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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Capitalisme, société et culture au Japon. Aux origines de l’industrialisation. (1988)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Bernard BERNIER, Capitalisme, société et culture au Japon. Aux origines de l’industrialisation. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1988, 456 pp. [L’auteur nous a accordé, le 15 janvier 2021, son autorisation de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Capitalisme, société et culture au Japon.
Aux origines de l’industrialisation.

Introduction

Depuis vingt ans, on parle beaucoup du « miracle économique » japonais de l'après-guerre. La haute croissance des années 1955-1973 a fortement étonné les Occidentaux et l'étonnement n'a fait que croître avec le défi que le Japon a lancé aux États-Unis dans le domaine des nouvelles technologies, en particulier dans l'électronique, depuis 1975. Les spécialistes et les non-spécialistes ont proposé diverses théories, certaines convaincantes, d'autres moins, sur les raisons économiques, politiques, sociales ou culturelles qui expliqueraient que le Japon, détruit par les bombardements américains de 1944-1945, défait, occupé pendant sept ans par les troupes américaines (1945-1952), ait pu relancer sa production et devenir en trente ans une des puissances économiques du monde.

Parmi les facteurs les plus fréquemment cités, mentionnons le sens de la discipline des Japonais, le système des relations de travail et la cohésion nationale. Malheureusement, les ouvrages les plus populaires (voir, entre autres, Vogel, 1979 et Ouchi, W., 1981) ont souvent proposé des explications simplistes, ignorant la complexité de la situation japonaise actuelle et l'interinfluence de nombreuses variables de nature économique, politique, sociale, institutionnelle, culturelle et idéologique (complexité soulignée par des auteurs comme Berque, 1976, Clark, 1979, Cole, 1979, Smith, R. J., 1983, et Patrick [édit.] 1986). Les ouvrages populaires ont aussi interprété l'histoire de façon mécanique, se servant de la « tradition » japonaise, prise comme donnée et naturelle, pour expliquer le Japon actuel. Ils ont donc ignoré la « réinterprétation » dont la tradition fut l'objet. Ils ont ainsi occulté l'effort de « construction » de la tradition, surtout dans la période 1885-1945, effort fondé sur les façons de faire et les modes [2] de penser antérieurs, mais qui s'inscrit dans les luttes politiques et idéologiques de l'époque.

Ce livre part du point de vue que le « miracle » économique de l'après-guerre aurait été impossible sans le développement d'une économie industrielle entre 1885 et 1919 : ce fut là en fait le vrai miracle japonais, car, à l'issue de la révolution industrielle réussie, le Japon devint le seul pays non occidental à accéder au rang de puissance industrielle. Il est donc tout à fait essentiel, si l'on veut comprendre le développement de l'après-guerre, d'examiner en profondeur les facteurs qui ont permis au Japon de réussir la révolution industrielle. C'est le sujet de cet ouvrage, le premier d'un ensemble de trois traitant du développement industriel du Japon dans son contexte économique, sociopolitique, institutionnel, idéologique et culturel. Ce premier livre se veut une analyse des circonstances ayant favorisé et entouré l'implantation de l'économie de marché et de l'industrie dans la période se terminant avec le traité de Versailles qui mit fin officiellement à la Première Guerre mondiale en 1919. L'année 1919 sert de charnière entre le premier et le second livre parce que, à cette date, le Japon avait enfin atteint le point de non-retour dans l'industrialisation. Le second livre examinera les difficultés du Japon industriel de 1919 jusqu'à la fin de l'occupation américaine en 1952.

Le troisième portera sur le Japon contemporain, dans la période de haute croissance de 1955 à 1973 et dans la période de développement des technologies de pointe de 1975 à maintenant.

