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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, “FOOTBALL, LA BAGATELLE LA PLUS SÉRIEUSE DU MONDE.” Conférence donnée à Vaison-la-Romaine, le 18 mai 2011. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

FOOTBALL, LA BAGATELLE
LA PLUS SÉRIEUSE DU MONDE
.”

Conférence donnée à Vaison-la-Romaine, le 18 mai 2011.


La composition de l’équipe, une métaphore de la population ?
L’organisation du club, un miroir de la culture locale ?
Du symbole au signe
Une vision cohérente du monde contemporain


À quoi rime donc la passion de nos contemporains, dans leur moitié masculine au moins, pour cette histoire de pieds, de têtes, de buts, de ballon, d’équipes et d’arbitre ? Au principe de la popularité de la pratique et du spectacle du football, on invoquera, à juste titre, la simplicité, sinon la facilité, du jeu. Voilà un sport qui s’accommode d’un minimum d’équipements et d’instruments, d’un terrain vague, d’une cour d’école ou d’un coin de plage. Qui n’a tapé dans un ballon sur le chemin d’une adolescence virile et ne retrouve dans les grands matchs les rêves d’exploits impossibles ou les souvenirs du temps perdu ? La simplicité des règles du jeu, à l’exception de la Loi XI - celle du hors-jeu, objet d’innombrables controverses -, a sans doute aussi favorisé la diffusion planétaire de ce sport. Quant aux grands matchs, leur popularité tient, en partie au moins, à un ensemble de qualités esthétiques et dramatiques singulières.

Le tendre vert de la pelouse d’où se détache le ballet coloré des joueurs, les arabesques des ailiers, le développement géométrique du jeu, les envolées des gardiens... font du football un art visuel qui se prolonge, dans les gradins, par le jeu des parures, des déguisements, des étendards, des banderoles, des chorégraphies, des mouvements ondulants des corps formant une olà (vague formée par les spectateurs qui se lèvent en cadence pour saluer un exploit); ces parades et les roulements de tambour, les sonneries de trompettes, etc., qui les accompagnent constituent un moment exceptionnel d'esthétisation festive de la vie collective, une source privilégiée - voire unique, pour certains, comme le soulignait Peter Handke – d’expérience et de sentiment du beau. Nicolas de Staël a traduit à sa manière dans ses tableaux ce jeu de mouvements et de couleurs. « Entre ciel et terre sur l’herbe rouge ou bleue, écrivait-il à René Char en 1952, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi. Quelle joie, René, quelle joie ! »

Mais si l'on entre si volontiers dans cette histoire singulière et répétitive tout à la fois, c'est que le match, à l'instar des grands genres, fait éprouver, en 90 minutes, toute la gamme des émotions que l'on peut ressentir dans le temps long et distendu d'une vie : la souffrance, la haine, l’angoisse, l’admiration, la joie, le sentiment d’injustice... On retrouve ici « la bonne dimension » qui, selon Aristote, modèle la tragédie, c'est-à-dire « celle qui comprend tous les événements qui font passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur. » Mais pour faire le plein de ces émotions, encore faut-il être partisan (ce n’est bien sûr pas là une obligation morale mais une nécessité psychologique). Quoi de plus insipide, en effet, qu’une rencontre sans « enjeu », où l’on ne passe pas du « ils » au « nous », où l’on ne sent pas soi-même acteur ? On admirera sans doute la qualité technique de la partie, la beauté du jeu, les prouesses des athlètes mais on ne ressentira pas le piment et la plénitude dramatiques du  spectacle. Si la recherche d’émotions (« the quest for excitement », selon les termes de Norbert Elias) est un des ressorts essentiels du spectacle sportif, la partisannerie est la condition nécessaire pour assurer un maximum d'intensité pathétique à la confrontation. C'est elle qui permet d'éprouver, dans son corps, la tension d’avant-match, l’intensité du drame qui se déroule sur le terrain, la joie ou la souffrance de la victoire ou de la défaite. Le mot italien tifoso (supporter) traduit bien cette violence des sensations; il est dérivé de tifo (soutien) qui désigne originellement le typhus, une maladie contagieuse, on le sait, dont une des variantes est caractérisée par une fièvre intense et une agitation nerveuse. Tous les supporters expriment, à travers leurs propos comme à travers leurs comportements, l’intensité de cette expérience corporelle. Les plus fervents se disent « pris » quelques jours avant un match important. Ils dorment mal la veille de la rencontre. Ils mangent peu ou jeûnent avant la partie et se rendent au stade concentrés, tendus et recueillis. Pendant le match, ils « vibrent » au diapason des exploits de leur équipe, commentent le jeu par le geste et la parole, soutiennent les leurs, conspuent les autres, se révoltent contre l’injustice et le sort, blémissent en cas de revers, manifestent leur joie par des accolades à des voisins inconnus - à qui ils diront à peine au revoir au coup de sifflet final -, expriment tapageusement leur liesse et leur « soulagement » une fois la victoire acquise, mais écrasent furtivement une larme, ont « les jambes coupées », « l’estomac qui fait des nœuds »  si le destin s'est montré défavorable…

Cette partisannerie, consubstantielle à la passion sportive, est également indispensable pour éprouver pleinement le sentiment d'être acteur d'une histoire incertaine qui se construit sous nos yeux et dont on pense, dans les gradins, pouvoir infléchir le dénouement par une intense participation vocale et corporelle. Contrairement au film ou à la pièce de théâtre, et sauf sombre manigance, les jeux ne sont pas ici déjà faits avant la représentation - c’est là une de leurs propriétés dramatiques singulières -. Cette conviction d’avoir son rôle à jouer n’est pas entièrement illusoire : les équipes gagnent plus souvent à domicile qu’à l’extérieur quand elles jouent devant un public partisan que l’on surnomme, de façon symptomatique, « le douzième homme ».

