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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition numérique réalisée à partir de l’article de Dorval Brunelle, “ Le conservatisme et l’État sous Reagan ”. Un article publié dans la revue Interventions économiques. Pour une alternative sociale, n° 17, hiver 1987 (Dossier : L’État en question 1) (pp. 89 à 98). Montréal. [Autorisation accordée le 6 janvier 2003]

Texte intégral de l'article

Introduction
1. Libéralisme et conservatisme
2. Le “ reaganisme ”
3. Les effets sociaux du “ reaganisme ”

Introduction

Le retour aux sources d'une Amérique vraie et pure constitue le fondement de l'approche conservatrice actuelle aux États-Unis. Une distinction doit cependant être faite au sein du courant conservateur entre les réseaux intellectuels qui mènent la bataille des idées et les groupes de pression qui, eux, mènent la bataille politique. L'anti-intellectualisme reste l'un des crédos fondamentaux du conservatisme aux États-Unis. Ce sont toutefois les débats théoriques au sein des réseaux d'idée qui auront permis, ces dernières années, le renouvellement de la pensée conservatrice par rapport au libéralisme classique tout en apportant au conservatisme militant, la légitimité intellectuelle. La jonction entre les deux groupes se fait autour de la réaffirmation des valeurs fondamentales que sont Dieu, la famille et la réussite individuelle. Le «reaganisme», c'est le symbole de « l'américanité » et de la puissance américaine retrouvées. Le «reaganisme» marque pour les conservateurs américains, la fin des prétentions de cet État-providence qui, de Kennedy à Carter, avait voulu substituer à la responsabilité individuelle, au marché et à Dieu la vision d'un monde dirigé, socialisé et laïc. Les ravages du « reaganisme » sur le plan social sont déjà énormes, mais le plus inquiétant conclut Dorval Brunelle, c'est que l'individualisme n'a fait que commencer ses ravages et qu'il pourrait être là pour longtemps encore.

I. E.

Il n'est pas inutile, avant de nous engager dans une brève étude consacrée au conservatisme aux USA, d'effectuer une courte mise au point.

Au début de son ouvrage classique consacré au conservatisme (1), Clinton Rossiter relève à quel point le vocabulaire politique est entaché d'ambiguïtés. Tel qui s'affiche conservateur est plus progressiste que bien des libéraux tandis que, à l'inverse - et c'est nous qui apportons cette nuance - des libéraux peuvent s'avérer plus égalitaristes que certains socio-démocrates. C'est pourquoi Rossiter préféré éviter les définitions de termes pour leur substituer des ensembles d'énoncés de base. Grâce au recours à cette technique, il est en mesure de relever les principaux crédos qui devraient permettre de distinguer le conservateur du libéral. Alors, au lieu de poser qu'une notion puisse être circonscrite dans une définition, il parlera Plutôt d'un «réseau de significations».

Cette mise au point est intéressante pour notre propos car les significations des termes politiques ont tendance à fluctuer selon les contextes et, en particulier, selon que leur manipulation théorique ou empirique s'inscrit dans une vision américaine du monde par opposition, par exemple, à une vision européenne. En effet, si libéraux et conservateurs américains ont pu, à l'époque, nouer une alliance particulière qui a trouvé ses prolongements dans cette «révolution conservatrice» qui, en 1776, a permis de séparer les États-Unis de l'Angleterre, il s'en faut de beaucoup que les conservateurs anglais aient pu souscrire à l'anti-royalisme et à l'anti-mercantilisme qui animaient les «fédéralistes» d'outre-atlantique. Dans le même ordre d'idées, l'anti-étatisme qui préoccupe certains des rédacteurs de la Constitution américaine de 1787 et, surtout, l'anti-étatisme auquel souscrivent les défenseurs de la Charte des droits n'a que peu de parenté avec les thèses soutenues par le «père» du conservatisme anglais qu'est Edmund Burke.

Cette précision s'impose d'autant plus quand l'étude politique est menée depuis le Canada dans la mesure où la double influence, américaine et anglaise, contribue à accroître les flottements sémantiques au lieu de les réduire. En effet, la notion de «conservateur» au Canada s'apparente, jusqu'au milieu des années 60 en tout cas, à celle qui a cours en Angleterre.

