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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Roger BASTIDE “L’Umbanda en révision.” Un article publié dans l’ouvrage collectif Études offertes à Jacques Lambert, pp. 45-52. Paris: Les Éditions Cujas, 1975, 709 pp. Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la Recherche Scientifique. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

L’Umbanda en révision.”

Un article publié dans l’ouvrage collectif Études offertes à Jacques Lambert, pp. 45-52. Paris : Les Éditions Cujas, 1975, 709 pp. Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la Recherche Scientifique.


Un des phénomènes les plus curieux du Brésil d'aujourd'hui, c'est l'extraordinaire succès de la religion d'Umbanda ; certes, il est difficile de connaître le nombre exacte de ses fidèles, puisqu'ils se considèrent catholiques et qu'ils apparaissent ainsi dans les recensements. Mais le nombre de centres umbandistes est connu pour les grandes villes, 170 à Rio, 750 dans l'État de Guanabara, et en 1970 on considérait que 30 millions de Brésiliens étaient, plus ou moins étroitement, liés à Umbanda. Cet extraordinaire succès allait obliger catholiques et protestants à réviser leurs opinions sur Umbanda et cette révision constitue un nouveau phénomène sociologique, qu'il n'est pas inutile d'analyser. Ce sera l'objet de cette étude écrite en hommage au grand spécialiste du Brésil, Jacques Lambert.

Mais auparavant il faut bien se rendre compte que Umbanda n'est pas un phénomène purement brésilien et que des faits analogues sont en train de se produire dans d'autres États de l'Amérique Latine. Le spiritisme nègre de Cuba semble avoir été stoppé par la révolution de Fidel Castro. Par contre la religion de la princesse indienne, Maria Lionza, à partir probablement de cultes indiens populaires (sur lesquels nous avons une certaine documentation de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, dans la région justement d'où la religion de Maria Lionza est partie) se répand aujourd'hui dans tout le Venezuela avec une rapidité analogue à celle de Umbanda au Brésil, et dans les mêmes classes sociales (de celle du sous-prolétariat à la basse classe moyenne). Or ce culte présente un certain nombre de caractéristiques qui l'apparentent à Umbanda :

1° contre un catholicisme "européen", la revendication d'une religion nationale, expression d'un côté de la continuité avec les cultes indigènes condamnés par le catholicisme et de l'autre du caractère pluri-racial de la société américaine : le culte en effet est fondé sur la trinité Maria Lionza (plus ou moins identifiée avec la Vierge), l'Indien Guaicaiporo et le nègre vénézuélien Felipe ;

2° contre un christianisme sclérosé, une religion en perpétuelle transformation (nous dirions en termes psychanalytiques : contre un christianisme sclérosé, qui est une religion du Surmoi, une religion qui est l'expression des métamorphoses du Désir), transformations qui suivent le passage des zones rurales aux bidonvilles et des bidonvilles aux zones urbaines des résidences modestes ;

3° avec la venue au Venezuela de Noirs antillais, Cubains portant leur santeria, Trinitains portant leurs Shangô, le culte de Maria Lionza, sans rompre avec ses racines indiennes, incorpore de plus en plus d'éléments africains, entre autres "les sept puissances africaines", Shangô, Yemanja, Oshum, Ogun, Orula, Obatala, Elegua, ce qui le rapproche encore plus aujourd'hui non seulement dans sa forme, mais encore dans son contenu dogmatique, de l'Umbanda brésilien ;

4° la distinction des "cours" (cours de Maria Lionza, des Indiens, de Simon Bolivar, des Hindous, etc.) correspond à la distinction des "phalanges" de l'Umbanda et montre qu'à une même situation économico-sociale répondent, dans la logique de la fabrication des super-structures idéologiques, les mêmes processus formateurs [1].

Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que ces deux religions sont identiques ou qu'elles évoluent de la même façon. Ainsi si, dans les deux cas, il y a eu un influx du spiritisme d'Allan Kardec, le culte de Maria Lionza introduit, à sa suite, des esprits de morts individuels, comme Jack Kennedy, Staline ou l'ancien archevêque de Caracas, Arias, alors que Umbanda - qui se désignait d'abord comme une forme de spiritisme -attaque de plus en plus le kardécisme considéré comme raciste (c'est une religion de Blancs et qui chassent de leurs réunions les esprits des Noirs lorsqu'ils veulent se réincarner dans un médium) et il n'accepte, si l'on peut dire, les Morts que collectivement (les vieux Nègres, car les différentiations que l'on peut faire entre les vieux Nègres qui reviennent, Père Joâo, Père Joaquim ou autres, sont quasi inexistantes ; chacun d'eux n'existe qu'en tant qu'expression d'un groupe, de sa structure et de ses valeurs, celui des anciens esclaves africains). Tout ce que nous disons, c'est que l'Amérique Latine est en train d'inventer de nouveaux Dieux qui se ressemblent, car ils répondent aux mêmes besoins profonds, des cœurs et des esprits. Malheureusement les sociologues et les ethnologues ne semblent pas avoir pris conscience de l'importance de ce phénomène ; ils n'y voient que du "folklore" ou quelque chose d'approchant - alors qu'il est beaucoup plus : la condamnation d'une société par une classe, en quelque sorte orpheline, de cette société.

Mais si les sociologues et les ethnologues, amis du pittoresque et du spectaculaire, restent ainsi à la superficie des faits, les pasteurs protestants et les prêtres catholiques - pour lesquels le succès de Umbanda est un "défi" en inscrivant sur le sol du Brésil le signe de leurs échecs - ont pris conscience de l'importance du phénomène ; et au lieu de la condamner du haut de leurs chaires, en ont commencé une analyse sociologique, afin de pouvoir lui trouver la réponse "évangélique" appropriée.

Le protestantisme "historique" ne nous retiendra pas longtemps. Il a longtemps ignoré Umbanda ; plus qu'il ne l'a condamné, il l'a mis entre parenthèse. Il a fallu que des membres de ces Églises historiques abandonnent, de plus en plus nombreux, les Églises luthérienne, méthodiste ou baptiste, pour se rallier à Umbanda, pour qu'enfin les pasteurs protestants se rendent compte de son existence - et de son pouvoir de séduction. Cette séduction, ils ne pouvaient la concevoir qu'à travers la catégorie du "diabolique", comme l'œuvre de Satan, venant voler, en profitant de la nuit du sous-développement, les brebis du petit troupeau qu'ils avaient réuni sous la houlette du Christ. Mais cette conception manichéenne, loin de ramener les fidèles, ne pouvait que mieux manifester le caractère d'expression ségrégatrice de classe sociale du protestantisme brésilien, c'est-à-dire du rejet par la classe moyenne de la classe prolétaire, "inculte", "superstitieuse", "incapable de progrès" - ce qui était en contradiction avec la tâche de l'Église, qui ne doit rejeter personne du Salut. Certains pasteurs l'ont compris, et qu'il fallait réviser leur "pastorale" ; mais que, pour cette révision, il était nécessaire d'abord de se livrer à une enquête sociologique sur l'Umbanda. Nous en avons un témoignage dans la thèse d'un pasteur luthérien, Lindolfo Weingärtner, qui - sur la base d'une recherche menée au Rio Grande do Sul, une des provinces les plus anciennement conquises par Umbanda - propose une nouvelle pastorale, fondée sur l'amour et non sur le rejet - mais qui en reste à la perspective missionnaire : Umbanda devient, comme l'Afrique, terre de mission [2]. Nous verrons que le catholicisme ira plus loin, dans son approche de Umbanda.