Mais la passion pour le football ne tient pas seulement à cet éventail de qualités esthétiques et dramatiques. Faut-il souligner que les matchs offrent un terrain privilégié à l’affirmation des appartenances et des antagonismes collectifs ? Sans doute est-ce dans cette capacité mobilisatrice et démonstrative des identités que réside une des principales raisons de l'extraordinaire popularité de ce sport d’équipe et de contact. Des championnats régionaux et corporatifs au championnat du monde (en passant par les coupes et les championnats continentaux et intercontinentaux), chaque confrontation fournit aux spectateurs un support  à la symbolisation d'une des facettes (locale, professionnelle, régionale, ethnique, nationale…) de leur identité. Le sentiment d'appartenance se construit ici, comme en d'autres circonstances, dans un rapport d'opposition plus ou moins virulent avec l'autre. Aussi toute rencontre entre villes, communautés, régions, nations rivales, prend-elle la tournure d'une guerre ritualisée (avec ses hymnes et ses fanfares) où ne manquent ni les appels à la mobilisation communautaire, ni l’insistance emphatique sur les différends hérités de l'histoire, ni les emblèmes belliqueux (les étendards, les panoplies des jeunes supporters qui forment des troupes de soutien aux noms évocateurs : « Brigatta », « Legione », « Commando », « Army », « Korps », etc.). Cette mobilisation s'opère dans un espace panoptique singulier, le stade, où l'on voit (une pratique) tout en étant vu (par les autres spectateurs), un espace qui permet la concentration et les démonstrations de foules importantes, à la mesure des phénomènes d'appartenance collective dans le monde contemporain. Là se remembre un corps social défait dans la quotidien, là s’exprime par le chant un sentiment de communauté et de loyauté, là « la société (…) prend conscience de soi et se pose », pour reprendre des termes durkheimiens. Faut-il évoquer l’atmosphère longtemps belliqueuse qui a régné sur les France-Allemagne, Pays-Bas-Allemagne, Pologne-Russie, Angleterre-République d'Irlande…, le rôle tenu par les équipes de football dans les revendications nationalitaires (en Catalogne, au Pays Basque…), dans l’éclatement des États (en  Tchécoslovaquie, en Yougoslavie où les affrontements entre clubs serbes et croates préludèrent à la dislocation de la Fédération). En 1990, en effet, des incidents extrêmement graves, opposant joueurs et supporters croates et serbes, émaillèrent les matchs entre le Dynamo de Zagreb et l'Étoile rouge de Belgrade puis entre Hadjuk Split  et le Partizan de Belgrade. Ce furent là les prémices de l'éclatement de la Fédération. À l'occasion de ces manifestations brutales apparut sur le devant de la scène un personnage particulièrement belliqueux, Arkan, le leader d'un groupe violent de supporters de l'Étoile rouge de Belgrade ; il formera, avec ses affidés, une milice serbe ( les "Tigres") lors de la guerre de Bosnie, se signalera par ses exactions, puis par ses frasques sous la protection de Milosevic avant de disparaître dans des conditions obscures, comme tous les bons amis qui en savent trop.

La situation yougoslave amène à introduire la dimension religieuse dans la genèse des antagonismes footballistiques. Nul mieux qu’Ivo Andric, dans sa Lettre de 1920 de Sarajevo, n’a traduit plus expressivement les tensions confessionnelles au sein de cette société, et en particulier en Bosnie :

« Quand, à Sarajevo, écrit-il, on reste jusqu’au matin tout éveillé dans son lit, on entend tous les bruits de la nuit. Pesamment et implacablement, l’horloge de la cathédrale catholique sonne deux heures. Une minute plus tard (soixante-quinze secondes exactement, j’ai compté), sur un timbre un peu plus faible mais pénétrant, l’horloge de la cathédrale orthodoxe sonne « ses » deux heures. Un peu après, la tour de l’horloge de la mosquée du bey sonne à son tour sur un timbre rauque et lointain, elle sonne onze heures, onze heures turques spectrales, conformément aux comptes étranges de pays situés à l’autre bout du monde. Les Juifs n’ont pas d’horloge qui sonne, et seul le dieu cruel sait quelle heure il est pour eux à ce moment-là, une heure qu varie selon qu’ils sont séfarades ou ashkénazes. Ainsi, même la nuit quand tout dort, dans le décompte des heures creuses du sommeil, veille la différence qui divise les gens endormis. Ces gens qui, dès le réveil, se réjouissent et souffrent, mangent ou jeûnent conformément à quatre calendriers différents et opposés les uns aux autres, et qui adressent leurs prières au même ciel dans quatre langues d’église différentes. Cette disparité, tantôt de façon visible et ouvertement, tantôt de manière invisible et sournoise, ressemble toujours à la haine et se confond parfois tout à fait avec elle ».

Doit-on souligner l’actualité du constat d’Andric ? Ce séparatisme communautaire a eu sa traduction footballistique pendant le récent conflit bosniaque ;  les compétitions se poursuivirent mais au sein de trois fédérations distinctes, celle de Bosnie-Herzégovine, regroupant les clubs musulmans, celle d’Herzeg-Bosnie, organisant les matchs entre équipes croates, celle enfin de la République serbe. L’unification des fédérations en 2002 n’a pas effacé les tensions. À Mostar, par exemple, dont le pont a été détruit comme l’a été l’unité de la ville, les rencontres entre le club musulman de Velezh, du nom de la montagne qui domine la ville, et celui, croate, de Zrinjski, du nom du héros qui opposa une farouche résistance aux Turcs, se déroulent dans une atmosphère particulièrement belliqueuse. À la  Red Army qui soutient Velezh et scande « Rendez-nous nos appartements », les Ultras de Zrinjski répondent « Nous ne vous rendrons pas vos appartements ».

Les affiliations religieuses, avec leurs puissantes structures associatives, modèlent ainsi dans plusieurs villes d’Europe et du Proche-Orient, la configuration des clubs et des préférences partisanes. À Belfast les protestants soutiennent les clubs de Lindfield et de Glentoran, tandis que les catholiques sont partisans du Celtic et de Cliftonville. A Glasgow, l'opposition entre le Celtic, club catholique fondé par un frère mariste, soutenu par les immigrés irlandais et présidé, à ses débuts, par l’archevêque de la ville, et les Rangers, protestants et unionistes, est séculaire. « Aucun spectateur d'un match opposant les Rangers au Celtic, écrivait Bill Murray, ne peut croire qu'il assiste à un simple match de football. Une véritable mer vert et blanc, aux trois couleurs irlandaises, agite la moitié du stade. En face, un déferlement d'écharpes rouges, blanches et bleues constituent un contraste saisissant que renforcent les multiples drapeaux britanniques. Aux chants rebelles qui louent la République d'Irlande ou stigmatise l'Association de défense de l'Ulster (l'adversaire protestant de l'IRA) répondent les chants qui célèbrent le plaisir de se tenir debout dans le sang des Républicains, en souvenir de la bataille de la rivière Boyne et de la victoire de Guillaume III sur les catholiques, ou encore des propos pour le moins irrévérencieux contre le pape et l'IRA. La haine qui embrase l'atmosphère est presque physique quand Glasgow joue, dans le microcosme pacifique d'un stade, la tragédie qui se déroule en Ulster ». Ces oppositions se sont longtemps exprimées à travers le recrutement des joueurs. En 1989, pour la première fois depuis quatre-vingts ans, un joueur catholique, Maurice Johnston, rejoignit les Rangers. Il s'ensuivit une très vive polémique. Les supporters déposèrent, en signe de deuil, une couronne dans le stade et leur président déclara : « C'est un triste jour pour les Rangers. Cela me noue la gorge et il y a beaucoup de gens qui vont résilier leur abonnement ». L'évolution de la situation en Irlande et du football (qui, dans un contexte de marchandisation, s'affranchit progressivement de ses ancrages traditionnels) tendent à émousser ces oppositions religieuses qui demeurent cependant le socle de la bipartition footballistique dans plusieurs métropoles britanniques (à Liverpool, par exemple, où les Bleus, protestants, d'Everton, s'opposent aux Rouges, catholiques, du FC Liverpool). On pourrait aussi évoquer le cas spectaculaire de Beyrouth dont  les grands clubs reflètent la fragmentation confessionnelle. Nejmeh est le club sunnite, Safa, le club druze, Chebab Sahel, le club shiite, La Sagesse, le club de l’archevêché maronite, Homenetmen, le club arménien.

