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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Louis BENOÎT, “Recension inédite du livre de Maria José Villaverde, Tocqueville y el lado oscuro del liberalismo, Madrid: Guillermo Escobar, 2022.” Granville, Département de la Manche en Normandie, France, mars 2023, 3 p. L’auteur nous a accordé le 5 novembre 2023 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.

Jean-Louis BENOÎT,

Recension inédite du livre
de Maia José Villaverde,
Tocqueville y el lado oscuro del  liberalismo,
Madrid : Guillermo Escobar, 2022.”

Granville, Département de la Manche en Normandie, France, mars 2023, 3 p.


Ces dernières années, la théorie décoloniale et l'idéologie du "woke" ont soumis la tradition des Lumières de la société occidentale à une vive critique : les principes du libéralisme politique auraient été contaminés dès l'origine par le suprémacisme racial et par une vocation impérialiste, de sorte que la modernité serait le fruit d'un péché originel dont elle ne peut plus se racheter ; c’est ainsi qu’on a dénoncé le racisme de Hume et de Kant, le machisme d'Adam Smith et le colonialisme de Tocqueville

Pour les tenants de ces mouvements, le XIXe siècle voit l'émergence du libéralisme dit "impérialiste", un mouvement expansionniste européen vers l'Asie et l'Afrique, à la tête duquel se trouvait la Grande-Bretagne, qui s’était emparée du Canada, avait mis le pied en Australie et en Inde, envahi l'Afghanistan et s’était ingérée au Moyen-Orient, en Crimée, en Chine... La France et la Grande-Bretagne se disputant l'hégémonie en Orient et en Afrique jusqu'à ce que la Conférence de Berlin de 1884-85 légalise le partage des territoires. Tocqueville constituerait donc un exemple parfait de la prétendue ambiguïté de la pensée libérale de ces années-là.

Le livre de María José Villaverde Rico, historienne espagnole des Idées politiques à l'Université Complutense de Madrid, analyse l’ambivalence tocquevillienne qui défend l’émergence de la démocratie et soutient la colonisation de l'Algérie, ce qui a donné lieu, ces dernières années, à un débat transatlantique qui continue de diviser les spécialistes. Au siècle dernier, on encensait la justesse des analyses de ce théoricien de la démocratie, aujourd'hui nombre de polémistes vouent aux gémonies ce libéral-impérialiste, obsédé par la grandeur de la France et sa réputation en Europe, ambigu dans sa dénonciation du racisme et de l'esclavage, partisan de la guerre totale en Algérie, n’hésitant pas  à le faire complice des “enfumades”.

Cette critique virulente a pris deux formes différentes aux États-Unis et en France. Il semble que les Étatsuniens n’ont pas accepté la double condamnation par Tocqueville de l’esclavage des Noirs et la situation qui leur était faite, et continuerait à l’être, plus d’un siècle après l’abolition, et encore moins sa très vigoureuse dénonciation du génocide des Indiens, perpétré de propos délibéré, que Jackson, premier génocidaire moderne, entendait mener à son terme ; d’où le leitmotiv de Tocqueville dans ses textes sur l’Algérie : « Ne recommençons pas, en plein XIXe siècle, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris ».

Plus inadmissible encore aux yeux des Américains, Tocqueville s’oppose véhémentement à ceux qui, dans les journaux d’Alger admettaient l’extermination : « d’une race vouée à la destruction par un décret de la Providence » [1]. Les critiques américaines entendent donc, aujourd’hui encore, retourner l’argument contre Tocqueville, au-delà de toute véracité [2], ce qui est un comble !

En France, les analystes, historiens ou sociologues, comme John Peter Meyer, Albert Soboul, Georges Lefebvre, Raymond Aron, François Furet, qui ont le mieux compris Tocqueville étaient tous de formation marxiste ou marxienne, qu’ils soient des penseurs de l’orthodoxie marxiste, ou un peu en marge, comme Lefebvre, ou « renégats » comme Furet, ou d’une autre paroisse comme Aron, un très bon connaisseur de Marx, qui se qualifiait parfois, non sans ironie, de "marxien". Aujourd’hui les contempteurs de Tocqueville viennent le plus souvent de mouvances proches de l’extrême gauche[3], mais pas seulement, où situer Onfray ? Tavoillot ? Tous ont en commun une lecture partiale, partielle, usant de propos déformés ou décontextualisés, de montages baroques, approximatifs et affligeants des textes de Tocqueville sur l’Algérie [4].

Pour ces polémistes, l’eurocentrisme de Tocqueville et sa conscience de la supériorité de la civilisation européenne, en font un des penseurs bannis qui méritent d'être relégués dans les poubelles de l'histoire.

