espoir de parvenir à leurs fins. Un tel argumentaire a-t-il des chances d’aboutir ? La dignité humaine est tout à la fois, sous son aspect philosophique, conscience qu’à l’être humain de son altérité et de son appartenance à l’espèce humaine et, du point de vue juridique, valeur universelle fondamentale impliquant respect [93] et décence [94].

Le respect garantit l’être humain contre des agissements de ses semblables mettant en jeu ce qui le constitue en tant qu’être humain unique [95]. La décence protège l’être humain contre lui-même en lui interdisant d’adopter un comportement indigne d’un membre de l’espèce humaine [96]. C’est ce à quoi fait référence, à propos des restes humains, le premier alinéa de l’article 16-1-1 du Code civil lorsqu’il énonce que « les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence », respect et décence étant les déclinaisons pratiques des deux aspects de la valeur qu’est la dignité.

L’instauration du passe sanitaire n’a pas pour but d’empêcher les citoyens français de se livrer à une activité incompatible avec leur appartenance à l’espèce humaine. De surcroît, son objectif affiché étant de préserver la vie humaine par la prévention de la diffusion de la pandémie de covid-19, l’adhésion à cette mesure peut être vue comme l’expression d’une volonté de protéger les autres êtres humains contre un risque de contracter une maladie potentiellement létale. Un tel comportement s’analyse comme une manifestation de l’instinct de conservation de l’espère, constituant une conséquence logique de la conscience d’appartenance à l’humanité. La préservation de la dignité humaine dans sa dimension collective n’est donc pas en jeu ici.

Pourrait-il y avoir, en l’espèce un problème de respect, c’est-à-dire une atteinte à la dimension individuelle de la dignité humaine, ou, plus précisément, à la conscience qu’à l’être humain de son altérité, à ce qui fait le caractère unique et la richesse de sa personnalité ? La question mérite d’autant plus d’être considérée que le droit français, lorsqu’il a décidé de tirer des conséquences juridiques de la consécration de la dignité humaine en tant que valeur fondamentale universelle, l’a fait en accordant une importance toute particulière [97] à la dignité individuelle [98], ce qui tend à mêler intimement dignité humaine et libertés individuelles.

Ce rapprochement a été critiqué comme source de confusions plus ou moins intéressées [99], voire, pour Anne-Marie Le Pourhiet, comme constituant aujourd’hui la menace la plus directe contre la philosophie des Lumières et l’idée républicaine, l’arme fatale contre nos libertés [100] ». Il semble toutefois correspondre aujourd’hui aux attentes de l’opinion publique majoritaire des pays développés [101] et sous-tend, sans surprise, des propositions doctrinales présentant cette vision française, nourrie au lait de l’individualisme, comme source de « valeurs aujourd’hui spécifiques aux Européens [102] ».

Il n’est donc pas surprenant de voir aujourd’hui des opposants au passe sanitaire se prévaloir d’un manque de respect de la dignité humaine. Il n’est pas non plus surprenant de voir que le Conseil constitutionnel se soit contenté, dans sa décision du 5 août 2021, d’affirmer que le projet de loi soumis à son appréciation ne manquait pas au « principe du respect de la dignité de la personne humaine » sans justifier cette affirmation. Il lui aurait sans doute été difficile de relever que la mesure législative considérée portait gravement atteinte aux libertés individuelles sans offrir le flanc à la critique de ne pas tirer toutes les conséquences logiques de ses constats.

A s’en tenir à la conscience de l’altérité, l’instauration du passe sanitaire ne poserait pas de soucis eu égard à la protection de la dimension individuelle de la dignité humaine. L’être humain n’a pas besoin de disposer de sa pleine et entière liberté de mouvement pour avoir conscience de son unicité. Il dispose en lui-même des ressources intellectuelles nécessaires pour y parvenir, à commencer par la liberté de penser. Toute la difficulté tient, en fait, à deux choses : la définition de la personnalité des êtres humains et la juridicisation de la dignité humaine.

Dès lors que l’on considère que la dimension individuelle de la dignité humaine recouvre, non pas simplement la conscience qu’à l’individu de son altérité, mais l’ensemble des éléments qui lui confèrent une personnalité unique, il devient aisé de soutenir que les interactions sociales, dans la mesure où elles façonnent la personnalité des êtres humains, constituent une part essentielle de leur personnalité. De là, il devient possible de sauter à l’idée que les libertés qui permettent ces interactions sociales construisent la personnalité des êtres humains. C’est ainsi que, de proche en proche, le raisonnement rapproche la dignité humaine des libertés individuelles jusqu’à tendre à confondre la protection de l’une avec celle des autres.

C’est le risque que dénonçait déjà, il y a plus de dix ans, Anne-Marie Le Pourhiet, la revendication des opposants au passe sanitaire constituant une concrétisation de cette déviance. Si l’on ajoute à cela que la juridicisation de la dignité humaine a entraîné un changement essentiel dans la façon d’agir, dans la mesure où il ne s’agit plus ici de mettre un terme à un manquement constaté à la dignité humaine, mais de prévenir une atteinte potentielle en faisant obstacle à des comportements ou à des mesures législatives susceptibles d’attenter à la dignité humaine [103], la conclusion s’impose d’elle-même : toute restriction aux libertés individuelles peut être vue comme une violation potentielle du respect dû à la dignité humaine.

Le problème est que les libertés individuelles ne sont pas absolues, ou, en d’autres termes, qu’elles peuvent être limitées, comme le prévoit expressément l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 [104], texte à valeur constitutionnelle. Le dilemme, en apparence insoluble, est le suivant : comment concilier l’existence de restrictions aux libertés individuelles avec la nécessité de protéger la dignité humaine ? Il n’existe qu’un seul moyen de surmonter cette aporie : il faut admettre que toutes les atteintes aux libertés individuelles ne constituent pas des violations de la dignité humaine.

La question devient alors de tracer une limite entre les atteintes tolérables aux libertés individuelles et celles qui contreviennent au respect dû à la dignité humaine. Le problème est qu’il n’existe pas de critère objectif de nature à tracer une telle ligne de démarcation. La dignité humaine ne se fractionne pas. Toute restriction grave aux libertés individuelles porte atteinte à la dimension individuelle de la dignité humaine, telle que la conçoit aujourd’hui le droit français. Or, l’instauration du passe sanitaire constitue indiscutablement un manquement grave aux libertés individuelles. Dans sa Consultation du 19 juillet 2021, le Conseil d’État parle même d’une « atteinte particulièrement forte » : « Une telle mesure, en particulier lorsqu’elle porte sur des activités de la vie quotidienne, est susceptible de porter une atteinte particulièrement forte aux libertés des personnes concernées ainsi qu’à leurs droits au respect de la vie privée et familiale [105] ».