C'est afin de circonscrire notre traitement de la question de l'État et de faire ressortir toute l'importance de l'influence américaine sur l'évolution présente du contentieux autour de la croissance de l'État que nous nous en tiendrons dans ces pages à un examen succinct de quelques thèses américaines consacrées à cet enjeu.


1. Libéralisme et conservatisme



La plupart des observateurs de la scène politique américaine s'entendent au moins sur un point4: la gauche américaine - ou ce qui en tient lieu - s'est effritée et elle connaît à l'heure actuelle un effacement majeur. Mis à part les mouvements féministes et pacifistes, qu'il s'agisse du mouvement noir, du mouvement étudiant, des mouvements anti-nucléaire et anti-militaire, les grands enjeux des années soixante et soixante-dix ont été marginalisés et contraints au repli (2).

Si l'on resitue ces initiatives dans une perspective plus large toutefois, c'est bien leur émergence qui demeure problématique puisque, historiquement et depuis la Deuxième Guerre surtout, les États-Unis ont vécu à l'heure du conservatisme. Les mouvements sociaux et les mouvements de masse étaient aussi rares et isolés sous Truman et Eisenhower qu'ils le sont sous Reagan. À cet égard, ce sont les décennies entre 1960 et 1980 qui font figure d'exceptions, de sorte que l'apparent retour en arrière participe vraisemblablement d'une volonté de ré-instaurer une continuité historique au-delà des ruptures enclenchées à l'occasion de cette vaste dérive du côté d'un libéralisme débridé caractérisé par ce constant souci d’accommoder tous les «minoritaires» sous l'égide de l'État. Et c'est vraisemblablement là, dans cette intense préoccupation de retrouver le filon d'une Amérique vraie et pure, inédulcorée et pérenne, que réside le fondement de l'approche conservatrice. Le néo-conservatisme est radical sous cet angle précisément, c'est-à-dire quand il s'en prend aux plate-formes contestataires ou quand il vise à réaffirmer les paramètres de la société d'avant Carter, Johnson et Kennedy.

L'élection [de Reagan à la Présidence] n'était pas un caprice de l'histoire, ni un miracle. C'était et ce fut dûment perçu à l'époque comme la résultante de quelques trois décennies d'un graduel et constant développement d'un conservatisme bona fide aux États-Unis, d'un conservatisme qui était essentiellement politique auquel s'adjoignait un nombre impressionnant d'éléments qui lui ont donné toute sa consistance. L'élection de Reagan était le couronnement d'une structuration édifiée au cours des années qui englobait des intellectuels en vue, des universitaires, des auteurs, de nouveaux journaux, des instituts et des centres de recherche, des fondations et des «dotations», qui s'identifiaient tous avec l'idéologie conservatrice dans l'opinion publique (3).

Si l'on peut se permettre une simplification ici, ce sont les libéraux qui mènent la bataille des idées, tandis que les conservateurs avancent les programmes sociaux et politiques.

La distinction est dictée par la répulsion qu'ont les universitaires et intellectuels américains à se définir comme «conservateurs» même s'ils en sont. Non pas que le qualificatif ne soit pas en progression constante, mais il subsiste quand même une distance incommensurable entre l'apparente souplesse théorique du penseur et la rigidité du démagogue qui refuse toute forme de dialogue et qui s'enferme dans ses propres schèmes de référence. Ailleurs qu'aux États-Unis, la distinction n'aurait pas sa place, ici elle est indispensable dans la mesure où - comme au Canada ou au Québec d'ailleurs - l'anti-intellectualisme est un des credos fondamentaux du conservatisme.

Cette démarcation nous permet de distinguer des réseaux d'intellectuels et divers courants d'idées d'une part, des associations, groupements de base et groupes de pression d'autre part.

À la limite, certaines fondations ou centres de recherche servent à la fois de forums d'échange d'idées et de groupes de pression, comme c'est le cas pour le Frazer Institute, par exemple, tandis que d'autres, comme la Société du Mont-Pèlerin, demeurent réservées à une élite intellectuelle (4).

Les économistes conservateurs ne forment pas à proprement parler un bloc homogène si l'on entend rassembler sous cette étiquette un réseau d'intellectuels et de chercheurs qui déborde celui qui loge à l'École de Chicago.