En 1959, Mary Lawlor, historienne américaine et religieuse catholique, a ouvert les vannes de la critique en qualifiant Tocqueville de nationaliste et d'impérialiste. En 1963, l’historien des idées Melvin Richter a inauguré la thèse de l'inconsistance du libéralisme de Tocqueville. Richter, comme Jennifer Pitts font peu de cas de l'empathie dont il fait preuve à l'égard des Indiens d'Amérique et des esclaves dans De la Démocratie en Amérique, ainsi que son vif plaidoyer en faveur de l'abolition de l'esclavage dans les colonies des Antilles. Ils occultent ces textes très importants de Tocqueville dans le dernier chapitre de La Démocratie en Amérique (1835), des textes sur l’Algérie oubliant la dimension essentielle de l’évolution historique de ses positions sur la question, omettant le réquisitoire de Beaumont contre l’esclavage des Noirs et génocide des Indiens dans Marie ou de l’esclavage aux États-Unis. Et quand ils les utilisent ils procèdent à de savants montages et découpages, et décontextualisations. Ils entendent établir que Tocqueville aurait trahi les principes libéraux en prônant un colonialisme-impérialiste au lieu d’un libéralisme établi sur l'égalité, thèse que l’on retrouve par exemple dans les textes d’ Hélène Thomas, Alan Kahan et Margaret Kohn.

Mais Le Cour Grandmaison en France et Kevin Duong aux États-Unis sont allés plus loin encore, accusant Tocqueville de faire l'apologie d'une guerre d'extermination qui aurait fait disparaître près de la moitié de la population algérienne ; mais ils se gardent bien, et pour cause, de citer des textes précis, pris dans leur contexte, à l’appui de leurs affirmations !

M.J. Villaverde dénonce également les analyses de Jennifer Pitts concernant Tocqueville,  l'esclavage et le colonialisme, dans A Turn to Empire, traduit en français en 2008 sous le titre Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1870). J. Pitts tient Tocqueville et J.S. Mill pour responsables de l'évolution pro-impérialiste du libéralisme. Pour elle, la tradition libérale, anti-impérialiste qui affirmait la dignité humaine et l'égalité, est alors devenue après 1830, complice d'une politique internationale inégalitaire et inhumaine, en soutenant l'impérialisme.

Dans son livre, M.J. Villaverde après avoir étudié en profondeur l’ensemble des écrits de Tocqueville, sur l'Algérie, l'Irlande, l'Inde, ses articles de presse, ses textes inédits et ses notes, ses interventions à la Chambre, son rapport de 1847, ainsi que son inestimable correspondance, sans oublier bien entendu De la Démocratie en Amérique, entend mettre au clair, textes à l’appui, les positions réelles de Tocqueville en cette affaire ! 

 Après une étude détaillée, à charge et à décharge, elle conclut que l’ensemble des accusations énoncées ci-dessus sont démesurées et anhistoriques, voire anachroniques ; le reproche l’inadéquation de son libéralisme avec son colonialisme-impérialiste est l’expression du point de vue de citoyens du XXIe siècle. La contradiction ne peut être levée qu'en l’ensemble replaçant dans son époque, dans le cadre géopolitique européen entre 1830, date à laquelle la France entreprend la conquête de l'Algérie, et les années 1860 (Tocqueville est mort en 1859), lorsque l'Europe a pratiquement achevé son expansion en Asie et étendu sa domination en Afrique.

M.J. Villaverde insiste à plusieurs reprises non seulement sur l'importance d'expliquer Tocqueville à la lumière de son contexte historique et intellectuel, mais aussi de comprendre la signification de termes colonialisme et impérialisme à son époque. Elle soutient, contrairement à Jennifer Pitts, que la plupart des contemporains de gauche de Tocqueville (saint-simoniens, fouriéristes, socialistes, républicains de gauche) soutenaient le colonialisme qui faisait partie de la tradition des Lumières (Raynal, Condorcet, Mirabeau père et fils, la Société des Amis des Noirs, rebaptisée plus tard Société des Amis des Noirs et des Colonies), selon laquelle les sociétés les plus avancées avaient non seulement le droit, mais le devoir, d'apporter les Lumières à leurs frères plus arriérés.

Cette thèse mérite, selon moi, d’être nuancée car Tocqueville défend la colonisation en Algérie uniquement pour des raisons géopolitiques et géostratégiques, pour faire pièce à l’Angleterre ; pour le reste il affirme clairement : « Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était » (O.C., III, 1, p. 323).

Villaverde considère que, tant les hommes des Lumières de la fin du XVIIIe siècle que les libéraux français du début du XIXe siècle furent majoritairement pro-colonialistes pour des raisons économiques et géopolitiques, mais aussi altruistes et que le colonialisme n’est devenu  belliciste et violent que  lorsque les pays colonisateurs ont été confrontés à des révoltes dans les pays colonisés (celles d'Abd-el-Kader en Algérie après le traité de la Tafna de 1837 et celles des cipayes en Inde en 1857).