Ce constat peut expliquer l’entièreté des revendications de la plupart des opposants au passe sanitaire. La difficulté est que celles-ci ne tiennent pas compte d’un élément essentiel, soit la nature de la dignité humaine. Une valeur universelle fondamentale n’est pas un acquis intangible. C’est un idéal vers lequel tendre, tout en sachant qu’il est impossible à atteindre. Il en va ainsi des plus anciennes d’entre elles, soit le respect de la vie humaine et le choix d’un mode de gouvernement démocratique.

La progression de l’abolition de la peine de mort dans le monde constitue un pas important dans la voie du respect de la vie humaine. Un pas supplémentaire essentiel pourrait être franchi si l’humanité parvenait à éradiquer la guerre, mais cela n’est pas manifestement à l’ordre du jour. Les conséquences désastreuses des guerres récentes menées en Irak et en Afghanistan par les États-Unis d’Amérique ont montré que la démocratie ne s’exporte pas, l’aspiration à la démocratie ne pouvant naître que d’un désir de liberté consécutif à l’éducation du peuple. Elles témoignent du fait que c’est pêcher par présomption, pour un État, de croire qu’il est parvenu à incarner l’idéal démocratique [106].

Le respect de la dignité humaine n’échappe pas à la règle. Il faut accepter qu’il puisse lui être porté atteinte, y compris sous forme de régression momentanée lorsque la nécessité l’exige, mais ce sans perdre de vue l’objectif à atteindre sur le long terme. C’est la voie dans laquelle s’est engagée le Conseil d’État en déclarant que la mise en œuvre de la mesure exige : « Un strict examen préalable de nécessité et de proportionnalité, dans son principe comme dans son étendue et ses modalités de mise en œuvre, au vu des données scientifiques disponibles [107] ».

La nécessité est ici celle de la crise sanitaire. La proportionnalité vise à l’appréciation de l’ampleur de la réponse au vu de l’étendu de la menace. C’est sur ces terrains que les opposants au passe sanitaire devraient sans doute se positionner pour espérer avoir gain de cause. La nécessité pourrait être questionnée sur la base de l’efficacité de la mesure. La proportionnalité pourrait être réévaluée régulièrement à l’aune de la progression de la pandémie. Les modalités de mise en œuvre de la mesure pourraient être interrogées [108]. Etc.



[1] Complétée par un décret d’application du 8 août 2021.

[2] Ou « pass sanitaire ».

[3] Via l’application TousAntiCovid.

[4] L’intéressé pouvant présenter le document de son choix s’il en possède plusieurs, ce qui n’est pas ordinairement le cas, les trois sortes de documents correspondant la plupart du temps à des situations personnelles différentes.

[5] Le certificat de rétablissement à la suite d’une contamination par la covid-19 correspond au résultat d’un test RT-PCR ou antigénique attestant du rétablissement de la personne et datant de moins de six mois, tout en ayant au moins onze jours.

[6] La notion de justification de statut vaccinal ne doit pas être confondue avec la vaccination, même si celle-ci en est l’élément fondateur. L’obtention du justificatif suppose que le schéma vaccinal soit complet et nécessite qu’un certain délai se soit écoulé après son achèvement. Ce délai est de sept jours après la seconde injection pour les vaccins à double injection, soit Pfizer, Moderna et AstraZenaca. Le délai est également de sept jours pour les personnes ayant eu un antécédent de covid-19 et n’ayant reçu de ce fait qu’une seule injection. Enfin, le délai est porté à vingt-huit jours pour les vaccins à une seule injection, soit Johnson et Johnson.

[7] Par examen de dépistage virologique, il faut entendre les tests RT-PCR et les tests antigéniques. La version numérique des résultats de ces tests peut être directement importée sur TousAntiCovid ou téléchargée sur le portail SI-DEP. En fonction de l’utilisation envisagée, le délai maximum d’ancienneté du test peut être de 48 heures ou de 78 heures. Pour les voyages, des mesures particulières, telle que la traduction des tests dans certaines langues par exemple, peuvent être demandée, en fonction de la législation du pays de destination. Il faut ajouter que, dans un premier temps, les autorités françaises avaient également autorisé, à titre provisoire, la validation du passe sanitaire au moyen d’un autotest supervisé par un professionnel de santé. Par un communiqué en date du 8 octobre 2021, le Gouvernement a annoncé la fin de cette mesure provisoire à compter du 15 octobre 2021.

[8] Soit deux mois de prolongation.

[9] Les opposants à la mesure parlent ordinairement de lieux de convivialité, ce qui leur permet de crier à la « mort sociale » des citoyens, tandis que les défenseurs de la mesure évoquent des lieux de loisirs, avant d’affirmer que le fait de ne pouvoir les fréquenter momentanément n’est qu’une gêne sans grande conséquence sociale.

[10] Pour de longues distances.

[11] Le 19 octobre 2021, interrogé sur les mesures sanitaires à venir susceptibles d’encadrer la pratique du ski pendant les vacances de la Toussaint, le secrétaire d’État chargé du tourisme, Jean-Baptiste Lemoyne, a déclaré, à propos d’une possible extension de l’exigence du passe sanitaire aux remontées mécaniques : « C’est une réflexion qui est en cours » ; Marmara Jean-Christophe, « Le passe sanitaire pour les remontées mécaniques en montagne est à l’étude selon Lemoyne », Le Figaro, 19 octobre 2021.

[12] Le laboratoire vendant le vaccin Pfeizer a déclaré, le 19 septembre 2021, avoir adapté son vaccin aux enfants de 5 à 12 ans. Il a déposé une demande de mise sur le marché auprès de l’Agence Américaine des Médicaments (FDA), qui a reçu un premier avis d’expert favorable le 24 octobre 2021. Cinq jours plus tard, le 29 octobre 2021, la FDA a autorisé la commercialisation de ce vaccin aux USA pour les enfants âgées de 5 à 11 ans. De son côté, le laboratoire Moderna a annoncé, le 25 octobre 2021, avoir testé positivement, sur un échantillon de plus de 4700 patients, un vaccin destiné aux enfants de 6 à 11 ans.

[13] Ces annonces insistent sur le fait que le durcissement à venir des mesures privatives de liberté (dont l’allongement et l’élargissement du recours au passe sanitaire) se justifie par une aggravation de la crise sanitaire due au développement des contaminations par un nouveau variant, soit le variant Delta (la lutte contre la pandémie étant compliquée par des mutations du virus).

[14] Possibilité ouverte aux présidents des deux assemblées depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

[15] L’évolution dudit projet nécessita trois saisines rectificatrices, les 16, 17 et 18 juillet 2021.