Cependant, la filiation intellectuelle du conservatisme en économie passe par le renouvellement du libéralisme classique effectué sous l'égide de l'École de Vienne dans les années trente : ici, ce sont les noms de Ludwig von Mises et de F.A. Hayek qui peuvent servir de point de repère. Pour simplifier, on peut dire de ces deux auteurs que leur démarche vise à réinstituer la prééminence de la sanction par l'opération d'un marché libre contre toute forme d'entrave politique ou bureaucratique. En fait, cette approche entend renouer avec les canons d'un libéralisme classique d'où l'appellation de «néo-libéralisme» qui lui est accolée généralement (5).

L'économiste conservateur adhère à tout le moins aux thèses de base de ce libéralisme quitte à en universaliser les implications sociales et programmatiques.

C'est à ce point que la démarche philosophique, politique ou juridique prend la relève, puisque cette généralisation de l'univers marchand conduira à étendre l'économisme jusqu'au niveau des relations à l'intérieur de la famille ou à celui des relations entre l'individu et l'État.

Prendre conjoint, c'est poser un geste économique en ce sens qu'il s'agirait d'une décision qui pourrait être en grande partie saisie comme l'application d'une rationalité où le contrat de mariage sert à maximiser les satisfactions des époux à un coût moindre pour chacun des partenaires pris individuellement. Par contre, dépendre des paiements de transfert de l'État rompt le lien contractuel qui devrait à tout moment lier les individus entre eux, au profit d'une dépendance unilatérale en vertu de laquelle l'État doit verser une prime à l'inactivité. D'où l'idée - qui a fait son chemin jusqu'à être reprise dernièrement dans une législation de la Californie - de remplacer le «welfare» par le «work-for-welfare», ce qui devient le «workfare» en jargon américain, c'est-à-dire de substituer une prestation qui impose des obligations de travailler à la prestation gratuite telle qu'elle prévaut actuellement en matière de paiements de transfert.

Ce genre d'approche ne conduit pas seulement à bouleverser les cadres socio-politiques existants, elle sert également à briser les acquis du «Welfare State» à qui on reproche de sêtre contenté de «jeter de l'argent devant la montée des contestations sociales» - «to hurl money in the face of social problems»

C'est alors qu'interviennent des idées encore plus radicales. Il ne s'agit plus seulement de stigmatiser le passager clandestin - «the free rider» -, c'est-à-dire celui qui bénéficie des « largesses » du système de bien-être, mais surtout de prendre à partie ce qu'un auteur a appelé le «marché des droits» qui, soumis à la sanction des tribunaux, échappe à celle du marché. Ainsi sont pris à partie les programmes d'égalité, d'action positive ou d'actions collectives qui, parce qu'ils sont sanctionnés par le pouvoir judiciaire, contournent les lois du marché (6).

À un niveau plus théorique si on veut, ces thèses avaient été développées, explorées et raffinées par des philosophes juristes comme John Rawls ou Robert Nozick. La main invisible est alors investie d'une portée principale ou fondamentale, de sorte que le principe de justice que les philosophes classiques situaient au-delà des contingences devrait au contraire trouver à s'actualiser dans l'universalisation des relations économiques rationnelles entre tous les individus, pour autant qu'ils soient en mesure de repérer et de défendre leur propre intérêt dans les négociations qu'ils nouent entre eux (7).

Il y a loin de ces démarches parfois ésotériques au cheminement du conservatisme dans les mailles de la société américaine actuelle, même si ce sont les mêmes idées de base qui se déploient aux deux niveaux.

La première variable lourde à prendre en compte pour établir la jonction, c'est la perte du sens de la responsabilité individuelle que l'on impute, à son tour, à la perte du sens de la communauté; d'où la valorisation des valeurs de base au premier rang desquelles il convient de placer Dieu, la famille et l'argent. En ce sens, l'État est l'institution responsable de l'effritement des communautés parce qu'il a eu la prétention de substituer à la responsabilité individuelle, au marché et à Dieu, ses grandioses visions d'un monde socialisé et laïc.

Ici, il est essentiel de faire intervenir une institution qui a, plus que toute autre, contribué à faire cheminer ces critiques et qui a favorisé le rassemblement d'immenses cohortes d'individus autour de ces thèses, c'est la télévision (8). L'influence des églises électroniques est centrale pour comprendre d'abord le processus de la diffusion des thèses du conservatisme, et pour saisir ensuite la source de l'immense pouvoir financier dont ces organismes disposent.

