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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gérard Bouchard, “Nation et co-intégration : contre la pensée dichotomique.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 21-36. 1re partie : “Mondialisation, cohésion sociale et ci-toyenneté.” Montréal: Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”.

[21]

Gérard Bouchard

Sociologue - historien, Université du Québec à Chicoutimi

Nation et co-intégration :
contre la pensée dichotomique
.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 21-36. 1re partie : “Mondialisation, cohésion sociale et citoyenneté.” Montréal : Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”.


Nous le savons tous, l'État-nation d'aujourd'hui est déstabilisé. Il l'est d'abord de l'extérieur par la mondialisation, et en même temps de l'intérieur par diverses forces de fragmentation, les plus connues étant les régionalismes et la nouvelle éthique de la pluriethnicité. De plus d'une façon, celle-ci remet en question les vieilles identités nationales (dans ce qu'elles avaient de trop monolithique et d'autoritaire) ainsi que, notamment, les traditions mémorielles de l'ethnie dite fondatrice, frappées tout à coup de relativisme. Il peut être utile de souligner que, sur plusieurs points, la situation présente rappelle l'état où se trouvaient les sociétés européennes de la première moitié du XIXe siècle : sociétés plongées dans l'instabilité et le désarroi par l'expansion du capitalisme industriel, l'essor désordonné de l'urbanisation, l'effervescence des révolutions nationales, la diffusion de la sécularisation, la fin des anciens régimes politiques et culturels. C'est précisément dans ce contexte qu'est née la pensée sociologique avec ses [22] grandes théories de l’ordre et du changement, articulées autour des deux grandes traditions inaugurées par Auguste Comte et Karl Marx. En allant à l'essentiel, il ressort que le thème fondamental de ces grandes constructions théoriques résidait dans la problématique de l'intégration des sociétés, de la reconfiguration du collectif. La destruction des équilibres traditionnels, millénaires et plus, amenait ces contemporains à se poser la question la plus fondamentale qui soit : comment refaire le lien social, comment vivre en société ? On reconnaîtra ici la question qui avait conduit Alexis de Tocqueville en Amérique, ce laboratoire où un - sinon le - nouveau modèle de collectivité était dit en voie d'élaboration.

Il existe quelque chose d'analogue dans la situation présente de l'État-nation, qui invite à nouveau à réactiver une réflexion fondamentale sur les possibilités et les modalités de l'intégration collective. Certes, de nombreuses coordonnées ont changé. Parmi les données nouvelles, on relève principalement un déplacement de l'angle d'interrogation qui (depuis vingt ou vingt-cinq ans surtout) a glissé du social vers le culturel. En effet, les réflexions d'aujourd'hui sont bien davantage centrées sur l'intégration symbolique que sur les rapports sociaux ou les structures politiques. La question primordiale est devenue : comment repenser, sinon refonder le mode d'intégration culturelle des sociétés contemporaines dans un contexte de pluralisme ethnique qui n'entend plus se sacrifier sous l'action d'un autoritarisme quelconque ?