[16] Il est à noter que la loi nouvelle n’est pas allée jusque-là en matière de passe sanitaire puisque la date limite jusqu’à laquelle le gouvernement est autorisé à imposer une telle mesure n’a été prolongée que jusqu’au 15 novembre 2021.

[17] Avis du Conseil d’État, Commission permanente, séance du lundi 19 juillet 2021, section sociale, n° 403.629.

[18] Points n° 11 et 12 de l’Avis.

[19] Point n° 12 de l’Avis.

[20] Florence Chaltiel-Terral, interrogée par Sandra Favier, « Projet de loi sanitaire : quelles mesures pourraient être censurées par le Conseil constitutionnel », Le Monde, 4 août 2021.

[21] Le préambule de la constitution de 1946 énonce plus précisément, dans son premier paragraphe, que : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés » ; préambule de la Constitution de 1946.

[22] Conseil constitutionnel, décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021, n°96.

[23] Formulation juridique signifiant, en langage courant, que les juges n’ont rien trouvé dans le texte de loi soumis à leur examen qui puisse être qualifié d’atteinte au principe du respect de la dignité de la personne humaine, ou d’atteinte au principe de l’inviolabilité du corps humain.

[24] Conseil constitutionnel, décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021, n°97.

[25] La difficulté étant pour les juges de décider de la validité d’une mesure permettant d’assurer le respect d’un principe, mais ce tout en portant atteinte à d’autres, ce qui passe par un arbitrage impliquant une hiérarchisation des principes.

[26] Tout en faisant observer que les juges avaient « fait application du principe d’égalité entre les salariés en CDD et ceux en CDI » en sanctionnant la disposition du texte prévoyant la suspension du contrat de travail d’un intérimaire ou d’un salarié en CDD ne validant pas son passe sanitaire, mesure répressive ne s’appliquant pas aux salariés en CDI ; Jean-Philippe Derosier, interrogé par Aziliz Le Corre, « Passe sanitaire : la protection de la santé est devenu un principe cardinal pour le Conseil constitutionnel », Le Figaro, 5 août 2021.

[27] Jean-Philippe Derosier parlait de huit décisions.

[28] Il faut avoir à l’esprit que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui a valeur constitutionnelle, prévoit expressément que les libertés ne sont pas absolues. Pour les auteurs de ce texte, les droits subjectifs (soit les droits que chaque personne détient à titre individuel) et les libertés procèdent d’une catégorie plus générale, faisant appel à la Nature (origine naturelle) et au Sacré (origine divine), les « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme ». Le préambule de la déclaration précise que le but de celle-ci est de les « exposer », ce qui suppose d’en préciser les rapports : « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme ». L’article 1 de la déclaration indique que les libertés sont définitivement acquises à l’homme du seul fait de sa naissance et que tous les hommes ont, ad vitam aeternam, les mêmes droits : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». L’article 2 de la déclaration est délicat à saisir dans la mesure où une lecture inattentive pourrait laisser croire qu’il entend faire de la liberté un droit en déclarant que : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ». En réalité, penser cela revient à confondre droits naturels et sacrés de l’homme et droits subjectifs de celui-ci. Ce que nous dit, en fait, l’article 2 de la déclaration est que les droits naturels et sacrés de l’homme englobent à la fois les libertés individuelles et collectives (réunis ici sous l’appellation de « la liberté ») et les droits subjectifs, dont, au premier chef, « la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Comment les libertés s’articulent-elles avec les trois droits essentiels que sont la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ? C’est ce que vient préciser l’article 4 de la déclaration en affirmant que : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Cela revient à dire que les droits peuvent venir restreindre les libertés et que le législateur a la possibilité de leur imposer des limites, sans préjudice des arbitrages que leur confrontation peut rendre nécessaire.

[29] Tels que, par exemple, l’égalité entre les citoyens.

[30] Selon les comptages du Ministère de l’Intérieur, après avoir régulièrement décliné, le nombre de manifestants a semblé un temps s’être stabilisé. Le samedi 23 octobre, soit le quinzième samedi de manifestations sans interruption, les services de l’État ont annoncé avoir comptabilisé 171 actions pour 40 000 manifestants environ, dont 5 000 à Paris. Un nombre identique de manifestants avait été comptabilisé le samedi précédent, soit le 16 octobre 2021. Le samedi 30 octobre 2021 au soir, le Ministère de l’Intérieur a annoncé avoir comptabilisé 168 actions, mais ce pour 25 140 manifestants seulement, ce qui témoigne d’une nouvelle érosion du mouvement.

[31] À l’initiative de particuliers, d’associations de citoyens et mêmes de partis politiques. La France insoumise a ainsi, le 1 août 2021, mis en ligne via son site internet une « pétition contre la loi sanitaire de Macron », visant, entre autres choses, à obtenir la suppression du passe sanitaire. Au 25 octobre 2021, cette pétition était créditée de 64 509 signatures pour un total escompté de 100 000.

[32] Guillaume Zambrano, maître de conférences en droit privé à l’Université de Montpellier, non content de déposer une requête en annulation des dispositions législatives relatives au passe sanitaire devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, a pris l’initiative de créer un site internet sur lequel il a inséré un modèle de requête identique à la sienne, ce qui a abouti au dépôt de 18 000 demandes. La saisine de cette juridiction étant subordonnée à l’épuisement de toutes les voies de recours internes, ces demandes étaient vouées à l’échec. Elles ont, sans surprise, été jugées irrecevables, la Cour relevant également le « caractère abusif » de la démarche ; « 18 000 opposants au pass sanitaire déboutées par la CEDH », Le Huffington Post, 7 octobre 2021.

[33] Qui sont très loin d’être majoritaires dans leur camp mais qui bénéficient d’une exposition médiatique surdimensionnée.

[34] Le dimanche 18 juillet 2021, jour de commémoration de la Rafle du « Vel d’Hiv » (vélodrome d’hiver) à Paris, un rescapé, Joseph Szwarc, s’est indigné de cette comparaison : « Les larmes me sont venues. Je l’ai porté l’étoile moi, je sais ce que c’est, je l’ai encore dans ma chair » ; « Les larmes me sont venues : l’intense émotion d’un rescapé du Vel d’Hiv après le port de l’étoile jaune par des antivax » ; La Dépêche, 18 juillet 2021.

[35] Alors qu’il est possible d’être opposé au passe sanitaire sans refuser pour autant de se faire vacciner et que l’on peut parfaitement être « antivax » sans être pour autant « complotistes », ce qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler.

