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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Brazeau, Jacques BRAZEAU, “Coopération et concurrence dans les relations ethniques.” Texte d'une intervention au colloque de l'ACSALF 1965 publié dans COOPÉRATION ET COMPÉTITION. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1965. Montréal : Université de Montréal, les 5 et 6 novembre 1965, 104 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Coopération et concurrence
dans les relations ethniques
.”

Par Jacques BRAZEAU


Usage des termes ethniques et raciaux

Suite aux abus dans l'usage de la notion de race, dans le langage populaire et davantage dans les théories socio-politiques racistes, l'emploi du mot ethnie s'est généralisé pour définir ces groupements sociaux qui se distinguent de leurs voisins par leur culture plutôt que par des caractères biologiques. Simultanément, on a noté que des différences de culture accompagnent généralement les différences biologiques quand les représentants de races différentes entrent en contact. Tout en reconnaissant que les différences raciales, en vertu de leur durabilité et de leur utilisation comme indice facile pour fins d'identification, présentent souvent des aspects psycho-sociologiques particuliers, il est devenu d'usage courant en sociologie de donner aux expressions relations ethniques et relations raciales un même sens générique, afin d'inclure sous le même titre l'étude des différences de culture et de leurs conséquences dans certains rapports humains. Cette pratique ne semble pas malheureuse, en autant que les distinctions appropriées soient faites, car elle met en commun l'étude des différences de culture par rapport aux relations humaines au niveau collectif, que les indices d'identification soient biologiques, linguistiques ou religieux ou bien encore une combinaison de ces éléments. Dans la présente communication, l'usage fort répandu d'englober les relations raciales et ethniques sous le même vocable sera suivi. Tout au plus, ceci signifie que c'est à certaines différences culturelles que nous nous intéressons, à leur interprétation et à leurs conséquences pour les collectivités et les personnes.

Visions des relations ethniques

Avant de considérer quelle place les relations ethniques font à la coopération et à la concurrence, il faut définir le champ des relations ethniques. La perspective sous laquelle on voit les différences culturelles est fort importante pour prendre position quant aux avantages et aux inconvénients de la coopération et de la concurrence. Trois images des différences culturelles sont à envisager: une notion populaire qui, au fond, en nie le bien-fondé, un ensemble de théories et de recherches grâce auxquelles on étudie les attitudes malencontreuses qui accompagnent souvent la différenciation culturelle et, troisièmement, un ensemble plus vaste de recherches selon lesquelles les différences culturelles sont un fait social dont il faudrait examiner les conséquences au sein d'une problématique sociologique très vaste. C'est sans doute à cette troisième image qu'il conviendra de s'arrêter mais pas sans avoir examiné d'abord les deux premières.

La sous-estimation des différences culturelles

Nier l'inévitable est une pratique fort répandue et bien compréhensible. Du fait que l'on ait bien des raisons de regretter l'hétérogénéité des cultures, on peut considérer ce phénomène comme passager et souhaiter sa disparition. Nous n'attendons pas d'interventions miraculeuses fulgurantes à cet égard; nous voulons bien mettre le temps des générations futures pour en arriver à l'homogénéité mais, entre temps, nous prenons des mesures pour y arriver un peu : multiplication des renseignements et des contacts, tentatives de s'influencer mutuellement par les échangés, etc. Tout ceci est fort intéressant, sinon toujours fort bien, mais, en autant que l'on puisse dire que ces activités représentent autre chose qu’une manifestation de vie, on peut dire qu’elles mènent à l'adoption de certains postulats au sujet des différences ethniques, le premier à signaler, c'est celui grâce auquel on suppose que de se mieux connaître mène à s’aimer davantage. Cette supposition repose aussi sur une autre, c'est qu'avec la connaissance viendra la probité et que cessera l'exploitation de l'homme par l'homme. Cette exploitation ne saurait être contestée pourtant ; elle utilise, crée et maintient des différences culturelles au sein de communautés et entre les communautés. Cet aspect de la réalité n’apparait pas à bien des gens qui, de bonne volonté, voient dans la connaissance mutuelle, l'échange et le partage, la route vers le bonheur paisible. La difficulté en présence de laquelle on se trouve, c'est que l'on a tiré de la notion même d'hétérogénéité la cause de nos maux. Sans l'examen des usages variés qui peuvent être faits de la variété culturelle, dont son exploitation, on voit en cette diversité même la cause principale de l'incompréhension.