I. ÉTAT-NATION
ET IDENTITÉ NATIONALE :
UNE NOUVELLE VOCATION


Pour diverses raisons associées à la dynamique des pouvoirs à l'échelle macrosociologique, nous pensons [23] qu'il est utile de préserver ou de restaurer l'État-nation : comme acteur sur le nouvel échiquier international, lieu de formidables hiérarchies et déséquilibres ; comme contrepoids à la mondialisation afin de la discipliner, d'en contenir les excès ; comme médiation destinée à réduire la distance entre les citoyens et les grands centres de décision affranchis de la règle démocratique ; comme instance de représentation pour éviter que l'ouverture sur le monde nouveau soit vécue comme une autre forme d'aliénation. En somme, il y a place ici pour une instance de résistance et d'affirmation qui assure la survie de la communauté politique dans une relative proximité des individus. Un deuxième ordre de raisons relève de la nécessité de préserver la diversité des cultures, dans l'esprit des grandes prises de position de l'Unesco, parmi d'autres intervenants internationaux. Un troisième ordre de considérations tient aux impératifs internes de l'État-nation. Au nom d'une cohésion minimale à instaurer dans toute société, on peut fonder un plaidoyer en faveur d'une forme de culture ou d'identité nationale renouvelée, sans quoi on voit mal comment, sur le plan strictement sociologique, une collectivité peut maintenir des conditions élémentaires de fonctionnement et de solidarité. Pensons à l'ensemble du problème social, et notamment à la philosophie qui sous-tend toute forme de redistribution de la richesse, dont la politique fiscale est la figure la plus familière. Plus généralement, pensons aussi et surtout à la nécessité de préserver une capacité de mobiliser les citoyens au service d'idéaux communs - autrement dit : une capacité de changement social. Enfin, et sur un plan plus fondamental encore, n'est-il pas utile de promouvoir chez des citoyens des sentiments élémentaires, par exemple celui de la responsabilité collective ? Notons au passage que ce genre de sentiment est ordinairement indissociable de la [24] mémoire, comme on le voit au Québec dans le dossier des Autochtones ou des Orphelins de Duplessis. En résumé, cette manière d'orienter la réflexion sur l'identité et la culture nationale renvoie par plusieurs chemins au cœur même du politique. Comment perpétuer et changer la cité ?

Pour toutes ces raisons, nous pensons que la vie des nations [1] ne peut relever uniquement de l'empire de la règle juridique, si éclairée soit-elle. Un appareillage, un code symbolique doit s'y articuler. Comme toute représentation collective, ce code est bien sûr matière à critique. Mais il tire sa légitimité (en même temps que sa spécificité) du fait qu'il s'adresse à l'ensemble de la société, à la façon d'une matrice, et c'est sur cet horizon qu'il doit être évalué. En conséquence, il devrait se distinguer normalement (ou idéalement ?) de ces autres propositions symboliques destinées par définition à ne servir qu'un pouvoir en particulier, ou qu'un segment social au détriment des autres. On réalise ici l'importance d'un débat démocratique très ouvert au gré duquel ce code culturel est constamment soumis à examen, correction et révision. Enfin, parmi les diverses instances d'appartenance qui s'offrent à l'adhésion des citoyens dans une société pluraliste, celle qui correspond à la nation peut et doit, comme toutes les autres, être pensée pour elle-même. Elle a ceci de distinctif par rapport aux autres instances d'adhésion qu'elle s'inscrit à l'échelle du sociétal, laquelle correspond ordinairement à l'aire de juridiction de l'État. Si les citoyens, [25] pour une raison ou pour une autre, s'abstiennent de penser cette instance, il est assuré que l'État ou quelque autre pouvoir s'en chargeront eux-mêmes et on imagine aisément qu'ils pourraient le faire d'une façon qui n'est pas la plus appropriée pour le bien commun. En ce sens, il peut arriver que la culture nationale, telle que nous l'entendons ici, prenne la forme d'une contre-culture ou d'une résistance.

Le contenu de l'identité nationale, au-delà des particularismes liés à la diversité, renvoie à certaines composantes qui semblent universelles : des représentations de soi et des autres ; des valeurs communes, des idéaux, des utopies, des orientations jugées prioritaires ; des références mémorielles, une relation plus étroite à un territoire, à de grandes institutions publiques ; certains rituels ou façons de faire qui finissent par établir des familiarités, des connivences dans la quotidienneté ; le tout articulé à une langue principale. On voit que, par certains aspects, cette matrice répond à un autre besoin qui est de réinjecter des croyances dans la vie collective et, si l'on peut dire, de réenchanter le monde. Par d'autres aspects, elle institue les conditions sociologiques nécessaires pour mener des actions collectives. Certes, on peut être pessimiste et décréter que ce réinvestissement est devenu impossible et inefficace dans le contexte présent. Mais nous ne pensons pas qu'on puisse mettre en question sa légitimité elle-même sur le terrain qui vient d'être délimité.

