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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre CABROL et Marine CRUBILÉ, “L'obsolescence de la propriété littéraire et artistique.” (1. Une approche juridique qui repose sur une conception abusivement simplificatrice du processus de création artistique). Texte inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, mai 2023, 10 pp. [Les auteurs de cet article nous a accordé conjointement le 24 mai 2023 leur autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pierre CABROL et Marine CRUBILÉ

Maître de conférences de Droit privé
à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3 (France), d’une part,
et maître de conférences, Université de Bordeaux Montaigne, d’autre part.

L’obsolescence de la propriété
littéraire et artistique
.

(1. Une approche juridique qui repose sur une conception
abusivement simplificatrice du processus de création artistique
)

Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, un texte inédit, mai 2023, 16 pp. Critique littéraire.

Intégrées dans le Code de la propriété intellectuelle par la loi n° 92-597 du 1er juillet 1992, la conception du processus de création artistique à la base de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique a allégrement dépassé ses soixante printemps. Rien d’étonnant de ce fait à ce qu’elle puisse aujourd’hui apparaître comme obsolète compte tenu de l’importance des évolutions artistiques et sociales. Pour le législateur de 1957, le processus de création artistique se limite à la transformation d’une idée en une œuvre par sa matérialisation. Le traitement juridique de ce crédo est d’une simplicité biblique. Les idées, dites de « libre parcours », appartiennent à tous. Seule l’œuvre, fruit de la matérialisation de l’idée par l’artiste, est protégeable.

Cette conception a des racines historiques. Elle repose à la fois sur la pensée humaniste et sur la philosophie des Lumières. Epris de liberté, les humanistes refusent toute limitation de la pensée et donc toute protection des idées. Convaincus que toutes les idées ont déjà été exprimées d’une manière ou d’une autre, les philosophes des Lumières veulent y voir un fonds commun appartenant à l’humanité, soit en propre à personne. La conception du processus de création artistique qui est celle du législateur de 1957 puise également dans les racines chrétiennes de la société occidentale, la référence à l’Ancien Testament étant ici transparente. L’idée, c’est-à-dire le Verbe, de par son essence divine, est au-delà de toute possibilité d’appropriation par l’homme. Mais, dès lors que le Verbe se fait chair, ce qui signifie qu’il s’incarne par la matérialisation de l’œuvre, il entre dans le monde sensible de la forme, c’est-à-dire dans l’espace soumis à l’emprise des droits humains.

Au plan économique, la loi de 1957 paie également tribu à son époque, soit aux Trente glorieuses. Marquée au sceau du capitalisme triomphant, elle escamote le créateur, c’est-à-dire l’être humain source de création, pour faire de l’œuvre, autrement dit de l’objet, le support des droits. Ce matérialisme n’est plus aujourd’hui de saison, l’humain devant être replacé au cœur du système. Enracinée dans des aspects du passé qui ne sont plus aujourd’hui aussi familiers aux français qu’ils pouvaient l’être il y a soixante ans, cette conception économiquement datée du processus de création artistique souffre de surcroît du fait de ne pas traduire la réalité de la diversité et de la complexité des pratiques artistiques.

Comment peut-on sérieusement soutenir qu’un fonds d’idées déshumanisé en libre-service puisse être à la base du processus de création artistique ? Ces idées flotteraient-elles dans l’air de toute éternité, à portée de main de tout artiste assez audacieux ou habile pour s’en saisir, à l’image de la « queue du Mickey [1] » se balançant au-dessus de la tête des bambins dans les manèges pour enfants ? Non ! Les idées à la base de la création artistique naissent dans le cerveau d’êtres humains que l’on nomme artistes. Le processus de création artistique a pour base un être humain, en l’esprit duquel peut naître l’idée d’une création.