Caisse de résonance des antagonismes religieux, le football peut aussi l'être des différences linguistiques qui scindent les nations. Tel est le cas en Belgique où les métropoles bilingues ou situées à proximité de la frontière linguistique partagent leurs faveurs entre clubs wallons - dont le Standard de Liège est le porte-drapeau -  et flamands - dont le FC Brugge est l'emblème -.

Les compétitions peuvent également répercuter des différends et des rancoeurs légués par l'histoire. Dans de nombreuses villes en crise, nostalgiques de leur grandeur passée (Liverpool, Marseille et Naples, par exemple), la population s'agrippe avec d'autant plus de ferveur au club qui la représente qu'elle se sent bafouée de l'extérieur et victime d'une histoire mal écrite. Toute confrontation avec une équipe réputée cossue est perçue comme l'occasion d'une revanche sur un destin difficile et se double parfois d'une rivalité entre le Nord et le Sud, une autre opposition puissante qui modèle les « cartes mentales » en Europe. Ainsi, Marseille a longtemps souffert de sa « mauvaise réputation » (Échinard, 1989), héritage d'une histoire singulière et des stéréotypes, légers ou graves, forgés au fil des siècles et propagés parfois - ce n'est pas le moindre paradoxe - par les Marseillais eux-mêmes (on pense au rôle ambigu tenu par J. Méry, M. Pagnol, Fernandel et tant d'autres). Cette image négative s'est encore ternie avec la grave crise structurelle (désindustrialisation, urbanisation mal maîtrisée, dépopulation) qu'a entraînée, à la suite de la décolonisation, le déclin des activités portuaires. Dans un tel contexte, tout exploit du club s'offre comme une revanche symbolique sur un destin difficile et comme l'occasion rêvée d'un pied de nez envers une capitale perçue comme dédaigneuse et brocardant habituellement la ville. Tout déboire, à l'inverse, réveille un sentiment d'injustice et le « victimisme » qui est devenu une des formes de la culture locale et tend parfois à se substituer au raisonnement. Symboles de cette sensibilité locale à fleur de peau, de ce syndrome d'exclusion et de ce désir de reconnaissance, les slogans qu'entonnent les supporters, les emblèmes qu'exhibent les plus fervents. Marseille est la seule - ou une des rares - villes en France où les supporters chantent leur appartenance (« Marseillais, Marseillais, Marseillais ») et non seulement le nom de leur équipe. « Fiers d'être Marseillais », proclame-t-on et les inscriptions sur les banderoles traduisent avec emphase (un trait stylistique du langage des stades et de la ville) cette soif du retournement de l'histoire : « Nous régnons sur la France », « Dans la France, l'OM, dans l'Europe l'OM, dans le monde l'OM ». Ce sentiment d'être victime d'une capitale arrogante et « liguée contre une ville à abattre » a été avivé, en 1993, par l'affaire OM-Valenciennes et ses conséquences, perçues par beaucoup comme une sombre manigance fomentée ou grossie par des instances nationales du football et des Parisiens « jaloux ». Les matchs contre le PSG (Paris-saint-Germain), qui furent toujours tendus, font désormais l'objet d'une véritable mobilisation, attisée par les médias. Quant aux Napolitains, ils sont régulièrement traités d’Africains par les supporters des clubs  du nord de l’Italie. Reprenant à leur compte le stigmate pour mieux stigmatiser le stigmatiseur, ils leur rétorquent après leur victoire en championnat en 1990 : « Milano, Torino, Verona questa è l'Italia ? Meglio essere africani » (« Milan, Turin, Vérone, c'est çà l'Italie ? Mieux vaut être africain »), et alors que leur équipe recommence à briller en 2011, ils répondent aux quolibets des tifosi de Vérone (la patrie de Romeo et Juliette) : « Giulietta è ‘na zoccola » (« Juliette est une putain »).

Les rivalités partisanes peuvent encore se faire l’écho d’une conscience de classe. En France, les clubs de Lens, patronné, à partir de 1934 par la Société des Mines et dont le stade se situait entre les fosses d’extraction du charbon 1 et 9, de Saint-Étienne, émanation des grands magasins Casino puis de Manufrance, et de Sochaux, filiale de Peugeot, font ainsi figures de bastions du football ouvrier. À Lens, l'équipe de Lille, « la bourgeoise », est l'objet de tous les sarcasmes. À Saint-Étienne, c’est l’équipe de Lyon, ville perçue comme bourgeoise, froide et arrogante, qui est brocardée. Même type de partition à Téhéran, mais cette fois-ci à l’échelle de la capitale. Deux équipes se disputent depuis les annés 1970 le championnat iranien : Tâj (La couronne), rebaptisé après la Révolution Esteghlâl (L'indépendance) et Perspolis (devenu Pirouzi : La victoire). Entre les deux équipes, les Bleus et les Rouges, et surtout entre leurs supporters, la rivalité est féroce. Pirouzi est un club plus populaire et téhéranais, qui a le vent en poupe depuis la Révolution; on se plaît à en vanter les exploits dans les maisons de thé (l'équivalent de nos cafés) du sud et de l'est (plus pauvres que le nord et l'ouest) de la ville. Esteghlâl, marqué par son passé « impérial », est réputé plus aristocrate, a moins de supporters dans la capitale mais plus de rayonnement dans l'ensemble du pays. Les partisans des Bleus traitent avec dédain les supporters des Rouges de « longi » (le long est la serviette rouge que l'on revêt au hammam et qui connote l'archaïsme); ils leur rappellent dans leurs chants que le ciel est bleu comme la couleur de leurs maillots, que leur club est « vivant, magnifique, indestructible », qu'il est « la gloire de l'Asie et de la patrie », « le maître des oiseaux acharnés » et que « sous la protection de Dieu qui donne la vie, c'est un champion éternel ». Quant aux Rouges, leurs slogans  fustigent les défaites cuisantes qu'ils ont infligées à leurs adversaires (un 6-0 mémorable notamment) et ils répondent à leur « long » par un « kise » vengeur (le kise désigne le gant blanc traversé de raies bleues dont on se sert aussi au hammam).

Tout n’est pas cependant si simple et les passions partisanes ne sont pas seulement des caisses enregistreuses des allégeances et des différences qui façonnent les sociétés. D’une part, elles les amplifient jusqu’à la démesure ou en créent même pour donner plus de piment émotionnel à la confrontation ; cette exaspération des sentiments d’identité et d’hostilité atteint souvent son paroxysme dans les matchs qui opposent deux clubs voisins et rivaux (lors des fameux derbies). Là se donne libre cours, avec une virulence redoublée, le « narcissisme des petites différences » pour reprendre une expression freudienne. D’autre part, des choix partisans peuvent s’affranchir des affiliations communautaires. Ainsi des outsiders prennent le jeu comme il se montre, une compétition où l'essentiel est de gagner, et, laissant leur appartenance au vestiaire, soutiennent l'équipe la plus titrée et promise au succès.