Or c'est précisément la possibilité d'une telle identité que nous voulons examiner brièvement dans les pages qui suivent. Comment peut-elle s'instituer dans l'ensemble de la communauté politique tout en respectant la diversité ? Ou, en d'autres termes : comment une nation culturelle peut-elle légitimement se superposer et s'articuler à la nation civique plurielle ?

[26]

II. LA PENSÉE DICHOTOMIQUE

Lorsqu'on s'engage dans cette direction, on se heurte aussitôt à une série d'apories, de dichotomies, qui se dressent comme autant d'obstacles apparemment infranchissables. Ces oxymores ont reçu diverses formulations ; en voici quelques exemples :

  • la nation ethnique contre la nation civique ;
  • le singulier contre l'universel ;
  • l'identité contre la diversité ;
  • le sujet ethnicisé contre la communauté politique (hétérogène par définition) ;
  • la mémoire de la mosaïque (ou la mémoire des mémoires) contre la mosaïque des mémoires ;
  • la continuité historique de la communauté fondatrice contre l'amnésie de la règle civique.

Plus d'une voie s'ouvrent ici. Par exemple, on peut prendre prétexte de ces antinomies pour en évincer soit le premier terme, soit le second, ce qui donne naissance à deux modèles de nation en apparence tout à fait opposés, irréductibles, sur lesquels la réflexion se polarise. On peut aussi verser dans une sorte de scepticisme en dressant tout simplement un constat d'impuissance. La nation apparaît alors comme un arrangement désuet, néfaste même, qu'il faudrait congédier. Dans ce dernier cas, la difficulté consiste à concevoir une formule de remplacement alors même que l'État-nation demeure un important lieu de pouvoir et d'appartenance, fortement inscrit dans l'histoire en train de se faire et qui ne se laisse pas aisément évincer. Un autre parti - c'est celui que nous prendrons - invite plutôt à considérer la part d'artificiel dans toutes ces oppositions qui relèvent de ce que nous appelons la pensée [27] dichotomique. Le propre de cette pensée est de mener nécessairement à des culs-de-sac parce qu'elle radicalise des contrastes qui, dans la réalité, se présentent à l'état de mouvement, sont l'objet de constants ajustements, négociations et compromis. En ce sens, la pensée dichotomique s'oppose à une pensée qui pourrait être qualifiée de dialectique ou d'interactive, nourrie d'historicité, attentive aux interstices, aux glissements, aux traverses. Nous parlerons à ce propos d'une pensée circulaire [2].

Comment dépasser la pensée dichotomique qui fonde les antinomies mentionnées plus haut ? La première aporie à récuser est celle de la nation ethnique et de la nation civique. Si on écarte les cas d'ethnicisme - ce qui est autre chose [3] -, on constate qu'aucun de ces deux modèles ne s'est jamais concrétisé séparément dans l'histoire récente de l'Occident. Au-delà des discours officiels, derrière les mythologies propres à chaque État-nation, l'expérience ne donne à voir que des formes hybrides calibrées selon un très large éventail d'accents et de sensibilités. Ainsi, il n'est pas d'exemple de sociétés qui se soient appliquées à [28] programmer la vie nationale en fonction de valeurs universelles (liberté, égalité, raison, progrès...) sans finir à plus ou moins long terme par les ancrer d'une manière ou d'une autre dans une singularité de langage, d'identité, de vision du monde et de mémoire - ce qui est bien la définition de l'ethnicité. Il est remarquable en effet que, dans toutes ses expressions historiques, l'État-nation a pris la forme d'une étroite articulation entre universalisme et particularisme. On ne doit pas dire qu'il est parvenu à se perpétuer en dépit de cette articulation ; bien au contraire, c'est précisément à ce genre d'amalgame que, de toute évidence, il doit sa capacité d'adaptation et de croissance ainsi que sa longévité. Cet énoncé vaut, bien sûr, pour des États-nations dits civiques comme la France et les États-Unis.