À considérer maintenant l’idée, comment peut-on penser que l’on puisse instantanément passer de celle-ci à l’œuvre, sans même ne serait-ce qu’un claquement de doigt ? Une bonne fée matérialiserait-elle l’œuvre d’un coup de baguette magique ? Non, là encore ! Le passage de l’idée à l’œuvre s’effectue au moyen d’une démarche de création artistique. À la conception réductrice du processus de création artistique comme étant le passage d’une idée à une œuvre, il convient de substituer un autre schéma, bien plus proche de la réalité.

Idée

Œuvre


Il consiste dans l’existence d’un ou d’une artiste dans le cerveau duquel, ou de laquelle, nait une idée que la mise en œuvre d’une démarche artistique transforme en œuvre de l’esprit.

Artiste

Idée

Démarche

Œuvre


Si les juristes ont cru pouvoir s’affranchir de la présence de l’artiste et se passer de la démarche de création artistique, les artistes ont toujours eu à l’esprit les quatre éléments et les trois étapes de progression qui caractérisent un processus de création artistique classique. Certains d’entre eux ont considéré que l’un ou l’autre des quatre éléments, ou l’une ou l’autre des trois étapes, était plus important, ou importante, que les autres. Cela les a amenés à concentrer leurs efforts de création sur ce qu’ils jugeaient essentiel.

À côté d’artistes qui considèrent toujours que la production d’une œuvre est l’aboutissement logique de leur travail, sont apparus : des artistes, les performeurs, qui considèrent qu’une démarche créative, ou le passage d’une idée à une démarche, sont la finalité de leur travail ; des artistes, les conceptuels, pour qui l’idée artistique, ou la formulation d’une telle idée dans leur esprit, donnent tout son sens à leur travail de création ; et même quelques artistes qui se considèrent comme la source et l’objet de leur création. Le travail de ces artistes qui ne rentrent pas dans les cadres juridiques de la propriété littéraire et artistique pose problème aux juristes qui s’inscrivent dans le droit fil de la propriété littéraire et artistique.

Faute de matérialisation d’une œuvre, les performances ne peuvent tout simplement pas être protégées par le droit français. Les juristes spécialisés en sont réduits à proposer aux performeurs des solutions de raccroc. L’une d’entre elles consiste dans le fait de réaliser la performance dans un lieu privé, à l’abri des regards extérieurs, tout en exigeant des spectateurs le paiement d’un droit d’entrée. L’argent ainsi obtenu sert, outre à dédommager éventuellement le propriétaire du lieu, à payer le performeur au cachet, comme si celui-ci était un artiste du spectacle vivant venant de faire son numéro.

Dans ce cas de figure, l’artiste est effectivement rémunéré, mais l’argent qu’il reçoit ne peut servir à ouvrir des droits sociaux auprès de la maison des artistes. De surcroît, la prestation de l’artiste est appréciée comme un spectacle, ce qui minore, voire escamote, la valeur plastique de son travail [2]. Par ailleurs, cette proposition ne tient pas compte du fait que l’artiste, par choix, peut souhaiter travailler dans l’espace public, notamment dans la rue, et non dans un lieu privé, ou qu’il peut désirer, pour des raisons d’accessibilité de tous à son travail, que les spectateurs n’aient pas à payer pour accéder à sa performance.

L’autre solution proposée par les juristes de propriété littéraire et artistique aux performeurs est encore moins respectueuse du travail de ces derniers. Il n’est même plus envisagé de rémunérer ou de protéger ceux-ci. Le performeur, ou la performeuse, est invité à faire réaliser sous sa direction par un assistant, ou une assistante, des vidéogrammes ou des photographies de son travail, œuvres de l’esprit qui bénéficient, de par leur matérialité, de la protection juridique du droit français. La créativité de la performance est ainsi escamotée, sinon purement et simplement niée. Quant à la démarche de l’artiste, celle-ci se trouve ravalée au rang de simple acte technique dépourvu de créativité et donc d’intérêt.

