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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Benoist, “Frontières et perméabilité des disciplines.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Jean-Yves Chérot et Hervé Isar, Inter-Sections. Concepts en dialogue. Une voie vers l’interdisciplinarité, pp. 23-31. Université d’Aix-Marseille, 2016, 315 pp. Collection: “Droits, pouvoirs et sociétés.” [L’auteur nous a accordé le 27 avril 2018 son autorisation de diffuser cet article en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean Benoist

Frontières et perméabilité
des disciplines
.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Jean-Yves Chérot et Hervé Isar, Inter-Sections. Concepts en dialogue. Une voie vers l’interdisciplinarité, pp. 13-21. Université d’Aix-Marseille, 2016, 315 pp. Collection : “Droits, pouvoirs et sociétés.”

Introduction [23]

I. L’interdisciplinarité comme nécessité : la mise en commun d’un objet et l’entrecroisement des questions. [26]

A. La recherche sur un problème [26]
B. L’interdisciplinarité comme rencontre de concepts [27]

II. Péril aux frontières [28]

A La métaphore, miroir déformant ? [28]
B. Les rencontres ambiguës [29]
C. Usage et mésusage de l’interdisciplinarité en pédagogie [30]

Raison garder [31]


Introduction

Ce n’est pas au cœur des disciplines que prend naissance leur besoin de dialoguer, c’est à leur frontière, quand le chercheur atteint la zone indécise où il craint de ne pas maîtriser la théorie ou les techniques. Et, arrivé là, bien souvent il recule.

Il faut dire que les institutions elles aussi le contraignent à s’arrêter, car, s’il va au-delà, elles refusent la reconnaissance de l’identité de ceux qui se posent à cheval sur les frontières ; elles leur refusent financements et postes ; elles ne construisent pour eux aucun appel d’offre ; elles accueillent mal leurs travaux dans les revues de référence.

Et plutôt que de trébucher dans une zone incertaine, le chercheur retourne vers les centralités reconnues.

Voilà longtemps déjà que Kuhn avait souligné combien tout renouvellement de paradigme se heurte, par-delà les rigidités intellectuelles, aux crispations d’institutions qui semblent alors s’attacher plus à survivre qu’à servir [1].

Et cependant, les frontières des disciplines sont des zones fécondes. Comme le sont dans la nature les lisières où l’écologiste voit s’enlacer des écosystèmes, ces zones incertaines où émergent de nouvelles possibilités, et où l’ébranlement des équilibres voisins permet le surgissement des innovations.

Si je suis amené à dire ici quelques réflexions sur ces frontières, ce n’est pas par hasard. C’est à la suite d’une longue confrontation qui a été inhérente à mon propre cheminement de recherche, et qui m’a fait depuis longtemps regarder avec une curiosité sceptique les certitudes disciplinaires, tout en sachant bien qu’elles étaient cependant indispensables à l’acquisition préalable par le chercheur des connaissances et de la rigueur nécessaires au tracé de son propre itinéraire.

Que l’on me permette de citer ici quelques lignes que j’écrivais, voilà déjà bien longtemps, à propos de ce que m’avait appris la fréquentation de ces frontières :

« Il en va des frontières des sciences comme de celles de ces royaumes anciens que nous découvrons à travers les atlas historiques : regroupés, morcelés, puis différemment rassemblés, ces ensembles éphémères qui toujours se croyaient éternels n’ont cessé de s’échanger les mêmes terres, bâtissant des cloisons là où auparavant le passage était aisé, et ouvrant de nouvelles voies au travers des barrières anciennes. Et chaque fois, les frontières que l’on croyait naturelles s’estompaient au rythme du remaniement des empires. » [2]

Mais on ne peut en rester au seul niveau des généralités. Je vais donc proposer à notre réflexion quelques données concrètes, issues de ma propre expérience.

Le thème du métissage est, en ce domaine, particulièrement significatif. Formée par des apports venus de sources perçues comme très différentes, une population dite « métisse » naît par nature du franchissement de frontières.