Il faut se mettre en garde contre l'optimisme exagéré qui provient de ce que l'on ne situe pas dans une problématique adéquate les diverses situations de contacts entre les représentants de diverses cultures. Du fait que certains rapports entre étrangers sont faciles et bénéfiques pour les deux parties, on ne peut conclure que l'ensemble de tels rapports peuvent facilement et avantageusement avoir la même facture. Les relations du touriste et de son hôte, par exemple, sont rarement celles de l'immigrant et de son hôte.

La bonne entente développée dans ce premier type de rapports s’appuie sur des contingences particulières ne permettant que des généralisations fort restreintes. S'il ne s'agit pas de nier que les visites interprovinciales formant la jeunesse, il s'agit de mettre en garde contre l'utopisme éducatif et d’empêcher de réduire à trop de simplicité le problème des rapports entre groupes ethniques. Un optimisme bon-enfant et un optimisme ethnocentrique des collectivités fortes se sont souvent conjugués dans la définition populaire des relations ethniques. Cet optimisme, comme l’indiquait récemment une critique du volume de Myrdal, An American Dilemma, peut se glisser aussi dans des tentatives fort sérieuses de démêler l'écheveau des relations ethniques.

Les dangers de l’optimisme sont de favoriser la coopération dans le but de maintenir la paix sociale au prix de l'abandon ne la poursuite de la justice. Car, la coopération dans des domaines conflictuels, même avec les meilleures intentions, peut être plus favorable à un concurrent qu'à un autre en leur enlevant des armes égales sans faire l'examen du reste de leurs arsenaux. Il convient donc, semble-t-il, de se méfier de bonnes intentions trop globales et de la définition des relations ethniques dans les termes d'une fraternité ou ce sont les désirs, conscients ou inconscients, du grand frère qui prévalent.

Voilà un aspect des relations ethniques qui est de la nature du phénomène à étudier et qui s'accompagne de nombreuses justifications dont les sociétés approuvent ; mais le chercheur doit éviter l’écueil de la généralisation excessive que font naître, d'une part, notre désir de la quiétude et, d'autre part, l'impérialisme des civilisations et des sociétés. Il convient donc de rejeter l'idée d'une coopération à tout prix et à gogo dans le domaine des relations interculturelles. Elle ne sert les intérêts ni des uns ni des autres si elle empêche la concurrence légitime et empêche l'examen des modes mêmes de la concurrence en prétendant que celle-ci n'existe pas et qu'il n'y a que communauté d'intérêts. Elle remet à plus tard les conflits dans bien des cas ou si elle les rend impossibles, c'est le plus souvent grâce à une subjugation plus ou moins longue et lancinante des hommes. On reconnaît cette image des relations ethniques, superficielle chez les naïfs et empirique chez les rusés, par ses appels à des principes très généraux et trop généreux et à des exemples très particuliers et limités. Voilà l'invitation perfide à la coopération que nous devons combattre comme nous le verrons plus tard.

L’étude du préjugé et des préjudices qu'il cause

Dans la deuxième vision des relations ethniques, celle qui semble pessimiste par rapport à la première, nous sommes invites à un autre type de coopération. Il est fort légitime et très important d'y apporter notre appui, Mais il présente aussi le danger de limiter trop le champ des relations ethniques. Cette fois, ce sont les théories et le champ d'enquête qui sont trop limités. Le préjugé, la disposition hostile méritent d'être étudiés. Il nous faut trouver des explications à leur causalité, découvrir leurs conséquences et combattre leurs effets nocifs. C'est ce que plusieurs psychologues sociaux et sociologues se sont appliques à faire et avec beaucoup de succès aux plans des découvertes, des applications didactiques et de l'action sociale par la législation. Si l'étude du préjugé, des injustices qui en découlent et des préventifs à apporter au mal qu'il cause mérite tous les encouragements des spécialistes des sciences de l'homme, il est nécessaire pour eux de ne pas définir de façon aussi restrictive le domaine des relations ethniques. S'il faut combattre les injustices patentes qui s'appuient sur des incompréhensions grossières entre les membres de diverses collectivités, il faut aller plus loin en tant que chercheur et découvrir aussi les injustices moins apparentes jusqu'ici. Après nous être réjouis de la promulgation de lois contre la discrimination dans l'emploi selon la race, la religion, le lieu d'origine ou la nationalité, nous devons, très rapidement, nous attrister de ce que certaines catégories autres soient négligées bien qu'elles permettent aussi l'exploitation.