En 1982, A. James Reichiey distinguait trois courants au moins dans la coalition qui avait porté Reagan au pouvoir: (a) les «fondamentalistes», (b) la vieille garde républicaine et (c) les modérés ainsi que les «progressistes conservateurs» (9).

Mais, parmi ces courants, les fondamentalistes » apparaissaient comme l'aile militante et dominante, Reichley regroupait alors sous ce terme aussi bien les conservateurs animés entre autres par William Buckley et sa revue, National Review, les néo-conservateurs regroupant d'anciens libéraux, voire des socialistes ou des trotkystes alarmés par la montée de l'« impérialisme soviétique » et qui diffusent leurs thèses dans Commentary ou dans Public Interest et la nouvelle droite religieuse - «The Christian Right» - qui est passée à la politique dans sa foulée de la montée des revendications féministes, «gaies» ou raciales. Cette tendance religieuse est composée de la «majorité morale» - «The Moral Majority» de «Christian Voice » et de «Religious Roundtable».

C'est cette droite chrétienne qui serait en passe de devenir hégémonique à l'heure actuelle, d'où l'importance et l'influence qu'exerce l'«American Coalition for Traditional Values» de Jerry Falwell sur la coalition qui caractérise le second mandat de Reagan.


2. Le “reaganisme”


Le Président Ronald Reagan représente, à lui seul, un précipité intéressant. C'est sur lui et autour de lui que doit se déplacer l'analyse dorénavant si l'on entend saisir la forme dominante du conservatisme aux États-Unis (10).

Quelles sont les principales caractéristiques du «reaganisme» ? Il y en a trois ou quatre. La première, et la plus fondamentale, c'est l'insertion - ou la réinsertion - de la vision américaine du monde à l'intérieur du paramètre de la « destinée manifeste» - «The manifest destiny». La seconde c'est la famille, la troisième l'anti-étatisme et la quatrième, l'anti-communisme.

Nous avons tendance à mettre de côté la première dimension de l'américanité parce qu'elle nous apparaît tellement étrange ou étrangère par rapport à notre propre vision du monde. Cette conviction anime tout un secteur ou tout un pan de la société américaine représenté, par exemple, au sein de la «majorité morale» - the «moral majority» - qui se sent animée d'une mission aux dimensions proprement mythiques face au monde actuel, celle qui consiste à propager «The American way of life» et sa vénération à l'endroit de Dieu et de l'argent.

Il a été révélé récemment à quel point les liens entre la Maison Blanche, la «Nouvelle Droite» et la «Droite chrétienne» sont intimes. Cette dimension religieuse du « reaganisme » alimente un anticommunisme tellement profond que ces courants conservateurs nouent maintenant des alliances avec les «Moonies» afin de se procurer les fonds nécessaires pour soutenir la candidature d'un des leurs, Jerry Falwell, rattaché à la «American Coalition for traditional Values» pour l'investiture républicaine en prévision des élections présidentielles de 1988 (11). On ne comprend rien à la «guerre des étoiles» si l'on ne situe pas cette préoccupation au centre et à la base des tourments de l'Amérique actuelle qui entend par là non seulement se protéger devant les éventuelles agressions des Soviétiques mais qui entend surtout sauvegarder la civilisation la plus grandiose que l'humanité ait connue. Il y a en même temps et dans le même temps un chauvinisme et une immense conscience de sa propre valeur historique dans cette approche ; égoïsme et altruisme se conjuguent de manière inextricable dans la stratégie dite d'«Initiative de Défense stratégique», puisqu'en sauvant l'Amérique, c'est ce qu'il y a de plus remarquable au monde que les Américains défendent (12).

Cependant, la sauvegarde de cette destinée n'a de sens que si l'on revient aux valeurs sûres qui ont fait la grandeur de l'Amérique, à quoi l'on peut imputer la valorisation presque obsessive de la famille: dans son discours à la nation du 4 février 1986, le Président Reagan a fait référence dix-huit fois à la famille en quarante-deux paragraphes de texte. L'autre volet de cette vision du monde consiste à pousser de l'avant la critique de l'État de manière à réinstituer au marché sa pureté et de le libérer de toutes les entraves bureaucratiques. Il suffit de rappeler à cet égard l'extrait suivant du premier discours d'inauguration du Président Reagan en janvier 1981: «government is not the solution to our problem... government is the problem».

