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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Alain BIHR, “L’extrême droite à la conquête du prolétariat. En France, désespérance populaire et démagogie politique.” Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, décembre 1995, pp. 4-5. [L’auteur nous a accordé le 28 novembre 2018 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Alain BIHR *

sociologue français se revendiquant du communisme libertaire
professeur des universités à l'université de Franche-Comté.

“L’extrême droite
à la conquête du prolétariat.

En France, désespérance populaire
et démagogie politique
.

Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, décembre 1995, pp. 4-5.

Résumé

Manifestation d’une révolte impuissante habilement exploitée par le discours de M. Jean-Marie LePen, la percée électorale du Front national chez les ouvriers et les employés - qui représentent en 1995 près de la moitié de son électorat, contre moins d’un tiers en1988 - sanctionne l’attitude des responsables politiques de la gauche qui, pendant des années, ont conduit l’offensive contre les milieux populaires.

Mots-clés : *  France *  Extrême droite *  Immigration
Dans une autre langue : Le Pen frißt sich in die Seele der Arbeiter


Le score élevé (15,07% des suffrages exprimés) réalisé lors du premier tour de l’élection présidentielle française du printemps dernier par le dirigeant du Front national (FN) n’aura été une surprise que pour ceux qui, régulièrement, prédisent le déclin de cette formation. Optimisme que rien ne justifie : depuis sa percée sur la scène politique française lors des élections européennes de juin 1984, sa progression aura été continue [1].

Du coup, passant d’un excès à l’autre, les commentateurs ont eu tendance à s’affoler, certains faisant remarquer qu’en ajoutant à ces 15,07% les 4,75% de suffrages recueillis par M. Philippe de Villiers, l’audience de la droite extrême et de l’extrême droite conjuguées atteint près de 20%. Des scores que seul le si mal nommé Parti libéral autrichien de M. Jörgen Haider dépasse au sein de l’Union européenne (lire ci-dessous l’article de Brigitte Pätzold) [2].

Pourtant, si M. Jean-Marie Le Pen a fait mieux que lors de la précédente élection présidentielle, sa progression reste limitée. Au premier tour de l’élection présidentielle de 1988, il avait déjà recueilli 14,39% des voix ; en pourcentage, son gain n’aura été que de 0,7% ; et en nombre de suffrages, d’un peu moins de 200 000 voix (4 570 838 voix en 1995 contre 4 375 894 voix en 1988). En revanche, la composition sociologique de l’électorat lepéniste s’est notablement infléchie sous l’effet de deux mouvements contraires.

En 1988, c’est parmi les catégories moyennes traditionnelles et travailleurs indépendants (agriculteurs, artisans et commerçants, professions libérales) [3] que le chef du Front national réalisait ses meilleurs résultats. Près d’un artisan ou commerçant sur trois avait alors voté pour lui. Sept ans plus tard, les agriculteurs, artisans, commerçants et les membres des professions libérales ne sont proportionnellement pas plus nombreux que la moyenne de l’électorat à pencher vers l’extrême droite [4]. C’est qu’entre ces deux dates une partie de cet électorat a été accaparée par M. de Villiers.

Mais si le dirigeant du FN a perdu des voix dans les classes moyennes traditionnelles, il en a incontestablement gagné au sein du prolétariat : employés (+ 5%) et surtout ouvriers (+ 11%). Dans cette dernière catégorie, M. Le Pen, avec 27%, vient même largement en tête, loin devant M. Lionel Jospin (21%) et M. Robert Hue (15%). Bref, en 1988, M. Le Pen était le champion de la "boutique" ; en 1995, il est celui de l’atelier.

C’est cette progression, déjà en partie perceptible lors des élections régionales de 1992 et des élections législatives de 1993, qui est le fait le plus notable du dernier scrutin présidentiel. Et lorsqu’on ne classe plus les électeurs selon des critères objectifs (l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle) mais qu’on leur demande de se répartir eux-mêmes selon des critères subjectifs, 19% de ceux qui se rangent parmi les "classes populaires" et surtout 33% de ceux qui se sentent "défavorisés" ont voté en faveur de M. Le Pen. Le terreau sur lequel prospère la fleur vénéneuse de l’extrême droite est bien, de plus en plus, enrichi par les menaces multiformes que la prolongation et l’aggravation de la crise économique font peser sur la situation socioprofessionnelle et l’avenir d’un nombre grandissant de ménages du salariat populaire.