Faut-il se réjouir de ce que la loi prévoit que la femme ait un salaire égal à celui de l'homme quand elle fait le même travail ou s'offenser de ce que, généralement, elle n'ait pas le même travail sans que la loi en dise un mot ? Peut-on s'enorgueillir de ce que les immigrants ne puissent se voir refuser un emploi à cause de leur nationalité quand, indépendamment de leur nombre d’une origine commune, la société ne fasse rien pour tenir compte de leur langue dans la division du travail et qu'elle demeure en mesure de les exploiter parce qu’ils ne savent pas la langue de leur pays d'adoption aussi bien que les nationaux de ce pays ? Il ne s'agit pas de dire que nous trouverions des solutions faciles à des problèmes comme la discrimination qui profite de variétés culturelles à certains égards pertinentes dans l'emploi -- la force physique, l'assiduité au travail, la connaissance des langues. Mais il s'agit d'indiquer que nous nous faisons facilement une bonne conscience quand, chez les scientifiques comme chez les gens d’action, nous nous limitons à l'étude et au contrôle des distinctions très évidemment injustes sans nous soucier du lien à établir entre nos modes d'activités, nos structures sociales et l'ensemble des inégalités qu'elle permettent et qu’elles maintiennent. Nous devons tenter de démasquer et de combattre les injustices systématiques pratiquées en faisant appel à des préjugés qui sont maintenant reconnus comme tels et mis en doute, mais tâchons aussi de faire plus et de reconnaître les possibilités d'inégalités systématiques qui nous laissent trop bonne conscience parce que nous ne mettons pas en doute les prérequis de notre système social.

Perspective sociologique

Ce ne sont pas tous les sociologues, malheureusement, qui mettent en doute les dispositions prises par la société pour organiser l'exécution des activités humaines. Les sociologues américains qui se sont intéressés aux relations ethniques ou raciales, avec un succès variable, ont pourtant plus mis en question que d’autres en Amérique l’idée que la société est bien organisée. Ils sont devenus plus que leurs collègues des idéologues parce qu'ils ont étudié, à l’instar du criminologue et du travailleur social dans d'autres secteurs, des instances de faillites sociales, telles celles de l'adaptation de l'immigrant, de 1’incorporation des minorités raciales rejetées et de l'interdépendance des groupes  linguistiques.

Si ces chercheurs ont eu, dans leurs meilleurs moments, une soif de justice qu’on qualifierait d'idéologique, certains ont poursuivi quand même leur œuvre en manifestant des préoccupations scientifiques, c’est-à-dire descriptives, analytiques et détachées, autant que possible, de leurs options personnelles et des définitions ethnocentriques de leur société. Le cas de Robert Park, celui de Arnold Rose, un étroit collaborateur de Myrdal, et celui de Lewis Killian sont des exemples à cet effet. Ils aident à définir des visions particulières de l'étude des relations ethniques, sans doute, mais des pers- […/…]* d'hypothèses, un domaine plus vaste que ceux de notre enquête proprement dite. Comment éviter, par exemple, que Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir ne nous aide pas dans l'étude des relations ethniques ? Comment, d'autre part, insérer une théorie des relations raciales ailleurs que dans une sociologie complète du fonctionnement de l'unité sociale où elles se produisent ?