Animé de cet esprit, le Président a mis sur pied la Commission Grace qui avait pour mandat de mener une enquête sur les pratiques d'achat de la bureaucratie fédérale. Le Rapport Grace, rendu public en 1985, a pu alimenter les plus sombres prédictions en relevant un certain nombre de cas particulièrement aberrants de facturation, dont la fameuse vis à 91$ qui a fait couler tellement d'encre. Peu importe que la méthodologie de Grace ait été prise à partie et ses recherches dénoncées comme une tactique partisane (13), le tort est là et la critique de l'étatisme en a bénéficié.

Dans la foulée de l'application de cette critique du «big government», le «reaganisme» s'appuie sur la définition d'un « nouveau fédéralisme » en vertu duquel le pouvoir central se dégage de ses responsabilités sociales pour les retourner aux niveaux étatique ou local.

Cette tactique s'inscrit tout à fait dans la volonté de retrouver le filon perdu du « communautarisme », cette vision du monde qui consiste à investir les unités sociales de base de la responsabilité sociale finale face à l'inégalité sociale, la discrimination raciale, les relations entre hommes et femmes, ou celles entre les générations (14).

Ce n'est donc pas par hasard si la «Nouvelle Droite» - ou l'un ou l'autre de ses prolongements - attaque et fait battre les lois étatiques sur l'égalité - «equality rights bills» -; à cet égard, ses stratèges s'en prennent également au féminisme ou à la pornographie qu'ils allient d'ailleurs de manière à confondre la gauche et ses radicaux (15).

Quant à l'anti-communisme enfin, il alimente cet incroyable exercice de déflection économique, politique et stratégique qu'est l'«initiative de Défense stratégique», un projet aux dimensions incommensurables qui est censé protéger l'Amérique contre les Soviétiques à un coût social inimaginable et en accroissant les risques d'une destruction intégrale de la planète à un point intolérable.

L'un dans l'autre cependant, - et cette contrainte est moins relevée - les fondements de cette approche «reaganienne» à la gestion politique et sociale renforcent considérablement le poids de l'exécutif par rapport à ceux du Congrès et de la Cour Suprême.

Les Américains subissent à l'heure actuelle une concentration de pouvoir à la Maison Blanche qui s'accompagne d'un recours presque systématique à une forme ou une autre de «désinformation» qui reflète la « nouvelle autocratie » mise en place par Reagan (16).


3. Les effets sociaux du “reaganisme”



L'idée de départ, c'était de tracer un schéma de l'état actuel de la société et de la politique aux États-Unis. Si, au niveau des idées, rien n'est encore acquis dans la mesure justement où l'affrontement entre thèses adverses permet à certaines approches critiques de s'affermir, il paraîtrait qu'au niveau de l'organisation, la droite bénéficie d'une longueur d'avance.

En d'autres termes, il est loin d'être acquis que les démocrates et leurs alliés soient en mesure de faire face aux puissances conjuguées des églises, des entreprises et des associations de la «majorité morale». À cet égard, le militantisme de la «Nouvelle Droite» est, sans nul doute, le phénomène le plus inquiétant à avoir émergé du «reaganisme»: la bonne conscience, la suffisance et l'intransigeance n'ont jamais eu une telle vogue et une telle emprise sur la société américaine qu'elles n'en ont à l'heure présente.

En effet, il faudrait quand même préciser que, au-delà de l'apparente sincérité qui anime cette droite, ce désengagement brutal de l'État accroît l'inégalité et l'insécurité sociales au lieu de les réduire. Si l'État n'a pas su ou n'a pas pu établir l'égalité, son retrait pur et simple démultiplie l'arbitraire, au lieu d'y pallier, avec les résultats suivants : l'écart entre riches et pauvres s'est sensiblement accru de sorte que, entre 1969 et 1982, la part du revenu perçu par la moitié la moins avantagée des familles américaines tombe de 23 à 20 % du revenu total. Au cours de la même période, le revenu récolté par les 10 % des mieux nantis passe de 29 à 33 % du total.