Les artistes conceptuels souffrent d’une indifférence, pour ne pas dire d’un désaveu, juridique encore plus marqué. Ces créateurs entendent faire d’une idée l’alpha et l’oméga de leur travail et c’est là, aux yeux des zélateurs de la propriété littéraire et artistique, sinon un sacrilège, du moins un crime de lèse-majesté. La sacro-sainte idée pourrait-elle être jetée à bas de son piédestal ? Non, au grand jamais ! La seule option que les juristes traditionnels de propriété littéraire et artistique concèdent aux conceptuels en mal de protection par le droit, est, soit de réaliser des œuvres préparatoires traditionnelles pouvant bénéficier d’une protection, soit, même si cela n’apporte rien à leur travail de création, de donner forme à leur idée en créant une œuvre protégeable, quitte, s’il le faut, à user pour ce faire de l’assistance technique d’un quelconque assistant.

Une anecdote survenue il y a plusieurs dizaines d’années de cela au CapcMusée d’art contemporain de Bordeaux le confirme de manière amusante. Elle concerne une œuvre de l’artiste Daniel Buren composée de tissus assemblés à l’aide de baguettes. Une personne affectée au nettoyage des salles du musée, confondant l’œuvre avec un chiffon, jeta celle-ci. Une fois réalisée, à l’ouverture du musée, la disparition de l’œuvre et identifiée la cause de celle-ci, la consternation s’installa, le personnel du musée redoutant la colère de l’artiste.

C’était là méconnaître son respect pour le travail de tous et son sens de l’humour. Informé de l’incident, Daniel Buren se contenta d’indiquer au responsable du musée ou se procurer le tissu nécessaire à la confection de l’œuvre, tout en lui expliquant comment il convenait de le disposer. L’incident pu ainsi être réglé par un simple échange téléphonique, ce qui montre bien à quel point un artiste conceptuel se préoccupe peu de réaliser de ses mains l’œuvre finale, celle-ci devant simplement être conforme à son idée.

Quant aux artistes qui usent à l’occasion de leur apparence pour créer, comme le fit en son temps Salvador Dali pour citer le plus célèbre d’entre eux, ou qui font de leur corps, comme Orlan, sinon l’objet, du moins le support de tout ou partie de leur démarche de création, le droit français de la propriété littéraire et artistique feint d’ignorer leur existence, ou plus exactement ne les traite pas en artiste plasticien. Tout au plus accepte-t-il d’en faire des performeurs, quand il ne le considère pas comme des divas faisant un numéro et tirant l’essentiel de leurs revenus du commerce de leur notoriété.

Il y a plus de cent ans de cela, Marcel Duchamp déclarait : « Je crois en l’artiste, l’art n’est qu’un mirage ». Aveuglé par les promesses d’avenir radieux du capitalisme, les juristes, rejetant l’artiste dans l’ombre, ont braqué leurs projecteurs sur le produit de l’activité artistique ravalé au rang de marchandise. De cette réification asphyxiante de l’art n’est sortie sans surprise, pour la plupart des créateurs, que désillusion et misère. Il est aujourd’hui temps de rappeler que l’art n’est pas soluble dans le capitalisme [3] et de faire du droit le terreau fertile de la création en remettant l’artiste au cœur de ses préoccupations [4].



[1] L’enfant parvenant à s’en saisir bénéficiant d’un tour de manège gratuit.

[2] Sans qu’il soit pour autant reconnu, la plupart du temps, une valeur scénique.

[3] L’art est fort d’une dimension esthétique irréductible qui fait obstacle de manière définitive à l’utilitarisme auquel la société voudrait le réduire.”. Crubilé Marine, L’art contemporain ou le fétichisme du lucre, thèse de doctorat en art, Université de Bordeaux, 2018, p. 228.

[4] Vers un statut du plasticien ? ; Pierre Cabrol et Marine Crubilé, à paraître aux Classiques des Sciences sociales.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 24 mai 2023 23:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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