Le but du chercheur devient alors de comprendre le phénomène de la domination dans ses aspects multiples et ses manifestations diverses, de voir le fonctionnement des mécanismes qui la permettent et la maintiennent, d'examiner les rapports de forces entre les groupes et leur évolution, d'examiner les conséquences des interactions pour la société, la personne et son groupe, et d'examiner les adaptations psychologiques chez ceux que les rapports de domination avantagent et chez ceux qui en sont désavantagés. Il y a place dans nos recherches, nos efforts à décrire et à expliquer, pour l'étude du préjugé et celle de l'idéologie, en tant que causes et effets de la domination et de la subjugation, en tant que mécanismes sociaux, mais une perspective sociologique valable ne semble pas devoir se centrer sur l'idéologie ou sur le préjugé comme des manifestations sociales à privilégier. Elle doit les voir dans leur contexte comme des schèmes d'organisation de la pensée en rapport avec une organisation des institutions d'un territoire, avec celle de la division des cadres et de l'utilisation des cadres pour attribuer les rôles, les obligations et les privilèges, selon un ensemble de conventions et de règles établies par ceux qui détiennent le pouvoir. C'est par l'étude de la société, de son morcellement en catégories et en groupes, de sa diversification structurale et culturelle que nous verrons comment ses parties et ses membres s'agencent de façons interdépendantes en utilisant parfois le processus de la coopération et parfois celui de la concurrence.

En tentant de nous donner un modèle de la société nord-américaine et de développer une sociologie générale, Park a eu recours aux sciences naturelles, particulièrement à la botanique, pour examiner la distribution des populations, des institutions et des centres habités du territoire. C’est alors qu'il a utilisé une série de concepts dont plusieurs allaient passer par la suite à la sociologie des relations ethniques pour ses succès : la concurrence, la concentration, la centralisation, la ségrégation, l'invasion et la succession. Puis la notion de symbiose, de vie en commun, où des organismes essentiels l'un à l'autre se maintiennent en complémentarité sans se détruire, sans s’apprécier et en ne provoquant chez l'autre que l’évolution souhaitable pour satisfaire à ses propres besoins. La notion importante ici est celle de complémentarité, d'interdépendance et pas celle de coopération ou celle de concurrence. Et dans un pays où primait la libre entreprise, où la planification et la politisation étaient minimales, Park voyait d’abord un jeu de forces impersonnelles sub-sociales ou asociales comme déterminantes de l'occupation du territoire par des institutions en concurrence impersonnelle et diffuse.

Mais s'intéressant au milieu urbain cosmopolite autant qu'à l'occupation territoriale d'un continent en voie de peuplement, Park voulut expliquer la nature des rapports entre les groupes culturels. Pour le faire, il développa le schème conceptuel et théorique suivant, dont on retrouve encore bien des éléments en sociologie contemporaine des relations ethniques chez les auteurs cités dans les publications récentes de 1'UNESCO. L’immigration, les mouvements de population, les changements dans les modes de communication mettent en proximité physique des populations naguère distantes. La proximité peut occasionner l'isolement, le repli sur soi dans un ghetto culturel ou le contact. Historiquement, le contact a eu le plus souvent pour cause le commerce quand ce ne fut pas la subjugation militaire. Les premiers contacts sont donc généralement asociaux et produisent une concurrence diffuse. L'identification des protagonistes, et leur réalisation du fait qu'ils sont des concurrents identifiés, introduit le conflit. Le conflit persiste, selon Park, tant que dure une concurrence spécifique. Tout en étant durable, il a des périodes d'activité et d'inactivité, des temps morts et des recrudescences. Il peut mener à l'annihilation ou à la retraite, d'une part, voir le cas des Indiens d'Amérique et celui des Juifs d'Allemagne, et, d'autre part, à divers types de compromis.

L’immigrant, généralement, consent à s’adopter à des conditions de malaise, à s'en accommoder ensuite, c'est-à-dire faire des concessions de plus en plus importantes. IJ abandonne ainsi graduellement de plus en plus de ses façons particulières pour être admis de plus en plus complètement au sein de son nouveau groupe. Avec la succession des générations se produit le rejet de l'ancienne civilisation et son remplacement. On assimile les modes d'activités, les postulats et les schèmes de pensée d'une nouvelle civilisation et, en autant que les membres du groupe puissant nous acceptent, on est assimilé. L'acculturation est complète quand, tout en conservant peut-être un léger bagage folklorique, on utilise alors ce matériel à la façon dont l'exogroupe considère approprié et l'utilise lui-même. Le processus de l'assimilation et de l’acculturation se complète quand l'exogamie est permise aux membres des deux groupes pour les deux sexes. Ainsi la société assure l'amalgame de ses éléments constituants divers.