Cependant, à côté de ce protestantisme historique, il s'est développé au Brésil comme au Chili, un autre protestantisme, national (en ce sens que, s'il a été introduit par des Nord-américains, il ne dépend pas de l'étranger, ni dans son organisation, ni dans ses finances), le pentecôtisme ; or celui-ci apparaît comme le concurrent de Umbanda, et s'il se développe moins vite que lui, il connaît tout de même un succès spectaculaire, justement dans les mêmes couches de la population. Bien qu'à première vue, il n'y ait rien de commun entre ces deux religions, elles me semblent cependant comparables, non point seulement par leur recrutement, mais par leurs postulations implicites :

1° le pentecôtisme, comme Umbanda, se situe dans la continuité, s'opposant ainsi à ce que l'on pourrait appeler le "colonialisme" de l'Église des Blancs : le groupe de culte reforme, autour du pasteur, la solidarité de l'ancienne famille étendue de type patriarcal, détruite par l'urbanisation - la guérison des maladies suit le modèle rural de la guérison miraculeuse - l'Africain qui s'intègre au pentecôtisme y retrouve la transe ancestrale sous la forme de la glossolalie [3] ;

2° le pentecôtisme, comme Umbanda, répond à certaines exigences des classes déshéritées de la société, le besoin de communication, contre le ghetto qui leur est imposé (la communication ne pouvant prendre d'ailleurs, dans une population analphabète ou semi-analphabétisée, que la forme de la communication corporelle, et non verbale) - le besoin de participation, contre les barrières que la liturgie institue entre le prêtre et les fidèles, donc en somme, de démocratisation de l'organisation ecclésiastique - le besoin de mobilité verticale, qui se manifeste non par la suppression de la hiérarchie, mais par le remplacement de la hiérarchie fondée sur le savoir scolaire ou la naissance par une hiérarchie fondée sur le charisme, et la grâce de Dieu souffle où elle veut...

Nous ne connaissons malheureusement pas les rapports entre le pentecôtisme et Umbanda. Certes, au cours d'anciennes enquêtes brésiliennes, nous avons pu constater la mobilité religieuse de certains individus, qui sont passés d'une religion à l'autre. Mais nous pensons, en attendant une recherche de sociologie religieuse plus poussée sur ce que les Américains nomment "la culture de la misère", que cette mobilité s'inscrit dans un climat de concurrence et de lutte. Pourquoi en effet deux réponses différentes à une même situation économico-sociale ? Et comment choisit-on entre les deux ? Phénomène analogue à celui que nous avons dans les quartiers de désagrégation ou d'anomie sociale, tel îlot répond par la délinquance et tel autre par la maladie mentale ?

Mais le Brésil étant, par définition, un pays catholique, ce sont les rapports de l'Église catholique et Umbanda qui doivent retenir surtout notre attention.

Gilberto Freyre a très bien défini le premier catholicisme brésilien, catholicisme sans doute exporté d'Europe, mais qui se "tropicalise" dans le nouveau milieu, devient un catholicisme familial plus que public (avec ses Chapelains de Casa Grande), un catholicisme de fête plus que développement spirituel et moral de la personnalité, tolérant en outre, et intégrateur de l'Indien et de l'Africain, sous la forme d'acceptation de leurs expériences religieuses, à la seule condition qu'elles se syncrétisent avec lui [4]. Mais après la venue de la Cour du Portugal à Rio, l'affaire des évêques franc-maçons, enfin la "Restauration" du début du XXe siècle du vrai catholicisme romain, une rupture se produit, radicale : le catholicisme cesse d'être "brésilien" pour devenir chaque fois plus "européisant" [5]. Cette rupture ne pouvait pas ne pas entraîner d'étranges remous à l'intérieur de la société. En effet, parallèlement au mouvement de romanisation de l'Église, court, tout au long de l'histoire religieuse du Brésil contemporain, un autre mouvement de nature "anti-colonialiste", dans la mesure où l'Église se laisse coloniser par Rome, de défense (ou de reconstruction) d'un catholicisme national, s'appuyant, dans l'élite, sur l'existence dans d'autres pays d'un gallicanisme et d'un anglicanisme - et dans la masse, sur un certain nombre de réactions, en quelque sorte, viscérales. La réaction de l'élite ne nous intéresse pas ici. Pour la masse citons seulement, en suivant l'ordre chronologique :