Or, rappelons que tout racisme fonde son discours sur son aversion envers ce franchissement, le métissage étant opposé à l’idéal affirmé de la « pureté ». Assorti de la croyance en l’inégalité biologique de races humaines, ce racisme voit dans le métissage un abaissement (ne dit-on pas « abâtardissement » ?) qui conduit à des produits dégradés. Longtemps une partie de l’anthropologie physique a eu pour but de classer les populations à partir des traits physiques de leurs membres ; et ce qui aurait pu en rester à une histoire naturelle de l’homme, est parfois devenu une méthode de dépistage visant à déceler dans leurs apparences les traces d’un métissage maléfique.

J’ai eu la chance de participer à la rédaction de la « Déclaration sur les aspects biologiques de la question raciale », lors d’une réunion d’experts convoquée en 1964 par l’Unesco. Là encore le métissage a été au cœur du débat et la déclaration constatait, dans son point 9 :

« Il n’a jamais été établi que le métissage présente un inconvénient biologique pour l'humanité en général. Par contre, il contribue largement au maintien des liens biologiques entre les groupes humains, donc de l’unité de l’espèce humaine dans sa diversité. Sur le plan biologique, les implications d’un mariage dépendent de la constitution génétique individuelle des conjoints et non de leur race. Il n’existe donc aucune justification biologique à interdire les mariages interraciaux, ni à les déconseiller en tant que tels. »

Beau sujet à approfondir, donc, par l’étude poussée d’une population métissée. Mon étude n’était certes pas la première, mais elle entendait échapper aux cadres fixes et élargir le terrain de l’observation, sans les entraves des orthodoxies et des limites disciplinaires. Il ne s’agissait pas a priori d’une recherche interdisciplinaire, mais d’une recherche sur un thème qui ne pouvait se cantonner à une seule approche. Chemin faisant, les questions qui émergeaient ont conduit à franchir des frontières, en ajustant des concepts qui, clairs au sein d’une discipline, s’affaiblissaient ou se troublaient lorsqu’ils étaient inconsidérément transférés à une autre.

Le travail portait sur la population de la Martinique, issue de la venue de colons européens, de la transportation d’esclaves africains et de l’arrivée de travailleurs asiatiques, tous ayant peu à peu convergé dans le métissage qui caractérise la grande majorité des individus actuels. Je retracerai rapidement cet itinéraire de recherche, l’important ici étant d’observer le passage des frontières.

Une première étape consiste à collecter, sur un échantillon de population suffisant pour qu’il puisse être analysé statistiquement, des données morphologiques et biologiques (mensurations, caractères génétiques). La pensée qui préside à ce type d’étude est plus ou moins consciemment typologique. C’est-à-dire qu’elle s’appuie sur la conception de l’existence d’au moins deux profils formateurs du métissage, chacun caractérisé par des traits physiques et des marqueurs génétiques. On interprète alors les résultats en termes de proportion et d’origine des composantes. Mais on ne peut aller plus loin, car cette pensée, qui a prévalu dans les analyses de l’anthropologie physique jusque vers le milieu des années 1960, ne permet pas d’accéder à un niveau de généralisation qui permette d’approfondir l’explication des constats.

Il faut alors franchir une première frontière, qui a longtemps séparé l’anthropologie physique de la génétique (sous sa forme de génétique des populations). On doit abandonner la pensée typologique pour adopter une pensée populationnelle : une population est formée par un ensemble de gènes, le « pool génique », redistribués de génération en génération au hasard des alliances entre les individus ; ces derniers ne sont plus alors l’unité significative. On compare le pool génique de deux ou de plusieurs populations en interrelation et on étudie les échanges, les flux de gènes, entre elles. A ce niveau de généralisation, il devient possible de faire un grand pas : le « métissage » étant en fait un flux génique, sa dynamique dépend de la canalisation de ce flux entre des populations qui laissent ou non entrer des gènes et qui les redistribuent à travers le canal de la reproduction humaine.

Mais, une fois décrit le « pool génique », le travail du biologiste bute sur une autre frontière : l’explication de la dynamique de ce métissage ne siège pas dans la génétique, ni dans les facteurs de la nature où les écologistes trouvent l’explication de ce qui se passe dans des populations animales ou végétales. Un « pool génique » humain est celui d’une société, et la circulation des gènes est directement l’effet de la structure de cette société.