C’est sur lui que pèsent les effets les plus massifs de cette crise : le développement du chômage et de la précarité, la baisse du pouvoir d’achat, le démantèlement rampant du système public de protection sociale, la restriction de possibilités déjà limitées d’ascension sociale, la relégation dans des banlieues déshéritées, l’extension de la vulnérabilité et de l’exclusion. À cela, une raison essentielle : la crise du mouvement ouvrier, qui a pris en France un tour singulier et particulièrement aigu [5], et la remise en question du compromis social d’après-guerre dans le cadre d’une transnationalisation accélérée des économies.

De ce compromis, le mouvement ouvrier occidental avait été l’agent et le garant pendant les "trente glorieuses", s’intégrant de plus en plus dans les rouages du pouvoir, de l’entreprise à l’État, en aggravant du même coup la structure bureaucratique de ses organisations. Sa remise en question allait le prendre au dépourvu, en le privant de toute stratégie, face aux attaques contre les acquis matériels et institutionnels de sa base sociale. Et ce d’autant plus que l’État national, qui avait jusqu’alors constitué le cadre et le levier de son action, allait se trouver progressivement privé de ses moyens traditionnels d’intervention économique et sociale.

Les ouvriers et les employés subissaient de plein fouet les "restructurations industrielles" synonymes de licenciements collectifs, le bouleversement des métiers, des qualifications et des formations lié à l’introduction des "nouvelles technologies" et des nouvelles formes de gestion de la main-d’oeuvre (recours accru au travail précaire, individualisation du rapport salarial), la montée du chômage, générateur d’incertitude du lendemain. Avec pour conséquence l’aggravation des hétérogénéités et des inégalités entre qualifiés et non-qualifiés, jeunes et adultes, hommes et femmes et bien évidemment nationaux et étrangers ; et l’exacerbation de la concurrence entre catégories et individus ainsi que des réactions de méfiance et de rejet fondées sur le paternalisme, le sexisme mais aussi le racisme.

Dans ces conditions, l’audience des organisations du mouvement ouvrier (associations, syndicats, partis) a décliné ; d’autant plus qu’elles se sont trouvées affaiblies par la dispersion de leurs meilleurs éléments, désorganisées par les restructurations industrielles, le chômage, la précarité. Les réseaux de socialisation et de solidarité qu’elles avaient constitués ont fini par disparaître de certaines entreprises ou quartiers, privant des collectifs de travail et de vie de toute identité (organisationnelle et idéologique), et laissant du même coup le champ libre à l’implantation du Front national [6].

Pareille situation a discrédité les idéaux traditionnels de solidarité universelle, d’égalité, de justice sociale d’autant plus qu’au cours des années 80 ces derniers auront eu à subir simultanément un retour en force du libéralisme (culte de l’esprit d’entreprise, de l’individualisme concurrentiel, de l’argent et de la réussite, adulation des "gagnants" et mépris des "perdants") et l’effondrement des deux modèles rivaux du mouvement ouvrier, le réformisme social-démocrate à l’Ouest et le prétendu socialisme réel à l’Est.

Le traumatisme qu’a représenté pour les milieux populaires cet effondrement a été d’autant plus grave en France qu’il y aura pris la forme d’une véritable trahison de leurs espoirs et aspirations par la gauche, notamment socialiste, qui aura exercé l’essentiel du pouvoir depuis le début des années 80. Ce sont en effet leurs propres représentants qui, reniant leurs engagements antérieurs, auront pour l’essentiel conduit l’offensive néolibérale contre les milieux populaires. C’est à la gauche que ces milieux ont dû le doublement du chômage sous les deux septennats de M. François Mitterrand ; la conduite musclée des restructurations industrielles, la déréglementation accentuée du marché du travail et la multiplication des formes d’emplois au rabais, la précarisation grandissante d’une partie de la jeunesse populaire, "galérant" entre les "petits boulots", les "stages parking" et le chômage ; la désindexation des salaires sur les prix ; la révision à la baisse des prestations sociales, accompagnée d’une augmentation continue des cotisations.