Le problème posé ici est le suivant : comment fut-il possible pour le Japon d'entrer dans le groupe restreint des pays industrialisés ? Pour résoudre cette énigme, car c'est bien d'une énigme qu'il s'agit, l'analyse ne peut se limiter à la période d'implantation industrielle qui suit l'important changement de régime politique de 1868, changement que l'on a appelé la restauration de Meiji. Si l'on veut saisir les causes, les péripéties et les mécanismes de ce développement, il est nécessaire d'analyser la situation du Japon au moment où, entre 1853 et 1868, le pays fut forcé de s'ouvrir au commerce international après une période de plus de deux siècles de fermeture quasi totale au monde. En effet, la première industrialisation s'est faite en partie sur la base de conditions déjà présentes avant l'ouverture forcée du pays. Il faut donc analyser le contexte historique antérieur à cette ouverture pour voir comment le système politique et administratif (avant 1600 au chap. 1 et de 1600 à 1853 au chap. 2), l'économie de marché (chap. 3), l'agriculture (chap. 4) et enfin l'idéologie, la culture et les mentalités (chap. 5) ont évolué avant que l'impact de l'Occident ne se fasse sentir à partir de 1853. Il faut aussi examiner comment les Japonais ont réagi à l'intrusion occidentale à partir de cette date [3] pour en arriver finalement au changement de régime de 1868 (chap. 6). Le but de cette analyse, objet de la première partie du livre, est de présenter la structure économique, politique, idéologique et socioculturelle du Japon féodal afin de dégager, dans la conclusion du livre, les éléments qui ont joué un rôle (positif ou négatif) dans le développement industriel du Japon après 1868.

Ce développement, analysé en deuxième partie, n'était pas automatique et ne s'est pas fait sans heurts (comme on le verra dans les chap. 7 à 11). En effet, au cours de son développement, le Japon a dû faire face aux puissances occidentales industrialisées ou en voie de l'être. Par ailleurs, en 1854, un système politique que l'on peut qualifier d'« Ancien régime » existait encore : le pays était morcelé en domaines féodaux administrativement autonomes, sans État centralisé malgré l'existence d'une autorité politique centrale qui, par ailleurs, voulait restreindre le commerce. Le pays ne constituait pas une nation au sens moderne du terme (voir Bernier, 1983) et, s'il y avait des pratiques administratives et une morale communes à toutes les régions, il n'y avait pas de sentiment national dans le peuple ni de théorie politique populaire de la nation. La mise sur pied d'une nation moderne et d'une théorie nationale date des années qui ont suivi le changement de régime de 1868. Pour ce faire, comme on le verra amplement, les dirigeants de 1868 ont pu s'appuyer sur la centralisation politique partielle de la période féodale et sur une théorie impériale de la nation développée dans certains cercles guerriers après 1700. Cette combinaison de facteurs anciens et de tâches nouvelles rend nécessaire une analyse détaillée des conditions ayant entouré la naissance du Japon moderne, des continuités et discontinuités entre le Japon industriel et le Japon féodal, et enfin, de l'impact du danger impérialiste occidental. Il faut donc tenir compte de l'effet conjugué des conditions internes et du danger extérieur, de la tradition et de la construction politique, de l'économie et de l'idéologie, lorsqu'on étudie l'établissement de l'État de Meiji et de l'économie capitaliste entre 1868 et 1919. À cette fin, on examinera la structure du nouvel État de 1868, un État autocratique et dur envers l'opposition (chap. 7), le développement de l'industrie et de la classe ouvrière (chap. 8), la Constitution impériale de 1889 et ses conséquences politiques (chap. 9), la situation des campagnes (chap. 10) et l'expansion impérialiste du Japon après 1895 (chap. 11), pour en arriver enfin à conclure sur les continuités et les discontinuités entre le Japon féodal et le Japon moderne (chap. 12).

Les questions cruciales qui se posent sont les suivantes : pourquoi le Japon a-t-il réussi à s'industrialiser à la fin du xixe et au début du xxe siècles, alors que tous les autres pays non occidentaux [4] n'ont pu le faire ? Comment le Japon a-t-il réussi ce tour de force d'échapper au colonialisme occidental et même de se transformer en puissance coloniale à partir de 1895 alors que la majorité des autres pays non occidentaux tombait sous le joug colonial ? Dès le tournant du siècle, le Japon avait réussi à entrer dans le groupe restreint des nations industrialisées (et impérialistes). Ce succès économique du Japon constitue un des faits majeurs de l'histoire des derniers siècles. En soi, ce succès mérite qu'on s'y attarde, qu'on en examine les déterminants, l'évolution et les conséquences. Mais il mérite attention aussi parce que, d'un point de vue théorique, le japon est le seul exemple historique qui nous permette de vérifier et de préciser les hypothèses portant sur le développement industriel et sur le capitalisme, hypothèses qui ont découlé des études sur le développement occidental. Le Japon constitue de fait le cas-test, le seul point de comparaison, du moins jusqu'à maintenant : peut-être faudra-t-il bientôt inclure dans toute étude comparative la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour, mais il faudra attendre pour voir si tous ces pays (ou régions) réussiront à dépasser le point de non-retour dans l'industrialisation.

