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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La pensée philosophique d'expression française au Canada. Le rayonnement du Québec. (1998).
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Raymond KLIBANSKI et Josiane BOULAD-AYOUB, La pensée philosophique d'expression française au Canada. Le rayonnement du Québec. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1998, 686 pp. [Autorisation formelle accordée le 12 septembre 2016 par Mme Boulad-Ayoub et le directeur des Presses de l'Université Laval, M. Denis Dion, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

[9]

La pensée philosophique d’expression française au Canada.
Le rayonnement du Québec.

INTRODUCTION

par

Raymond Klibansky

Université McGill
Oriel College et Wolfson College, Oxford
Président hon., Institut International de Philosophie, Paris

[10]

[11]

Vivre dans une société qui connaît une période d’évolution politique et intellectuelle accélérée est à la fois un privilège et un défi. Lors de mon arrivée au Canada, en 1946, la tradition thomiste dans l’enseignement de la philosophie en langue française était omniprésente et omnipotente. Or, depuis le début des années 60, la pensée philosophique d’expression française au Canada a connu un développement à ce point soudain et accéléré qu’il a peu de parallèles ailleurs dans le monde, un renouveau d’autant plus intéressant qu’il couvre un vaste éventail de disciplines jusqu’alors pratiquement ignorées et que la philosophie a cessé de se cantonner dans les universités des grands centres comme Montréal, Québec ou Ottawa, pour essaimer également avec vigueur vers les institutions nouvelles comme les centres universitaires ou collégiaux de Trois-Rivières ou de Rimouski.

L’intérêt de cette évolution ainsi qu’une production philosophique en langue française de plus en plus vigoureuse ont fait sentir la nécessité d’établir un bilan, bien entendu provisoire, à l’usage non seulement des membres de la communauté philosophique, mais encore du public cultivé ici et à l’étranger.

L’émergence du renouveau et la forte accélération du changement risquent de faire oublier que ces développements ne sont pas le produit d’une génération spontanée. Il est impossible de les comprendre sans les rattacher à l’activité de certains penseurs de l’époque immédiatement précédente. Ce sont les maîtres des années d’après-guerre auxquels les acteurs principaux du nouveau scénario doivent leur formation.

Parmi ces maîtres, il convient de nommer en premier lieu les Pères dominicains. À Québec, le P. Georges-Henri Lévesque, fondateur de la [12] Faculté des sciences sociales à l’université Laval, s’opposa courageusement, au nom des principes de la philosophie sociale, aux mesures arbitraires du premier ministre Duplessis, ce qui lui vaudra d’être dénoncé comme communiste. C’est lui qui inspira Fernand Dumont, l’éminent sociologue et philosophe dont nous aurions été heureux de voir le nom associé à cet ouvrage et qui nous a été enlevé par une mort prématurée. Le P. Lévesque est également le maître d’Arthur Tremblay qui, comme sous-ministre de l’Éducation dans les années 60, a rendu possible que des milliers d’étudiants québécois aillent parfaire leur éducation en France.

C’est à Montréal, à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, que les maîtres dominicains venant d’Ottawa se sont installés à la Maison Albert-le-Grand. L’influence de leur activité est remarquable dans maints domaines. Le P. Noël Mailloux fonde l’Institut de psychologie à l’université de Montréal et y introduit l’étude de la psychanalyse ; le P. Ceslas Forest réforme l’éducation des femmes ; le P. Louis-Marie Régis, auteur de L’Odyssée de la Métaphysique et d’ouvrages sur la théorie de la connaissance de Thomas d’Aquin, dirige l’Institut d’études médiévales où lui succède le P. Thomas Audet, adoré de ses étudiants, qui mourut hélas, fort jeune. Il faut mentionner aussi le P. Louis Bertrand Geiger, auteur d’études remarquables, dont Philosophie et spiritualité, préfacée par Étienne Gilson ; le P. Benoît Lacroix, directeur inspiré de l’Institut d’études médiévales, qui, dans ses écrits, touche aux rapports entre histoire, théologie et philosophie chez les historiens chrétiens de la fin de l’Antiquité et du Moyen-Âge ; le P. Louis Lachance, auteur de livres originaux sur la philosophie du droit ; le P. Salman, philosophe formé en Belgique qui insiste sur la rigueur scientifique en psychologie ; le Père capucin Camille Bérubé, scotiste éminent, qui initie les étudiants à une autre tradition.

Ces maîtres avaient lentement préparé le terrain en introduisant, dans les années 40 et 50, sous l’influence des philosophes français, un thomisme plus souple, à visage plus humain, ainsi que des disciplines jusqu’alors condamnées. Le P. Geiger, écrivant en 1958, lie la « crise des fondements » du thomisme à un ouvrage de Gilson sur l’histoire des conceptions relatives à l’être et à l’essence depuis Platon jusqu’à l’existentialisme [1]. Le « maître bien-aimé, Thomas d’Aquin, n’est pas là comme penseur absolu » comme le dit le P. Benoît Lacroix en parlant, du père Louis-Marie Régis [2]. Chaque année les étudiants pouvaient suivre les cours d’éminents auteurs français tels que Gilson, Marrou, Vignaux.

[13]

Des maîtres laïcs, ouverts aux idées neuves, accueillants pour les visiteurs étrangers, favorisèrent aussi l’éclosion du changement. Je pense au logicien Maurice L’Abbé qui réforma l’enseignement des mathématiques à l’université de Montréal ainsi qu’à Vianney Décarie, qui, à titre de directeur du département de philosophie de l’université de Montréal, ouvrit la porte bien grande aux invités et aux idées d’outre-Atlantique.

Les contributions qui suivent, bien qu’elles n’aient nullement la prétention d’être exhaustives, s’efforcent de faire le tour des diverses disciplines. Le corpus des œuvres à considérer n’a pas toujours été facile à établir. La division linguistique, d’abord, est loin d’être étanche. Certains auteurs écrivent tantôt en anglais, tantôt en français, des auteurs anglophones sont traduits en français, des penseurs français sont venus, nombreux, faire des séjours au Canada et y ont écrit, d’autres s’y sont établis après avoir déjà produit une œuvre à l’étranger ; enfin, des Canadiens ont quitté leur pays pour s’établir à l’étranger. En effectuant leur choix, les contributeurs se sont rappelé le rôle important du bon sens en philosophie et en ont fait l’usage qui s’imposait. En outre, le caractère fortement interdisciplinaire de certains domaines de la philosophie, comme l’esthétique ou la philosophie du droit, et l’importance littéraire de certains auteurs comme Montaigne ou Rabelais ont rendu inévitable le recours à d’autres spécialités.

Outre la solidité de la recherche qui fonde les textes présentés, ainsi que l’intérêt des travaux analysés, il faut noter le sens critique des contributeurs. Plusieurs d’entre eux signalent les faiblesses et les dangers qui menacent leurs domaines : carence de l’enseignement des langues anciennes, réorganisation institutionnelle malencontreuse qui a fait disparaître l’Institut d’études médiévales de Montréal…. Ils ont également le mérite d’avoir essayé d’éviter le jargon qui, trop souvent, tient lieu de langage d’initiés même si, rarement, il est vrai, la double influence de l’anglais et d’une discipline particulièrement technique telle que l’économie a ouvert la porte à quelque néologisme au pedigree douteux.

Le plan de l’ouvrage est simple : trois grandes sections sont consacrées respectivement à l’histoire de la philosophie — de la philosophie ancienne à la phénoménologie — aux problématiques, c’est-à-dire aux domaines particuliers de la philosophie — de la logique à l’esthétique — et, finalement, à l’impact de la philosophie dans la société c’est-à-dire, la philosophie politique, qu’elle soit plutôt [14] marxiste, utopique ou nationaliste. Un tel découpage, indispensable à la clarté de l’exposé, a provoqué d’inévitables recoupements. La « question nationale », qui fait l’objet d’un chapitre, est traitée également dans la philosophie politique, laquelle abordera forcément certains travaux sur le XVIIIe siècle. Le marxisme, objet d’un chapitre spécial, figurera également dans le texte concernant les idéologies. De même, la logique et la philosophie analytique vont porter, en grande partie, sur les mêmes auteurs.

Si tous les contributeurs ont choisi de commencer leur enquête au début du renouveau mentionné plus haut, il convient cependant d’évoquer brièvement les origines de la pensée philosophique d’expression française en se demandant quand la notion de « philosophie canadienne » a fait son apparition et ce que cette expression désignait à l’origine. Pour cela, il faut retracer les avatars de l’appellation « canadien » à travers les âges.