Deuxièmement, on ne doit pas tenir pour impossible de créer démocratiquement de l'identité dans la diversité et la fragmentation. Il est vrai que le passé en offre peu d'exemples. Mais qui s'en surprendrait, étant donné les prémisses d'homogénéité et d'assimilation forcée qui ont commandé la vie des États-nations depuis le XVIIIe siècle ? Or les nouvelles sensibilités nationales à l'égard de la diversité culturelle ouvrent de nouveaux horizons. Le phénomène bien connu des identités multiples ou du cumul identitaire (phénomène ancien du reste, mais largement méconnu jusqu'à récemment) laisse présager une expansion de l'éclectisme des appartenances, l'une d'elles étant, pourquoi pas, l'appartenance nationale ? À l'appui du même énoncé, il faut évoquer cet autre phénomène, courant lui aussi, selon lequel les identités ne sont pas seulement transmises comme par inertie, suivant les voies inéluctables de la parenté ou de la filiation ; elles peuvent aussi être choisies. De nombreuses études empiriques réalisées dans divers pays d'immigration témoignent en ce sens : les processus [29]

de déracinement et de transfert qui accompagnent le brassage des populations créent littéralement un marché identitaire qui offre à chaque individu toute une gamme d'options et d'amalgames [4]. Les récits autobiographiques, notamment, révèlent des parcours symboliques très divergents à l'intérieur d'une même famille, sans que la solidarité qu'elle fonde en soit rompue. Tout cela fait croire à la possibilité d'émergence d'une forme d'identité au sein d'une hétérogénéité composite et friable ; en d'autres mots : à la possibilité d'une dissociation avancée de la logique, jusqu'ici étroitement soudée, du Nous et du Même, de l'appartenance et de l'homogénéité. Par ailleurs, la fragmentation de la nation en clivages persistants est un fait ancien lui aussi (divisions régionales, religieuses, linguistiques, raciales ; clivages rural/urbain, hommes/femmes, jeunes/vieux ; conflits de partis, de clans, de classes...). On ne voit donc pas en quoi le problème qui se pose aujourd'hui serait fondamentalement différent ou insurmontable.

En troisième lieu, on a tort de présenter les identités comme foncièrement incompatibles, figées dans leur différence ontologique ou dans leur pureté originelle. Elles sont, elles aussi, des faits sociaux conjugués à d'autres faits sociaux ; elles baignent dans l'histoire et sont constamment sujettes au changement dans la moyenne ou la longue durée. C'est bien le cas des identités nationales, qui bougent sans cesse, comme le révèle l'analyse monographique : elles renégocient, ajustent leurs contenus, changent [30] leurs référents, étendent ou réduisent leurs assises spatiales, etc. À cet égard, l'évolution de l'identité canadienne-française puis québécoise depuis le premier tiers du XIXe siècle offre une démonstration spectaculaire qu'il n'est pas utile de reconstituer ici. Bien d'autres exemples pourraient être invoqués, celui de l'Australie notamment qui, depuis le milieu du XIXe siècle, a renouvelé ses contenus symboliques à quelques reprises, sans mentionner les propositions concurrentes qu'elle a parfois entretenues, et tout cela sous couvert de continuité, de fidélité à elle-même [5]. Il serait irréaliste de supposer que ce genre de glissements ne va pas continuer. Tout ce qu'il y a ici de vraiment neuf, c'est la conscience récente que nous en avons. Il est même prévisible que nous voudrons désormais orchestrer ces changements - par exemple pour les démocratiser - et en expliciter les mécanismes, sinon les règles. Ces remarques font peut-être entrevoir pourquoi il faut se défaire d'une vision fixiste des dynamiques identitaires. Entre ces continents symboliques, il existe des mouvements, des osmoses ; il est possible de jeter des ponts. À la longue, la vision morphologique de l'identité s'éclipse derrière une vision dynamique.