L'examen de l'industrialisation du Japon nous permettra de prendre position dans le débat qui a toujours cours au sujet de la nature de la période Edo et de la transition qu'a constituée la restauration de Meiji en 1868. Trois positions extrêmes, récemment atténuées, définissent les contours du problème. La première et la plus ancienne soutient que le développement du Japon après 1868 est issu de l'impact de l'Occident. La seconde, développée par les théoriciens de la modernisation dans l'après-guerre, insiste plutôt sur la continuité du développement entre la période Edo et la période Meiji, le Japon des TOKUGAWA (1600-1867) étant, pour les tenants de cette position, « prêt » a générer de lui-même l'industrialisation. Ces deux positions ont en commun l'insistance sur le caractère « moderne » ou capitaliste du Japon après 1868. La troisième, qui fut celle de nombreux marxistes japonais jusqu'à récemment, part du fait que le Japon fut soumis à un gouvernement autocratique à partir de 1868 et, avec quelques périodes de libéralisation limitée, jusqu'en 1945, pour affirmer le caractère partiellement féodal du Japon jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière position a été rejetée comme mécaniste par la majorité des spécialistes.

Récemment, les études ont insisté sur une combinaison de facteurs « internes » (développements de la période Edo) et « externes » (impact de l'Occident), donc sur un mélange de continuité et de discontinuité, dans l'explication de l'industrialisation du Japon. [5] Mais l'insistance sur l'une ou l'autre varie selon les auteurs. Certains, aux États-Unis (voir Bellah, 1957 ; Hall, J. W., 1968a et b ; Jansen, 1968b ; Reischauer, E. O., 1973 ; Hanley et Yamamura, 1977 ; voir aussi Jacobs, 1958) et au Japon (voir Murakami, Kumon et Satô, 1979), associés en gros à la théorie de la modernisation, insistent sur le caractère « prémoderne » du Japon de la période Edo et sur la continuité fondamentale entre les tendances de cette période et la modernisation de la période Meiji (1868-1912). D'autres ont une position plus proche de celle de ce livre, c'est-à-dire que, tout en reconnaissant les changements qui ont marqué la période Édo, ils considèrent que le Japon de 1853 était encore politiquement, administrativement et culturellement un pays féodal, et que, dans cette optique, l'impact de l'Occident a joué un rôle crucial dans les transformations économiques, politiques, administratives et idéologiques qui ont mené à l'industrialisation, et que les transformations survenues après 1868 ne peuvent donc s'expliquer simplement par les tendances présentes dans la période Edo (voir, entre autres Akamatsu, 1968 ; Dower, 1975 ; Huber, 1981). Cependant, il est bien sûr que ces transformations ne se sont pas faites dans le vide, qu'elles furent le fait de personnes ayant vécu et ayant reçu leur formation dans le Japon féodal. Le problème est de reconnaître, mais sans l'exagérer ni la minimiser, la contribution des structures et des développements de la période féodale dans le développement du Japon industriel.

La complexité même du sujet traité ici commande une approche complexe. Le problème posé est celui de l'implantation du capitalisme au Japon, c'est-à-dire de l'apparition d'une nouvelle structure économique et politique entre 1868 et 1919. Cette apparition doit beaucoup au contexte antérieur, mais elle représente en fait la mise sur pied de nouveaux éléments, de nouvelles institutions, de nouveaux modes de penser et de faire. Elle fait donc appel au passé, mais elle représente aussi une coupure par rapport au régime féodal antérieur. L'objectif est d'évaluer cette coupure, à tous les niveaux, tout en ne minimisant pas la continuité historique. Pour ce faire, le présent ouvrage se fonde sur une approche possédant quatre caractéristiques.

Premièrement, la compréhension d'un processus historique aussi complexe que l'apparition du capitalisme au Japon rend nécessaire la prise en compte de tous les niveaux de réalité sociale et de leurs interrelations. Cela signifie que l'on ne peut limiter l'analyse aux aspects purement économiques, tels le développement du marché, l'apparition de la monnaie, la commercialisation de l'agriculture, tous éléments importants par ailleurs. On doit tenir compte en [6] outre de la structure politique, des institutions, des unités sociales, des classes, fractions et factions, des mentalités, des idéologies, des cultures et des façons de faire et de penser, ainsi que des relations diverses entre tous ces éléments. Ceci signifie que l'on accepte les sociétés comme des totalités complexes.