Si le processus que nous venons de décrire implique la coopération, il faut admettre qu'il s'agit d'une coopération où les parties en présence n'ont pas une égalité véritable et où la coopération ne présente pas aux uns et aux autres les mêmes exigences. Il est vraiment plus exact de parler de concurrence et de complémentarité imposée par des circonstances qui accordent aux protagonistes des forces inégales pour opérer conjointement. On doit mentionner aussi que selon divers auteurs comme Arnold Rose, dans America Divided, et Everett Hughes, dans Where Peoples Meet, les privilèges qui ont résulté de la coopération des immigrants de vieille souche anglo-saxonne et des immigrants plus récents d'autres origines ne sont pas tout à fait tels que Park, sans croire qu'il s'agissait de coopération, avait espéré comme résultante. Les groupes de diverses origines, pour la masse de leurs membres, se sont vus assigner un rang assez constant dans la pyramide des strates sociales selon leur origine. Tout en assimilant les notions de mobilité sociale au mérite, ils ont toujours été en présence de groupes plus méritants, dont les plus méritants de tous étaient ceux qui avaient importé les règles du jeu à bord du Mayflower. la coopération n'a pas été entière non plus de la part des immigrants dont les proportions plus élevées qu'on avait espéré ont conservé des particularismes de toutes sortes, voire même leur langue.

An American Dilemma

Park s'est beaucoup intéressé aussi à la question raciale, aux groupes culturels représentés par les Afro-Américains, les Asiatiques et les Indiens.

Il l'a fait avec emportement quant à son action sociale mais avec beaucoup de calme et de rigueur intellectuelle dans l'analyse de la société sudiste pour ce qui est des relations entre les castes raciales qu’il y a connues. Mais laissons les écrits de cet auteur pour le moment et venons-en aux auteurs du volume paru il y a vingt ans "An American Dilemma" de Myrdal. Si Myrdal a fourni à est ouvrage le prestige, quant a l’objectivité de 1’oeuvre qui tenait à ses qualités d'étranger et d’économiste, ne sous-estimons pas les contributions faites par des Américains dont les handicaps combinaient les faits d'être surtout de race blanche, surtout des sociologues, et surtout des produits de l'Université de Chicago. Parmi eux, comme l'indique la page titre de ce volume de quelque 1500 pages, dont je ne vais pas vous donner un résumé, il faut compter Arnold Rose à qui la sociologie doit beaucoup d’autres œuvres dans le domaine des relations ethniques.

Voyons tout juste, en premier lieu, ce que signifie le titre du volume, un Dilemme aux USA. Alors que Park, dans quelques pages, publiées sous le titre de "L'Étiquette des Relations raciales dans le Sud”, tente de nous faire comprendre le fonctionnement de la société locale à la suite de l'esclavage, quand la Guerre Civile eût libéré les Noirs et, du coup, forcé les Blancs à développer de nouveaux mécanismes de contrôle pour assurer leur domination, Myrdal et Rose, se placent à un niveau d’abstraction plus élevé et privilégient l'idéologie afin de décrire et de prédire. Le dilemme vient de ce que les USA soient le pays de la liberté, de la fraternité et de la promotion sociale au mérite, d'une part, et qu'il soit aussi le pays où l'on ne fait pas de distinctions basées sur l'origine et celui où l'on favorise l'exogamie quant aux divers sous-groupes de la race blanche, d'autre part, en même temps que celui où les relations raciales sont exclusives. Voilà le dilemme, la contradiction. Dilemme de ce que l'on favorise le mélangé de la plupart des groupes, mais en faisant une exception en présence de différences biologiques superficielles, dilemme de la réconciliation de l'idéologie égalitaire avec la subjugation de 10 pour cent de la population parce qu'elle est de race noire.