On rencontre alors les « sciences humaines ». Rude changement si on veut à la fois maintenir l’unité de la démarche, garder sa rigueur et cependant entrer pleinement dans le paradigme et les concepts des sciences humaines. Il faut reconstruire l’histoire des migrations pour connaître les apports, puis décrypter la structure de la société et ses sous-ensembles pour découvrir quelles forces sociales ont favorisé et quelles ont entravé le flux génique (les unions fécondes) externe et sa circulation interne.

Les cadres sociaux du métissage, à la Martinique, ont été élaborés au sein d’une société esclavagiste, puis post-esclavagiste où la « couleur » entrait directement dans le jeu social [3]. Il apparaît vite que la société est faite de l’articulation de plusieurs sous-populations, géographiquement intriquées mais sociologiquement distinctes, inégalement ouvertes à l’apport de leurs voisines ; ainsi dès l’époque de l’esclavage un flux génique est allé de la population blanche vers la population noire, entraînant le métissage de celle-ci ; mais sauf exceptions, la barrière génétique que construisait la différence de statut et les représentations de la race empêchaient le flux inverse, et donc le métissage de la population blanche. C’est donc dans la structure sociale, elle même conditionnée par l’histoire et par la vie économique actuelle, que se trouvent gérés les échanges géniques, et que s’expliquent les différences biologiques que l’on peut relever entre régions, entre classes sociales, entre communautés. C’est là que se construit le versant biologique de la « créolisation » et seule la recherche sur la société donne accès à l’explication de la dynamique du métissage et de l’évolution des populations. 

Mais peut-on aller plus loin ?

On se heurte à une autre frontière... Car jusqu’à ce point d’arrivée, on a tenu la notion de « métissage » pour un donné intangible. Mais ne doit-on pas la réinterpréter ? Le métissage est certes l’échange d’un flux génique entre des populations différentes. Mais toutes les populations et les sous-populations humaines ont des profils génétiques quelque peu différents ! Et chaque échange génique, chaque passage d’un individu d’une population à une autre est un élément d’un flux génique : passages permanents, car de tels échanges sont constitutifs de l’élaboration des sociétés humaines. Or seule une infime partie des flux géniques est perçue socialement comme « métissage », même lorsque deux populations ont des écarts génétiques importants : ne sont retenus comme « marqueurs » de métissage que certains traits physiques visibles, ceux qui sont dotés d’une signification sociale [4], essentiellement la couleur de la peau. D’autres traits, même visibles et tout aussi significatifs de distance génétique entre des populations ne sont pas pris en compte, et personne ne parle alors de métissage. « Métissage » n’exprime donc pas une distance biologique préalable aux échanges, mais la perception sociale d’une distance, perception fondée elle même sur des rapports sociaux et sur un système de valeurs. Ce constat, cependant évident, est rarement fait. Or il souligne que, à la différence de la pensée des anthropologues travaillant sur la biologie des populations humaines, la pensée de bien des spécialistes des sciences humaines garde implicitement un fondement typologique.

Franchir ou abolir les frontières exige donc un effort à la fois institutionnel et théorique. La rencontre des disciplines peut se faire, mais l’interdisciplinarité est en pratique bien plus difficile. Car, si elle ouvre des portes vers l’inconnu, si elle renouvelle les approches, elle crée aussi des mirages et des ambiguïtés ; elle recroise des idéologies qui travestissent la démarche scientifique. Et nous devons circuler entre ces avantages et ces pièges.

I. L’interdisciplinarité comme nécessité :
la mise en commun d’un objet
et l’entrecroisement des questions


A. La recherche sur un problème

L’exemple d’une recherche sur le métissage est loin d’être unique. L’histoire des sciences est souvent faite d’itinéraires qui traversent des frontières, que ce soit le trajet d’un même chercheur (pensons à l’itinéraire de Pasteur) ou que, plus classiquement, le travail se présente comme une course de relais. Mais il est un point commun à toutes ces situations : l’interdisciplinarité ne s’affirme que si l’objet de la recherche le commande. Et c’est la concentration d’approches sur cet objet qui la suscite.