[36] Celle-ci ne pourrait que déboucher sur un échec pour les deux camps. En tentant de passer en force, le gouvernement court le risque d’échouer en ne parvenant pas à forcer suffisamment de gens à se faire vacciner. La réussite de son entreprise susciterait le ressentiment de ceux qu’il serait parvenu à faire plier et permettrait aux derniers réfractaires de se poser à la fois en martyrs et en héros de la cause. Quant aux personnes « anti-passe sanitaire », à les supposer parvenues à s’affranchir de l’obtention, ou de l’emploi, dudit document, comment celles-ci, au vu de l’importance des sacrifices consentis pour parvenir à leurs fins, ne pourraient-elles pas éprouver un sentiment d’injustice et ressentir l’impression d’avoir été discriminées ?

[37] Cabrol P. 2010, « La judiciarisation de la dignité humaine », Politéia, n°17, 2010, 589-598 ; Cabrol P. et Silva J., 2017, « L’accession de la dignité humaine au rang de valeur fondamentale universelle : une réponse au nazisme », in « Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Louis Martre », Politéia, n°27, 2017, 167-187.

[38] Ce site internet controversé a succédé à un grand Quotidien. Créé en 1944, France-Soir a cessé sa publication papier en 2011, après avoir sans succès tenté d’évoluer, à partir de 2005, en essayant de devenir une sorte de tabloïd à la française. Transformé en site d’information numérique, puis racheté par l’entrepreneur Xavier Azalbert, il voit ses quatre derniers journalistes licenciés pour raison économique en octobre 2019, ce qui ne l’empêche pas de continuer ses publications sous le même nom. Il est alors rapidement accusé par des journalistes de diffuser de fausses informations et de relayer des thèses complotistes, polémique dont témoigne, par exemple, l’article de Maxime Tellier publié dans France Culture le 14 mars 2021, « France Soir : grandeur et déliquescence d’un journal devenu anti-journalistique ». Depuis 2020, le site internet a fait de la pandémie de covid-19 son principal centre d’intérêt avec de nombreux articles anonymes contenant des affirmations qualifiées de fake-news par des médias et sites de vérification d’informations variés, Xavier Azalbert affirmant de son côté « qu’il travaille avec des journalistes et contributeurs qui vérifient l’ensemble des informations publiées ».

[39] Le site présentant l’auteur comme un conférencier et écrivain, titulaire d’un doctorat de philosophie.

[40] Qui se cache derrière ce pseudonyme ? Selon une note du directeur de la publication du site accompagnant un article plus ancien publié le 26 avril 2020, « La science appartient à tout le monde », Bio Moon serait « un professeur de SVT en France dans une académie de province, qui a fait des choix dans la vie, d’abord d’être engagé dans le monde associatif, le conseil puis éducatif ».

[41] Après une violente diatribe contre les centres de vaccination, le personnel soignant et la vaccination, dans laquelle il traite le centre de vaccinations de « fosse aux hyènes » et le personnel soignant d’« ignominieux et zozotant geôlier ». Quant à la vaccination, elle est qualifiée de « scarification » et même de « viol moral et corporel », etc.

[42] Puis de conclure péremptoirement que « toute dignité humaine se voit anéantie par les mesures imposées par Emmanuel Macron, du moins dans l’acception qui fonde nos démocraties ».

[43] Il n’est pas indifférent, sur ce point, de relever que, tant William Néria (« Ce chantage à la liberté et à l’égalité ne peut et ne doit être moralement toléré ! » ; op. cit.) que BioMoon (« C’est l’appartenance au genre humain en tant qu’espèce capable de conscience rationnelle et morale qui fonde la dignité intrinsèque de chaque individu humain » ; op. cit.) font expressément référence à la morale dans leurs articles respectifs.

[44] Celle-ci englobait, à l’origine, l’état de conscience qui a été désigné, bien plus tard, sous le nom de dignité humaine.

[45] En termes d’objectifs, la morale, ainsi entendue, vise, soit à garantir la cohésion du groupe social, soit à rendre la vie au sein de celui-ci plus agréable.

[46] Soit la conformité avec les règles d’organisation de la société des hommes, c’est-à-dire avec les intérêts de l’humanité.

[47] Nombre de croyants considèrent que la morale élaborée (voire donnée par Dieu selon certaines croyances) par leur communauté religieuse a vocation à l’universalité. Ainsi entendue, elle se confond avec la morale à vocation universelle et exclue la possibilité d’existence de morales particulières. La « laïcité à la française », en assimilant « morale républicaine » et morale à vocation universelle conduit à la même exclusion des morales particulières, que celles-ci soient religieuses ou non.

[48] Étant entendu que l’homme n’use pas toujours de sa raison et que certains êtres humains font prévaloir leurs intérêts, ou divers intérêts particuliers, sur l’intérêt collectif. Le raisonnement se suffit du fait que la majeure partie des comportements humains soient conformes aux intérêts de l’humanité. Il ne nécessite pas qu’ils le soient tous.

[49] Pascal, « Pensées », Gallimard, Pléiade, 1976, pages 1156-1157 (première édition 1660).

[50] C’est ce qu’écrivait, en 1944 Lecomte du Nouÿ : « Entre la bête et l’homme, le fossé se creuse, et l’homme, non seulement le perçoit, mais s’efforce de le creuser davantage. … L’évolution, avec la naissance de la conscience humaine, est entrée dans une phase nouvelle. Tous les rameaux … ont divergé et ont atteint un niveau de stagnation. … Tous, sauf un … Un seul groupe parmi tous a continué et continuera d’évoluer. Mais il a atteint un degré de perfectionnement tel que son centre cérébro-psychique permet enfin à l’individu de se dégager de l’héritage ancestral et de devenir un homme. Avec la conscience est né un sentiment nouveau : celui de la dignité humaine résultant de la victoire sur les instincts et sur les superstitions ! » ; Lecomte du Nouÿ, « La dignité humaine », Brentano’s, éditions du Champ-de-Mars, 1947, 267 pages, pages 163 et 164 (New York, 1944, pour l’édition originale).

[51] Le système concentrationnaire nazi avait deux buts d’inégale importance. Il avait été pensé et mis en œuvre pour exterminer des millions d’êtres humains. C’est là son but premier, au sens de principal et d’immédiat. Il avait également pour but de tirer financièrement profit de ce génocide (ce que montre, par exemple, Germaine Tillion, dans son étude du camp de Ravensbrück ; Tillion G., « Ravensbrück », éditions du Seuil, 1988 pour la troisième édition - première édition 1946). Pour atteindre ces deux objectifs, les nazis se sont intentionnellement attaqués à l’humanité de leurs victimes. Cette action leur est apparue comme l’un des moyens les plus efficaces (sans préjudice d’errements idéologiques reposant sur une prétendue supériorité raciale qui relèvent de la finalité profonde du nazisme) de contraindre les millions d’êtres humains promis à la mort à obéir à quelques milliers (ou dizaines de milliers en incluant dans le nombre tous les civils qui ont participé à cette entreprise, notamment les dirigeants, contremaîtres et ouvriers des usines dans lesquelles avait cours le travail forcé des concentrationnaires) de bourreaux, cette obéissance étant indispensable à la réussite de leurs projets meurtriers.