Deuxièmement, l'approche adoptée ici sera « sociale ». On part du principe que ce sont les êtres humains, répartis en classes, catégories, fractions, factions, couches, groupes, etc., qui font, socialement, leur société et leur histoire. Ce sont eux qui produisent les marchandises, qui organisent les structures de pouvoir, qui inventent les doctrines et les idées. Les êtres humains, toujours inclus dans des rapports sociaux, créent leur univers. Mais, dans cette création, ils sont contraints par les structures existantes, ils sont limités par le cadre matériel et idéel que leurs prédécesseurs leur ont légué : par les formes de production, par les structures politiques et administratives, par les institutions, par les doctrines, mais aussi par les façons de faire et de penser implicites qu'ils ont héritées de leurs parents et de leur entourage et qu'ils ont intériorisées (l’habitus selon Bourdieu, 1980). De là vient la nécessité de tenir compte des contextes historiques, c'est-à-dire, en fait, des formes de structuration et d'institutionnalisation des actions et des comportements qui existent à des moments précis. Il est important à la fois de voir les possibilités de continuités historiques entre des époques différentes et de suivre minutieusement le cheminement des transformations, plus ou moins graduelles, qui surviennent dans les structures. Ces modifications sont en général le résultat des actions des êtres humains regroupés dans des ensembles plus ou moins nombreux : des classes, c'est-à-dire de vastes ensembles de personnes ayant en gros la même position dans les rapports sociaux, des sous-classes, des couches ou des fractions de classes, des factions regroupant des personnes de même classe ou de classes différentes, des associations, des clubs, des partis, etc. Comme on le verra dans les chapitres qui suivent, il sera beaucoup question de ces regroupements, changeants, mouvants, agissants, dans l'explication des événements de l'histoire du Japon avant et après 1868. Cette action des groupes sera toujours analysée en fonction de leur place dans la structure, de leur insertion dans l'ordre social existant, mais aussi en fonction des transformations qu'ils introduisent dans l'organisation sociale. L'approche se situe donc dans l'interstice entre la structure et le changement, ou plutôt elle s'intéresse aux facteurs qui à la fois reproduisent et modifient les structures.

Troisièmement, selon l'approche adoptée ici, on peut admettre l'existence d'une « tradition » culturelle japonaise. L'histoire particulière [7] du Japon n'a pas pu faire autrement que de laisser des traces perceptibles encore maintenant. Encore faut-il interpréter correctement la place et la nature de cette tradition. Tout peuple développe dans le processus de vie sociale, en contact avec un milieu donné, des façons de faire et de penser, des coutumes, des structures et des institutions qui contraignent partiellement son avenir. C'est ce qu'en anthropologie on a appelé la culture. En ce sens on peut parler de « culture japonaise » tout comme on peut parler de « culture chinoise » ou de « culture allemande ». Cette position s'approche de celle de Berque (1986) et de R.J. Smith (1983). Elle s'oppose à celle de Said (1978) qui, dans le cas de l'orientalisme, pense que la reconnaissance des différences culturelles mène inévitablement à la discrimination et à la conception des autres comme êtres étranges. Pour un anthropologue, cette position est inacceptable. En effet, l'anthropologie s'est toujours intéressée aux différences culturelles. Si, au xixe et au début du XXe siècles, cet intérêt allait de pair avec le racisme et avec la conviction que tous les peuples non occidentaux étaient inférieurs, on peut dire que, depuis les années 1920, l'analyse culturelle, sans être toujours exempte de biais discriminatoires, s'est quand même efforcée de traiter les cultures autres sans préjugé. Autrement dit, la reconnaissance des configurations culturelles différentes ne mène pas inévitablement au racisme et à la discrimination. Au contraire, il me semble que la position de Said risque plutôt de mener à l'ethnocentrisme en traitant toutes les cultures comme semblables à la nôtre.