LA LÉGENDE DES ORIGINES

En philosophie, les « Canadois » ou « Canadiens » [3], font leur apparition à l’occasion de la controverse entre ceux qui soutiennent que les sauvages n’ont pas l’idée de Dieu et ceux qui prétendent le contraire. Le R. P. Marin Mersenne appartient au second groupe [4], alors que, peu de temps auparavant, en 1630, l’ingénieur et physicien Pierre Petit, adversaire de Descartes sur la preuve ontologique et plus tard collaborateur de Pascal dans ses expériences sur le vide, était plus pessimiste [5]. L’existence de la notion de Dieu chez les canadiens est à nouveau évoquée dans Les deuxièmes objections recueillies par le Révérend Père Mersenne de la bouche de divers théologiens et philosophes aux Méditations de Descartes et dans les Deuxièmes réponses de celui-ci publiées à Paris en 1641 en latin : Quod autem illa idea veniat ab anticipatis notionibus, inde constare videtur quod Canadenses, Hurones, & reliqui sylvestres homines nullam prae se ferant hujuscemodi ideam [6]. La traduction française, revue par l’auteur, parut en 1647 : « Or, que cette idée procède de ces notions anticipées, cela paraît, ce semble, assez clairement, de ce que les Canadiens, les Hurons et les autres hommes sauvages n’ont point en eux une telle idée » [7]. À l’objection de ses interlocuteurs selon laquelle les sauvages peuplant le Canada n’ont pas l’idée innée de Dieu, Descartes fait valoir qu’il avait disposé de cet argument dans le texte de ses Méditations. Pour Descartes, « canadien » désigne donc un habitant autochtone du Canada.

[15]

L’expression « philosophie canadienne » paraît pour la première fois dans le titre du traité De philosophia Canadensium populi in America Septentrionali balbutiente dissertatio, paru en 1707 à Helmstedt. L’auteur, Jonas Conrad Schramm, enseignait la théologie et la philosophie à l’université protestante de cette ville, fameuse comme porte-parole de la tradition aristotélicienne de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle. Schramm prend soin d’expliquer que la caractéristique « balbutiente », balbutiant, traduit le terme qu’Aristote applique à la fin du premier livre de la Métaphysique pour caractériser les débuts de la philosophie grecque. Ce qui l’a conduit à s’occuper de « la philosophie des Canadiens » est la publication récente, en 1703 et en 1704, à La Haye, des deux tomes écrits en français par « l’illustre auteur Baron de la Hontan » — un livre qui avait provoqué une réaction immédiate dans les revues littéraires françaises et allemandes.

Il s’agit en particulier du dialogue entre l’auteur et le « chef sauvage », le huron Adario, une confrontation des pensées fondamentales concernant la religion et la morale des Français et des « Sauvages ». Aux arguments que l’auteur produits pour établir la supériorité du Christianisme, le huron répond d’une manière qui indique clairement au lecteur la supériorité de la pensée « sauvage ».

Face à cette démonstration, le philosophe de Helmstedt mentionne que Jacques Bernard, le rédacteur des fameuses Nouvelles de la République des Lettres, parues à Amsterdam en 1703, soupçonne Lahontan de se servir de son long rapport sur la religion et les mœurs des indiens d’Amérique pour attaquer et réfuter ce que les chrétiens considèrent comme sacré. L’auteur aurait choisi délibérément la forme du dialogue pour une critique essentielle de la pensée chrétienne, et Bernard affirme n’être pas le premier à en être convaincu.

« Mais voyons » écrit Lahontan en parlant des indigènes, « ce qu’ils disent de la raison, eux qui passent pour des bêtes chez nous. Ils soutiennent que l’homme ne doit jamais se dépouiller des privilèges de la raison, puisque c’est la plus noble faculté dont Dieu l’ait enrichi, et que puisque la Religion des Chrétiens n’est pas soumise au jugement de cette raison, il faut absolument que Dieu se soit moqué d’eux en leur enjoignant de la consulter pour discerner ce qui est bon d’avec ce qui ne l’est pas » [8].

Le gentilhomme gascon s’inscrivait dans certaines traditions déistes et libertinistes de critique de l’Église et de la foi catholique. Il n’avait que vingt-sept ans quand il dut quitter précipitemment le Canada à la suite d’une querelle avec son supérieur. Il erra dans toute l’Europe avant [16] de s’établir enfin, en 1710, à la Cour de l’Électeur de Hanovre où il rencontra Leibniz, lequel s’intéressa à lui, comme le montre ses lettres à Bierling [9].

Le succès de l’œuvre de Lahontan est attesté par les nombreuses éditions qui se succèdent rapidement à partir de 1703 [10] et les traductions allemande et hollandaise qui suivent la version anglaise, publiée quelques mois avant la première édition française. Jacob Brucker, dans son œuvre monumentale, Historia critica philosophiæ, la plus importante parmi les histoires de la philosophie au XVIIIe siècle et répandue à travers toute l’Europe, consacre un chapitre à la philosophie des Canadiens, où il reprend Schramm et cite Lahontan [11].

L’influence de celui-ci se manifeste par les traces qu’on en trouve chez les écrivains du XVIIIe siècle. Ainsi, l’article « Canadiens, philosophie des » dans le tome 2 de l’Encyclopédie de Diderot, parue en 1751, rédigé par son excellent collaborateur de Jaucourt, commence par ces mots : « Nous devons la connaissance des sauvages du Canada au baron de la Hontan, qui a vécu parmi eux environ l’espace de dix ans ». Cette influence est visible dans le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot paru en 1772, et jusque dans Les Natchez de Chateaubriand où l’on retrouve un « bon sauvage » appelé également Adario. Elle se fait également sentir dans la littérature anglaise, par exemple dans le quatrième voyage de Gulliver de Swift.

Ce succès s’explique par plusieurs éléments. Lahontan, qui avait été reçu par Frontenac et lui avait fait lire son manuscrit, écrivait dans un style attrayant ; ses descriptions des mœurs des colons et des indigènes sont pleines d’esprit, voire croustillantes. Sur le plan des idées, la mise en cause de la religion par la raison, montre une vigueur telle que l’auteur s’attire les foudres des rédacteurs des Mémoires de Trévoux. Ce qui est plus original, mais doit davantage à la plume de Nicolas Gueudeville, moine bénédictin défroqué réfugié en Hollande et auteur de publications politiques et historiques, qui publia des éditions remaniées des Voyages, est la dénonciation virulente de la propriété.

« Or », dit Adario, « c’est un fait aisé à prouver par l’exemple de tous les Sauvages de Canada ; puisque malgré leur pauvreté ils sont plus riches que vous, à qui le Tien et le Mien fait commettre toutes sortes de Crimes » [12]. Et, plus loin, « Vraiment tu me fais là de beaux contes, quand tu parles des gentishommes, des Marchans & des Prêtres ! Est-ce qu’on en verroit s’il n’y avait ni Tien ni Mien ? Vous seriez tous égaux comme les Hurons sont entr’eux » [13].

[17]

Finalement, on trouve dans l’ouvrage de Lahontan, remanié par Gueudeville, un appel au changement proprement révolutionnaire. Il va jusqu’à dire, dans l’édition de 1705, qu’il est possible que la royauté disparaisse de France et que les pauvres puissent un jour s’emparer du pouvoir !

Alors que, paradoxalement, tous ceux qui suivent Lahontan appellent « Canadiens » les sauvages, il est clair que Lahontan lui-même établit une distinction nette entre « Canadiens » c’est-à-dire les colons français, et les sauvages qu’il appelle des « Amériquains ». En effet, les Voyages sont suivis d’une sorte de lexique où l’auteur explique la signification de certains termes qu’il emploie et dans lequel, il définit « Canadiens » de la façon suivante : « […] des naturels de Canada nez de pere & de mere François ».

Après l’occupation anglaise, « canadien » est réservé aux Français habitant le Canada. Lorsque, à titre de chargé d’affaires auprès de l’ambassade anglaise à Paris, David Hume dut régler le taux de change de la monnaie des colons, c’est bien de l’argent des « Canadiens » dont il s’est occupé.

Finalement, l’identification de « canadien » avec l’habitant français est attestée de la manière la plus claire par Alexis de Tocqueville qui, pendant son bref séjour à Montréal et à Québec, en août 1831, note : « Les Anglais et les Français se fondent si peu que les seconds gardent exclusivement le nom de Canadiens, les autres continuant à s’appeler Anglais » [14]. Il mentionne également la parution à Québec d’un journal uniquement en français et tout à fait anti-anglais, appelé Le Canadien [15]. Ce n’est qu’au cours des décennies suivantes que l’usage du terme Canadien se répandit également chez les anglophones.

les maîtres jésuites

L’importance attachée au tableau peint par Lahontan ne doit pas détourner l’attention de la situation réelle de la transmission de la philosophie au début du régime français, ni minimiser le rôle des maîtres jésuites qui ont œuvré au Canada depuis la fondation du Collège des Jésuites à Québec en 1635 où la philosophie est enseignée dès 1655 [16]. À cette époque, partir en mission aux Amériques signifiait une coupure, souvent définitive, avec la patrie, ainsi qu’en témoigne « l’adieu pour jamais » que Denys Mesland envoya à Descartes en 1645 [17]. Certains [18] autres, également formés à La Flèche où avait étudié Descartes, furent remarquables comme le Père Pierre-Luc Du Jaunay, pour n’en citer qu’un seul, qui produisit un monumental Dictionarium Gallico-Outawaki. terminé en 1748 après huit ans de travail [18].

À cette époque l’enseignement de la philosophie est fondé surtout sur la doctrine d’Aristote et de Saint Thomas, même si on détecte une certaine indépendance à l’égard de ces deux penseurs, sous l’influence, notamment de Suarez et, même, celle « déplorable » — aux dires de certains — de Descartes [19].