[52] Au moins cinq à six millions de juifs d’Europe figurent parmi les personnes tuées dans les camps d’extermination ; Raul Hilber, « La Destruction des juifs d’Europe », Paris, Gallimard, collection « Folio histoire », 2006 pour l’édition définitive en trois volumes ; Saul Friedländer, « L’Allemagne nazie et les Juifs, (1933-1945) », 2 tomes, Paris, Seuil, 2012 ; etc. En y ajoutant les autres victimes, dont un million et demi de juifs d’Ukraine environ tués au cours de la « Shoah par balles » notamment, le nombre de victimes juives monte à au moins six millions et demi à sept millions et demi de personnes.

[53] Tout en demeurant conscient du fait que la réalisation du but accessoire est toujours demeurée subordonnée à l’accomplissement du but principal.

[54] Il n’était pas de se procurer une main d’œuvre à bas prix, ce qui aurait du conduire à apporter à celle-ci des soins et un minimum de confort visant à obtenir le meilleur rapport possible entre coûts et bénéfices.

[55] Celui-ci variait de quelques semaines à quelques mois (en moyenne apparemment trois mois mais le calcul d’une telle moyenne a-t-il du sens ?), très rarement plus d’un an ou deux, en fonction du rythme d’arrivée de nouvelles victimes.

[56] Les surcroîts éventuels de main d’œuvre consécutifs à des arrivées plus importantes que prévu étant régulé par des « sélections » ponctuelles de concentrationnaires, retirés des commandos de travail pour une mise à mort immédiate.

[57] « “Qu’est-ce qu’un déporté” ? Rappelons que la déportation n’est pas une politique destinée à définir ou à réprimer, mais un outil de politiques qui diffèrent suivant les périodes et suivant les pays. A l’origine, en français, est déporté celui qui purge une peine afflictive et infamante hors du territoire métropolitain. Le plus fameux de ces déportés fut Alfred Dreyfus, le dernier à avoir été condamné par un tribunal militaire à cette peine alors tombée en désuétude est Jean Zay en octobre 1940. Le peine inclut le déplacement, elle n’indique pas nécessairement le lieu où elle sera subie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les requis du Service du travail obligatoire sont qualifiés par la Résistance de « déportés » alors que leur déportation a pour destination les usines en Allemagne. Après la Seconde Guerre mondiale, le sens de « déporté » s’infléchit pour désigner le transport et le séjour en camp de concentration, lestant ainsi ce terme de son poids de souffrances. Le déporté est le concentrationnaire et les associations de requis du Sto se voient interdire en justice l’usage de ce terme. » In, Annette Wieviorka, « L’heure d’exactitude. Histoire, mémoire, témoignage. Entretiens avec Séverine Nikel », Paris, Albin Michel, 2011, col. « Itinéraires du savoir », pp. 113-114.

[58] C’est cette volonté d’économie, doublée de l’assurance de l’arrivée constante d’une main d’œuvre de remplacement, qui explique, par ailleurs, que tous les travaux des camps aient été effectués par les concentrationnaires, que ceux-ci aient eux-mêmes construit les camps et les instruments de leur destruction, qu’ils aient été malnutris, laissés sans soins ou presque, inutilement exposés aux froids et aux intempéries, etc.

[59] À ce prix effroyable, la Shoah a été une entreprise (au sens général d’entreprendre) financièrement extrêmement rentable, à la fois pour l’État nazi, mais aussi pour certains de ses principaux dirigeants, à l’image par exemple d’Heinrich Himmler. Sur cette question, voir, par exemple, le chapitre 7, « Profits et extermination » de l’ouvrage consacré au camp de Ravensbrück par Germaine Tillion, op. cit.

[60] Le terme « concentrationnaire » a été préféré ici à celui de « déporté », en raison de l’imprécision de ce dernier terme. Voulue à l’époque de la libération des camps pour des raisons politiques de recherche d’unité nationale, cette imprécision n’a pas aujourd’hui de raison d’être. « C’est en dépouillant les archives du rapatriement du ministère Frenay (dans la série F9 aux Archives nationales) que j’ai pris conscience du brouillage des situations et surtout compris que le terme « déporté » recouvrait un ensemble hétérogène, incluant notamment les requis du Sto. Une affiche célèbre de 1945 proclamait : « Ils sont unis. Ne les séparons pas ». On y voit un déporté – reconnaissable à son costume rayé – appuyé sur un requis du Service du travail obligatoire et sur un prisonnier de guerre. Le Gouvernement provisoire du général de Gaulle et son ministre des Prisonniers, déportés et réfugiés, Henry Frenay, voulaient l’unité de la nation à un moment où demeuraient en Allemagne un million de prisonniers de guerre, quelques 750 000 Sto et quelques dizaines de milliers de déportés. Tous étaient englobés dans la grande catégorie des “absents”. Une masse impressionnante d’hommes jeunes, en âge de travailler et de combattre, la force vive du pays, au sein de laquelle la spécificité du sort des Juifs (25 000 survivants seulement à l’ouverture des camps au printemps 1945) ne se distinguait aucunement. A l’exception des quelques milliers qui ont été « libérés » dans les camps d’Auschwitz, comme Primo Lévi, l’immense majorité des survivants juifs, toutes nationalités confondues, ont été transférés à pied ou en wagon découverts dans les camps de l’Ouest – Bergen-Belsen, Ravensbrück, Buchenwald… Ils sont donc mêlés aux autres déportés, ce qui contribue au brouillage des catégories », Annette Wieviorka, op. cit., p. 106.

[61] C’est ce qui justifie le recours à des collaborateurs civils tels que les contremaîtres dans les usines et ce qui explique le choix de faire de certains détenus, généralement de droit commun, les garde-chiourmes (kapos) des autres.

[62] Comment s’opérait la destruction de la personnalité de l’individu ? En premier lieu, en faisant disparaître tout objet qui rattachait celui-ci à son passé, ainsi que les noms et prénoms par lesquels il se distinguait des autres, remplacés par un numéro : « Nous apportions de France avec nous un petit confort amassé en prison grâce aux colis de nos familles : de bons vêtements, les dentifrices, les savons, les brosses à ongles de la vie civilisée ; nous nous croyons encore des droits, ceux en tout cas que dans les pays civilisés on reconnaît même aux condamnés à mort : droit à la justice, droit à un avocat, droit à un médecin quand on est malade, droit à un prêtre, droit à deux repas par jour, droit de garder sa chemise pour mourir… Avant la nuit, de tout cela nous étions dépouillées. Il ne nous restait plus rien, pas un objet, pas un droit, pas un espoir. Quelques loques qui ne nous appartenaient pas et un numéro cousu sur la manche gauche, accompagné d’un triangle rouge. » ; Germaine Tillion, op. cit., p. 148.