L'adoption de l'idée d'un dilemme, d'autre part, s'accompagne chez ces auteurs d'optimisme. D'un optimisme qui provient de l'assurance que la réconciliation s'effectuera paisiblement, d'elle-même, sans heurts sérieux, parce que l'idéologie guide le comportement, le contraint pour ne pas dire qu'elle le détermine, et que quarante millions d’Américains ne peuvent pas demeurer en contradiction avec eux-mêmes pas plus que quarante millions de Français ne sauraient avoir tort. On pouvait donc s'inviter mutuellement à la confiance en 1942 parce que certains progrès s'étaient manifestés et inviter les libéraux de race blanche à faire l'éducation des éléments conservateurs puis encourager les leaders noirs à la patience, au maintien de l'ordre et à la scolarisation de leur peuple. En préparant l'édition du 20e anniversaire de la parution de An American Dilemma, paru en 1962, Arnold Rose continuait à dire "Nos prévisions de 1942 se sont réalisées avec exactitude," les changements ont été plus rapides qu'espérés, il s'est agi d'une évolution paisible, sans révolution, en accord avec le crédo américain. Rose nous aurait sans doute parlé de "révolution tranquille", s'il eût été francophone et inspiré.

Une nouvelle interprétation

Les auteurs d'un petit volume paru l'an dernier, Killian et Grigg, Racial Crisls in America : Leadership in Conflict, ne sont pas du tout du même avis et ils nous font voir An American Dilemma sous un jour nouveau. Ils nous indiquent d'abord que la pensée sociale américaine suppose le progrès et l'optimisme. La crise de la désagrégation, qui dure depuis 1954, est donc trop souvent considérée selon eux comme une difficulté temporaire, une inflexion dans une courbe ascendante vers l'harmonie. Les auteurs indiquent que l'histoire des relations raciales aux USA ne justifie nullement cet optimisme : ils montrent, entre autres choses, que l’esclavage qui débuta au 17e siècle mit deux siècles à s'améliorer et à devenir un système d’exploitation rationnelle ; qu’il cessa à cause de l’intervention extérieure au sud puisque ce fut juste avant la Guerre Civile que l’affranchissement fut rendu plus difficile légalement, qu'on limita la liberté des affranchis et qu’on découragea le plus la scolarisation des Noirs. Ils sont d'opinion également qu’à la fin de la Guerre Civile on mit trente ans à développer un ensemble de coutumes et de lois afin de donner à l'ancien esclave le statut d'un citoyen de plus en plus défavorisé au lieu de celui d’un citoyen. Ce n'est qu'en 1895 qu’on établit la base légale de la ségrégation et celle-ci s’accroît entre 1900 et 1945. Selon les auteurs, à la fin du 19e siècle, on reconnaît que l'esclavage est mort et que le problème blanc dans le Sud devient de développer un système de ségrégation efficace.

Ces évènements divisent le leadership de la collectivité de race noire : Booker Washington favorise l’acceptation de la ségrégation en manifestant l’assurance d'une évolution inévitable. Dubois, le fondateur de la National Association for the Advancement of Colored People, est d'opinion qu’il faut combattre la ségrégation et le sous-emploi des gens de sa race. Killian et Grigg sont d'avis que ces deux courants ont contribué au progrès du groupe : que la docilité et la soumission ont permis un progrès économique à la collectivité et que la lutte poursuivie par l'autre élément a élevé le sens politique et juridique, une arme qui allait s'avérer utile. Entre 1895 et 1954, la Cour Suprême exige que les facilités mises à la disposition de la population noire soient de qualité égale à celles offertes aux blancs et ceci signifie un progrès scolaire qui différencie en strates la société noire. Le progrès, la mobilité rend la "minorisation" ou la domination insupportable. On peut dire, à l'étude de ce cas et de bien d'autres, que la progression sociale d'un groupe défavorisé n'assure pas l'égalité mais qu'elle met en question les procédures, les mécanismes sociaux, pour employer la conceptualisation de Park, qui maintiennent la subjugation.

Une nouvelle force, la Cour Suprême à compter de 1954

Avant la ségrégation, disent Killian et Grigg, la personne de race noire pouvait demander et obtenir des faveurs. La mobilité, l'urbanisation et 1'industrialisation s'accompagnent de la désacralisation des rapports. Ces évènements augmentent la ségrégation, diminuent la communication et amènent le rejet des règles du jeu antérieures. La minorité n'accepte plus sa place. Qu'est-ce que la recherche de la coopération peut faire quand les choses en sont ainsi ?