- le mouvement des "Tailleurs", mulâtres et nègres libres de Bahia, contre le caractère ségrégateur du catholicisme romain, expression de l'impérialisme des Blancs, où les Noirs ne peuvent jamais avoir qu'une position d'infériorité ; ces Nègres révoltés demandent la fondation d'une église nationale indépendante qu'ils proposent d'appeler "America" (1798) [6] ;

- l'ensemble des mouvements prophétiques et messianique brésiliens, ceux plus particulièrement du moine João Maria (à partir de 1844) et d'Antonio Conselheiro (à partir de 1867) ; tous deux créations de "moines itinérants", de "prophètes" paysans, ou de "beatos" (laïcs voués au service de Dieu) qui groupent autour d'eux les "cabocles" de l'intérieur, contre la prédication missionnaire des prêtres officiels, bien souvent d'origine étrangère, partis en lutte contre les valeurs du catholicisme populaire brésilien [7]. Le mouvement messianique du "petit père" Cicero (1870), bien que le leader en soit un véritable prêtre et non un laïc, entre dans la même catégorie, puisque l'Église interdit au Père Cicero de donner les sacrements (ce qui le transforme automatiquement en "beato" et que le message du Père Cicero sera immédiatement "caboclisé" par ses fidèles [8] ;

- toute une série d'actions de défense du catholicisme de folk contre les prêtres paroissiaux qui veulent "spiritualiser" la religion de la masse, donc l'européaniser, depuis l'anti-cléricalisme traditionnel (le prêtre est le serviteur du peuple, et non ce qu'il prétend être, son conducteur) [9] jusqu'à la grève de l'assistance à la messe par les Noirs que l'on veut priver de leur catholicisme afro-brésilien [10] ;

- enfin, vers 1940, la tentative schismatique de la création d'une Église catholique brésilienne qui - et nous arrivons à notre sujet - entre aussitôt en contact avec Umbanda.

C'est parce que ces efforts du catholicisme "brésilien" ont tous échoué que Umbanda, qui en reprenait l'essentiel : nécessité d'une religion nationale et anti-européenne, mais maintenant non plus à partir du seul christianisme, mais à partir du syncrétisme indo-afro-brésilien, symbolique de la rencontre et de la fusion des trois races constitutives du Brésil, a au contraire réussi. Dès 1939, Jacy Rêgo Barros écrit : « c'est le Père Jean (des sessions umbandistes), parfaitement intégré à la "brasilité" que nous posons de substituer au St Benedito d'une légende inexpressive et étrangère » [11], premier coup de semonce, qui sera suivi de bien d'autres, en faveur d'un nationalisme religieux, à côté du nationalisme politique (qui est apparu à la même époque sous la forme des partis "populistes") [12].

Devant son succès, l'Église catholique commence par la condamnation [13] - puis, dans un second moment, se pose la question de savoir pourquoi Umbanda réussit là où la prédication catholique n'arrive pas à pénétrer, en cherchant, à travers une enquête sociologique, la "fonction sociale" de Umbanda [14] - enfin, dans un dernier moment, qui est marqué par la révision spectaculaire du plus violent ennemi de Umbanda, le Père Kloppenburg, en liaison avec Vatican II et les transformations actuelles du catholicisme comme par les essais d'une nouvelle pastorale : la volonté du dialogue œcuménique [15]. Quelles sont les raisons de cette volte-face ?