Et c’est là que nous devons être attentifs à la formulation des appels d’offre. Il ne s’agit pas d’exiger d’emblée que plusieurs disciplines coopèrent, mais que ce soit une nécessité interne au projet, nécessité qui n’est pas toujours prévisible au départ. S’il est un effet à proscrire, c’est bien de poser l’interdisciplinarité comme un a priori nécessaire, et de pousser ainsi les candidats à des montages artificiels où l’interdisciplinarité n’est pas suscitée par le cœur du problème à étudier mais est plaquée sur un thème qui devient nécessairement général.

Par contre, aucune limite de discipline ne peut être fixée d’emblée, ni même prévue à l’itinéraire d’une recherche, car elle est par définition l’exploration d’un territoire inconnu avec des moyens et des outils en constante évolution. Là l’ouverture du chercheur à d’autres disciplines et sa formation sur des bases larges qui évitent sa spécialisation prématurée, sont nécessaires. Si le recours à une démarche interdisciplinaire doit lui être aisément accessible, il ne doit pas sembler obligatoire. C’est l’objet de la recherche qui, en cours de route, détermine le moment et la forme de son usage.

B. L’interdisciplinarité comme rencontre de concepts

La rencontre interdisciplinaire n’est pas celle de techniques : c’est une rencontre de concepts. Et cette rencontre est fort exigeante ; elle ne peut se satisfaire d’à peu près, alors que, comme le dit fort bien Mayr [5], l’histoire des sciences « n’est pas celle de l’accumulation de faits toujours plus nombreux, mais l’histoire de la croissance et de la maturation des idées, des concepts ». On sait combien, d’une langue à une autre, le champ sémantique d’un mot peut différer. Les difficultés de la traduction sont dues largement à cette réalité. Il en va de même dans le champ conceptuel lorsqu’un terme passe d’une discipline à une autre. Sous la même apparence, qui fait illusion, se cachent des sous-entendus différents, et un usage imprudent conduit à des contresens. Par exemple lorsqu’un généticien parle de l’endogamie d’une population, il pense de façon statistique, et il sous-entend le taux des unions fécondes entre individus appartenant à cette population par rapport aux unions avec des individus venus de l’extérieur. L’ethnologue, lui, pense en termes de structure de parenté et il ne parle d’endogamie que lorsqu’une règle de parenté énonce que l’alliance préférentielle doit se faire entre des individus appartenant à un même groupe de parenté socialement défini. La définition sociale sépare la population unitaire du généticien en sous-groupes, celui des « épousables » et celui des « non-épousables », et elle l’ouvre quand des « épousables » viennent de l’extérieur pour peu que les structures de la parenté en décident. Cela retentit alors sur la circulation des gènes et implique une révision par le généticien de l’identification de la population.

La communication, et plus encore la collaboration, entre disciplines se fait à la condition que tous les « faux amis » sémantiques soient clairement identifiés. Elle offre alors une occasion magnifique de participer à la « maturation des concepts ».

L’histoire des sciences nous enseigne alors que l’interdisciplinarité, dans la mesure où elle est suscitée par un problème qui exige plusieurs approches, est bien souvent une phase, une transition vers ce qu’on peut qualifier de « néo-disciplinarité ». Ce qui relevait de la rencontre de spécialistes venus de plusieurs horizons cristallise alors en une nouvelle discipline qui conserve dans sa dénomination la trace de ses origines (biochimie, astrophysique, anthropologie médicale, bioéthique...) et qui exige de ceux qui la pratiquent une formation nouvelle, mais aussi complète que possible dans chacun des domaines qui l’ont fondée.

II. Péril aux frontières

Les chantres de l’interdisciplinarité semblent souvent oublier qu’en tant que scientifiques, ils doivent examiner en son entier la question dont ils traitent et non se laisser aller à des simplifications enthousiastes.