Killian et Grigg répondent à cette question en examinant ce qu'on fait de part et d'autre, aux extrêmes et chez les conciliateurs du centre. Ils sont d'opinion que, publiquement, aucun officiel sudiste ne peut être favorable à la déségrégation, sauf comme un mal inévitable. Il subit les pressions de groupes ségrégationnistes organisés alors que les libéraux sont dans une position où ils ne peuvent s'unir pour la défense d'un changement radical. Chez les minoritaires, il y a un phénomène nouveau, la minorité a été armée par une autorité qui s'est placée au-dessus du conflit, la Cour Suprême qui a rendu en 1954 et 1955 le jugement que des services exclusifs distincts ne pouvaient pas être reconnus comme égaux. Maintenant, 1'Afro-Américain a une arme puissante pour faire changer les règles du jeu de ceux qui étaient précédemment omnipotents: il n'a rien à perdre, il est puissant, il exige.

Les églises, les associations culturelles, les universitaires dans le passé tentaient d'influencer les officiels, de faire connaître les faits, de persuader par l'éducation et de maintenir le dialogue interracial. Il s'agissait d'un dialogue entre personnes déjà convaincues de l'idée d'égalité, qui étaient du côté blanc des sous-chefs de seconde zone et du côté noir des chefs que le maintien du dialogue empêchait de réclamer avec la véhémence qu'il aurait fallu, le comité interracial, particulièrement, après étude empirique, s'est révélé l'un des mécanismes sociaux permettant le maintien de la domination aussi longtemps que possible, les représentants de la majorité, plutôt que les représentants délégués ou invités par elle, en fixant la fonction et les procédures effectuaient le contrôle des libéraux de leur groupe et celui des chefs de l'autre par le maintien du dialogue.

Par les communications indirectes, par des pétitions et des résolutions, des démonstrations et des recours en justice, on établit, au contraire, un rapport entre protagonistes de causes différentes. Il s'agit de rapports concurrentiels et conflictuels. On peut souhaiter qu'ils demeurent dans les bornes de la légalité mais, de toute façon, il s'agit d'un rapport de forces qui ont plus à voir avec la concurrence qu'avec la coopération. L’étude du travail des comités interraciaux a démontré que les autorités les utilisent pour ne rien faire ou pour poser des gestes symboliques pacificateurs. Quand la minorité a voulu que quelque chose s'accomplisse, au plan scolaire par exemple, elle a dû, suite à une perte de temps due à sa participation à une discussion infructueuse, faire appel aux cours de justice.

Le modèle conflictuel

L’hypothèse selon laquelle c'est la minorité qui doit créer la controverse devient confirmée et il s'agit pour les libéraux et les autorités épris de justice de lui fournir les armes pour créer la controverse et gagner son point. C'est cette forme que la coopération doit prendre et non la coopération entre protagonistes d'intérêts opposés et de force inégale. Le progrès viendra d'une utilisation stratégique de ses forces par la minorité, un progrès qui dépendra des brèches faites dans les systèmes de mécanismes sociaux qui maintiennent des rapports de subordination indus.

Comment peut-on réconcilier une telle conclusion avec les théories sociales? Killian et Grigg indiquent, comme nous l'avons vu moins clairement au début de cet exposé, qu'il y a des théories irréalistes et d'autres qui s'avèrent plus pertinentes. Le choix est peut-être en partie question de tempérament mais il est aussi le résultat de la confrontation des théories et des faits à la lumière de certains événements historiques. Little Rock, Arkansas, Montgomery, Alabama, la Nouvelle-Orléans, New York et Los-Angeles sont les noms de lieux où des événements se sont produits. On pourrait allonger la liste en considérant diverses anciennes colonies politiques et commerciales et des États où la domination d'un groupe culturel par un autre a été reconnue et combattue.

La théorie sociale, dans le domaine des relations ethniques comme dans bien d'autres, rencontre des impasses. Killian et Grigg mettent en opposition deux modèles théoriques répandus: le modèle utopique et le modèle conflictuel. Ils précisent que le modèle utopique a eu récemment beaucoup de vogue du fait qu'il postule l'harmonie du système social, les manifestations de la raison humaine et la manipulation de l'homme pour le bien. Les théories de l'hygiène mentale et de l'hygiène sociale, la dynamique de groupe et la sociologie industrielle ont contribué à souligner l'aspect de l'harmonie et do l'optimisme dans les sciences de l'homme. En présence d'un conflit de valeur, Myrdal accorde à l'idée de la résolution du conflit une importance maximale. Cette perspective théorique est de grande importance puisqu'elle invite à la coopération et à l'abandon de la notion de concurrence et de lutte.