Ceci dit, il faut aussi éviter de traiter les cultures comme des essences immuables et totalement uniques. La position essentialiste, caractéristique de plusieurs nationalismes, y compris du nationalisme japonais comme on le verra, mène effectivement au rejet des autres conçus comme totalement et irrémédiablement différents (et en général inférieurs). L'essentialisme ignore les points communs à toute l'humanité et insiste unilatéralement sur les particularités. Il ignore aussi l'élaboration historique des cultures en leur supposant une essence transhistorique et inchangée. Il suppose enfin une logique totale et complète, car il définit la culture comme se résumant à quelques principes simples dont tout découle. Cette position est clairement manifestée dans le nationalisme allemand des années 1920- 1945 (Faye, 1972) et dans le nationalisme japonais d'avant-guerre (Brown, 1955, en particulier p. 113 sq.). L'approche adoptée ici part du principe que les cultures au sens anthropologique du terme sont élaborées historiquement à partir de problèmes et de moyens globalement semblables pour toute l'humanité — donc qu'elles [8] sont compréhensibles au moins partiellement par des gens d'autres cultures —, qu'elles évoluent, qu'elles ne sont jamais complètement cohérentes, qu'elles ne peuvent se résumer à quelques principes simples. Cette approche est particulièrement adaptée à l'études des sociétés caractérisées par la présence de classes sociales et par l'existence de l'État comme appareil politique, c'est-à-dire des sociétés où des groupes se situent différemment dans la hiérarchie sociale et, en tant que tels, génèrent des visions différentes (au moins en partie) de l'ordre social existant ou potentiel. La culture est donc prise ici comme produit humain historique. Cela signifie, d'abord, qu'on la conçoit comme le résultat de l'élaboration des humains, dans des circonstances particulières selon les endroits et les époques (circonstances souvent caractérisées par le conflit entre groupes), qui limitent les élaborations ultérieures ; ensuite, qu'on la conçoit comme non immuable, comme modifiable, comme le résultat complexe d'un développement historique. La culture, loin d'être prise comme un donné initial, devient alors objet d'étude, elle devient ce qui doit être expliqué dans les circonstances historiques de son apparition et de son évolution, elle devient elle-même, dans certains de ses éléments, enjeu de « luttes de classement », de lutte pour la définition culturelle, entre classes, factions ou couches (Bourdieu, 1982, p. 135-148 ; voir aussi Weber, 1971, p. 411-427).

Quatrièmement, la réalité humaine ne se limite pas à l'idéel, au symbolique, même si toute réalité humaine est symbolisée. On ne peut, comme Louis Dumont, réduire la société aux doctrines (Dumont, 1966, 1977 et 1983). Tout, dans les sociétés humaines, n'est pas que construction de l'esprit. La réalité humaine, toujours symbolisée, est ancrée dans la matière, dans la nature, dans le monde physique (voir Castoriadis, 1973, en particulier, p. 162 sq. ; voir aussi Berque, 1986, chap. 4). La réalité humaine est une construction à la fois symbolique et physique. C'est aussi une construction sociale, issue des actions et des élaborations antérieures des humains en société. Ces actions et élaborations ont toujours un aspect idéel et un aspect matériel. Prendre seulement le premier comme épuisant la réalité humaine (réellement ou épistémologiquement) équivaut à une réduction inacceptable. Cette réduction est d'autant plus forte quand on limite le symbolique ou l'idéel aux doctrines explicites. Ces doctrines servent d'explications du monde et de la société, mais ce sont en général des explications orientées, biaisées en fonction de certains intérêts. Plutôt que des explications à prendre au pied de la lettre, elles sont des matériaux à analyser, des prises de position à expliquer à partir de leur contexte social, des élaborations se situant dans des luttes de classement.

[9]

Dans cet ouvrage, le terme « idéologie » sera utilisé pour faire référence à ces doctrines explicites et non pas au symbolique dans son ensemble. Par ailleurs, on ne prendra pas le terme « culture » dans son acception générale de l'anthropologie américaine. Plutôt, on désignera sous ce terme tout ce qui est implicite dans la symbolisation caractéristique de chaque société : façon de faire et de penser, principes moraux et logiques implicites, « vision du monde » implicite dans les doctrines, etc. La frontière entre idéologie et culture ainsi définies n'est pas toujours facile à établir dans les faits : l'explicite peut être partiel, comme dans les mythes ou dans certains rites (Bernier, 1975 ; Bourdieu, 1980, livre 2) ; par ailleurs, les doctrines s'appuient toujours sur des principes non explicités et elles ne révèlent jamais qu'une partie de la culture implicite. La plupart du temps, donc, l'explicitation idéologique est partielle, elle ne touche que certains points de la culture implicite, sélectionnés en vue de la promotion de certains intérêts. Malgré cette interpénétration de l'idéologie et de la culture ainsi définies, il me semble important de maintenir la distinction entre les deux concepts dans l'analyse.