Mais la conquête en 1759 entraîne la suspension de la Compagnie de Jésus. Après quelques années difficiles, un établissement d’enseignement est créé, le Séminaire de Québec, où l’enseignement de la philosophie reprend en 1770. Des prêtres séculiers ont laissé des manuels. Le plus connu est l’abbé Jérôme Demers qui inaugure ses cours de philosophie en 1800 à Québec. Ses Institutiones philosophiae sont publiées en 1835.

Dès la fin du XVIIIe siècle et au début du suivant, les idées « nouvelles » françaises, jusqu’alors tenues à l’écart par l’absence de bibliothèques et de librairies, se répandent lentement, surtout grâce à l’émergence d’une classe de professionnels, éduqués mais laïcs, la plupart avocats, comme les Messieurs Mondelet que Tocqueville rencontra à Montréal en 1831 [20].

La lutte contre Descartes, contre Voltaire évidemment et, surtout à cette époque, contre Lamennais, se fait vive et la philosophie thomiste va reprendre ses droits, en particulier après la fondation de l’université Laval en 1852, qui obtint sa charte pontificale en 1876. L’enseignement essaime à Montréal dont l’université grandit peu à peu pour obtenir de Rome la Bulle définitive en 1927.

Les développements de Jean-Claude Simard, Claude Panaccio et Guy Lafrance montrent le passage du thomisme au néo-thomisme, à la Révolution tranquille, à la laïcisation des universités et, finalement, à la disparition presque totale de la religion du domaine philosophique.

les développements actuels

La section consacrée à l’histoire s’ouvre sur un panorama général de l’influence marquante de la philosophie française des XIXe et XXe siècles. Elle correspond à un développement accéléré, un tournant profond, [19] propre à la philosophie d’expression française au Canada : en une vingtaine d’années environ, la philosophie a reflété les développements d’une centaine d’années de philosophie française. La contribution de Jean-Claude Simard, du Cégep (Collège d’enseignement général et professionnel) de Rimouski, présente l’indispensable cadre historique dans lequel s’insèrent tous les autres chapitres. Sont ensuite passés en revue, tour à tour, la philosophie ancienne, la philosophie médiévale, les XVe et XVIe siècles, les études modernistes ainsi que les débuts de la philosophie allemande et de la phénoménologie.

Après deux siècles de philosophie essentiellement aristotélico-thomiste, on assiste, dans les années 50, à la naissance d’un néo-thomisme sous l’influence, notamment, de Gilson et de Maritain, période pendant laquelle le bergsonisme connaît beaucoup de faveur. Le vent de renouveau s’annonce notamment dans la revue Cité Libre (1950-66) qui réclame un catholicisme basé sur la liberté intellectuelle. À cette époque, déjà, Fernand Dumont, dont le « profond questionnement sur la culture » marquera plusieurs générations et dont l’œuvre est évoquée tour à tour, sous des angles différents, par un grand nombre de contributeurs, plaide pour un nouvel humanisme.

La libération de la pensée, la « déthomisation », verra, entre 1960 et 1980, un engouement pour le personnalisme et les philosophies existentielles. L’œuvre de Gabriel Marcel fera l’objet d’intéressantes études, notamment celles de Simonne Plourde dont je note qu’elle réfère régulièrement au théâtre marcellien. Gabriel Marcel lui-même m’avait confié, lors d’un de ses passages à Montréal, qu’il mettait beaucoup de sa philosophie dans son théâtre. Il s’en expliqua dans un article, « La dominante existentielle dans mon œuvre », écrit à ma demande pour l’enquête sur la pensée philosophique, effectuée sous ma direction sous les auspices de l’Institut International de Philosophie, La philosophie contemporaine [21].

Cette période a connu un attrait pour la méthode phénoménologique sous l’influence de penseurs aussi divers que Merleau-Ponty, Ricœur, Lévinas et Henry, les deux premiers ayant suscité de remarquables travaux dont Denis Fisette parlera plus longuement. L’herméneutique retient ensuite l’attention, puis un enthousiasme plus grand encore se fait jour pour le structuralisme.

C’est aussi l’époque de la politisation de la philosophie. Sartre et Althusser sont les gourous du temps, « l’insertion sociale de la philosophie » est à la mode, comme le montrera la contribution de [20] Josiane Boulad-Ayoub sur le marxisme. Outre les deux philosophes qui viennent d’être mentionnés, Marcuse, Lacan, Foucault et Lévinas figurent massivement dans les programmes universitaires et collégiaux.

Ce développement va de pair avec l’éclosion d’une pensée nationale qui sera esquissée par Michel Seymour. Cette politisation, non seulement de la philosophie, mais de toute la culture québécoise, a été favorisée par la profonde réorganisation de l’enseignement, la création des collèges ainsi que du réseau des universités du Québec et l’imposition de cours obligatoires de philosophie au niveau collégial. Ce dernier facteur a revêtu une telle importance et a eu un tel impact sur la société québécoise qu’à notre demande Jean-Claude Simard lui consacre une contribution séparée. La politisation favorise l’émergence du féminisme. Sa représentante principale, la regrettée Louise Marcil, a laissé des travaux remarquables. Il suffit de mentionner La raison en procès : essais sur la philosophie et le sexisme [22] ainsi que ses recherches d’histoire de la philosophie sur Claude Buffier et Thomas Reid. Ses travaux sur l’égalité sont également évoqués par plusieurs contributeurs. C’est avec émotion que je mentionne qu’un de ses récents articles dans ce domaine, « L’égalité mitigée », parut en 1991 dans un recueil d’essais qui m’a été offert [23].

Au début des années 70, on assiste également à un développement important, le « surgissement massif de la philosophie allemande » ainsi que l’exposera Jean Grondin.

Finalement, dans une troisième étape qui commence au début des années 80, l’influence française diminue. Le Québec « s’ouvre sur la pensée planétaire », le XVIIe Congrès mondial de la philosophie, réuni à Montréal en 1983 et organisé par Venant Cauchy, a pour thème « la philosophie et la culture ». La pragmatique du langage, qui se développait peu à peu, va prendre toute son ampleur, comme le montrera Daniel Vanderveken. Wittgenstein, Austin, Searle seront étudiés ainsi que la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas.

À la même période se produit une véritable explosion de l’éthique, sous la forme surtout de la bioéthique, mais aussi de l’éthique des affaires et de l’environnement. Cet engouement frise parfois l’extravagance, comme le dira Lukas Sosoe.

Il faut noter, avec Jean-Claude Simard, que les chercheurs canadiens ne se bornent pas à examiner les théories des penseurs étrangers, français surtout, à les présenter et à les expliquer, mais ils les appliquent et les utilisent, parfois de façon originale.

[21]

Ce cadre historique montre évidemment que l’essor des études philosophiques a été favorisé par l’évolution politique et sociale du Québec ; mais il ne faut pas oublier, à ce propos, que celle-ci n’a pas été sans subir l’influence de la philosophie et rappeler, avec Jean Grondin, qu’il est dangereux de sous-estimer sa portée pédagogique et universelle.

Après ce coup de projecteur sur le panorama général, revenons en arrière dans l’ordre chronologique des objets d’étude.

Georges Leroux, de l’université du Québec à Montréal, se félicite de la floraison de travaux portant sur l’histoire de la philosophie ancienne, lesquels suivent deux grands axes : d’une part, l’étude des présocratiques, notamment les grands travaux bibliographiques entrepris à l’université d’Ottawa, d’autre part, l’étude des pensées de Platon et d’Aristote ainsi que des néoplatoniciens, dont ses propres travaux sur Plotin.

Bien qu’il s’agisse d’une production vigoureuse et, dans certains cas comme celui de Luc Brisson, notamment, particulièrement prolifique, elle est l’œuvre d’un petit nombre de savants et l’auteur note avec regret que certaines écoles en sont totalement absentes telles que le stoïcisme, l’épicurisme et les sceptiques.

Georges Leroux fait part de ses inquiétudes à propos de l’avenir du domaine qui souffre du recul de l’enseignement des langues anciennes. Il souligne que, si la recherche veut être vigoureuse, elle devra contribuer à l’histoire critique de la pensée et faire place à des arguments neufs et rigoureux inspirés par la recherche philosophique contemporaine et par les exigences de notre temps.

Dans le chapitre sur la philosophie médiévale, Claude Panaccio, de l’université du Québec à Trois-Rivières, évoque, avec une nostalgie que je partage pleinement, les beaux jours de l’Institut d’études médiévales de l’université de Montréal et les professeurs qui y ont œuvré. Sa disparition et la dispersion de sa bibliothèque n’ont évidemment pas favorisé les études médiévales. Les lieux de recherche se sont diversifiés, qu’ils se trouvent à l’université de Sherbrooke, à Ottawa où Carlos Bazán a organisé en 1992 le Congrès de la Société internationale pour l’étude de la philosophie médiévale dont il a publié les actes en trois gros volumes, ou encore à l’université de Montréal où heureusement de jeunes chercheurs ont été récemment engagés. Claude Panaccio salue la parution d’éditions, si importantes pour l’étude du Moyen Âge. Son propre travail où il met avec succès le nominalisme d’Ockham en discussion avec la philosophie analytique contemporaine est analysé dans la contribution de Daniel Vanderveken.