Quatrièmement, en ce qui concerne l'avenir du passé, nous ne croyons pas que la mémoire longue de la nation ou d'un segment fondateur de la nation soit a priori disqualifiée du fait de la pluriethnicité. Ce qu'il importe en définitive de préserver dans le passé proche ou lointain de la nation, ce sont moins les traits externes qui font sa singularité ethnologique que ce que l'on y peut trouver d'universel. Il s'agit donc de promouvoir cette expérience [31] collective particulière en tant que creuset des valeurs fondamentales, des évolutions qui reproduisent de grands types idéaux et rejoignent d'autres expériences collectives. À cette condition, la mémoire du noyau fondateur se charge de significations qui le débordent et qui peuvent devenir objet d'appropriation pour l'Autre. Pour revenir au Québec, nous dirons que c'est cet effort d'extraction ou de traduction qui n'y a pas été suffisamment poussé, mais on pourrait dire la même chose de la plupart des nations d'Occident présentement. À ce propos, ajoutons que la cause des Autochtones dans toutes les collectivités neuves perdrait toute sa légitimité si la pluriethnicité devait invalider les causes dont les mémoires fondatrices sont porteuses. Il en va un peu de même avec la mémoire juive dans l'État d'Israël (même si, il est utile de le rappeler, cet État ne doit pas être confondu avec le judaïsme).

La cinquième aporie est en quelque sorte l'inverse de la précédente. Cette fois, l'attention se porte non plus sur la possibilité d'extension et d'ouverture du champ mémoriel mais sur le risque d'une rupture de la mémoire et d'une aliénation. Comment rendre cette mémoire accessible à l'Autre sans en payer le prix tant redouté qui serait d'en rompre le fil, en d'autres mots : sans la trahir ? Contre cette perspective, il faut faire valoir que la portée mémorielle d'une communauté fondatrice peut être étendue tout en préservant ses éléments essentiels de continuité, mais à la condition de les reformuler pour les articuler à un actuel lui-même renouvelé. À ceux qui verraient là une source de compromissions inacceptables, il faut rappeler que le métier de l'historien et des autres spécialistes du passé consiste précisément en cela : négocier au jour le jour l'articulation de la mémoire aux sollicitations de l'actuel, sans quoi elle deviendrait vite atrophiée, vidée de toute signification pour les contemporains, [32] réduite au b.a.-ba des lieux, des noms et des dates. Le Québec nous servira encore ici d'exemple. On voit très bien comment l'expérience des Franco-Québécois (à savoir : les Canadiens français habitant le Québec) pourrait être insérée dans la problématique présente ; nous soumettons dans cet esprit quelques propositions thématiques qui sont loin d'épuiser le champ des possibles :

  • une langue en tension, partagée entre la tentation vernaculaire, identitaire, et une vocation universelle ;

  • une culture minoritaire qui entend préserver sa différence ;

  • une ancienne colonie qui cherche toujours à s'aménager un destin au sein d'un rapport politique dominant ;

  • une petite nation confrontée, comme toutes les autres, à la mondialisation ;

  • une population en proie au vieillissement et contrainte de réviser ses modes de reproduction ;

  • une économie née sous le signe de la dépendance et qui cherche à lui substituer line interdépendance ;

  • une collectivité neuve des Amériques qui, comme la plupart de ses semblables, arrive mal à fixer sa voie entre l'Ancien et le Nouveau Monde ; etc. [6]

Enfin, nous ne voyons pas davantage pourquoi un projet politique identifié principalement à une communauté fondatrice devrait être frappé d'illégitimité du moment qu'il n'est pas porteur d'une hiérarchisation ou [33] d'une discrimination structurelle à l'endroit des autres citoyens. Cette remarque ouvre largement la place à un projet comme la souveraineté du Québec. Mais en même temps, elle établit un impératif auquel il doit se soumettre s'il veut être équitable [7].