D'abord l'autocritique de l'Église qui reconnaît qu'elle a failli à sa tâche d'évangélisation pour remplir une mission "coloniale" en voulant faire rentrer la spiritualité dans les cadres de la culture européenne et en condamnant les apports religieux indiens et africains, dont elle découvre maintenant à la fois l'authenticité, et la valeur d'enrichissement qu'ils peuvent avoir pour elle [16]. De ce point de vue Umbanda est considéré comme une protestation populaire contre une forme religieuse importée et mal adaptée ; ses dogmes et ses rites ne sont pas "primitifs", mais ils sont porteurs d'un contenu humain et religieux excellent, ils sont une des Paroles de Dieu.

En second lieu, et c'est une suite de cette autocritique, Umbanda a été plus fidèle au message évangélique que l'Église de Rome, telle qu'elle s'est institutionnalisée au Brésil - car elle s'est institutionnalisée selon les clivages des races et des classes sociales, tandis que Umbanda a mis à sa base la loi de la charité, le souci des souffrances humaines et a proposé un « mode de procéder qui est conforme à l'Evangile et sur lequel pourrait s'appuyer une réponse du peuple évangélique aux peuples des Tropiques ». À l'ancienne formule "hors de l'Église pas de salut", il faut en effet avec Umbanda répondre "en dehors de la charité pas de salut" - comme il faut remplacer (ou tout au moins compléter) la paroisse par des "communautés de base", sur le modèle de celles créées par les Umbandistes ou les Pentecôtistes [17].

En troisième lieu, les catholiques sont sensibles à ce que Umbanda a stoppé toute une série de mouvements qui, de leur point de vue, étaient beaucoup plus dangereux : en premier lieu le matérialisme marxiste ou capitaliste : « c'est une protestation, disent-ils, contre le matérialisme (technologie) et contre l'hédonisme (société de consommation) pour un retour au mystère de l'homme et à la suprémation de l'invisible » ; « à travers la réincarnation et l'incorporation, l'homme reconnaît son destin de parcelle de la divinité » ; et il est parfaitement exact que la propagande marxiste s'est toujours heurté au mur de Umbanda [18] - en second lieu le protestantisme, qui devant lui perd du terrain après une période de croissance rapide, surtout dans les zones rurales, où Umbanda a maintenant pénétré - enfin le spiritisme (Kardéciste), condamné par la Bible (il n'est pas permis d'évoquer les Morts) ; sans doute à l'origine Umbanda s'est bien présenté aussi comme un spiritisme, mais il s'en est éloigné de plus en plus en rejetant "les Esprits des cimetières" considérés comme dangereux, en mettant à la base de sa doctrine les dogmes africains de la liaison de l'homme avec la divinité à travers des Dieux considérés comme "forces" sacrales (Orisha) et la réincarnation des âmes : « Le mythe de convivence entre un homme et son Orisha est le symbole qui manifeste la foi en Dieu et l'abandon à sa providence. Le mythe de la réincarnation et de la migration de l'âme en dehors du corps est le symbole qui exprime le mystère du péché et du retour de l'âme à Dieu » ; la mort n'est en effet que « le chemin qui conduit à la communion des Saints » car c'est à travers les purifications nécessaires des diverses réincarnations que l'homme finit par rejoindre "l'Umbanda Céleste" ; etc. On pourrait multiplier les textes.

Mais ce qui rendait plus facile le rapprochement entre le catholicisme et Umbanda, c'est que Umbanda est une religion en perpétuelle mutation, évoluant entre deux pôles, la religion africaine (dont Umbanda est sortie) d'un côté, le christianisme des Blancs de l'autre. Nous y avons longuement insisté dans un travail antérieur ; cette polarité n'a pas cessé d'exister aujourd'hui ; à Rio un certain nombre de babalaô umbandistes se font, chaque année, initier dans les candomblés (confréries maintenant l'orthodoxie religieuse des ancêtres africains). Cependant, il semble que, malgré cette volonté de ré-africanisation de certains, c'est le courant de l'Évangile qui domine : on pourrait facilement le suivre depuis Byron Torres de Freitas et Tancredo da Silva Pinto (Umbanda a été fondé par le Christ et obéit aux prescriptions chrétiennes) [19] jusqu'à Jota Alves de Oliveira (avocat d'une Umbanda « expurgée des rites propres du Candomblé », d'une « Umbanda chrétienne, sublimée », « chemin pour Jésus, le Maître divin, Ecole de bonté et humilité ; officine de charité qui essuie les larmes et illumine les consciences ») [20].