Mais dire que les clubs de football sont, dans la plupart des cas, des amplificateurs des identités collectives ne suffit pas. Dans les différentes situations que j’ai étudiées,  l’identification à un club n'était pas seulement perçue et conçue par les supporters comme le simple signe (arbitraire) d'une commune appartenance mais comme le symbole (motivé) d'un mode spécifique d'existence collective, qu'incarnent le style de jeu et la composition de l'équipe, le type de management du club. Ces analogies ne correspondaient pas toujours, loin s'en faut, à la réalité mais plutôt à l'image stéréotypée, enracinée dans la durée, qu'une collectivité se donne d'elle-même et qu'elle souhaite donner aux autres. Non pas tant, donc, à la manière dont les hommes jouent (et vivent), mais à la manière dont ils se plaisent à raconter le jeu de leur équipe, le style de leur club (et  leur existence). Or il apparaît que le temps où l’équipe et le club reflétaient, fût-ce sur un mode imaginaire, les caractéristiques de la ville, ce temps est largement révolu ; on a assisté, depuis une trentaine d’années, à une autonomisation de l’équipe par rapport à la collectivité dont elle est le porte-étendard. On serait donc passé du symbole au signe.

Une première analogie, souvent avancée par les supporters, les commentateurs, voire les chercheurs est celle qui existerait  entre manières de jouer et manières de vivre. Ce rapprochement a souvent été mis en avant s’agissant des styles nationaux. Des auteurs aussi divers que Roberto da Matta pour le Brésil, Georges Haldas pour la Suisse, Roberto Grozio pour l’Italie, Eduardo Archetti pour l’Argentine ont montré ces processus d’ « indigénisation » du football qui, exécuté ici et là à partir d'une même partition de base mais selon des modalités diverses, énonce le contenu imaginaire de singularités, joue un rôle « performatif » dans l'affirmation des identités. Faut-il noter aussi que chaque grande équipe locale imprimait également sa marque propre sur le jeu, si bien qu'une confrontation importante se présentait comme « une guerre des styles ».  Ainsi la vaillance laborieuse, jusqu'à l'épuisement, était la dominante stylistique de l'équipe de Saint-Étienne de la grande époque; de façon significative, dans le palmarès des vedettes établi par les supporters, c'est O. Piazza qui occupe la première place; il s'illustrait par sa pugnacité et son courage, remontant le terrain en de longues chevauchées même quand tout espoir de victoire semblait envol. La manière marseillaise s’oppose traditionnellement à cette façon laborieuse. Elle est faite de panache, de fantasque, de virtuosité et d'efficacité spectaculaire.  La devise du club est, dès ses origines, en 1899, « Droit au but ».  Des vers composés à la gloire du club à l'occasion de sa première victoire en Coupe de France, en 1924, soulignent et vantent cette singularité du style de l'équipe et donc de la ville : « Oui, du football académique/nous sommes inintelligents », proclame le poète qui demande aux joueurs de continuer à pratiquer « un football preste/parsemé d'exploits truculents ». Témoignage de l'attachement à cette tradition stylistique, ce sont, dans le légendaire olympien, des vedettes virtuoses et spectaculaires qui occupent le premier rang. Ce goût pour le panache se combine avec une prédilection pour les joueurs pugnaces, qui exhibent pleinement leurs qualités viriles. On se remémore encore avec ferveur la fougue et l’autorité de Josip Skoblar, qui vient d’avoir 70 ans, qui « savait se faire respecter » et « s’imposer » au sein des défenses adverses; il n’hésitait pas, rapportent des supporters avec nostalgie, à donner un coup de coude dans le ventre de l’arrière qui lui était opposé ou à lui cracher au visage! À Naples aussi on apprécie la fantaisie spectaculaire incarnée, dans les années 1990 quand l’équipe brillait, par ces joueurs virtuoses qu’étaient Giordano, Carnevale, Maradona et Careca. Ces manières marseillaise et napolitaine s’opposaient à la façon de la Juventus de Turin tant qu’elle représentait, à travers les trois S (Serietà, Semplicità, Sobrietà) qui lui servait de devise le modèle industriel des Agnelli et de la Fiat. Ici pas de facétie, d’exploit brillant mais inutile. Simplicité tactique, rigueur défensive, réalisme à proximité des buts… étaient les dominantes du style local. Aux feux d’artifice napolitains répondait, y compris à travers le football, la gravité industrieuse de la capitale piémontaise.

Pour le jeune supporter découvrir progressivement ces propriétés du style local est une manière d'éducation sentimentale aux valeurs qui façonnent sa collectivité, sa ville ou sa région.

La composition de l’équipe,
une métaphore de la population ?

La composition de l'équipe a longtemps offert une autre métaphore expressive et grossissante de cette identité collective. À Glasgow, on l'a dit,  jusqu'à ces dernières années, le critère religieux était déterminant pour le recrutement des joueurs. S'y ajoutait une autre forme d'exclusion : les deux grands clubs écossais, malgré leur aisance matérielle, répugnaient à acheter des joueurs anglais. À Marseille, à l’inverse, les joueurs qui, à travers le temps, recueillent le plus de faveurs, sont incontestablement les vedettes étrangères qui ont fortement marqué la mémoire locale. On se remémore ainsi, parmi les héros des années 1930-1940, le Hongrois Kohut, le Brésilien Vasconcellos, « la perle noire » marocaine, Ben Barek et, plus près de nous, les Suédois  Gunnar (Andersson) et Roger (Magnusson), le Yougoslave Josip (Skoblar), les Brésiliens Jaïrzinho et Paulo Cezar, l'Anglais Chris Waddle, plus près de nous encore l'Italien Fabrizio (Ravanelli) dont la rouerie enchantait les jeunes supporters, l’ivoirien Drogba, le sénégalais Niang, etc. À une seule période, de 1981 à 1984, la ville s'est véritablement identifiée à une équipe formée uniquement de joueurs du cru, quand les "minots" issus du centre de formation du club, permirent à l'O.M. de remonter en première division. 286 000 spectateurs assistèrent aux matchs au Stade Vélodrome en 1983-1984. Mais ce cas de figure - la représentation de soi par soi -, objet d'un consensus fugitif, s'efface dans l'histoire du football à Marseille derrière la formule opposée, la représentation de soi par l'autre. Sans doute apprécie-t-on que l'équipe compte quelques joueurs du cru, garants de l'identité locale. Mais ceux qui à travers le temps recueillent le plus de faveurs sont les vedettes étrangères qui, après avoir donné des gages publics de leur "adoption" (déclarations valorisant Marseille, pèlerinage ostentatoire à Notre-Dame de la Garde) ont pour mission de "faire honneur à la ville". Des chiffres donnent une idée précise de cette prédilection marseillaise pour les joueurs étrangers. De 1945 à 1974 l'équipe de Reims, qui a dominé le football français à la fin des années cinquante, comptait en moyenne 7% d'étrangers dans ses effectifs ; Saint-Etienne le club phare des années 1970, 12,3% ; l'O.M., pendant la même période, 18%. Un surnom, l'emploi de leur prénom pour les encourager ou s'y référer consacrent l'intégration de ces vedettes étrangères : "la foudre" pour Kohut, "el jaguar" pour Vasconcellos, Josip pour Skoblar, Roger pour Magnusson, Baka pour Sliskovic, Pixie pour Stoikovitch, Tony pour Cascarino, Fabrizio pour Ravanelli, etc. Ces joueurs s'intègrent vite dans le tissu social de la ville où ils nouent des amitiés, sont facilement invités. Tous ceux qui ont réussi leur aventure sportive à Marseille se remémorent avec émotion, une fois leur carrière achevée, cette extraordinaire proximité affective entre la population et "ses" joueurs.