Ces principes théoriques et épistémologiques sont au fondement de l'analyse du développement du capitalisme au Japon qui est l'objet de ce livre. Quant aux aspects méthodologiques, quelques précisions sont nécessaires. La majorité des données utilisées dans ce volume ainsi que plusieurs des interprétations viennent de la littérature abondante portant sur tous les aspects du développement du Japon (voir bibliographie). Seules quelques données issues de mes recherches antérieures de terrain sur la religion populaire, sur l'agriculture, sur l'industrie et sur le nationalisme proviennent de sources directes (Bernier, 1975 ; 1982 ; 1985a et b ; 1987). Le reste vient de vingt ans de lecture de différents ouvrages sur un sujet fascinant.

Si les données proviennent en majeure partie de sources secondes, les interprétations, je l'espère, sont quelquefois originales. C'est qu'en fait, les ouvrages existant sur le sujet me semblaient incomplets. En français, les excellents ouvrages de Lequiller (1966) et d'Akamatsu (1968) se situent plus près de l'histoire événementielle, le premier analysant le siècle qui suit la restauration de Meiji, le second se concentrant sur la restauration elle-même. Le livre de Mutel (1970) est plus près de la présente étude, car il tente de dégager les continuités et discontinuités historiques, mais c'est un livre assez succinct où plusieurs problèmes sont analysés trop brièvement. De plus, les positions défendues par cet auteur se rapprochent de celles de Reischauer (1973), dont l'ouvrage (traduit en français) insiste [10] presque unilatéralement sur les continuités entre le Japon de Edo et celui de Meiji. Enfin, l'ouvrage de Morishima (1982), paru récemment en français (1986), insiste trop simplement sur le confucianisme et sur son rôle dans la modernisation du Japon. On verra l'importance de ce rôle, mais il est essentiel de replacer l'utilisation du confucianisme après 1868 dans le contexte historique des affrontements de classes et de fractions à cette époque.

Il semblait donc qu'une étude détaillée, partant d'une approche globale, pouvait encore trouver sa place. Ce qui caractérise le présent ouvrage, c'est l'insistance sur l'interprétation et sur les structures plutôt que sur l'événement : interprétation globale du développement d'une économie de marché, interprétations particulières sur des problèmes comme l'accroissement de la population dans la période Edo, la pauvreté ou la prospérité paysanne dans la même période, le développement d'une idéologie antiféodale avant 1853, l'état de l'économie et de la société en 1853, la signification de la restauration de Meiji, l'impérialisme japonais, etc. Pour ce faire, la mention de certains événements est nécessaire comme support à l'analyse et à l'interprétation. Mais ce livre n'en est pas un d'histoire événementielle. C'est plutôt une analyse socio-anthropologique de processus historiques. Ceux que les événements intéressent particulièrement pourront se référer à Lequiller (1966) ou, en anglais, à Hane (1972), ou bien aux multiples études spécialisées citées en bibliographie [1].

Le projet initial de ce livre était de faire une étude systématique du développement de l'économie capitaliste au Japon, en comparaison avec les développements en Chine, le grand voisin du Japon qui, à l'inverse de celui-ci, est tombé dans le « sous-développement », et en Occident, d'où le capitalisme est issu. Il est rapidement apparu [11] que le traitement comparatif dépassait les maigres moyens de l'auteur. L'analyse se concentre donc sur le cas japonais. Quelques comparaisons ponctuelles seront toutefois incluses : sur le développement de l'économie de marché au Japon au xixe siècle et en Europe dans la période du capitalisme marchand (xviie-xvIIIe siècles) (voir chap. 3), sur l'État autoritaire de Meiji et celui de Bismarck en Allemagne (voir chap. 12). Si, donc, le projet comparatif initial a été abandonné parce que beaucoup trop ambitieux pour une seule personne, l'approche comparative elle-même ne l'a pas été même si elle est appliquée de façon ponctuelle. De fait, toute l'analyse est sous-tendue par la reconnaissance de la nécessité de la comparaison, même si celle-ci n'est pas faite systématiquement. Peut-être sera-t-il possible à l'avenir, en collaboration avec des spécialistes, de procéder à une analyse comparative systématique du Japon, de l'Occident et de la Chine du point de vue du développement du capitalisme.