[22]

Le caractère pluridisciplinaire des recherches en philosophie des XVe et XVIe siècles est particulièrement mis en évidence par Danièle Letocha et Sarah Marquardt, de l’université d’Ottawa. Le littéraire est indissociable du philosophique comme le montre la section Renaissance — terme problématique, s’il en est — de l’Histoire comparée des littératures de langues européennes codirigée par Eva Kushner. En outre, comme le notent les contributrices, contrairement à la philosophie moderne, la philosophie de la Renaissance est un champ où les deux traditions, française et anglo-saxonne, se fréquentent facilement. Elles font remarquer que les chercheurs qui œuvrent en français dans ce domaine sont disséminés dans tout le Canada. Elles ont par conséquent élaboré leur texte dans une perspective très ouverte, en classant les études selon leur objet : rhétoriques, métaphysiques ou politiques.

Cette contribution, riche dans sa brièveté, fournit l’occasion de remarquer que, si aucun chapitre de l’ouvrage n’a été spécifiquement consacré à la pensée féministe en philosophie, la préoccupation se retrouve en maints endroits du livre et, en particulier, la théorie du discours a conduit à un intéressant examen de plusieurs voix de femmes de la Renaissance.

Josiane Boulad-Ayoub, de l’université du Québec à Montréal et Daniel Dumouchel, de l’université de Montréal, expliquent l’apparition tardive des études modernistes en philosophie par le fait que les jeunes chercheurs qui inauguraient le virage de la révolution tranquille se sont tournés immédiatement vers les auteurs du présent pour fonder leurs critiques de l’autorité et de la tradition. L’hégémonie du thomisme était telle que l’étude des combats de la raison des XVIIe et XVIIIe siècles était pratiquement inexistante. Certes, il y avait toujours eu une timide libre-pensée au Québec qui se réclamait surtout de Voltaire — suffisamment pour qu’en 1945 paraisse un ouvrage en deux volumes pour dénoncer l’influence pernicieuse de cet auteur — mais on ne peut pas dire que les idées des Lumières aient eu, avant ces dernières années, une influence réelle sur la pensée philosophique stricto sensu.

Au début des années 80, les études modernistes ont pris leur essor selon quatre axes d’intérêt : (1) l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire les recherches consacrées aux auteurs de la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles ; (2) les études portant sur la philosophie allemande moderne, surtout sur Kant, dont celles, nombreuses, de Daniel Dumouchel ; (3) l’éthique avec les travaux de Louise Marcil, la politique et la philosophie du droit portant notamment sur Locke, Montesquieu et Rousseau ; finalement (4) la philosophie des sciences, de Descartes à Leibniz.

[23]

Malgré une production plus que respectable, à l’ampleur de laquelle Josiane Boulad-Ayoub elle-même a fortement contribué, les auteurs déplorent certaines lacunes qui touchent principalement le XVIIe siècle, dont la philosophie, encore dominée par l’esprit de système et encore fortement liée à l’idée de Dieu, a peut-être été moins tentante que la « raison séditieuse » des Philosophes du XVIIIe, pour paraphraser le titre d’un chapitre de Contre nous de la tyrannie de Josiane Boulad-Ayoub.

Les contributeurs terminent en signalant que les études modernistes sont marquées par l’interdisciplinarité et placées à l’enseigne de l’internationalisme ou de l’universalisme. Non sans une certaine ironie, ils ajoutent que « ce qui distingue dix-septiémistes et dix-huitiémistes des autres spécialistes, c’est bien qu’ils sont, sous l’égide du rationalisme dont ils se réclament, indifférents ou spectateurs amusés, en retrait de la querelle qui oppose un peu partout dans l’univers philosophique d’aujourd’hui la philosophie analytique ou de tradition anglo-saxonne aux philosophies de tradition continentale ». Cette sérénité, nuancée ou non d’amusement, est pourtant partagée, sinon revendiquée, par les spécialistes d’autres domaines, en particulier celui de l’éthique !

Jean Grondin, de l’université de Montréal, souligne l’attrait exceptionnel de la philosophie allemande à l’heure actuelle, attrait qui ne s’explique pas par le fait qu’elle est allemande mais bien par sa radicalité et la portée universelle de ses interrogations. Cet intérêt a « explosé » après la révolution tranquille. Il faut se rappeler que les grands classiques de la philosophie allemande, à commencer par Kant, étaient « à l’index ». Il note aussi que cet intérêt a fait d’abord discrètement son entrée grâce aux professeurs étrangers venus enseigner au Québec. Au début des années 70, la philosophie allemande a surtout été interprétée par le regretté Pierre Laberge, spécialiste de Kant, qui avait été formé à Louvain. Les recherches ont d’abord présenté un caractère historique, mais « s’intéresser à Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Habermas ou l’herméneutique, c’est toujours s’interroger sur les assises philosophiques de notre modernité ». Kant, auquel Jean Grondin lui-même a consacré deux ouvrages, outre ses deux autres livres sur l’herméneutique, a eu une importance particulière car « tout se passait un peu comme si la philosophie que Kant avait critiquée en 1781 était celle qui était restée dominante au Québec jusqu’à la Révolution tranquille ».

Après Kant, l’attention s’est portée sur Hegel, surtout à l’université Laval, ensuite sur l’École de Francfort et d’autres. « L’agir communicationnel » de Habermas exerce aussi une influence considérable. En revanche, l’œuvre de Ernst Cassirer, dont la grande édition paraît à [24] Hambourg et, en traduction anglaise, à Yale, ne semble pas avoir retenu l’intérêt pas plus que celle de Jaspers.

Dans la rubrique portant sur la phénoménologie, Denis Fisette, de l’université du Québec à Montréal, commence par rappeler qu’il ne s’agit pas d’une doctrine, mais bien plutôt d’une source d’inspiration dont Paul Ricœur disait qu’elle était « la somme des variations de l’œuvre de Husserl avec les hérésies qu’elle a inspirées ». Les fréquents séjours au Québec de ce célèbre penseur français ont d’ailleurs contribué à y implanter la phénoménologie tout comme le vif débat suscité par Derrida à l’occasion du Congrès de l’Association des sociétés de philosophie de langue française à Montréal en 1971.

Si la phénoménologie occupe — et a occupé de façon constante — une place de choix dans l’enseignement de la philosophie et fait l’objet de multiples publications, elle dépasse ce cadre et l’auteur fait allusion à la thèse de Hubert Aquin, La phénoménologie du roman.

Denis Fisette évoque aussi la grande figure de mon ami, le philosophe tchèque Jan Patocka, disciple et critique de Husserl, que les traductions de Henri Declève, longtemps professeur à l’université Laval, ont contribué à faire connaître. L’étude de Patocka « Was ist Phäno-menologie ? », qu’il avait écrite pour ma Festschrift en 1979, est le fruit d’une méditation sur cette démarche qui dura toute sa vie [24].

Notons que d’importants penseurs du mouvement phénomé-nologique restent encore à découvrir au Canada, en premier lieu Edith Stein, élève de Husserl à Göttingen et à Fribourg, auteur de Phéno-ménologie et philosophie chrétienne [25] et de L’être fini et l’être éternel ; essai d’une atteinte du sens de l’être [26]. Devenue carmélite, elle fut saisie par les Nazis dans un couvent hollandais et mourut à Auschwitz. On étudiera sans doute un jour l’œuvre d’un des plus doués des élèves de Husserl, Eugen Fink, et celle de Alfred Schutz. Il est bon de constater que l’œuvre monumentale d’Aron Gurwitsch, Théorie du champ de la conscience fera l’objet d’une étude. C’est lui qui, comme réfugié à Paris, initia Merleau-Ponty et d’autres à l’œuvre de Husserl, avant d’émigrer aux États-Unis. J’ai eu le plaisir de le présenter à une réunion de philosophes de l’université de Montréal à la fin des années 50.

La section consacrée aux problématiques n’a pas la prétention de couvrir tous les domaines particuliers des études philosophiques, mais bien de passer en revue ceux qui sont les plus représentatifs des discussions actuelles. Ainsi la sémantique et la pragmatique suivront la logique et la philosophie des mathématiques, la philosophie des sciences [25] sera suivie de la philosophie analytique, tandis que, tout naturellement, l’éthique côtoiera la philosophie du droit, pour terminer avec l’esthétique. Notons l’absence de la philosophie de l’histoire et de la philosophie de la religion.

La logique et la philosophie des mathématiques sont des disciplines jeunes. Mathieu Marion, de l’université d’Ottawa, et Alain Voizard, de l’université du Québec à Montréal, retracent la carrière de deux pionniers : Maurice L’Abbé, qui a été le premier à développer la théorie des types transfinis, et Hugues Leblanc qui dut s’exiler et faire toute sa carrière aux États-Unis parce que la logique n’avait pas de place dans les départements de philosophie au cours des années 50 et 60. Son œuvre est particulièrement vaste. Si son nom est surtout associé à la « logique libre », il a aussi contribué à la sémantique des valeurs de vérité, à l’étude des logiques intuitionniste et multivalente ainsi que du calcul des séquents de Gentzen et à la théorie des probabilités. Les auteurs rendent un vibrant hommage à ce penseur, trop longtemps méconnu dans sa patrie.