[63] Pour annihiler la conscience qu’à chaque être humain d’appartenir à l’humanité, les nazis avaient mis au point des techniques associant atteintes physiques et agressions mentales, dont, au premier chef, le fait de priver leurs victimes de toute possibilité d’appréhender de manière rationnelle leur environnement. Comment ? Par exemple, en punissant certains d’entre eux sans la moindre raison et à n’importe quel instant, en les forçant à accomplir des tâches en apparence absurdes et dont la survenance ou l’arrêt étaient totalement imprévisibles, notamment, au moment de l’appel du matin, en les forçant à se tenir immobile pendant une durée variable, etc.

[64] Les forcer à l’immobilité absolue des heures durant revenait littéralement à les statufier vivants, c’est-à-dire à les réifier et donc à les déshumaniser. Leur « immatriculation » immédiate avec des chiffres visait à les dépersonnaliser. Etc. La conjonction de ces atteintes à la personne révèle l’existence d’une attaque planifiée contre l’ensemble des éléments aujourd’hui constitutifs de la dignité humaine.

[65] Pour Primo Levi, une destruction totale de la personnalité d’un être humain peut engendrer chez celui-ci une souffrance, doublée d’une aspiration telle à retrouver ce qui lui a été ôté, qu’il en vient à oublier son appartenance à l’humanité : « Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité ; car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même. » ; Primo Levi, « Si c’est un homme », Paris, Julliard, 1987, p. 35.

[66] Dans un premier temps, elle s’est effectuée au travers de la diffusion aux actualités cinématographiques de films documentaires tournés par les soldats alliés dans les premiers camps libérés par leurs troupes. Cette diffusion d’images à chaud, ou presque, ne pouvait donner aux spectateurs qu’une idée partielle de la réalité et n’était pas accompagnée de la fourniture des éléments de compréhension historique, ceux-ci restant à élaborer. Elle ne laissait guère de place qu’au registre de l’émotion, ou à l’enclenchement d’un mécanisme de protection mental tel que le déni.

[67] Ce déni a été massif : « On peine aujourd’hui à imaginer comment avaient été accueillis dans tous les pays, y compris Israël, ceux qui avaient survécu. Ils furent parfois soupçonnés d’avoir commis le pire pour sauver leur vie. Ils rencontrèrent le mépris, l’indifférence ou l’incrédulité quand ils tentèrent de raconter Leurs proches comme ceux qui avaient perdus des membres de leur famille – quelle famille juive n’avait pas eu de déportés ? – ne supportaient pas d’entendre ce qu’ils avaient enduré ». Annette Wieviorka, op. cit., p. 148.). Il a eu pour conséquence de faire taire la parole des survivants : « Beaucoup avaient aspiré à parler dès la sortie du camp. “Être interviewé, note Primo Lévi, était une occasion unique et mémorable, l’évènement qu’on avait attendu dès le jour de la libération, et qui a donné sens à notre libération même”. Car “en tout déporté, il y a un humilié qui sommeille” explique Henri Borlant, qui a choisi d’intituler son récit Merci d’avoir survécu. Quand l’ancien déporté sait qu’il est sinon compris, du moins véritablement écouté, son témoignage lui rend sa dignité dans la partie même de son identité qui a été humiliée ». Annette Wieviorka, op. cit., p. 150.

[68] Elle forme ainsi pendant avec sa dimension collective, soit la conscience d’appartenir à l’espèce humaine.

[69] Les atteintes à la personnalité commises par les nazis peuvent donc, par anticipation, être assimilées à des atteintes à la dignité humaine individuelle.

[70] Ce en poussant l’analyse jusqu’à intégrer la dimension d’intentionnalité des agissements des nazis : « C’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres ».

[71] Robert Antelme, « L’Espèce humaine », Paris, Gallimard, collection « Tel », 1957, (première édition, 1947, La Cité universelle), p. 11 de l’Avant-propos.

[72] Le philosophe Giorgio Agamben a développé dans un essai discuté (Agamben G., « Ce qui reste d’Auschwitz, l’archive et le témoin », trad. Par P. Alferi, Paris, Rivages, 1999) l’idée de relativiser le témoignage de survivants tels que Primo Lévi au motif du fait que seuls les concentrationnaires ayant été privés de la totalité de leur dignité auraient vécu pleinement l’expérience des camps. Pierre-Antoine Chardel (2006, « L’Éthique du témoignage. Réflexions à partir de Primo Lévi et Giorgio Agamben », The Canadian Journal of Continental Philosophy, 10 (2), p. 587-610) s’est appuyé sur cette théorie pour tenter de justifier une lecture herméneutique du témoignage. Ces théories ont fait l’objet de vives critiques, dont, au premier plan, celles de Claudine Kahan et Philippe Mesnard (« Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz ». Témoignages/Interprétations, Paris, Éditions Kiné, 2001) ou encore celles de Charles Boyer (« Agamben et Auschvitz », L’Enseignement philosophique, 60e année, n° 1).

[73] « Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette avanie : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèverons jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste ». Cf. Primo Levi, op. cit., p. 34.

[74] « Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre ». Primo Levi, ibid.

[75] Soit le fait que l’extermination, au-delà de son aspect physique, possédait une dimension psychologique.

[76] Soit le fait d’être privé de sa dignité individuelle par les exactions subies et d’en perdre sa dignité collective, oubliant ainsi « toute dignité », Primo Levi, ibid.

[77] Ce n’est pas un hasard si la plus ancienne des Organisations Internationales Non Gouvernementales (Oing), soit le Comité International de la Croix Rouge (Cicr), créé en 1863, s’est donné comme mission « exclusivement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence et de leur porter assistance ».