Que la pratique interdisciplinaire soit une étape nécessaire dans l’avancement des sciences, lorsque les acquis piétinent devant des cloisons qui entravent la formation, la recherche et la communication, c’est bien entendu le fondement de notre pensée à tous. Mais ils seraient bien aveugles ceux qui s’aventureraient dans ce champ sans être attentifs aux simplifications, aux analogies illusoires, aux métaphores dévoyées et tout simplement au manque d’harmonie entre les concepts utilisés par les disciplines que l’on cherche à décloisonner.

A. La métaphore, miroir déformant ?

Un des pièges les plus pervers est l’usage métaphorique de concepts développés par une discipline et qui sont usés dans une autre. Car bien souvent on ne se réfère, en toute inconscience, qu’à une partie de ce qui est métaphorisé et on en laisse d’autres parties dans l’ombre dont elles ne disparaissent cependant pas. Les exemples sont nombreux du transfert imprudent d’un terme issu d’une discipline à un autre champ de la connaissance. Certes les métaphores aident à comprendre, et parfois à émettre des hypothèses fécondes. Or la décontextualisation d’un terme porte ce péril souvent méconnu, que Bachelard a souligné en remarquant :

« Souvent les métaphores ne sont pas entièrement déréalisées, déconcrétisées. Il traîne encore un peu de concret dans certaines définitions sainement abstraites. Une psychanalyse de la connaissance objective doit revivre et achever la déréalisation. » [6]

De toute façon, cela demande sérieux examen. Tel est d’ailleurs l’objet principal des rencontres qu’ouvre cette première table ronde : en quoi un terme en apparence banal prend-t-il dans une discipline donnée un sens spécifique, qui peut demeurer incompris lorsqu’on le transpose à titre d’image, de comparaison ou d’analogie dans une autre discipline ? Autrement dit, comment les mots, comment les concepts qu’ils expriment, passent-ils ces frontières ?

Prenons l’exemple du métissage. D’emblée, s’impose de façon implicite l’idée, issue de la pensée typologique, que le métissage est le croisement entre des individus appartenant à des entités (raciales) intrinsèquement différentes, et dont la réunion ne peut se faire sans passer quelque part d’une pureté antérieure à un mélange. Or, « mélange », même lorsqu’on affirme le contraire, porte toujours, à cause de ces prémisses, le rappel d’une impureté, d’une altération. Dans les métissages biologiques humains, les travaux de génétique des populations n’ont pas toujours effacé cette représentation, là où elle est cependant le plus obsolète. Dans l’emploi métaphorique du mot « métissage » lorsqu’on parle de faits culturels (linguistique, musical, religieux...), la métaphore porte en elle, ignoré mais prêt à surgir, le résidu de la tare initiale qui a brisé la pureté ancienne.

Mais ce n’est là qu’un cas particulier. Toutes les disciplines scientifiques, sous couvert de perméabilité interdisciplinaire, ont pu donner prise à des usages métaphoriques erronés (pensons aux usages philosophiques du théorème de Gödel et du concept d’incertitude d’Heisenberg, à la vision édénique des écosystèmes, à la « résilience » psychique si éloignée de sa matrice physique, au darwinisme social etc.).

Mais il y a plus : il est très difficile d’éviter qu’une idéologie vienne marquer subrepticement certaines positions qui se pensent scientifiques. Dans les franchissements disciplinaires, l’apparence d’une rigueur empruntée aux propositions scientifiques donne du poids à un discours idéologique, qui prend pour soutien des références métaphorisées à( il s’agit bien de cela : référence à divers domaines de la science) divers domaines de la science. En effet, « l’idéologie aspire à porter des habits scientifiques » [7], ce qui conduit à la création de véritables « doubles idéologiques » des concepts scientifiques, qui circulent dans le discours philosophique et qui parfois jouent un rôle discutable dans la communication entre disciplines.