Après un bref aperçu des travaux de logique dans les départements de mathématiques où la théorie des catégories a joué un rôle de premier plan, les auteurs passent à la philosophie des mathématiques qui a commencé à se développer avec le premier colloque en 1971 de la Society for Exact Philosophy, fondée par Mario Bunge et Hugues Leblanc.

C’est principalement l’œuvre du fécond philosophe des mathématiques Yvon Gauthier qui retient l’attention. Son ouvrage Fondements des mathématiques. Introduction à une philosophie constructiviste, présente les grandes lignes de la théorie des ensembles, de l’intuitionnisme, de la logique mathématique et développe son propre point de vue constructiviste. Au cours des années 80, il élabore sa logique de la négation et son propre système de « logique interne ».

Pour terminer, les auteurs expliquent comment l’arrivée de Daniel Vanderveken et d’une nouvelle génération de philosophes appartenant à l’« école analytique » a « considérablement bouleversé la scène au Québec ».

Dans une contribution particulièrement fouillée et originale, Sémantique et pragmatique, Daniel Vanderveken, de l’université du Québec à Trois-Rivières, brosse un tableau des études de philosophie du langage. Il mentionne d’abord la sémantique de type nominaliste de Claude Panaccio dont les travaux de médiéviste l’ont mené à une réflexion de caractère philosophique particulièrement fructueuse et à [26] exploiter en matière de sémantique certaines des idées de Guillaume d’Ockham dans le contexte des discussions contemporaines sur le nominalisme. Ensuite, il aborde la conception communautaire du langage de Michel Seymour pour arriver à ses propres travaux sur la logique illocutoire. Après en avoir énoncé le principe, exposé dans son ouvrage avec Searle, il s’attache à la notion de force et de but illocutoires en réaction contre la notion peu claire de jeu de langage chez Wittgenstein, pour arriver à une formulation complète de la logique illocutoire.

Avant de passer à la pragmatique du discours, sur laquelle il travaille actuellement, il décrit les recherches d’André Leclerc dont l’objet est de reconstruire et d’évaluer la sémantique idéationnelle des modes grammaticaux, c’est-à-dire des modes d’énoncés et principalement des modes verbaux, dans la tradition des grammaires générales ou universelles de 1660 à 1803, et spécialement de la Grammaire de Port-Royal.

De là, tout naturellement, Daniel Vanderveken passe à sa propre théorie des actes du discours élaborée avec Searle. Tout en se référant aux travaux des logiciens contemporains comme Church, Carnap, Prior, Kripke, Belnap et Kaplan et à la sémantique formelle du langage courant, de Montague et Cresswell, l’auteur veut aller plus loin et élaborer une théorie unifiée du succès, de la satisfaction et de la vérité en sémantique formelle. Pour ce faire, il faut y intégrer les logiques illocutoire et intensionnelle. Il y a consacré son ouvrage Meaning & Speech Acts.

Comme Searle avait manifesté un certain scepticisme à l’égard de l’élaboration d’une théorie générale du discours, il a relevé le défi. Sur la base de la logique illocutoire, il propose une analyse philosophique de la forme logique et des conditions essentielles de succès du discours qui ont un but linguistique intrinsèque. Dans sa conception de la sémiotique, « la pragmatique, conçue comme une théorie de la signification du locuteur, doit enrichir la sémantique, conçue comme la signification de l’énoncé grâce à une théorie des maximes conversationnelles et à une analyse des fais pertinents de l’arrière-plan conversationnel ».

Dans le chapitre consacré à la philosophie des sciences, et qu’il intitule coupure épistémologique, Robert Nadeau souligne l’évolution accélérée de ce domaine depuis la fin des années 60. Cette évolution avait été amorcée par la création de la Société canadienne d’histoire et de philosophie des sciences, institution bilingue que j’avais fondée en 1959 et présidée pendant treize ans. L’idée de base était que l’histoire et la philosophie ne devraient pas être isolées l’une de l’autre. Les travaux [27] de François Duchesneau, que Robert Nadeau analyse avec pertinence, illustrent ce point avec un succès remarquable.

L’auteur distingue trois grands axes de recherches : l’épistémologie générale et l’histoire des théories de la connaissance et des sciences ; l’épistémologie des sciences de la nature ; l’épistémologie des sciences sociales et humaines. Il faut noter, dès l’abord, que l’emploi du terme épistémologie reflète diverses influences et que, même si, pour  commencer, Robert Nadeau établit la distinction entre épistémologie au sens français de philosophie des sciences et epistemology au sens anglais de théorie de la connaissance, les auteurs qu’il analyse ne la font pas toujours et emploient le terme de façon un peu floue.

Les auteurs étudiés sont répartis dans les trois catégories à partir du domaine qu’ils ont eux-mêmes privilégié, sans pour cela négliger le reste de leurs travaux.

Ainsi, la section « épistémologie générale » comprend l’étude des contributions de Normand Lacharité, François Tournier et Serge Robert, le premier adoptant une approche systémiste, le deuxième ajoutant à des préoccupations de nature épistémologique et « méta-épistémologique » des recherches en philosophie de la biologie, et le troisième se concentrant surtout sur les mécanismes de la recherche scientifique.

Dans la section portant sur l’« épistémologie des sciences », l’analyse de l’approche constructiviste des sciences physiques d’Yvon Gauthier précède celle des travaux essentiellement de nature historique de François Duchesneau, qui est suivie par l’étude de l’approche structuraliste en sémantique des théories physiques de Jean Leroux.

Finalement, la section « épistémologie des sciences humaines et sociales » comprend cinq auteurs : Jocelyne Couture, dont les travaux portent surtout sur la théorie du choix rationnel ; Paul Dumouchel, dont la réflexion s’organise, d’une part, autour de l’œuvre de René Girard et, d’autre part, mais pas exclusivement, autour des théories de l’auto-organisation ; Maurice Lagueux, qui s’est consacré à l’épistémologie des sciences sociales et plus particulièrement à celle de l’économie ; Claude Panaccio dont les travaux sur le langage ont aussi été étudiés dans un autre chapitre et, finalement, Robert Nadeau dont les travaux en épistémologie de l’économique vont de l’étude de Popper à celle de Hayek.

Pour que ce tableau soit complet, il faut tenir compte des écrits en français du physicien et philosophe de renom international, Mario Bunge, d’origine argentine, qui est au Canada et à l’université McGill [28] depuis 1966. Son œuvre pose le problème central de la nature même de la pensée scientifique. Sa philosophie se veut, selon ses propres termes, « à la fois exacte, systématique, réaliste, rationaliste, matérialiste et proche de la science ». Dans un traité en neuf volumes (Treatise on Basic Philosophy, en anglais) et de multiples autres publications, certaines en français, Mario Bunge s’est penché sur pratiquement toutes les préoccupations mondiales en philosophie des sciences.

Laurent-Michel Vacher, qui enseigne la philosophie au Cégep Ahuntsic, a joué le rôle d’intervieweur dans un livre d’entretiens avec Mario Bunge [27], qui a eu ainsi l’occasion d’expliquer pourquoi il a choisi de « nager à contre-courant » et de souligner que son intention, exprimée depuis le début de sa carrière universitaire, est de « philosopher scientifiquement et faire de la recherche scientifique philosophiquement ». « S’il existe pour moi », dit-il, « des différences entre science et philosophie, il n’y a pas de séparation entre elles. Qui plus est, je crois fermement qu’avant même de commencer une recherche scientifique on embrasse, en général tacitement, des postulats philosophiques comme ceux de l’existence du monde extérieur, de la légalité des faits, de la possibilité de connaître les lois , etc. ». S’il lui faut esquisser son système philosophique, il déclare que, pour lui, « les idées clés sont celles de chose matérielle, de concept, de système, de connaissance et de changement, auxquelles il convient d’ajouter celles de bien et de norme. Ma métaphysique est matérialiste ou « chosiste » : elle postule que l’univers est constitué seulement de choses matérielles ou concrètes (électrons, cellules, plantes, animaux, familles, entreprises, États, etc.) [28]. Pour moi, les idées et les passions sont seulement des processus se déroulant dans des cervaux hautement évolués. En second lieu, ma pensée est systémiste : tout ce qui existe est soit un système, soit une composante d’un système. L’univers est le système de tous les systèmes. Enfin, ma vision est dynamique et évolutionniste : toute chose concrète est susceptible de changer, et tous les systèmes se sont constitués au cours de l’évolution ou sont en train d’évoluer. Quant à ma philosophie pratique, elle comprend une théorie des valeurs, une éthique et une philosophie politique. Je postule que nos actions devraient poursuivre le bien, en particulier le bien-être personnel et social. Mon principe moral suprême est : « Jouis de la vie et aide à vivre » [29]. Étant donné qu’il voit le monde comme un système, il est d’avis que « la connaissance de monde doit représenter le caractère systémique du monde et, pour ce faire, être elle-même systémique » [30].