À quoi rime, en définitive, cette fascination, à Marseille,  pour la vedette étrangère ? Que nous dit-elle de l'identité de la ville ?

Cette prédilection pour les gloires venues d'ailleurs porte sans doute une double signification. Faire célébrer sa propre identité par des étrangers, c'est à la fois affirmer symboliquement sa force d'attraction face au dédain ambiant et répéter, sur un mode idéal, une histoire façonnée par de puissants mouvements migratoires. À la stigmatisation de l'autre proche - genre dont la ville est aussi championne, faut-il le souligner ? - l'équipe, dans sa diversité, oppose une facette complémentaire de l'imaginaire urbain, celle d'un cosmopolitisme valorisé. A la xénophobie au quotidien pour le nouveau venu, surtout s'il est pauvre, répond la xénophilie dans la longue durée quand la ville s'arrête sur son passé, se raconte se rêve. Au fond sur le terrain se rejoue la parabole d'un destin collectif, aux origines mêmes de la cité. La trajectoire des vedettes étrangères adoptées offre une sorte de raccourci expressif et idéalisé de cette fusion dans la cité, tout comme la présence d'immigrés dans les gradins apparaît comme un rite de passage sur le chemin de l'intégration.

Plus profondément, ce culte de la vedette étrangère témoigne, à sa façon, des conceptions locales de la citoyenneté. Il exprime, sur un mode emphatique, la prédominance du droit du sol  sur le droit du sang dans cette frange latine de l'Europe ; il rappelle que l'on peut devenir marseillais sans exciper, comme dans d'autres sociétés, d'une longue généalogie autochtone, ou, pour paraphraser l'admirable formule que F. Sieburg a appliquée à un autre contexte, que l'on peut devenir membre de cette collectivité "comme l'on se fait baptiser" [1].

Bref, l'équipe symbolisait, rendait visible et incarnait, jusqu'à ces dernières années, à travers son style et sa composition, l'identité réelle et imaginaire de la collectivité qu'elle représentait.

L’organisation du club,
un miroir de la culture locale ?

Le management du club était aussi au diapason de l’imaginaire de la ville. Par exemple, le club et l’équipe de Sochaux étaient gérés sur le modèle industriel de Peugeot : « Il appartient aux responsables de l’équipe de connaître parfaitement chaque équipier afin de le placer à l’endroit où il est capable de rendre son maximum, lit-on dans un numéro di journal de l’entreprise de 1954. À l’usine, c’est la même chose, chacun doit être parfaitement à sa place et il appartient à chacun d’y veiller. René Hauss, le directeur technique du FC Sochaux dans les années 1970, vantait cette discipline d’usine sur les terrains : « Pas de concertation, pas de contestation, une hiérarchie bien établie », déclarait-il à L’entraîneur français en 1976. Antoine Mourat montre que les joueurs étrangers doivent tenir leur rôle dans cette reproduction, balle au pied, de l’esprit Peugeot. « Tout est fait, écrit-il, pour que les ouvriers immigrés de l’entreprise Peugeot puissent s’identifier à l’équipe, le étant certainement (…) leur acculturation à certaines valeurs de la « marque au lion ». Rappelons, pour souligner la prégnance de ce projet disciplinaire, que le F.C. Sochaux a été un des premiers clubs à créer un centre de formation réputé pour sa rigueur (« Talent certes mais travail surtout », lisait-on dans la brochure de présentation en 1981), centre de formation qui fournissait l’armature de l’équipe. C’est un autre schéma – ou un autre diagramme pour reprendre le vocabulaire de Deleuze -, au diapason de l’imaginaire de la ville, qui prévalait à Marseille.

Contrairement à d’autres grands clubs français (le F.C Sochaux, l’A.S Saint Etienne, le R.C Lens, L’A.J. Auxerre, etc.), l’O.M a, depuis son accès au professionnalisme en 1932, toujours préféré l’achat de vedettes à une politique continue et laborieuse de formation des joueurs. Il n'a pas su, ou voulu, établir une politique de coopération avec les clubs de "quartiers" qui innervent la ville et sont, pour certains d'entre eux, de véritables pépinières de talents. De façon symptomatique, de très grands joueurs issus de ces  clubs  (on en compte environ 120, toutes catégories confondues) ont mûri et effectué la totalité ou l'essentiel de leur parcours ailleurs qu'à l'OM ; Tigana, formé aux Caillols, n'a rejoint l'équipe qu'à l'extrême fin de sa carrière ; Cantona, issu de la même pépinière, n'a fait que traverser la vie du club ; Zidane, qui a fait ses premières armes à Septèmes, a échappé à la vigilance des recruteurs de l'OM... Mais ici on ne s'accommode guère d'attentes et de promesses. On demande l'exploit tout de suite. Au “numéro” que l’on prise sur le terrain répondent ainsi les transferts éclatants, les “coups de poker” des présidents dont se délectent les supporters.

À l’image de celle de la ville, l’histoire du club se conte sur un rythme saccadé, ponctué d’excès, de crises et de drames, de “bravades” dont la démesure suscite ailleurs l’ironie ou la réprobation mais que les Marseillais évoquent avec un frisson d’orgueil : n’est-ce pas là la marque d’une histoire chaude et singulière, rien moins que le cours banal d’un long fleuve tranquille ? Symptôme de cette chronique tumultueuse, aucune équipe en France n’a changé aussi souvent d’entraîneur depuis l’instauration du professionnalisme : 54 révocations de 1932 à 1998. De 1945 à 1983, pendant les 33 saisons où elle s’est maintenue en première division, l’équipe de Saint-Etienne a vu se succéder huit entraîneurs; au cours de la même période et pendant les 29 saisons où il a figuré parmi l’élite, l’O.M en a changé 24 fois.  De cette histoire chaude, discontinue, témoignent encore les pulsations de l’engouement populaire pour le club. Le phénomène est sans doute général et la fréquentations des stades est partout directement liée aux résultats de l’équipe. Mais dans certaines villes (Lens, Saint-Etienne notamment) une fidélité minimum résiste à l’infortune. Tel n’est pas le cas à Marseille où le public ne s’accommode pas de demi-mesures et d’émotions routinières : les écarts entre les phases d’enthousiasme et celles de dépression sont plus marquées qu’ailleurs: 434 spectateurs pour O.M Forbach le 23 avril 1965, plus de 45000, le record de l’époque, pour un huitième de finale de Coupe contre Angoulême en mars 1969. Il aura fallu attendre les succès européens de l'équipe et les déboires qui les suivirent pour que s'ancre une fidélité minimum dans les gradins, confortée par les groupes de jeunes supporters qui ont fleuri dans les virages du stade depuis le milieu des années 1980.