Jacques Bouveresse cite quelques perles en ce domaine, telle cette phrase extraordinaire du philosophe B.-H. Lévy :

« Chacun sait aujourd’hui que le rationalisme a été un des moyens, un des trous d’aiguille, par quoi s’est faufilée la tentative totalitaire. » [8]

Son interprétation tendancieuse de la base de la pensée scientifique est transposée dans une analyse des contraintes sociales, et il assimile les incontournables rigueurs de la raison à la pression du totalitarisme sur la société. En retour, on en vient à « démontrer » que la pensée sur laquelle se fonde la science est dangereuse en elle-même, et à cautionner les irrationalismes qui soutiennent bien des croyances, en prônant l’indéterminisme, la subjectivité, l’invocation d’un inconnaissable qui remplace un surnaturel qui s’efface.

B. Les rencontres ambiguës

Le passage des sciences de la nature aux sciences humaines est à cet égard particulièrement périlleux. On en restera à un simple rappel de deux situations où la référence aux sciences de la nature est venue cautionner le fondement idéologique d’un discours sociologique. Les conclusions de Darwin relatives à l’évolution des espèces ont permis à Herbert Spencer de construire une théorie analogue à propos de l’évolution des sociétés, un « darwinisme social » marqué d’un biologisme devenu maintenant désuet mais qui illustre nettement les dérives du transfert des concepts[9].

Bien plus récemment, une dérive homologue s’est emparée des travaux de l’écologie. Science des relations complexes entre les vivants, et entre ces vivants et les facteurs divers qui construisent le milieu où ils se tiennent, l’écologie est devenue idéologie à travers l’usage flou de vocables tels que « complexité », « système », « interaction », « équilibre » et l’usage détourné de ses propres concepts (« écosystème », « biosphère », « facteurs limitants »). Ce recours au discours « écologique » s’emploie à conforter une représentation idéalisée de la société : l’écosystème devient alors l’exemple d’une société de l’équilibre, de la coopération, de l’autorégulation sans instance supérieure contraignante. Alors que l’écosystème est avant tout un équilibre de la terreur au sein de sa biocénose (l’ensemble des vivants qui le composent) et de contraintes de la part de son biotope (les divers facteurs de l’environnement).

De tels détournements sont multiples, et le franchissement des frontières des disciplines ramène souvent de ses expéditions des dépouilles déformées dont le réemploi dans le discours, surtout le discours philosophique, est caricatural. Ceux qui se masquent derrière des présentations déformées des réponses apportées par la science en usent comme autant d’arguments pour, de fait, la réfuter.

C. Usage et mésusage de l’interdisciplinarité en pédagogie

De récents débats ont attiré l’attention sur les positions très contradictoires quant à la place et à la fonction des disciplines dans la formation des collégiens et des lycéens. Derrière un débat qui se présente comme purement pédagogique, on sent poindre la confrontation de positions idéologiques. Il y aurait celle des tenants de disciplines clairement balisées et enseignées comme un corpus cohérent et, au moins en partie, clos. Ils sont de nos jours vécus comme réactionnaires car partisans de l’ordre et d’une prescription issue d’une autorité.

Et il y aurait celle des tenants d’une interdisciplinarité précoce, qui évite aux enfants une vision figée des cadres de la connaissance et qui leur permette de prendre très tôt des positions personnelles. Là se trouveraient les idées progressistes, celles qui soutiennent l’autonomie des individus, l’absence de hiérarchie et la décentralisation des pouvoirs.

Chaque position se masque en pratique derrière un discours qui se veut purement pédagogique et « soucieux du bien de l’enfant ». Mais aucune ne s’appuie sur une comparaison scientifiquement valide des effets des diverses modalités d’enseignement et des façons de les faire alterner et se compléter. On procède alors par des affirmations qui fixent des objectifs mais ces affirmations et ces objectifs sont tellement marqués par l’orientation idéologique de ceux qui les proclament que l’on peut, avant qu’ils s’expriment, savoir dans quel sens ils iront. Et là, l’interdisciplinarité devient un enjeu sans demeurer ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être : une méthode parmi l’arsenal des méthodes possibles et dont on doit d’abord discerner les conditions dans lesquelles elle est bénéfique et celles où elle peut semer de la confusion, comme on a pu le voir à propos des concepts. La caution donnée par la compétence scientifique d’une personne ne vient en rien entraver le caractère idéologique de ses choix. Et on en arrive à des cas aussi extrêmes que les affirmations récemment émises par un astrophysicien [10] selon lequel « [s]i l’école abat les cloisons entre les disciplines, tous les élèves seront capables d’une indispensable synthèse des savoirs », ce qui le porte à considérer qu’« un bon programme doit être interdisciplinaire, aller à l’essentiel, s’adresser à tous les élèves ».