Rigueur à l’égard des milieux populaires que bon nombre de responsables de gauche se seront bien gardé de s’appliquer à eux-mêmes ou aux possédants. Car la détermination dont la gauche aura fait montre dans ses attaques contre sa propre base sociale, n’aura eu d’égale que sa générosité à l’égard de ces derniers : déréglementation du marché du travail et multiples exonérations de charges sociales et fiscales ; "libéralisation" des marchés monétaire et financier pour le plus grand bénéfice de détenteurs de portefeuille de valeurs mobilières. Si bien que le résultat final de deux septennats et deux législatures socialistes aura été une aggravation générale des inégalités sociales [7].

C’est auprès de cette base populaire trahie et abandonnée par les siens, que le discours du FN a rencontré une audience grandissante [8]. Car il a su exploiter la peur et l’angoisse, le profond sentiment d’insécurité, la dégradation de l’environnement matériel et social (services publics et équipements collectifs), la désocialisation due au sous-encadrement associatif, syndical, politique, administratif, particulièrement dans ces zones de relégation que sont devenues certaines banlieues.

Exploiter la révolte

DEUX aspects de cette peur doivent tout particulièrement être pris en considération. D’une part l’attachement des milieux populaires à la propriété de biens matériels (notamment l’automobile et le logement) souvent durement acquis et de ce fait hautement symboliques, qui ne peut que donner prise à l’obsession sécuritaire face à la montée de la petite délinquance. D’autre part, et surtout, la peur du déclassement et l’obsession de se distinguer du sous-prolétariat se sont intensifiées avec la multiplication des "sans-domicile-fixe" et des "nouveaux pauvres".

Un sous-prolétariat dont la figure emblématique reste celle des travailleurs immigrés (même si la réalité socio-économique de l’immigration a bien changé). Là se trouve un des fondements du racisme populaire : l’immigré est perçu comme celui dont le statut social, vulnérable et dévalorisé, est l’image vivante de ce que bon nombre d’ouvriers et d’employés français craignent de devenir un jour. Bien plus, le fait de se retrouver en concurrence (pour le travail, le logement, l’accès aux allocations, etc.) avec lui, est devenu le signe de la dégradation de leur condition sociale.

Par son pathos caractéristique, le discours lepéniste a su exploiter le ressentiment populaire : cette sorte de révolte passive sans objectifs définis ni moyens accessibles que ne peut manquer d’engendrer une situation vécue comme profondément injuste et à laquelle il est pourtant devenu impossible de se soustraire.

D’une part en déclinant inlassablement tous les maux réels (chômage et précarité, appauvrissement, peur du lendemain, etc.) accablant quotidiennement les couches populaires, en les agglomérant avec des maux imaginaires (la décadence morale et spirituelle, les menaces sur l’identité française) ; face au discours froid d’une gauche prêchant la résignation à l’ordre capitaliste, désormais tenu pour indépassable, le discours du Front national a été des années durant le seul à faire entendre, dans son langage propre, la plainte et le cri de révolte de ceux que cet ordre écrase de jour en jour davantage. D’autre part en leur fournissant des exutoires : coupables imaginaires sous l’espèce des populations immigrées et de responsables politiques, de droite comme de gauche, uniquement préoccupés de ses intérêts personnels.

En dernier lieu, en proie au douloureux sentiment d’être laissé pour compte, de n’être plus rien, la dramaturgie nationaliste du FN apporte une nouvelle identité et une nouvelle dignité, celle d’être français, mieux : la promesse d’un salut collectif. Au sein de ces couches populaires en situation d’anomie, le Front national institue la communauté des "braves gens qui s’aiment de détester ensemble", selon l’expression suggestive d’Albert Cohen [9].

On mesure la complexité des ressorts du racisme populaire et l’insuffisance de la plupart des moyens mis en œuvre pour lutter contre la progression du FN. C’est que les luttes engagées se sont, pour l’essentiel, situées au niveau de la défense de quelques grands principes, en méconnaissant la base sociale particulière de ce mouvement.