Thèse discutable du point de vue de Tocqueville lui-même qui dénonce dès le 29 mai 1841 les violences de la colonisation militaire : « et moi, écoutant tristement ces choses, je me demandais quel pouvait être l’avenir d’un pays livré à de pareils hommes  et où aboutirait enfin cette cascade de violences et d’injustices, sinon à la révolte des indigènes et à la ruine des européens »(O.C.VV, 2, p. 217.

M.J. Villaverde considère que Tocqueville adopta la même position à l'égard du colonialisme et de la démocratie : il s'agissait de mouvements irrépressibles qui annonçaient l'avenir et qu'il fallait diriger.

Il craignait à juste titre, fort de l’expérience qu’il était en train de vivre, que la société — démocratique — américaine n’acceptât pas d'intégrer les Noirs et les Indiens. Mais pour elle, l'intégration de peuples de cultures différentes n'était pas seulement le problème principal de la nation américaine, c'était un défi transcendantal pour la démocratie dans le monde. Que se passerait-t-il dans les autres pays où le mouvement expansionniste européen s’était manifesté ?

Tocqueville fut le premier à comprendre, bien avant J.S. Mill, que les différences entre le peuple conquérant et le peuple conquis étaient infranchissables, et que le choc entre les deux suscitait chez les sujets soumis des sentiments de haine et des pulsions nationalistes fort difficiles à canaliser. Les nations coloniales créaient des rapports de force et opprimaient les pays dominés en se réclamant de la liberté et des lumières. Pour M.J. Villaverde, les politiques altruistes et humanitaires qui cherchaient à propager la modernité et le progrès suscitaient le rejet et la haine aussi bien que les politiques impérialistes d'exploitation des populations et de pillage de leurs matières premières.

Mais pour Tocqueville la violence militaire de la colonisation à la Bugeaud ne pouvait que conduire au désastre. Il faut lire ce qui constitue son testament politique concernant l’avenir de la colonisation en Algérie qui constitue le point d’orgue de son rapport de 1847 ; après avoir affirmé qu’il fallait en finir avec la violence de la colonisation militaire à la Bugeaud, il affirme : « Si, au contraire,(…)  nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds ; si nous enveloppions leurs populations, non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait, tôt ou tard, croyez-le, un champ clos, une arène murée, où, les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. Dieu écarte de nous, Messieurs, une telle destinée ! Ne recommençons pas, en plein XIXe siècle, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris.

Pourquoi les critiques ne retiennent-ils pas la justesse remarquable de cette analyse ?

Mais pour eux, au-delà de Tocqueville, ils dénoncent l'incohérence du libéralisme lui-même ; il serait dans les gènes du libéralisme de dominer et d'assujettir d'autres peuples en raison de sa conception du progrès et de la conscience qu’il a de sa supériorité ? En d'autres termes, le libéralisme conduirait inexorablement à l'impérialisme comme le prétend, par exemple, Todorov ?

Le livre de M.J. Villaverde répond également à cette question. L’auteur affirme que la pensée libérale ne peut être tenue pour responsable d'une contradiction qui réside dans l'impérialisme lui-même, c'est-à-dire dans les politiques impérialiste menées par les différents gouvernements expansionnistes au cours de l'histoire, qu'ils soient libéraux ou non.

Pour M.J. Villaverde la violence qui s’est développée au XIXe siècle entre colonisateurs et colonisés, a fait passer au second plan ou disparaître tout court le projet universaliste et la mission civilisatrice qui justifiaient au départ leur domination. Louis Blanc rappelait que le colonialisme français visait à sauver le monde et non à l'asservir, et Marx et Gandhi ont un temps soutenu l'Empire britannique. Mais les circonstances historiques auraient éloigné les politiques coloniales des objectifs éthiques qu'elles partageaient avec la théorie libérale.

Mais la question reste posée l’existence d’une politique coloniale bénéfique pour les colonisateurs et les colonisés aurait-elle jamais été possible ; n’est-ce pas plutôt une antinomie ?



[1] Œuvres Complètes, Gallimard, III, 1, p. 294-295.

[2] Sur ce point, voir la communication que j’ai faite au symposium de Compostelle : «  Tocqueville’s Reflections on a Democratic Paradox », in Tocqueville’s Voyages. The Evolution of His Ideas and Their Journey Beyond His Time, Indianapolis . Liberty Fund, 2015, p. 276-303. URL 1. URL 2.

[4] Voir par exemple « Réponse à Michel Onfray. Mise au point sur Tocqueville, les Indiens et les Noirs, l’Algérie et 1848.» URL, pp.1-67.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 novembre 2023 18:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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