L'utilisation du terme « capitalisme » pour le Japon suppose déjà un certain point de vue comparatif, car ce terme a été inventé pour décrire la réalité occidentale. C'est en fait l'un des objectifs de cet ouvrage de démontrer la justesse de cette utilisation qui suppose un certain parallélisme des développements occidentaux (à partir du xvIIe siècle) et japonais (après 1868, suite à l'impact de l'Occident). L'objectif ici n'est pas d'approfondir toutes les implications théoriques et épistémologiques de l'emploi du terme « capitalisme » pour analyser l'expérience japonaise. Toutefois, une définition provisoire de ce terme est nécessaire. La définition adoptée ici est fondée sur le développement en Occident, là où le capitalisme est apparu : il s'agit d'une définition descriptive et historique, plutôt que théorique, tirée partiellement de Braudel (1979, II, chap. 4).

Cinq processus interreliés, mais pas nécessairement synchroniques, ont marqué l'apparition du capitalisme en Occident : 1) la généralisation du marché, c'est-à-dire l'extension des relations d'échange à tous les produits et même à la terre qui devient alors marchandise ; 2) le développement d'un ensemble complexe de moyens d'échange et de structures financières, menant finalement à l'établissement d'un système bancaire complet ; 3) le développement de la production non agricole (artisanat, manufacture), aboutissant à l'industrialisation ; donc, le remplacement de l'agriculture par l'industrie comme secteur primordial de production ; 4) la généralisation du salariat, c'est-à-dire la transformation de la force de travail en marchandise et l'accumulation du capital à partir de la vente des produits du travail ouvrier ; 5) l'apparition d'une classe autonome, divisée en couches ou fractions, qui gère les activités financières, industrielles [12] et commerciales, qui en tire des profits, et autour des intérêts de laquelle l'exercice du pouvoir est organisé.

Ces cinq processus, de nature économique au sens large, comportent aussi des aspects sociaux, politiques et idéologiques. En effet, le salariat et l'existence d'une classe qui s'occupe des activités entourant le capital, tout comme l'extension du marché et l'exercice du pouvoir, définissent des rapports sociaux au sujet de la production et de l'échange : rapports de classes, rapports entre personnes dans le marché, rapports de contrôle sur la richesse, rapport au pouvoir d'État. Ces processus sont aussi associés à la création de théories et de croyances justifiant l'accès différentiel à la richesse et au pouvoir. En ce sens, le capitalisme constitue un système.

Or, Braudel qui a identifié ces processus, présente le capitalisme non pas comme un système socio-économique particulier mais comme une forme d'activités : il limite en effet sa définition aux secteurs les plus lucratifs de la haute finance (1979, II, chap. 3). Pour lui, le capitalisme existe quand le circuit financier est en place. Il rejette la définition marxiste du capitalisme par l'achat-vente de la force de travail ou bien la définition « technique » par l'industrie en invoquant le fait que l'intrusion de la haute finance dans la production, à l'occasion de l'industrialisation, est une anomalie. La haute finance, selon lui, n'est pas « spécialisée », elle s'occupe de toutes les opérations lucratives, qu'elles soient de spéculation, d'échange, de change ou, exceptionnellement, de production : le capitalisme ne serait pas lié à l'industrie.

Sur ce point, il est bon de revenir à la distinction opérée par Weber entre le capitalisme comme activité et le capitalisme comme système (1971, p. 17-21). Dans ce dernier sens, Weber définit le capitalisme d'une façon qui se rapproche de celle de Marx, insistant sur l'organisation rationnelle du travail d'ouvriers juridiquement libres (p. 21). L'importance ici porte sur la globalité d'une forme de société et non pas, comme dans le premier sens, sur un ou plusieurs types d'activités. Il est important d'insister sur ce caractère économique et social global, systématique, sur cet ensemble de relations sociales organisées que constitue le capitalisme. Ceci ne signifie pas que toutes les activités et organisations qui existent dans les pays capitalistes sont régies par les principes du capitalisme, mais que ces activités et organisations, tout comme celles qui sont liées directement au capitalisme, doivent s'adapter à un contexte global défini à partir des besoins du capital. Ce caractère systématique du capitalisme rend la définition de Braudel insuffisante.