De surcroît, la stratégie politique du président Reagan a contribué à aggraver ce processus. Selon l'économiste Lester C. Thurow, la «réaganomique» a ajouté 557 000 personnes à la cohorte des pauvres en cinq ans. Le retrait des programmes sociaux amorcé par Reagan a eu pour résultat d'enlever 281 $ au revenu moyen des plus pauvres, tout en accroissant de 598$ celui des plus riches (17).

Si l'on tient compte maintenant de la richesse accumulée, l'inégalité croît encore plus rapidement : tandis que les 10 % des mieux nantis perçoivent 33 % du revenu total, ils possèdent en fait 57 % de toute la richesse économique. À l'autre bout de l'échelle sociale, 20 % de toutes les familles américaines ne possèdent rien, ou même subissent ce qu'on appelle pudiquement une «Croissance négative».

À côté des enfants, - ces nouveaux pauvres -, ce sont essentiellement les femmes qui subissent les contrecoups des coupures budgétaires dans la mesure où ces groupes dépendent essentiellement des paiements de transfert des gouvernements pour assurer leur survie; de surcroît, les coupures accroissent la somme de travail que les femmes assument au chapitre du travail domestique (18).

En d'autres termes, la vision «reaganienne» du monde se double d'effets pervers particulièrement marquants, et l'on pourrait d'ailleurs allonger la liste des effets négatifs de cette approche. Il suffirait alors de computer également l'accroissement du nombre d'infractions criminelles ou celui des condamnés à mort (19). Décidément, en politique, l'individualisme n'a fait que commencer ses ravages, mais le plus inquiétant, c'est qu'il pourrait être là pour encore longtemps.

À la lumière des indications fournies, les principales lignes de force à retenir pour comprendre dans quelle direction le «reaganisme» se déploiera dans les deux années à venir sont au nombre de trois: la première, c'est la réduction de la fonction sociale du pouvoir central, réduction qui passe par la poursuite du retrait des programmes sociaux et, sur le plan plus proprement économique, par la privatisation des actifs du gouvernement comme les compagnies d'électricité, les aéroports et les chemins de fer (20). La deuxième, c'est la restructuration de l'équilibre entre les trois pouvoirs, entre le judiciaire, le législatif et l'exécutif, à la faveur de ce dernier. La troisième, enfin, c'est la poursuite de l'«Initiative de Défense stratégique» ou la «Guerre des étoiles». L'une dans l'autre ces stratégies n'allègent pas du tout le poids total des gouvernements, au contraire, elles l'accroissent, aussi bien au niveau des États qui s'investissent de plus en plus dans les politiques sociales, qu'au niveau fédéral! «Les politiques économiques de Reagan impliquent bel et bien l'intervention la plus massive de l'État dans l'économie depuis 1945. Les dépenses publiques ont atteint 25 % du PNB, 38 % si on y ajoute celles des États et collectivités locales...» (21).

C'est en définitive toute l'approche de l'État de bien-être qui est battue en brèche à cette occasion et il n'est pas acquis que les opposants du régime soient en mesure de proposer une alternative crédible à cette variante conservatrice de l'anti-étatisme.

Il faut voir ici que cette triple approche s'appuie sur un recours très efficace à la manipulation de l'opinion alimenté par le brandissement des valeurs traditionnelles. Le démagogisme est la tactique préférée du régime et c'est sur l'efficacité de ses appuis para-politiques que repose toute la crédibilité de ce système de gestion sociale et politique. En définitive, la distinction apportée plus tôt entre les courants d'idées, l'influence des fondations ou celle des groupes de pression apparaît de plus en plus brouillée de sorte que l'hégémonie du « reaganisme » en tant que précipité politique s'en trouve accrue au-delà de toute mesure, ce que confirme la plupart des sondages d'opinion sur la popularité du Président.

Notes:

1. Cf.
Conservatisrn in America, 2e édition, Cambridge, Harvard University Press, 1982.
2. Ce que prévoyait déjà E.J. Bacciocco jr.,
The New Left in America. Reform to Revolution 1956-1970, Hoover Institution Press, 1974, pp. 244 et ss.
3. Cf. Robert Nisbet, « The Conservative renaissance in perspective »,
The Public Interest, 81, Automne 1985, page 128.
4. Sur la Société du Mont-Pèlerin, on pourra consulter l'Analyste.
5. Cette question a été développée plus avant in : Dorval Brunelle, «
Libéralisme, néo-libéralisme et l'État de droit chez Hayek, Nozick et Rawls : une vue d'ensemble critique ». Lizette Jalbert, et al. (à paraître).