[78] À l’examen des faits, il faut admettre que les dirigeants des pays alliés disposaient d’informations suffisantes pour comprendre l’essentiel de ce qui se jouait dans les camps d’extermination, mais que cela ne suffit pas à les convaincre de faire une priorité de leur mise hors d’état de fonctionner et de la libération des concentrationnaires. L’explication peut-elle être, pour autant, réduite au constat du fait qu’il ne s’agissait pas d’objectifs militaires à proprement parler, le but premier des Alliés étant de gagner la guerre et non de venir en aide aux victimes du nazisme ? La question n’est pas aussi simple. Un projet de bombardement du camp principal d’Auschwitz fut notamment étudié et rejeté. Pour aboutir à cette décision terrible dans ses conséquences, deux éléments pesèrent sans doute lourd dans la balance : la crainte de tuer des concentrationnaires ou de leur nuire et la difficulté opérationnelle. Imposer aux aviateurs de ne pas prendre le risque de toucher les prisonniers revenait à leur ordonner d’effectuer un bombardement de précision, alors que les dégâts occasionnés par ce type d’attaque pouvaient apparaître faibles par rapport aux risques de subir des pertes en appareils et en équipages. Le degré d’information, sur l’horreur de la situation des concentrationnaires,  des techniciens appelés à juger de l’intérêt du bombardement n’est pas connu avec certitude. Il est en conséquence possible que ceux-ci aient pu estimer de bonne foi que le jeu n’en valait pas la chandelle, aussi choquant que cela puisse nous apparaître aujourd’hui.

[79] La réponse devait être rapide compte tenu du choc susceptible d’être causé aux populations. Elle devait également être répressive eu égard à la nécessité de les rassurer, ce qui impliquait qu’elle soit juridique.

[80] Les valeurs sont des idéaux vers lesquels tendre, tout en étant conscient qu’il demeure impossible de les atteindre. Les philosophes distinguent entre les valeurs relatives et les valeurs absolues que les juristes désignent comme étant les valeurs fondamentales universelles. Celles-ci sont des valeurs partagées par l’humanité. Elles se situent au sommet de l’échelle des valeurs. La première et la plus anciennement reconnu d’entre elles est le respect de la vie humaine. Au cours du dix-neuvième siècle ou de la première moitié du vingtième siècle, l’unanimité s’est ensuite faite, en Occident tout du moins, autour du choix d’un mode de gouvernement démocratique. Sous le choc causé par la découverte par l’opinion publique de la Shoah, la protection de la dignité humaine est venue s’y ajouter dès la fin de la seconde guerre mondiale. Le respect des droits de l’homme est, depuis un quart de siècle environ, en passe de les rejoindre. Sous l’influence des inquiétudes liées au réchauffement climatique, la préservation de l’environnement pourrait bien être le prochain candidat.

[81] « On ne peut mettre en doute que le problème de la valeur n’ait été renouvelé depuis environ trois quarts de siècle sous l’influence à la fois du progrès de la science qui, en trouvant dans son propre domaine un développement à la fois assuré et illimité, a mieux montré ce qu’elle était incapable de nous donner, – d’une critique de la science qui, l’insérant dans l’activité totale de l’homme, en a fait une sorte de moyen au service d’une fin qu’il fallait d’abord définir –, et peut-être aussi des malheurs qui sont venus ébranler le monde et qui ont amené chaque individu à considérer le problème de la signification de la vie comme étant le problème fondamental auquel tous les autres étaient subordonnés » ; Lavelle L., « Traité des valeurs. I. Théorie générale de la valeur », Paris, Puf, collection « Dito », première édition, 1950, seconde édition, 1991, p. 14.

[82] L’accession de cette valeur au statut de valeur fondamentale universelle est parfois critiquée comme étant l’expression du seul point de vue occidental.

[83] Des concepteurs du projet aux exécutants et aux complices, quelles que soient leurs motivations.

[84] Morts et survivants.

[85] C’est une évolution de la dignité humaine consécutive à la Shoah qui permet aujourd’hui d’invoquer devant les tribunaux la nécessité de respecter la dignité humaine. Le fait que certains manifestants comparent l’action du gouvernement aux agissements des nazis témoigne d’une ignorance préoccupante de cette réalité historique et d’une incompréhension de ce qu’est la dignité humaine. Un exemple suffit à le montrer. Il concerne une affiche placardée en ville lors d’une manifestation organisée à Besançon en juillet 2021. Cette affiche associe une étoile jaune à l’inscription suivante « De la république bananière à la dictature, il n’y a qu’un pass », les deux « S » terminant le mot « pass » ayant ici été remplacés par des « Siegrune », ou « runes solaires » en forme d’éclairs stylisés rappelant la forme de la lettre « S » ; Robardet Quentin, « De nouveaux symboles nazis en marge de la manifestation anti-pass sanitaire », L’Est Républicain, 25 juillet 2021. L’alphabet runique est un alphabet utilisé par d’anciennes peuplades germaniques et scandinaves. La rune solaire y symbolisait le soleil. À l’époque historique, l’alphabet runique a été source d’inspiration ou de réappropriation. Les amateurs d’occultisme ont usé des runes en leur conférant une signification ésotérique. Tolkien, en créant l’univers de la « Terre du Milieu », a inventé son propre alphabet runique, le Certhas Daeron. Etc. En 1933, Walter Heck imagine d’associer deux runes solaires, créant ainsi un sigle que les nazis s’approprient immédiatement pour servir d’emblème à la Schutzstaffel, ou « SS », force paramilitaire créée en 1925 et qui va devenir l’une des organisations clefs du régime nazi, particulièrement redoutée pour ses exactions. L’affiche use donc d’un jeu de mots associant le passe sanitaire à l’un des symboles de la barbarie nazie, ce en mettant la phrase en relation avec une étoile jaune symbolisant la stigmatisation des juifs par les nazis et, par extension, leur extermination dans les camps de la mort (dont la garde était assurée par la « SS »). Sans préjudice de considérations outrancières adventices sur la forme politique du gouvernement de la France, le message central est ici que l’instauration du passe sanitaire serait comparable à l’obligation du port de l’étoile jaune imposé par les nazis aux juifs, alors que le passe sanitaire n’est pas obligatoire, qu’il n’est pas un symbole visible permettant d’un seul coup d’œil de différencier les individus entre eux, qu’il ambitionne de sauver des vies et non d’en détruire, etc. L’outrance du propos banalise l’horreur de la Shoah. Elle s’apparente à une forme de négationnisme, sinon de la Shoah, du moins de son atrocité, qui salie la mémoire des victimes de l’Holocauste et témoigne d’une indifférence glaçante à la souffrance des survivants et de tous ceux que blesse le souvenir du sort réservé aux concentrationnaires. L’indécence d’un tel comportement ne peut que susciter l’indignation. De tels agissements manquent à la conscience que chaque être humain doit avoir de son appartenance à l’espère humaine et violent ainsi la dimension collective de la dignité humaine.

[86] L’expression est d’Adolf Hitler.