Non pas que la démocratie ne soit pas à défendre. Mais elle ne peut plus l’être sous la seule forme représentative et formelle qu’on lui connaît [10]. De la même manière, l’antiracisme de tradition humaniste a montré ses limites. Chercher, par exemple, à convaincre un ouvrier ou un employé de la supériorité morale de l’antiracisme sur le racisme ne lui donnera pas le moyen de trouver du travail s’il se trouve au chômage, ou même seulement de ne pas redouter de "tomber" dans le cycle infernal du chômage et de la précarité, peur que l’extrême droite sait bien exploiter. Dans cette mesure même, les idéaux humanistes risquent d’être rejetés comme des phrases creuses, si ce n’est comme des mensonges. Comme le dit justement Gilles Perrault, "le malheur est sourd aux leçons de morale [11] ".

Mais il l’est tout autant aux leçons de l’histoire. C’est pourquoi une certaine rhétorique antifasciste, faisant appel à la mémoire des atrocités commises par les mouvements et régimes fascistes dans l’entre-deux-guerres et pendant la seconde guerre mondiale, en soulignant la filiation qui les relie au FN, se révèle tout aussi insuffisante : nécessaire pour la mobilisation contre l’extrême droite actuelle, elle ne permet pas de neutraliser le phénomène qui conduit inéluctablement vers elle des couches populaires à la fois victimes de la crise socio-économique et devenues incapables de se défendre par elles-mêmes.

Nos précédents articles :

* Anvers la cosmopolite, Anvers la brune, par Ingrid Carlander (mai 1995).

* Solidarités dans l’extrême droite, par Brigitte Pätzold (mars 1994).

* À peine masqués, s’avancent les falsificateurs du passé, par Philippe Videlier .( janvier 1994).

* Marignane, anatomie d’un fief du Front national, par Gilbert Rochu (août 1993).

* L’inquiétante renaissance de l’extrême droite en Russie, par Denis Paillard (janvier 1993).

* Glissements au bord du gouffre, par Christian de Brie (janvier 1992).

Alain Bihr



* Auteur de Pour en finir avec le Front national, Syros, 1993, et de Déchiffrer les inégalités (en collaboration avec Roland Pfefferkorn), Syros, 1995.

[1] À la seule exception des élections européennes de juin 1994, où le FN aura enregistré un tassement (10,5% contre 11,7% en 1989), notamment sous l’effet de la concurrence de la liste de M. Philippe de Villiers, qui avait alors recueilli 12,3% des voix.

[2] Lors du scrutin législatif d’octobre 1994, le FPÖ a recueilli 22,5% des voix.

[3] 21% des travailleurs indépendants contre seulement 14% des cadres avaient alors donné leur voix à M. Le Pen.

[4] Le sondage "sortie des urnes" réalisé par l’IFOP le 23 avril 1995 indique que seuls 13% des membres de ces professions ont voté pour le dirigeant du FN. Cf. Libération, 25 avril 1995.

[5] Nous reprenons ici en la condensant à l’extrême l’analyse de cette crise développée dans Du Grand Soir à l’alternative, Éditions ouvrières-Éditions de l’Atelier, 1991.

[6] Cf. à ce sujet le témoignage d’Anne Tristan sur les quartiers nord de Marseille relaté dans Au Front, Le Seuil, Paris, 1987.

[7] Sur tous ces points, voir notre dernier ouvrage, Déchiffrer les inégalités, Syros, Paris, 1995.

[8] Les éléments d’analyse qui suivent ont été élaborés à partir des enquêtes en milieu populaire menées par Anne Tristan, op. cit. ; Marie-Paule Ziegler, "On se sent chez nous comme des immigrés, conscience ouvrière et thèmes lepénistes" in Cahiers d’Article 31, no 2, 2e trimestre 1990 ; une équipe de sociologues dirigés par Michel Wievorka, La France raciste, Le Seuil, Paris,1992. Cf. aussi l’enquête menée par Gilles Smadja, "En plongée dans l’électorat populaire du Front national", L’Humanité, 11 juillet 1995.

[9] Cité par Anne Tristan, op. cit., page 257.

[10] Cf. Pour en finir avec le Front national, Syros, 1993.

[11] Cf. "Pour un antifascisme militant", Le Monde, 8 mai 1995.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 26 avril 2020 8:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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