Du symbole au signe

Mais, à rappeler ces correspondances hier pertinentes entre la ville et son équipe, j’ai l’impression d’être un soldat japonais qui continuerait à guerroyer alors que la guerre est finie. De cette époque nous vivons, en effet, le chant du cygne. L’arrêt Bosman de 1995 (supprimant, en accord avec la législation européenne, la limitation du nombre de joueurs, par équipe, ressortissant d'autres États membres de la communauté) a davantage été l’effet que la cause de la transformation des équipes et de la place que peut y occuper l’étranger. La globalisation, la prépondérance de plus en plus marquée de l’économique sur le culturel, la transformation des clubs en entreprises privées de spectacle ont entraîné un processus  d’autonomisation des clubs et des équipes par rapport aux villes  mais surtout ont modifié le jeu d'identification entre le public et les vedettes de « son » équipe. Les joueurs qui, naguère, étaient issus du coin de la rue et accomplissaient une grande partie de leur carrière dans un même club (au prix, il est vrai, de contrats souvent léonins) se sont transformés en météores au gré des sollicitations du marché. Cette évolution est spectaculaire en Angleterre et en Italie où plus de la moitié des joueurs de grandes équipes (Arsenal, AC Milan...) sont étrangers. Elle est d'autant plus saisissante en Angleterre que, jusqu'à la fin des années 1970, on ne recrutait pratiquement pas de joueurs étrangers. En 1987, on ne comptait encore dans les clubs de la League que 1, 9% de vedettes venues d'ailleurs (Bale, 1990), en général - connivence culturelle  oblige - de Hollande, de Norvège et du Danemark (on recensait aussi quelques Yougoslaves). Autant dire que l’origine de la vedette étrangère – qui comptait naguère dans les processus d’identification  (rappelons le cas de Lens dont des joueurs d'origine polonaise, comme l’était un grand nombre des « gueules noires », assirent la réputation, et qui dut, en grande partie, sa résurrection, dans les années 1970 après une sombre période, au renfort de deux talents recrutés en Pologne, Faber et Gregorczyk), cette origine ne compte plus guère aujourd’hui. Les seuls critères du prix, rapporté au talent sportif, semblent entrer en ligne de compte, renforçant les contrastes entre les clubs les mieux dotés et les moins bien dotés, comme l’illustrent de façon éloquente tableaux, cartes et commentaires de Demographic Study of Footballers in Europe 2011 publié par R. Poli et L. Ravenel). « The average presence of players, écrivent les auteurs, who did not grow up in the country of their employer club tends to mirror the economic and sporting gaps between championships in European football. Latin Americans make up almost one third of expatriates in the best championships, while their relative percentage among this category of footballers is much lower in the least competitive ones ».

Cette déconnection du club et de l’équipe par rapport à la ville dont ceux-ci sont les porte étendards, cette réduction du symbole (motivé) au simple signe (arbitraire) d’appartenance collective n’entament pas pour autant la ferveur populaire. Mais celle-ci a changé progressivement d'assise et de signification : à la célébration de l'entre-soi s’est substitué un show de vedettes regroupées sous les mêmes couleurs, le maillot demeurant le principal emblème d’identification.

Une vision cohérente
du monde contemporain

Mais si l’on se passionne tant pour le football, ce n’est pas seulement en raison des qualités scéniques et des ressorts pathétiques du spectacle ou pour célébrer bruyamment son appartenance, mais parce que se joue sur ce terrain-là une partie qui condense et théâtralise les valeurs cardinales du monde contemporain. Des propos des supporters sur la réussite ou les déboires de leur équipe, de l'histoire même du football, émerge, en effet, sur le mode d'une brutale caricature, une vision cohérente du monde contemporain.

De quoi ce « jeu profond » nous parle-t-il au juste et de quoi nous parlent ceux qui en parlent ? Comme les autres sports, le football exalte le mérite, la performance, la compétition entre égaux ; il donne à voir et à penser, de façon brutale et réaliste, l'incertitude et la mobilité des statuts individuels et collectifs que symbolisent les ascensions et le déclin des vedettes, les promotions et les relégations des équipes, les rigoureuses procédures de classement, cette règle d’or des sociétés contemporaines fondées sur l’évaluation des compétences. Comme l’a montré Alain Ehrenberg, la popularité des sports réside largement dans leur capacité à incarner l’idéal des sociétés méritocratiques en nous montrant, par le truchement de leurs héros, que « n’importe qui peut devenir quelqu’un », que les statuts ne s’acquièrent pas dès la naissance mais se conquièrent au cours de l’existence. Si Kopa, Pelé, Maradona, Ronaldo, Zidane, Messi... nous fascinent, c'est bien sûr en raison de la qualité de leurs exploits mais aussi parce que nous avons la certitude qu'ils « ont atteint » la gloire « par leurs propres forces et non parce qu’ils ont eu la chance d'être bien nés, fils de... ». Il est, au demeurant, symptomatique que les compétitions sportives aient pris corps dans des sociétés à idéal démocratique: dans la Grèce antique (où, comme le note Hegel, se lèvent les principes d’égalité et d’individualité), dans l'Angleterre du XIXème siècle, là même où la compétition sociale, la remise en cause des hiérarchies sont désormais pensables. L’idée même de ces championnats, auxquels chacun est invité à participer, n’a pu émerger que dans des sociétés qui font de l’égalité un idéal, sinon une réalité. Imagine-t-on des serfs participant à un tournoi de chevaliers ? À l’évidence, non. Rien de plus étranger également à notre sport contemporain que le tlatchtli ou ulama que pratiquaient les Aztèques, un jeu de balles offrant pourtant quelques ressemblances avec notre sport contemporain et que l’on a parfois présenté à tort comme son ancêtre. Dans une société où le destin de l’homme était fixé dès sa naissance, où nulle place n'était laissée à l’indétermination, victoire et défaite étaient dotées d'une égale valeur symbolique et il était inconcevable que l’on pût - même dans le jeu - échapper à son rang.