[87] Compte tenu du caractère singulier des faits, la Shoah ayant repoussé les limites de l’horreur au-delà de ce que l’entendement humain avait jusque là imaginé, un phénomène de sidération susceptible de générer un déni de réalité pourrait-il s’être produit ? Il paraît difficile de le croire s’agissant des dirigeants des pays vainqueurs. C’est pourtant ce que sous-entend, dans ses Mémoires de guerre le général Eisenhower, responsable des opérations alliées sur le théâtre européen, lorsque celui-ci affirme n’avoir pris conscience de l’horreur de la Shoah qu’en visitant l’un des camps libérés : « Le même jour, je vis pour la première fois un camp d’épouvante. C’était près de Gotha. Jamais je ne pourrai décrire l’émotion qui m’envahit quand je me trouvai devant la preuve évidente de la brutalité des nazis et de leur mépris profond de tout sentiment humanitaire. Jusque-là, ce que j’en savais était basé sur des informations générales ou de sources secondaires. Je suis sûr, toutefois, que jamais je n’ai ressenti un tel sentiment de stupeur », in D. D. Eisenhower, Croisade en Europe, Paris, Robert Laffont, 1949, p. 461-462.

[88] Les articles 16 du Code civil et L 2211-1 du Code de la santé publique disposent sur ce point que : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie ».

[89] Le fait que les mineurs soient protégés contre des messages y portant « gravement atteinte » en témoigne. L’article 227-24 du Code pénal érige ainsi en délit « le fait, soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ».

[90] La lecture du premier alinéa de l’article 16-1 du Code civil le prouve, au travers d’une référence au respect qui n’est autre qu’une déclinaison de la dignité humaine dans son aspect individuel : « Chacun a droit au respect de son corps ».

[91] L’article L 622-5 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile aggrave les peines prévues par l’article L 622-1 du même code lorsque les infractions considérées « ont pour effet de soumettre les étrangers à des conditions de vie, de transport, de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine », c’est-à-dire avec la dimension collective de la dignité humaine..

[92] L’article 16-1-1 du Code civil dispose, dans son premier alinéa, que «  le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort », et, dans son second alinéa, que « les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence ».

[93] Qui est la déclinaison juridique de la protection de la dignité humaine dans son aspect individuel.

[94] Qui est la déclinaison juridique de la protection de la dignité humaine dans son aspect collectif.

[95] La Cour de cassation a ainsi, par exemple, rejeté un pourvoi formé contre une décision de la Cour d’appel de Paris, en estimant que c’était dans le cadre de son pouvoir souverain d’appréciation des faits que celle-ci avait caractérisé « l’incompatibilité des conditions d’hébergement avec la dignité humaine » dans une affaire dans laquelle avait été loué à une famille de trois personnes, dont une femme enceinte et un enfant, un logement n’excédant pas 20 m2 et présentant des problèmes d’humidité et de chauffage. Cf. Crim., 11 février 1998, Bull. Crim., n° 53, p. 143.

[96] En permettant, par exemple, à un maire d’interdire, contre la volonté de l’intéressé et son intérêt économique, un spectacle de « lancer de nain », la validité dudit arrêté municipal ayant été confirmée en 1995 par le Conseil d’État. Cf. CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Revue du Droit Public, 1996, note M. Gros, 536-549 ; et note J.‑Ch. Froment, p. 549-564 ; p. 564-568 pour la décision.

[97] Du fait de la prévalence de l’individualisme dans la société française.

[98] Lorsque le Conseil constitutionnel, en 1994, a fait de la dignité humaine un principe à valeur constitutionnelle, il a choisi de se référer à la « dignité de la personne humaine », et non pas comme les textes internationaux antérieurs, soit à la « dignité de la famille humaine » (Charte des Nations unies de 1945), soit à la « dignité et la valeur de la personne humaine » (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et Convention pour la répression de la traite des êtres humains de 1949). La distinction est significative. Elle consacre une appréhension de la dignité humaine centrée sur la dignité individuelle ; « Considérant que le préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé et proclamé des droits, libertés et principes constitutionnels en soulignant d’emblée que : Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ; qu’il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle » ; cf. Conseil constitutionnel, 27 juillet 1994, décision n° 94-343/344DC, J.O., 29 juillet 1994, p. 11024.

[99] Par exemple, sur le terrain des demandes de légalisation de l’euthanasie, selon Jacques Ricot, « c’est en s’avançant sous la bannière de la dignité que les partisans de l’euthanasie rédigent les différentes propositions de loi toujours intitulées “mourir dans la dignité” qui s’abattent périodiquement sur le bureau de l’Assemblée nationale, reprenant l’intitulé de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD). En réalité, la dignité de la personne en fin de vie n’est aucunement concernée par l’euthanasie dans la mesure ou la demande de légalisation de celle-ci répond strictement à un objectif de liberté, ce dont conviennent honnêtement certains responsables de l’ADMD accordant qu’ils militent pour un droit de mourir dans la liberté et non dans la dignité, concept dont ils admettent n’avoir pas le monopole ». Cf. J. Ricot, « Finir sa vie, une question qui n’en finit pas », Esprit, octobre 2009, 189-198, p. 191.

[100] A.-M. Le Pourhiet, « Touche pas à mon préambule ! », Le Figaro, 24 mai 2008.

[101] « Les sociétés modernes sont caractérisées par une demande de plus en plus pressante de la part du public, à savoir que chacun soit traité comme ayant une dignité égale et par suite comme étant habilité à jouir des mêmes droits : des mêmes libertés ». Cf. R. Boudon, « Liberté », Commentaire, printemps 2008, volume 31, n° 121, p. 67-71, p. 70.

[102] « L’Union européenne, grâce à son double fondement juridique (droit communautaire et droit de la Convention européenne des droits de l’homme), a jeté les bases d’une civilisation européenne renouvelée fondée sur quatre valeurs aujourd’hui spécifiques aux Européens, à savoir la dignité de la personne humaine et son pendant indispensable, l’interdiction de la peine de mort, la liberté conçue comme droit au bonheur et à l’épanouissement de l’individu, la solidarité intra et intergénérationnelle, mais aussi intracontinentale fondée sur un système de garantie étatique et le respect des différences et choix des individus en dehors de toute appartenance communautaire ». Cf. G. Klossa et S. Rozès, « L’identité à l’épreuve de l’Europe », Commentaire, printemps 2008, volume 31, n° 121, p. 235-243, p. 243.

[103] Tout en prévoyant, en cas d’atteinte constatée, une réparation d’ordre financier.

[104] Cf. note 28.

[105] Cf. Consultation précitée du Conseil d’État.

[106] Ce que présuppose l’intention de l’exporter.

[107] Avis du Conseil d’État, Commission permanente, séance du lundi 19 juillet 2021, section sociale, n° 403.629, précité.

[108] Il serait, par exemple, possible de se demander s’il n’est pas illogique d’autoriser un étudiant à assister aux cours sans avoir à produire de passe sanitaire, tout en sachant qu’il sera astreint à le faire pour pouvoir effectuer un stage en entreprise.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 2 novembre 2021 9:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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