Il désavoue la dissociation entre savants et philosophes qui, selon lui, est « l’œuvre des romantiques allemands. Elle a commencé avec [29] Fichte, Schelling et Hegel ». Il se réclame non seulement de Russell et d’Einstein, mais surtout de Meyerson (penseur peu cité dans les discussions québécoises), qui est à ses yeux « le meilleur épistémologue français du XXe siècle ». Il dénonce vigoureusement l’interprétation subjectiviste des physiciens contemporains, en particulier celle de la physique quantique, caractéristique de ce qu’il appelle « l’interprétation de Copenhagen ». Il défend vigoureusement la position réaliste face aux analyses relativistes qui semblent dominantes dans l’épistémologie actuelle.

Pour revenir aux sciences spéciales, il convient de signaler que les travaux de François Duchesneau concernent entre autres la biologie et la médecine. Il est d’autant plus désirable que les aspects philosophiques d’importantes théories médicales soient étudiés que, dans la plupart des universités anglophones du Canada, cet examen a été abandonné en faveur de la recherche des facteurs sociaux.

Signalons dans ce contexte les travaux de Othmar Keel, professeur d’histoire des sciences à l’université de Montréal, Cabanis et la généalogie épistémologique de la médecine clinique (thèse de doctorat, McGill 1977) et La généalogie de l’histopathologie, une révision déchirante : Philippe Pinel lecteur discret de J.-C.Smyth (1741-1821), avec une préface de Georges Canguilhem [31]. L’auteur souligne que, pour apprécier les conditions épistémologiques de la révolution scientifique dans le domaine de la médecine vers la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, il faut savoir que ce n’est pas seulement en France que la philosophie a été un catalyseur important de la refonte fondamentale de la médecine mais qu’elle l’avait été, avant cela, en Autriche, en Italie et en Grande-Bretagne.

Il s’efforce de montrer le rôle joué par une philosophie dérivée de Locke et de Newton, un « empirisme rationnel », combinée à une approche analytique que l’on trouve dans différents courants de la philosophie des Lumières en France comme en Grande-Bretagne, courants qui ont fourni à la médecine la base épistémologique de sa méthode d’observation, d’expérimentation et de classification ainsi que les principes d’une nouvelle conception de l’enseignement médical.

Dans le chapitre concernant la philosophie analytique, Mathieu Marion commence par se demander la signification de cette expression. Ce terme ne recouvre aucune unité doctrinale, mais désigne plutôt une pratique philosophique qui « consiste dans l’établissement de thèses précises qui sont soumises à une argumentation rigoureuse » et le « rattachement à une tradition, c’est-à-dire à un corpus de textes [30] canoniques, soit ceux de Frege, Russell, Ramsey, Austin, Ryle, Wittgenstein, Carnap, Popper, Quine, Goodman, etc. ». Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas du tout d’un « produit intellectuel purement anglo-saxon » et que la philosophie analytique ne se limite pas à la sphère linguistique anglaise.

D’après l’auteur, la philosophie analytique souffre de l’incompréhension et des préjugés. Contrairement à ce qu’on croit, elle n’est nullement incompatible avec la métaphysique. Il s’attaque vigoureusement aux thèses qui veulent limiter la philosophie analytique au « travail linguistique » ou encore la confondre avec la philosophie des sciences.

Pour lui, les philosophes analytiques sont vraiment les seuls qui continuent à réfléchir sur les problèmes de la tradition.

Ce fougueux plaidoyer et les querelles sans fin qu’il évoque m’ont remis en mémoire une réflexion de mon ami Jean Wahl, lorsqu’il souhaitait la bienvenue aux philosophes analytiques venus à un colloque sur cette discipline à Royaumont en 1961 : « S’il y a un accord, s’il y avait par hasard un accord possible entre la phénoménologie et la philosophie analytique, peut-être que ce serait là la vérité. Mais qu’est-ce que cela signifie la vérité ? C’est justement une des questions devant laquelle nous nous trouvons » [32].

S’il est vrai que la philosophie analytique reste minoritaire, la bataille contre les préjugés du milieu philosophique paraît à Mathieu Marion un peu moins dure au Québec qu’en France. À y voir de près, pourtant, la bataille ne doit pas, même dans ce pays, être trop meurtrière puisqu’y œuvrent des philosophes analytiques tels que Pierre Jacob [33], Joëlle Proust [34] et François Recanati. En tout cas, il date « l’éclosion » de la philosophie analytique au Québec de l’arrivée de Daniel Vanderveken à l’université du Québec à Trois-Rivières, qui a eu l’effet d’un catalyseur et a suscité l’intérêt pour Austin, Searle ou Grice. Daniel Laurier a introduit la philosophie de Davidson. Les travaux de François Lepage, François Latraverse et bien d’autres, dont Michel Seymour et Denis Fisette, montrent que la philosophie analytique progresse. Les études Wittgensteiniennes sont florissantes, même si l’influence réelle de ce penseur est faible. Finalement, la philosophie analytique commence à pénétrer le domaine de la philosophie morale et politique, ce dont Mathieu Marion se réjouit.

[31]

Il reste à se demander, après avoir noté que Charles Taylor est qualifié d’analytique, si ces étiquettes — et toutes les luttes qu’elles impliquent — ne sont pas en train de devenir désuètes !

Lukas Sosoe, de l’université de Montréal, commence par remarquer que la recherche d’un discours éthique autonome québécois ne fait pas de sens, du moins pas avant une date récente, le Québec participant dans ce domaine autant de la philosophie anglo-américaine que continentale. Après avoir esquissé le développement de la discussion éthique en France et en Allemagne, l’auteur s’attache à cerner la notion même d’éthique dont la définition est malaisée, la discussion québécoise se trouvant non seulement en philosophie, « mais dans un engagement des sciences humaines et sociales en général à s’occuper d’une demande de l’éthique, devenue impérative tant aux plans social, politique que proprement universitaire. Ce domaine c’est, on l’aura deviné, la bioéthique... ». Il s’agit plus d’un mouvement social et politique que d’une discipline, et là gît la difficulté.

Le champ est extrêmement vaste. Il intéresse la pratique et l’enseignement de la médecine et du droit tout comme la religion. Il est tellement vaste que l’auteur se demande pourquoi « l’éthique signifierait nécessairement un engagement et ce qui différencierait cet engagement des autres formes de militantisme et d’idéologie ». En Amérique du Nord, en effet, les objectifs de l’éthique et de son enseignement peuvent se voir comme « une vaste entreprise de réforme des institutions et des professions ». Or, dans ce cas, s’interroge Lukas Sosoe, pourquoi vouloir le faire par le biais de l’éthique ? Il craint une « sorte de militantisme de l’éthique ». Il passe en revue différents programmes d’éthique tels qu’ils sont offerts dans les universités et exprime un solide scepticisme quant à leurs objectifs. En fait, il leur reproche de se limiter à l’éthique appliquée et de négliger la réflexion. Cette réflexion, on la trouve surtout dans ses propres écrits, qu’il passe modestement sous silence. On pense en particulier à son article, « Quand juger c’est appliquer » dans le collectif publié sous sa direction La vie des normes et l’esprit des lois [35].

Bjarne Melkevik, de l’université Laval, souligne que la création, en 1992, du projet Diké, conçu par les professeurs Boulad-Ayoub, Robert et lui-même, marque la volonté accrue tant chez les philosophes que chez les juristes de mettre la philosophie du droit à l’ordre du jour du discours intellectuel. Cela ne veut pas dire que la discipline n’existait pas avant cela, mais la tradition est récente et c’est l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 qui a donné l’essor nécessaire à [32] l’enseignement de la philosophie du droit dans les facultés. En effet, la Cour Suprême du Canada a pris, à partir de ce moment, une position unilatérale et prétorienne en faveur de la philosophie du droit et de l’idéologie libérale en invoquant des philosophes comme John Stuart Mill, Ronald Dworkin et John Rawls.

L’auteur passe en revue un petit nombre de décisions célèbres qui illustrent ce point. Il distingue deux tendances dans la discussion : premièrement, les juristes qui font de la philosophie du droit « à l’ombre de la Cour », soit en contextualisant le droit en l’éclairant par les faits sociologiques ou anthropologiques, soit en posant des questions de pluralisme ou de féminisme juridiques ; deuxièmement les philosophes parmi lesquels il distingue trois noms : Georges Legault, Christopher Gray et Félicien Rousseau. L’ouvrage de Legault, La structure performative du langage juridique peut être considéré, selon Bjarne Melkevik, comme « le livre clé des dernière décennies dans le domaine de la philosophie du droit au Québec ». Gray, en plus d’une production personnelle, est le rédacteur du monumental dictionnaire de philosophie du droit, Philosophy of the Law : An Encyclopedia, et Rousseau veut donner une actualisation philosophique et théologique aux droits de la personne à la lumière de la pensée de Saint Thomas.

Suzanne Foisy, de l’université du Québec à Trois-Rivières, brosse un tableau très complet des travaux, ouvrages et recherches en cours sur l’esthétique ainsi que des sociétés et revues d’esthétique. Avec l’esthétique, on entre, comme elle le dit elle-même, dans un domaine interdisciplinaire et d’une grande diversité. Elle intitule d’ailleurs sa contributions esthétiques au pluriel en affirmant que l’esthétique « purement philosophique » est dépassée. Elle a donc décidé d’aborder le sujet dans un cadre thématique plutôt que de distinguer entre « esthétique philosophique » et « esthétique interdisciplinaire ».