Peut-on, pour autant, réduire l’imaginaire à l’oeuvre dans le football à la simple exaltation du mérite, à un îlot de clarté où le succès serait rigoureusement proportionnel aux qualités de chacun ? Ce sport offre de l'existence une vision plus complexe et contradictoire.

Tout autant que la performance individuelle, il valorise - faut-il le souligner ? - le travail d’équipe, la solidarité, la division des tâches, la planification collective, à l'image du monde industriel dont il est historiquement le produit. Les devises de nombreux clubs (le E pluribus unum  de Benfica, par exemple) soulignent cette cohésion nécessaire sur le chemin de la réussite. Sur le terrain, chaque poste nécessite la mise en oeuvre de qualités spécifiques (la force du « stoppeur » « qui sait se faire respecter », l’endurance des milieux de terrain, « poumons de l'équipe », la finesse des ailiers « dribblant dans un mouchoir de poche », le sens tactique de l’organisation, la vision périphérique du jeu, marques du joueur de grande classe, etc.). Alliant la virtuosité individuelle et la solidarité collective, la prise de risques personnels et l’abnégation au profit du groupe, le football s’offre comme le paradigme de l’action efficace. Les chefs d’entreprise, mais aussi les gouvernants - ce sont parfois les mêmes -, ne s’y sont pas trompés : ils multiplient les métaphores footballistiques et, de façon significative, inversent le sens conventionnel de la comparaison ; jadis on comparait l’équipe à une entreprise, aujourd’hui on compare l’entreprise, voire le gouvernement, à une équipe. Une marque stylistique, parmi d’autres, de la footballisation de la société.

Mais si, à travers ses principes, ses héros et ses légendes, le football célèbre l’égalité des chances et la solidarité, le monde social, avec ses inégalités et ses coups bas, refait brutalement surface sur le terrain. Ici, comme dans La ferme des animaux de George Orwell, certains sont plus égaux que les autres. Au sein d’un même championnat national, les budgets des clubs varient de un à sept voire à dix et les transferts de joueurs, au cours d’une même saison, viennent encore creuser les écarts, offrant seulement aux mieux pourvus la possibilité de réparer leurs erreurs de recrutement.

Cependant, au football, plus encore que dans les autres sports, le meilleur ou le plus doté ne gagne pas toujours. Qui aurait parié sur la victoire de la Grèce dans le championnat d’Europe des nations en 2004, infligeant le même contre-pied aux prévisions que le Danemark 12 ans avant dans la même compétition ? Qui aurait prédit que l’équipe amateur de Calais fût finaliste de la Coupe de France en 2000, ce pied de nez d’une Cendrillon dans la cour des grands suscitant un enthousiasme sans pareil ? À quoi tient cette propension du football à porter l’incertitude au paroxysme, ce qui renforce, au demeurant, l’intensité dramatique des matchs, et quelles sont les leçons philosophiques de ces entorses insolentes à la glorification prévisible de l’excellence ?

Si le match de football est aussi captivant à regarder que « bon à penser », c'est que l’aléatoire, la chance, les erreurs d’appréciation y tiennent une place singulière, en raison de la complexité technique du jeu fondé sur l’utilisation anormale du pied, de la tête et du torse, de la diversité des paramètres à maîtriser pour mener une action victorieuse. On sait que le pied a mauvaise réputation, et pas seulement à tort si l'on considère l’aire corticale qui lui correspond, dérisoire si on la compare à celles qui gouvernent les organes de la préhension et de la phonation. Et il est assurément difficile de maîtriser, sans commettre d'erreur, un objet avec un membre si défavorisé. Au football, on rate souvent des « occasions immanquables » et il arrive que l’on marque contre son camp - un cas de figure propre à ce sport -. Le prodige, le temps d’une partie, n’est-ce pas précisément celui dont les supporters disent dans un élan d’admiration : « C'est pas possible! Il a une main à la place du pied! » L’incertitude du dénouement d’un match est encore accrue par des impondérables (le vent, la pluie, une motte de terre…) et par le florilège d’erreurs (de placement, d’anticipation, de choix inopportuns - « Pourquoi il a passé ? Pourquoi il n’a pas tiré ? » -…) qui ponctuent la partie.

Par la place qu’il accorde au hasard -  rarement perçu pour ce qu’il est et d’où émerge la figure du destin -, le football nous rappelle avec brutalité, comme ces jeux médiatiques où la roue peut avoir raison du savoir, que le mérite ne suffit pas toujours pour devancer les autres. De ces impondérables, qui peuvent à rebours de toute prévision statistique, modifier la trajectoire d’une balle comme ailleurs celle d’une vie, joueurs et supporters tentent de se prémunir, par une profusion de micro-rituels (embrasser le crâne chauve d’un gardien, par exemple) qui visent à amadouer le sort. Parmi les joueurs, ce sont le goal et les avants qui se montrent le plus vigilants dans ces exercices propitiatoires; leurs actions sont décisives : par un exploit ou par une bévue, ils peuvent devenir, d’un seul coup, des « héros » ou des « zéros ».

Si le match, avec ses rebonds imprévisibles, ses tirs détournés involontairement dans le but, s'offre comme une riche variation sur la fortune, il se prête aussi à penser les vices et les vertus de l’erreur. Pendant les amères soirées qui suivent les défaites, les supporters ruminent les fautes des leurs et, comme dans une ordalie, désignent les coupables : l’entraîneur et ses mauvais choix, tel joueur mal aimé et ses « erreurs impardonnables » et ils instruisent le procès du juge (l’arbitre), accusé de « vols manifestes » et volontiers érigé en bouc émissaire. Mais les erreurs ont parfois, sur le terrain comme dans les laboratoires ou dans la vie quotidienne, des conséquences fructueuses et inattendues. Un tir raté, faisant prendre au ballon une trajectoire imprévisible, peut aboutir à un but, alors qu’une frappe techniquement irréprochable, « comme à l'entraînement », ne surprendra pas le gardien. Une faute peut, par ailleurs, susciter une insatiable envie de rachat, décupler l'énergie et la créativité du coupable. Les matchs de football regorgent de ce genre de « felix culpa », comme la faute d’Adam d’après Leibniz, qui appelle une rédemption. Demi-finale du Mondial 1998 opposant la France à la Croatie : au début de la deuxième mi-temps, les joueurs français tardent à entrer dans le jeu, tandis que les Croates attaquent tambour battant. L’arrière Lilian Thuram « oublie » de remonter le terrain pour mettre en position de hors-jeu son vis-à-vis, Davor Suker, qui fonce vers le but et marque. Une minute dix après cette « erreur fatale », voici que le joueur, blessé dans son orgueil, égalise d'une frappe sèche et violente, après une chevauchée rageuse, un relais et une récupération in extremis. Assis sur le terrain, savourant son exploit le doigt sur la bouche, il n'exulte pas, conscient de n’avoir fait que « réparer la bourde commise ».  Le rachat de sa faute originelle le conduira vers une autre prouesse : il réalisera un second but, scellant la victoire de la France, lui qui n’avait jamais marqué, jusqu’à ce match, en équipe nationale...