Il est un autre modèle théorique que les sociologues américains ont développé sous l'influence d'une certaine école allemande dont les chefs furent Gumplowicz et Ratzenhofer. Il s'agit du modèle conflictuel adopté par Lester Ward, Albion Small, Robert Park et de nombreux élèves de ce dernier dont Louis Wirth, Everett Hughes et, à la génération suivante, Lewis Killian puis, aussi étrange que cela paraisse, Arnold Rose dans d'autres ouvrages que An American Dilemma. Lewis Coser, qui est aussi de cette école, montre comment elle diffère de celle qui adopte un modèle utopique en disant : "Le conflit peut être inhérent à la structure des rapports établis et n'être éliminé que par des changements structuraux “. Si ce cas se rencontre souvent dans les rapports ethniques, il devient fort Important de distinguer entre les besoins de coopération et les nécessités de la compétition. Il y a des types d'interaction au sein desquelles, il se fait un jeu de forces et l'on ne fait que masquer l'emploi de celles-ci si l'on définit comme activité coopérative une opération qui est vraiment une confrontation de stratégies. Cette fausse représentation, doit-on ajouter, a de plus 1'inconvénient d’affaiblir généralement le plus faible, d'où ses conséquences pernicieuses dans la poursuite de l'égalité.

Conclusion

Est-ce à dire qu'il faille rejeter complètement l'idée de coopération et définir tous les rapports ethniques en des termes conflictuels ? Certes pas, mais il faut adopter, dans la position de minoritaire ou de défenseur des minorités, certaines règles pratiques. En premier lieu, au plan de la recherche, on doit bien définir les caractères de l'interaction que l'on étudie et choisir le modèle approprié à la décrire. On doit se mettre en garde contre une sélection qui nous fasse prendre nos désirs pour impératifs — désir de la quiétude, d'une part, ou soif du combat, d'autre part. Une analyse du sous-système social que nous examinons et de son fonctionnement doit nous amener à découvrir quels types de rapports y prévalent quant à l'activité que nous voulons examiner. C'est la découverte empirique de la nature de ces rapports qui peut nous guider dans la sélection des modèles théorique et conceptuel appropriés.

Au plan de l'action la décision, en principe, est plus simple bien que de fait il y demeure une marge d'erreur. Le principe, c'est pour la minorité de refuser la coopération là où elle a de trop fortes chances de se faire rouler et de définir alors sa participation selon les exigences d'une stratégie. Une conclusion à tirer serait peut-être la suivante : ne pas coopérer en tant que membres d'un groupe culturel avec des membres d'un autre groupe culturel par rapport à un sujet qui met ces groupes en conflit d'intérêts. On peut et, à certains égards comme dans la question de la poursuite des droits de l’homme, on doit coopérer avec eux mais alors on ne le fait pas en tant qu'ethniques.

On peut aussi coopérer quant à un ensemble de sujets qui ne sont pas litigieux mais alors, on le fait à titre professionnel ou à titre humain dans un domaine où la communauté des intérêts ne peut être mise en doute ou encore où elle ne se relie pas à l'appartenance à une collectivité culturelle.

À mesure que l’on entre dans le domaine des relations ethniques, dans celui, des rapports où les différences socio-culturelles sont un élément significatif, on s'approche d'un type d'interaction où l'idée de contrôle et d'exploitation est sous-jacente. Il faut alors choisir les modèles qui tiennent compte de l'interdépendance et de la concurrence pour orienter notre pensée et notre comportement plutôt que de ceux qui prônent à tout venant la coopération et la bonne entente. C'est le type d'éclairage du problème des relations ethniques que j'ai décrit qui m'apparait comme la contribution principale que le domaine des relations ethniques puisse faire dans le débat sur la coopération et la compétition.



* Page manquante. JMT.]


Retour au texte de l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, retraité de l'Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 avril 2021 9:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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