[13]

Le capitalisme comme système global est apparu en Occident avec la révolution industrielle de la fin du xvIIIe et du début du xixe siècles. Ce n'est qu'à partir de cette époque que le capitalisme comme système socio-économique s'est instauré pour de bon. C'est même à la suite de l'industrialisation qu'un véritable système bancaire, centre de la haute finance selon Braudel, fut mis en place. L'industrialisation, en menant à l'augmentation phénoménale de la quantité des marchandises, en permettant la généralisation des structures de marché, surtout en assurant la transformation de la force de travail elle-même en marchandise, a servi de moyen principal dans la mise sur pied du capitalisme comme système. Ce dont on parle ici, c'est de l'industrie non pas surtout en tant que système technique mais plutôt en tant que système de relations sociales dont l'objet principal est l'accumulation. Dans ce contexte, l'industrie apparaît aussi comme outil de classe, comme moyen d'accumulation, mis sur pied graduellement sur les bases des structures anciennes.

C'est à partir de cette définition du capitalisme que l'analyse de l'industrialisation du Japon sera faite dans ce livre. En Europe, la révolution industrielle fut précédée de transformations profondes dans l'agriculture, transformations que certains ont appelées « révolution agricole ». Il faudra s'attarder quelque peu sur les structures agraires japonaises pour voir si on peut y déceler les mêmes tendances. En Europe, la révolution agricole a préparé la révolution industrielle de plusieurs façons : premièrement, en suscitant une augmentation du volume et de la diversité des produits agricoles vendus sur le marché ; deuxièmement, en entraînant dans l'agriculture le développement de relations sociales prenant la forme de relations (surtout) économiques, que ce soit le salariat ou le métayage-fermage ; troisièmement, en menant à l'exclusion, de l'agriculture, de nombreuses personnes forcées désormais de se trouver ailleurs des sources de revenu ; quatrièmement, en permettant l'accumulation de capital-argent utilisable ailleurs, c'est-à-dire hors de l'agriculture, dans la manufacture, l'industrie et le commerce. Étant donné l'importance de la révolution agricole dans le développement du capitalisme en Occident, il sera nécessaire d'examiner le cas japonais sous cet éclairage.

SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES — Akamatsu, 1968 ; Bellah, 1957 ; Bernier, 1975, 1982, 1985a, 1985b et 1987 ; Berque, 1976 et 1986 ; Bourdieu, 1980 et 1982 ; Braudel, 1979 II et III ; Brochier, 1965 ; Brown, 1955 ; Castoriadis, 1973 ; Clark, 1979 ; Cole, 1979 ; Dower, 1975 ; Dumont, 1966, 1977 et 1983 ; Faye, 1972 ; Hall, J. W„ 1968a et 1968b ; Halliday, 1975 ; Hane, 1972 ; Huber, 1981 ; Jacobs, 1958 ; Jansen, 1968a et 1968b ; Lequiller, 1966 ; Morishima, 1982 ; Murakami, Kumon et Satô, 1979 ; Mutel, 1970 ; Ouchi, W., 1982 ; Patrick (édit.), 1986 ; Reischauer, E. O., 1973 ; Said, 1978 ; Smith, R. J., 1983 ; Tôyama, 1951 ; Vogel, 1979 ; Weber, 1971.

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[1] Pour rendre la lecture plus facile, les citations et références dans le texte ont été réduites au strict minimum. Toutes les sources bibliographiques utilisées sont citées à la fin de chaque chapitre, juste après les notes. Les sources sont présentées en donnant le nom de l'auteur et l'année de publication de l'ouvrage cité. Le lecteur peut alors se référer à la bibliographie pour obtenir les références complètes. Dans le texte, les noms des personnages historiques japonais sont cités dans l'ordre utilisé au Japon, soit le nom de famille (écrit en majuscules) suivi du prénom. Par exemple, dans le cas de ODA Nobunaga, ODA est le nom de famille et Nobunaga est le prénom. Souvent, toutefois, comme c'est l'usage dans l'historiographie japonaise, je n'utiliserai que le prénom pour parler des personnages connus lorsque leur nom entier aura été donné auparavant. Le lecteur trouvera à la fin de l'ouvrage un glossaire des personnages mentionnés, précédé d'un glossaire des mots japonais utilisés dans le texte. Quant aux auteurs contemporains dont j'utilise les analyses, l'ordre japonais est respecté, mais le nom de famille est écrit en minuscules.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 24 janvier 2023 9:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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