III. LA CO-INTÉGRATION
ET L'INTERCOMMUNAUTAIRE :
DU VOULOIR-VIVRE COLLECTIF
AU VOULOIR-FAIRE


Les paragraphes qui précèdent voulaient illustrer les blocages qui guettent la réflexion sur le pluralisme lorsqu'elle emprunte les voies de la pensée dichotomique, à savoir une forme de pensée qui fige, qui durcit abusivement, qui essentialise les identités collectives. Finalement, en tout cela, c'est le type d'intégration visé ou la nature du lien collectif à instaurer qui constitue le facteur déterminant. La forme d'intégration que nous avons à l'esprit doit de toute évidence renoncer aux procédés traditionnels d'assimilation sur un mode unitaire et autoritaire. Elle doit aussi : a) reconnaître le principe de la diversité des [34] modes et degrés d'intégration ; b) faire appel à la fois à l'adhésion des individus et à l'affiliation des communautés ; c) ménager des espaces de négociation ; d) admettre des zones de refus, de repli, et des plages d'indifférence ; et e) composer avec des ordres provisoires, des solidarités mouvantes, des allégeances concurrentes, des tensions, des segmentations [8]. C'est à ce modèle que renvoie notre concept de co-intégration : des paliers d'interaction entre acteurs individuels et collectifs suivant des règles non contraignantes (autres que les balises fondamentales établies par le droit) telles que les acteurs peuvent se poser à leur manière, en accord avec leurs traditions ou leurs orientations, et transiger avec le social selon des stratégies, des adhésions qui leur sont propres, le tout résultant non pas en un ordre proprement dit, mais dans une dynamique plurielle et imprévisible qui contient ses propres mécanismes de correction, de redressement, de réalignement. On y reconnaîtra, en l'occurrence, les deux temps de la politique de reconnaissance selon Charles Taylor (respect des identités mais aussi inclusion dans une société), une invitation à la politique du divers et des détours, si chère à l'écrivain martiniquais Edouard Glissant, ou encore des traces de la pensée circulaire évoquée plus haut - bref, tout ce qui s'éloigne de ce que nous avons appelé la pensée dichotomique.

Il nous semble que le Québec, comme bien d'autres sociétés d'aujourd'hui, s'y dirige rapidement. À ce propos, nous soumettons deux remarques en terminant.

1. Il est souhaitable que le discours éthique de la diversité et de la tolérance au sein de la nation se double d'une pragmatique sociale, c'est-à-dire une [35] sociologie ou une ingénierie des interactions axées sur des objectifs concrets, dans le cadre d'actions concertées de changement social. Des programmes d'action intercommunautaire (conduite à diverses échelles) pourraient être une façon de rapprocher et de conjuguer les formations identitaires, de mettre en œuvre les différences. S'il est vrai que la diversité est source d'enrichissement, il presse de la mobiliser dans des tâches communes. En somme : promouvoir le social comme creuset d'une citoyenneté renouvelée, passer du vouloir-vivre collectif au vouloir-faire. Ainsi, chaque communauté ou ethnie trouverait à faire valoir les valeurs, la sensibilité, les traditions, le capital symbolique qui lui sont propres, en les mobilisant au profit de la cité. Du même coup, une nouvelle solidarité prendrait forme en même temps qu'une méga-mémoire : la mémoire de ce que les acteurs auraient fait ensemble. En d'autres mots, si l'identité est mère de l'action commune, comme on le pense couramment, elle peut en être aussi l'héritière. En outre, l'inter-communautarisme pourrait être aussi le moyen de reprogrammer le changement social dans l'État-nation, d'échapper au piège du statu quo inhérent à la nation civique d'inspiration néolibérale.