Elle passe en revue l’influence allemande, c’est-à-dire les recherches portant sur la Critique du jugement, sur l’idéalisme et le romantisme allemands, l’esthétique et l’herméneutique ainsi que la postérité d’Adorno. Nous retrouvons ici des spécialistes déjà signalés par Jean Grondin, notamment Claude Piché, Garbis Kortian et Daniel Dumouchel. Un grand nombre d’autre noms figurent dans ce texte car l’auteur aborde des thèmes très divers tels que la pragmatique esthétique, les arts médiatiques, les postmodernistes esthétisants, la sémiologie de la musique, l’esthétique de la littérature.

La troisième et dernière section de l’ouvrage traite plus particulièrement de l’impact de la philosophie sur la société. Elle porte sur la [33] philosophie politique, la philosophie des imaginaires sociaux, la nature et l’influence du marxisme au Québec et, finalement, la réflexion philosophique sur la question nationale.

Pour Guy Lafrance, de l’université d’Ottawa, le bouillonnement des idées qui marque la révolution tranquille provoque à la fois l’intérêt pour le marxisme et pour l’étude des grands philosophes politiques tels que Machiavel, Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Hegel et surtout Kant auquel il a consacré un ouvrage portant sur l’Essai sur la paix éternelle.

Au cours des années 70, la philosophie politique prend son essor avec les problèmes soulevés par la question nationale à laquelle se greffe un ensemble de réflexions sur les droits fondamentaux, les valeurs culturelles, la justice sociale, les droits des minorités. L’auteur rend hommage à la grande figure de Fernand Dumont qui apparaît une fois de plus comme le moteur de la réflexion sur la culture québécoise.

Il signale, parmi d’autres, les travaux de Michel Seymour sur la question nationale, que nous retrouverons à la fin de cet ouvrage, de Charles Taylor sur le multiculturalisme, de Louise Marcil sur l’égalité, de Josiane Boulad-Ayoub et de Philip Knee sur les penseurs des Lumières. Une vaste recherche sur John Rawls, une autre sur le pluralisme réunissent une brochette de spécialistes, dont Guy Lafrance, lui-même.

Claude Savary, de l’université du Québec à Trois-Rivières, dont le sujet se bornait d’abord à la philosophie de la culture et à la théorie de l’idéologie, a décidé de l’étendre aux travaux sur l’utopie et de ranger le tout sous le titre des imaginaires sociaux. Les importants travaux sur l’idéologie, au Québec, effectués à l’université Laval sous la direction de Fernand Dumont, se sont poursuivis d’une part à Trois-Rivières et, d’autre part, à l’université du Québec à Montréal.

À Trois-Rivières, un groupe de recherche sous la direction de Claude Savary s’est efforcé de relever et de documenter les grandes orientations dans les discours sur la culture en vue d’un examen critique et d’un travail épistémologique. Il s’agit, selon une remarque de Chaïm Perelman, d’« une application de la philosophie comme discipline se proposant l’étude systématique des notions confuses ». En partant d’une définition de la culture comme « ensemble des activités symboliques », les chercheurs veulent dégager des modèles de l’activité symbolique à partir du corpus formé par les études sur le sujet. Ces recherches ont donné lieu à nombre de publications parmi lesquelles on peut signaler l’ouvrage de Josiane Boulad-Ayoub, Mimes et parades. L’activité symbolique dans la vie sociale.

[34]

Quant au Groupe de recherche sur les idéologies du département de philosophie de l’université du Québec à Montréal, fondé par Josiane Boulad-Ayoub, il procède à une théorisation appliquée notamment aux notions de représentation, de signe, de vérité, de sémiosis, de pouvoir et de culture.

L’auteur termine par la problématique de l’utopie, explorée sur la base des travaux de Guy Bouchard pour lequel l’utopie au sens strict est « la conjonction du thème sociopolitique et du recours à la fiction », ainsi que par un aperçu des travaux de Marc Angenot sur l’idéologie et la culture appréhendées au moyen du discours social.

Avant d’aborder le développement du marxisme, il importe de dire un mot d’une refonte en profondeur de l’enseignement de la philosophie au Québec qui a contribué indirectement à l’éclosion et au développement de la pensée marxiste. Jean-Claude Simard brosse un tableau de l’enseignement de la philosophie et de la recherche au niveau collégial dont l’importance peut d’autant moins être sous-estimée que, selon sa belle formule, cette discipline « constitue, pourrait-on dire, le fer de lance d’une pédagogie de la liberté ». Il note que si l’enseignement universitaire est surtout une pratique académique, l’enseignement collégial est avant tout une pratique sociale, orientée vers la littérature, la politique et les sciences humaines. Son enseignement a une vocation publique et doit contribuer à l’éducation sociopolitique des futurs citoyens, lesquels sont nombreux : quatre-vingt mille environ, ce chiffre étant à comparer avec les quelques centaines d’étudiants qui suivent les cours de philosophie universitaires.

Cet enseignement a été rendu obligatoire en 1968-69, à la suite du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement, le « Rapport Parent ». La commission des recteurs des universités du Québec avait formé un comité de directeurs de départements de philosophie au sein duquel je représentais mon université. Si, comme mes collègues, je trouvais l’idée d’une formation philosophique excellente, j’avais émis la crainte que, mettre les étudiants en face de textes difficiles à comprendre sans qu’ils disposent des connaissances historiques nécessaires ni de la rigueur voulue, risquait de déboucher sur une critique stérile. En effet, dès 1968, la politisation, inévitable dans ce genre de programme, a explosé dans une contestation généralisée, une critique culturelle sans réserve. Jean-Claude Simard fait remarquer que « les divers avatars des philosophies socio-culturelles connaîtront alors une grande vogue, par exemple le freudo-marxisme de Marcuse… ». Le marxisme, le [35] deleuzisme, le foucaldisme remettent même en cause les options pluralistes.

Heureusement, avec le début des années 80 s’amorce une période de dépolitisation de la philosophie et les cours s’orientent davantage vers l’histoire et le pluralisme. Une réforme des collèges en 1993 vient ensuite imposer une série d’exigences nouvelles, parmi lesquelles la rédaction de textes argumentatifs, de commentaires critiques et de véritables dissertations. Le cours d’introduction à la philosophie, réorienté sur la logique et la méthodologie, va influencer les cours suivants alors que dans la première période tous les cours avaient été comme aspirés par la formation politique réservée en principe au dernier cours. On revient aux textes classiques, à l’étude sérieuse des auteurs. La préoccupation sociale existe bien entendu toujours, mais elle prend plutôt la forme du développement accéléré des questions éthiques dont Lukas Sosoe a parlé plus haut.

Les vingt années de marxisme au Québec se sont déroulées en trois phases que Josiane Boulad-Ayoub voit comme la phase glorieuse et militante pendant les décennies 60 et 70, la phase de déclin qui s’amorce vers la fin des années 70, la phase de renouveau et de reconstruction qui débute vers la fin des années 80.

La revue Parti Pris (1963-1968) a promu un socialisme adapté à la réalité québécoise. Le marxisme de ces années est dominé par les thèses d’Althusser et de Poulantzas. La crise qui suit est particulièrement marquée par les débats sur la question des rapports entre socialisme et nationalisme indépendantiste ainsi que par les divisions entre intellectuels marxistes. La phase de renouveau s’amorce avec les célébrations qui entourent le centenaire de la mort de Marx et tend vers une reformulation de la conceptualisation marxiste. Mais l’hégémonie de la pensée marxiste dans le domaine de la philosophie et des sciences sociales a entièrement disparu.

Au cours de la première phase, les questions qui ont retenu l’attention étaient surtout théoriques, tels que les rapports entre la science et l’idéologie, entre la culture et l’idéologie, la théorie des valeurs, la théorie de l’État et la lutte des classes. Josiane Boulad-Ayoub note en passant que le mouvement féministe s’est tenu à l’écart du marxisme considéré comme « une théorie phallique ». Pendant la période de crise, parmi les nombreuses critiques adressées au marxisme, il faut relever les discussions sur la pratique de la philosophie marxiste lorsque son enseignement s’est institutionnalisé. Le débat s’est orienté sur la [36] distinction entre l’objectivité et la neutralité, sur la conception de la philosophie engagée par les thèses du marxisme structuraliste althussérien, de l’intellectuel organique gramsciste, de l’idéologue engagé sartrien, et même de la philosophie critique d’Habermas. La troisième phase voit le développement d’une théorie dialectique constitutive des concepts les plus importants du matérialisme historique, la tentative d’une réhabilitation ontologique et pragmatique des activités idéologiques sur la scène sociale et de la constitution d’une véritable théorie matérialiste de l’esprit.