6. Cf. A. Hacker, « Inside the Rights Industry »,
Fortune, 15 avril 1985, pp. 177-178.
7. Les deux ouvrages classiques de ces deux auteurs sont : J. Rawls,
A Theory of Justice, The Belknap Press, 1971 et R. Nozick, Anarchy, State and Utopia, Basic Books, 1974. La littérature autour de ces thèses est désormais inépuisable. Une récente et intéressante mise au point a été publiée par John Rawls dans Philosophy and Public Affairs, 14, 3, été 1985, sous le titre : « Justice as Fairness : Political not Metaphysical ».
8. Voir, par exemple, sur les déclarations des prédicateurs Jerry Falwell et Pat Boone : « La fin du monde est proche... », par Konrad Ege,
Le Monde diplomatique, décembre 1985, pp. 20-21.
9. Cf. A. James Reichley, « The Reagan Coalition »,
The Brookings Review, hiver 1982, pp. 6-9.
10. La littérature sur l'accession au, pouvoir de Reagan est déjà considérable. Parmi les brèves analyses les plus récentes, on peut citer : Murray Kempton, « The Wind that blew in Reagan »,
The New York Review of Books. 28 février 1985, pp. 3-6 ; Stanley Hoffmann, « Semidetached Politics », The New York Review of Books, 8 novembre 1984, pp. 34-36.

11. Carolyn Weaver « Unholy Alliance »,
Mother Jones, janvier 1986, pp. 14 et ss.
12. On peut trouver une illustration de ceci dans le fait que le projet d'une défense stratégique contre des missiles est issu d'une étude commanditée par « The Heritage Foundation » en 1981. À l'heure présente, le projet est piloté par une fondation, High Frontier, qui est née dans la foulée de la recherche en question.
L'« Initiative » a été lancée par Reagan lors de son discours à la nation du 23 mars 1983. Pour une analyse des circonstances entourant le projet ainsi que pour une évaluation critique de sa validité, voir : Georges W. Ball, « The War for Star Wars »,
The New York Review of Books, 11 avril 1985, pp. 38-44.
13. Cf. Steven Kelman, « The Grace Commission : How Much Waste in Government ? »
The Public Interest, no 78, hiver 1985, pp. 62-82 ; J. Peter Grace / S. Kelman, « The Grace Commission Controversy », The Public Interest, no 79, printemps 1985, pp. 111- 133.
14. Cf. R.P. Nathan et F.C. Doolittle, « The Untold Story of Reagan's “ New Federalism ”,
The Public Interest, no 77, automne 1984, pp. 96-105.
15. Voir sur ce sujet : Louise Vandelac «
À droite toutes. Ou l'impact des droites sur le féminisme et les rapports de sexes », Colloque de l'Association d'économie politique, Montréal, novembre 1985.

16. Pour un tour d'horizon des principales mesures adoptées par le biais des « Ordres de l'exécutif » - « Executive Orders » -voir Walter Karp, «Liberty Under Siege. The Reagan Administration's Taste for Autocracy »,
Harper's, novembre 1985, pp. 53-67.
17. Cf. Lester C. Thurow, « The 'Big Trade-off' Debunked : The efficiency of a fair economy »,
The Washington Monthly, novembre 1985, pp. 47 et ss. Voir également Bruce Steinberg, « Le reaganisme et l'économie américaine dans les années quatre-vingt », Critiques de l'économie politique, no 31, avril-juin 1985, pp. 5-24.
18. Cf. Louise Vandelac et al.,
Du travail et de l'amour, Éditions Saint-Martin, 1985, p. 340.
19. Pour une analyse succincte, mais combien éclairante, des conséquences sociales négatives du reaganisme, on pourra consulter : Claude Julien, «La guillotine, l'enfant et la licorne »,
Le Monde diplomatique, décembre 1985, pp. 1 et 18-19.
20. Cf. Lee Smith, « Reagan's Budget : Selling off the Government »,
Fortune, 3 mars 1986, pp. 70-74.

21. Cf. Bruce Steinberg, op. cit., pp. 5.

Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 18:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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