2. Les perspectives qui s'ouvrent présentement aux États-nations dans un contexte de pluralisme appellent de nouvelles démarches de recherche sur la structure et le fonctionnement des imaginaires collectifs. La nation co-intégrée n'admet pas de hiérarchie structurelle entre les ethnies ou les cultures. Elle n'admet pas non plus les anciennes formes de marginalisation et d'exclusion. Il s'ensuit que les imaginaires collectifs devront apprendre à habiter efficacement les mêmes espaces sociaux, à s'y articuler d'une certaine manière. D'où la nécessité de connaître mieux : a) comment ils se forment et se [36] transforment ; et surtout b) comment souvent ils se repoussent les uns les autres, et comment parfois au contraire ils s'interpénètrent ou même se conjuguent.



[1] Nous dirons tantôt nation et tantôt État-Nation, selon le contexte. La première notion est plus extensive dans la mesure où elle inclut les collectivités nationales non dotées d'un appareil étatique. Mais dans le cadre de ce bref essai, nous nous sommes abstenu de les distinguer trop radicalement étant donné que plusieurs nations sans État disposent néanmoins d'un appareil de pouvoir, même s'il est incomplet.

[2] Nous empruntons le mot à la culture amérindienne. La circularité évoque une volonté d'embrasser et de conjuguer des éléments divers, voire contraires, soumis à une même dynamique ou évolution. Le texte de Georges Sioui, dans ce collectif, en offre une illustration. Nous prendrons toutefois la précaution de vider le concept de ses prémisses d'harmonie structurelle. Dans notre esprit, la propriété principale de la pensée circulaire n'est pas d'exclure les contradictions, les tensions et les conflits mais de les soumettre à une cohabitation, de les insérer dans une même dynamique qui finit par produire des arrangements fonctionnels.

[3] Voir Gérard Bouchard, La Nation québécoise au futur et au passé, Montréal, VLB Éditeur, 1999, p. 29-30. L'ethnicité désigne la dynamique identitaire d'une population, les façons de faire qui en résultent à long terme et leurs manifestations coutumières ou ritualisées. L'ethnicisme est l'ensemble des discriminations qui trouvent une justification dans une prétendue hiérarchisation des collectivités humaines sur la base de leur culture - ou de leur ethnicité.

[4] Pour un exemple parmi de nombreux autres, voir Kevin R. Johnson, How Did You Get to Be Mexican ? A White/Brown Mans Search for Identity, Philadelphie, Temple University Press, 1999, 256 pages. Notons que l'espace montréalais, surtout depuis une vingtaine d'années, offre de nombreux exemples du même phénomène.

[5] À ce sujet, voir les chapitres III et V dans Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d'histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, 503 pages.

[6] Nous le savons, toute cette discussion sur la mémoire nationale en contexte de pluralisme vaut pour bien d'autres sociétés. Pour une illustration récente : Miriam Dixson, The Imaginary Australian : Anglo-Celts Identityy 1788 to the Present, Sydney, University of New South Wales Press, 1999, 216 pages.

[7] La loi 101, qui impose l'apprentissage du français à la majorité des immigrants, fournit un exemple analogue. Sa légitimité s'établit selon nous sur trois plans, social, culturel et civique : permettre aux Québécois d'origine française - qui représentent plus de 80% de la population - de travailler dans leur langue ; perpétuer une identité, une culture, sur un territoire occupé depuis près de quatre siècles à titre de population fondatrice ; faire du français la langue de la citoyenneté, de la nation québécoise, à la fois vecteur d'intégration et de participation politique, moyen d'exercice des droits individuels dans un régime démocratique, possibilité d'insertion et d'intervention dans la vie publique. Mais en même temps, la loi demeure soucieuse de maintenir un équilibre dans la protection des droits collectifs et des libertés fondamentales.

[8] Encore une fois, il n'y a ici rien de neuf. Toutes les sociétés du passé ont présenté ces caractères, mais ils ont été occultés par un discours autoritaire.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 octobre 2017 6:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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