 Si, sur le chemin du but, il faut conjuguer le mérite et la chance, savoir tirer parti des erreurs des uns et des autres, il faut aussi parfois s’aider de la tricherie, le simulacre et la duperie mis en oeuvre à bon escient se révélant ici, plus que dans d’autres sports, d’utiles adjuvants. Retenir un adversaire par le maillot sans se faire voir, s’effondrer dans la surface de réparation pour un coup que l’on n’a pas reçu… font partie du « métier ». « J’ai mis la tête et Dieu la main », commentera, non sans humour, Diego Maradona après avoir marqué un but décisif lors de la rencontre  Argentine-Angleterre du Mundial mexicain en 1986. « Frappe avant d’être frappé, mais frappe discrètement », confiait un arrière international français. À ces multiples leçons de friponnerie - un moyen, parmi d'autres, de s’en sortir -, la figure noire de l’arbitre oppose les rigueurs de la loi. Mais la justice au football présente un visage singulier : elle est immédiate, irrévocable, sanctionne en un clin d’œil des fautes parfois difficiles à percevoir et laisse une large place à l’interprétation. Les juges peuvent se tromper dans leurs appréciations visuelles, a fortiori quand il s’agit de discerner si un joueur est hors-jeu. Des études publiées récemment dans Lancet et Nature ont montré que ces erreurs étaient dues à une mauvaise position des juges sur la ligne de touche ou à des effets de perspective. Mais les erreurs d’arbitrage ne sont pas seulement des affaires de perception, l’interprétation s’en mêle. Le juge doit instantanément décider si une action litigieuse (un tackle, par exemple) était régulier ou irrégulier et, plus difficile encore, si la faute était intentionnelle (la « charge » était-elle « loyale » ou « déloyale », la main « volontaire » ou « involontaire » ?). Contrairement à la plupart des sports où la mesure sert d’étalon, de preuve et de verdict, le football est ainsi le théâtre d’erreurs judiciaires sans appel et souvent déterminantes sur le résultat du match. Les retransmissions télévisées avec leurs ralentis, leurs « loupes » sur les actions litigieuses ont avivé la sensibilité, déjà à fleur de peau, des supporters aux erreurs d’arbitrage. S’est ainsi créé un sur-spectateur, un commissaire enquêteur à l’affût de toutes les preuves des fautes commises au détriment de l’équipe qu’il soutient. Mais si le match se prête à un débat dramatisé sur la légitimité de la justice, il rappelle aussi, à sa façon, que la partie, comme tout épisode de la vie sociale, ne peut se dérouler sans un minimum d’arbitraire. Qu’en serait-il d’un match, d’un cours, d’un voyage organisé… où l’arbitre, le maître, le guide touristique… auraient, à tout moment, à asseoir contradictoirement leurs  décisions ?

Le football incarne une vision à la fois cohérente et contradictoire du monde contemporain. Il exalte le mérite individuel et collectif sous la forme d'une compétition visant à consacrer les meilleurs mais il souligne aussi le rôle, pour parvenir au succès, de la chance, de la tricherie, des erreurs,  d’une justice incertaine qui sont, chacune à leur façon, des dérisions insolentes du mérite. N’est-ce pas là un condensé des conditions de la réussite aujourd’hui ? Mais, par ces mêmes propriétés contradictoires, le football donne à voir un monde humainement pensable, y compris quand le succès n’est pas au rendez-vous. Dans des sociétés où chacun, individu ou collectivité, est appelé à réussir, l’échec et l’infortune ne sont psychologiquement tolérables que si la malignité des autres, l’injustice ou le destin en portent la responsabilité. À un ordre irrécusable fondé sur le pur mérite, le football oppose le recours du soupçon et d'une incertitude essentielle. Qu’en serait-il d’une société ou d’un monde entièrement transparents où chacun aurait la certitude rationnelle d’occuper, à juste titre, son rang, où l’on ne pourrait plus dire : « Si seulement! », où l’on ne pourrait plus accuser l’acharnement du sort (« Il pleut toujours là où c'est déjà mouillé » ) ou les interminables trucages de l’autre (« Les jeux sont faits, la partie est truquée et le chien mord les pauvres », dit un proverbe d’Italie du sud) ? Le match de football campe ainsi un univers discutable en se prêtant à une multitude d’interprétations sur les poids respectifs du mérite, de la chance, des inégalités, de la justice et la tricherie sur le chemin du succès. Et c'est sans doute cette caractéristique - la discutabilité - qui confère au football sa qualité de « drame philosophique » et attise la passion experte des partisans. « Le plus beau titre que j’ai pu donner à la une de L’Équipe, confiait Jacques Ferran, l’ancien rédacteur en chef du journal, c’est  ‘Harry : 10’’ ‘.» Que dire de plus, en effet, du résultat d'un sprint, sinon d’y ajouter des commentaires descriptifs ? Le match de football offre, à l’inverse, un champ inépuisable à l'élaboration de récits différents et d'évaluations contrastées. Il permet, sauf en cas de « défaite cuisante » où, précisément, il n’y a rien à dire, d’argumenter à l’infini et de récrire une histoire vraisemblable et conforme à ses souhaits. On n'en finit pas de le commenter, de commenter les commentaires, les notes attribuées aux joueurs par les quotidiens...

Si le football dévoile les méandres d'un destin à notre mesure, il nous place tout aussi brutalement devant quelques autres vérités essentielles, obscurcies ou affadies dans le quotidien. Il nous dit, avec éclat, que, dans un monde où les biens sont en quantité finie, le malheur des uns est la condition du bonheur des autres (Mors tua, vita mea). Les Gahuku-Gama de Nouvelle-Guinée ont si bien compris cette loi d'airain du football et de la société occidentale qu’ils se sont empressés de la contourner pour rendre le jeu plus conforme à leur vision du monde : ils jouent, nous rapporte Claude Lévi-Strauss, plusieurs jours de suite autant de parties qu'il est nécessaire pour que s’équilibrent exactement celles perdues et gagnées par chaque camp.  Mais notre propre vision du bonheur ne se construit pas seulement sur les déboires du voisin ou de l'adversaire du jour. Il faut encore - et l’arithmétique des championnats l’illustre pointilleusement - que sur d'autres terrains des rivaux proches ou lointains, faibles ou forts, gagnent ou perdent pour que nous parvenions au succès. Une compétition de football illustre ainsi une autre loi de la vie moderne, l'interdépendance complexe des destinées sur le chemin du bonheur.

Symbolisant les ressorts contradictoires de la réussite dans le monde contemporain, ce « jeu profond » jette un pont entre l’universel et le singulier : il incarne aussi bien les « valeurs » qui façonnent notre époque que les identités - réelles et imaginaires - des collectivités qui s’affrontent.

Christian Bromberger



[1] F. Sieburg, Dieu est-il français?, Paris, Grasset, 1930 (p. 76).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 juin 2013 18:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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