On peut au moins se demander légitimement s’il n’est pas nécessaire de distribuer toutes les cartes aux joueurs avant qu’ils commencent à jouer... Le piège peut se refermer non sur les enseignants, mais sur les élèves pour peu que cette interdisciplinarité ne s’accompagne pas de l’apprentissage des exigences de la rigueur, et de l’appropriation des concepts et des faits hors de toute confusion.

À l’inverse, les résistances qui se prennent pour intellectuelles à la création de programmes d’enseignement supérieur au sein desquels l’identité disciplinaire principale est assortie de la présence plénière d’autres disciplines relèvent elles aussi bien souvent d’un regard qui refuse d’autres horizons que ceux qui lui sont familiers. Plus que de la raison, ne doit-on pas alors suspecter que c’est de la protection des acquis intellectuels et institutionnels que procèdent bien des blocages à des innovations pédagogiques ?

Il est d’autant plus difficile de trancher que les « sciences de l’éducation » elles-mêmes ont un soubassement idéologique si important qu’elles semblent rarement prêtes à admettre d’autres positions que les a priori qui les fondent…

Raison garder

Nous nous qualifions de chercheurs. Nous devons donc continuellement clarifier nos concepts de façon à rendre nos observations plus précises et notre argumentation plus cohérente. Or il semble parfois que l’appel à l’interdisciplinarité joue un rôle ambigu dans les combats que mènent diverses idéologies contre les Lumières. Assauts qui semblent annoncer l’extinction des feux de la raison sous prétexte de l’élargir.

L’interdisciplinarité doit viser à écarter les butées qui empêchent certaines approches de la science de s’arrimer à d’autres approches pour renouveler le travail de recherche. Par contre elle doit se garder de cautionner une pensée floue, plus ouverte aux convictions qu’aux doutes propres à la recherche. Il s’agit en fin de compte de s’affranchir de l’encadrement de la pensée par les a priori de tous ordres. La rencontre entre disciplines contribue à cette liberté de la pensée car elle permet non seulement des collaborations, mais un examen critique réciproque.

Mais restons d’un optimiste modéré, car, en ce domaine, ne rencontre-t-on pas souvent ce qu’exprime si bien une pensée d’Oscar Wilde : « On serait tenté de définir l’être humain un animal raisonnable qui perd tout sang-froid dès que l’on fait appel à sa raison »[11] ?


[1] Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008.

[2] Jean Benoist, Esquisse d’une biologie de l’homme social, Presses de l’Université de Montréal, 1968.

[3] Pour plus de précisions voir Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice, Paris, Albin Michel, 1992.

[4] Voir à ce propos Jean Benoist, « Le métissage : biologie d’un fait social, sociologie d’un fait biologique », in Métissages, Tome II : « Linguistique et anthropologie », Paris, L’Harmattan, 1992. On ne doit pas oublier que les représentations populaires du métissage concernent les individus, alors qu’en génétique des populations, le métissage concerne des flux géniques passant d’une population à une autre.

[5] Ernst Mayr, La biologie et l’évolution, Paris, Hermann, 1981, p. 90.

[6] G. Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1992 [1949], p. 124-125.

[7] A. Zinoviev, Les hauteurs béantes. L’Age d’homme, 1977, cité par J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, Raisons d’agir éditions, 1999, p. 129.

[8] J. Bouveresse, op. cit., p. 31.

[9] Voir sur cette question G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1981, p. 42, et P. Tort, La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, 1983. On ne doit certes pas confondre ce darwinisme social avec l’évolutionnisme qui a sa place dans l’anthropologie sociale et dans l’histoire des sociétés.

[10] Le Monde, 7 septembre 2015.

[11] Cité par J. Bouveresse, op. cit., p. 141.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 30 avril 2018 8:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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