Michel Seymour, de l’université de Montréal, qui a dirigé le collectif La nation peut-elle se donner une constitution de son choix ?, centre son texte concernant les intellectuels et la question nationale sur le concept de « nation » et, accessoirement celui de « peuple », vus dans une optique qui les dépolitise autant que cela est possible. Pour cette étude, il a choisi de se fonder sur les travaux de six auteurs : un juriste, Jacques Brossard, un politologue, Jean-Pierre Derriennic, un anthropologue, Claude Bariteau, un écrivain, Neil Bissoondath, un sociologue, Fernand Dumont, et un philosophe, Charles Taylor. Il explique qu’il ne se limite pas aux philosophes de profession mais a choisi des intellectuels qui ont « philosophé » sur la question. Pour être aussi impartial que possible, ceux-ci sont en nombre égal fédéralistes (Derriennic, Bissoondath et Taylor) et souverainistes (Brossard, Bariteau et Dumont).

L’auteur, après avoir retracé l’essai de clarification des termes « nation », « peuple » et « people » effectué par Brossard, analyse et critique les différentes notions que les autres auteurs ont de la « nation », nation entendue au sens civique chez Derriennic ou Bariteau, nation culturelle de Dumont, nation multiculturelle telle que vivement critiquée par Bissoondath, finalement la critique de l’identification de la nation à l’État souverain de Taylor.

Michel Seymour propose sa propre définition de la nation, la nation politique. Il insiste qu’il ne s’agit pas de la définition car ce concept peut en côtoyer d’autres. Il n’existe pas des conditions nécessaires et suffisantes permettant de définir la nation dans son « essence ». Pour lui, la nation est une sorte de communauté politique incluant une majorité nationale, des minorités nationales et des individus de différentes origines. Cette notion de nation politique lui semble particulièrement bien adaptée au pluralisme de nos sociétés contemporaines.

[37]

l’avenir

Le bilan que représentent les contributions qui suivent ne se borne pas à un constat. Il a dégagé les directions majeures d’une réflexion qui, il faut l’espérer, va se poursuivre en vue de consolider les lignes de force et de combler les lacunes. Je souhaite surtout qu’il serve d’incitation à un dialogue plus intense entre les différentes écoles ainsi qu’entre les penseurs canadiens, tant francophones qu’anglophones, et les penseurs étrangers.

 J’aimerais rappeler les mots de Georges Leroux dans son article sur « La philosophie au Québec depuis 1968. Esquisse d’une trajectoire » : « La philosophie qui s’écrit au Québec en langue française se signale plutôt par son projet de contribuer de manière originale et rigoureuse aux grandes discussions philosophiques contemporaines. Cette originalité, dans plusieurs secteurs, est de plus en plus perceptible et il convient de ne pas négliger l’ouverture de certaines perspectives, manifestant à l’endroit des mouvements dominants un scepticisme, une résistance et même une ironie susceptibles de favoriser l’émergence d’un point de vue nouveau » [36].

En effet, la leçon qui se dégage de ce tableau est que la pensée qui en est l’objet a été constamment exposée à des influences venues d’ailleurs. Depuis ses débuts, à celle de la France métropolitaine ; jusqu’à un passé récent, à celle de l’Église catholique romaine, plus près de nous à celle de l’Angleterre et de l’Allemagne. En outre, il est d’autant plus remarquable que malgré la contiguïté des États-Unis et leur supériorité écrasante, aussi bien numérique que matérielle, et malgré les rapports constants avec la France et les autres pays d’Europe, la pensée philosophique d’expression française au Canada, rayonnant à partir du Québec, ait préservé un caractère spécifique, difficile à définir, certes, mais néanmoins reconnaissable à sa fraîcheur et à sa vigueur.

Vivat, crescat, floreat !

[38]

NOTES

[39]

[40]


[1] L. B. Geiger, « Théorie de la philosophie et métaphysique », dans La philosophie au milieu du vingtième siècle, sous la direction de Raymond Klibansky, La Nuova Italia, Florence 1961, p. 28.

[2] Benoit Lacroix, « Homélie à l’occasion des funérailles de Louis-Marie Régis, o.p., au Couvent de saint-Albert-le-Grand le 5 février 1988 », dans Dits et gestes de Benoît Lacroix, Éd. Du Noroît/Fondation Albert-le-Grand, Montréal 1995, p. 145.

[3] Au cours du dix-septième et du dix-huitième siècles, le terme « canadois » est employé pour désigner les sauvages, alors que le terme « canadiens » désigne soit les sauvages, soit les colons français.

[4] Mersenne, Questions inouyes, (fac simile) Fromann, Stuttgart, 1972, p. 135.

[5] Lettre du 27 mai 1630 dans Correspondance du P. Marin Mersenne, t. VII, CNRS, Paris 1962, pp. 242-243.

[6] Oeuvres de Descartes publiées par Charles Adam et Paul Tannery, t. VIII, Meditationes de prima philosophia, Vrin, Paris 1973, p. 124.

[7] Voir Oeuvres et lettres de Descartes. Textes présentés par André Bridoux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1952, p. 362.

[8] Baron de Lahontan, Dialogues curieux entre l’auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé et Mémoires de l’Amérique Septentrionale. Publiés par Gilbert Chinard, The Johns Hopkins Press, Baltimore/Margraff, Paris/ Oxford University Press, Londres 1931, p.108.

[9] Voir les excellents travaux de : David M. Hayne, « Lom d’Arne de Lahontan », Dictionnaire biographique du Canada, Presses universitaires de Laval, Québec 1969, p. 451-464 ; Réal Ouellet, Sur Lahontan : comptes-rendus et critiques (1702-1711), La Hétrière, Québec, 1983 ; « Lahontan : les dernières années de sa vie ; ses rapports avec Leibniz », Revue de l’histoire littéraire de la France, 87, 1987, pp. 121-131 ; J.-B. Lobies, Dictionnaire de Biographie Française, fasc. CX, Paris 1997, col. 332-334. Ajoutons le bel article italien de Gregorio Piaia, « L’Urone filosofo e la filosofia dei Canadesi » dans Studi settecenteschi, 13, 1992-93, pp. 101-112.

[10] Comme en témoignent les diverses entrées au Catalogue de la Bibliothèque Nationale, d’ailleurs largement fautives.

[11] Historia critica philosophiæ, vol. IV, 2, Leipzig 1742-44, pp. 919-912, et vol. VI, pp. 1003-1007, Leipzig 1767.

[12] Chinard, op.cit., p.174.

[13] Ibid., p. 200.

[14] Tocqueville, Oeuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1991, « Voyage en Amérique », p. 204.

[15] Ibid., p.203.

[16] Yvon Lamonde, La philosophie et son enseignement au Québec (1665-1920), Hurtubise HMH, Montréal, 1980.

[17] Oeuvres, op. cit., p. 1223.

[18] Voir : Raymond Klibansky, « Hidden Treasures at McGill : A Survey of Manuscripts and Historical Documents », Fontanus, vol. II, Montréal, 1989, p. 86.

[19] Comme le note Hermas Bastien, L’enseignement de la philosophie. I. Au Canada français, A. Lévesque, Ottawa, 1936, p. 20 et ss. Il est intéressant de signaler que le Dictionnaire anti-philosophique, pour servir de Commentaire et de Correctif au Dictionnaire philosophique et aux autres Livres qui ont paru de nos jours contre le christianisme, paru à Avignon, 1769, circulait au Canada français. J’en possède un exemplaire ayant appartenu à un prêtre canadien.

[20] Ibid., p. 52 et ss.

[21] La philosophie contemporaine, sous la direction de Raymond Klibansky, 4 vols, La Nuova Italia, Florence, 1968, vol. III, p. 172.

[22] Hurtubise HMH, LaSalle, Québec 1987.

[23] Dans The notion of Tolerance and Human Rights. Essays in Honour of Raymond Klibansky, edited by Ethel Groffier and Michel Paradis, Carleton University Press, Ottawa, 1991, p. 137.

[24] Jan Patocka, « Was ist Phänomenologie ? » dans Reason, Action and Experience. Essays in Honor of Raymond Klibansky, sous la direction de H. Kohlenberger, Meiner, Hambourg, 1979, p.31.

[25] Éditions du Cerf, Paris, 1987.

[26] Nauwelaerts, Louvain, 1972.

[27] Voir Laurent-Michel Vacher, Entretiens avec Mario Bunge, Liber, Montréal, 1993.

[28] Ibid., p. 20.

[29] Ibid., p. 11.

[30] Ibid., p. 22.

[31] Vrin, Paris, 1979.

[32] La philosophie analytique, Cahiers de Royaumont, Philosophie nº IV, Éditions de Minuit, Paris 1962, p. 10.

[33] Voir par exemple, P. Jacob, « La réhabilitation de John Stuart Mill dans la philosophie analytique contemporaine ou la question du nom propre » dans La philosophie en Europe sous la direction de Raymond Klibansky et David Pears, Gallimard, Paris, 1993, p. 586-640.

[34] « Les rapports de l’esprit et du corps : des interactions entre structure et fonction », ibid., p. 641-670.

[35] L’Harmattan, Paris/Montréal, 1998, p. 13-52.

[36] « La philosophie au Québec depuis 1968 : Esquisse d’une trajectoire » dans Panorama de la littérature québécoise contemporaine, sous la direction de Réginald Hamel, Guérin, Montréal, 1997, p. 571.


Retour au texte de l'auteure: Mme Josiane Boulad-Ayoub, philosophe, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 octobre 2018 18:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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