Le rôle de l'Église, dans cette révision de Umbanda, apparaît donc nettement, et il s'exprime par une double conduite : travailler à l'intérieur du courant évangélique qui circule à travers Umbanda pour l'amener plus intensément au Christ, mais en même temps accepter le défi porté par Umbanda à l'Église, c'est-à-dire prendre modèle sur elle pour déseuropéaniser le catholicisme brésilien en se donnant un pattern analogue (intégration des trois races, adaptation aux Tropiques, communauté de base, transformation de la liturgie, changement dans la hiérarchie). D'un côté sa tâche reste donc missionnaire (et se rapproche par conséquent de celle du nouveau protestantisme) ; mais de l'autre, le point de vue purement missionnaire est dépassé, l'Obatala (dieu africain), le Logos (Evangile selon St Jean) étant considérés comme deux catégories purement culturelles, l'une africaine, l'autre grecque, mais qui expriment le même mystère, celui de Dieu fait homme ; il y a donc possibilité d'un dialogue œcuménique permettant, par delà la variété des signifiants linguistiques, de retrouver l'Unité du signifié chrétien. Du point de vue sociologique, il y a cette révision de Umbanda de la part de certains pasteurs et de celle du clergé catholique, un phénomène extrêmement intéressant, qui exprime une crise de réadaptation des Églises en face du succès d'une religion spontanée, populaire, conquérante, apparemment mieux adaptée aux réalités brésiliennes, dans la mesure où elle les exprime sur le registre religieux ; mais cette révision, qui est passée, au cours de ces dernières années, de la condamnation la plus radicale à la valorisation la plus surprenante, et qui aboutit finalement à une politique de la main tendue, à quoi nous conduira-t-elle ? Il est encore trop tôt pour le prévoir.

bastidiana, 43-44, juil.-déc. 2003.



[1] Il existe déjà toute une bibliographie, mais surtout d'articles de journaux, sur le culte de Maria Lionza. Le meilleur livre sur la question est celui d'Angelina Pollak-Eltz : Maria Lionza, mito y culto venezolano, Universidad Catolica Andrés Bello, Caracas, 1972.

[2] Lindolfo Weingärtner, Umbanda, Synkreische Kulte in Brasilien - eine heraussforderung fur Kristlische Kirche, Evang. Luth. Mission, Erlangen, 1969.

[3] Emilio Willems, Followers of the New Faith, Culture change and the rise of protestantism in Brasil and Chile, Vanderbilt University Press, 1967.

[4] Gilberto Freyre, Maître et Esclaves, tr. fr., Gallimard, 1952, pour la période des grandes plantations ; et pour la période de la première urbanisation du Brésil, Sobrados e Mucambos, 2e éd. en 3 volumes, José Olympio, Rio de Janeiro, 1951.

[5] Ce double mouvement, qu'il appelle "centripète" et "centrifuge", a été bien mis en lumière par Savino Mombelli : "Umbanda ; origini, sviluppi e significati di una religione popolare brasiliana", Fede e Civiltà, 9-10, 1971.

[6] R. Bastide, Religions africaines au Brésil, P.U.F, 1960, chap. V.

[7] C'est Maria Isaura Pereira de Queiroz qui a le mieux mis en lumière ce caractère de mécanisme de défense du catholicisme brésilien rural contre le catholicisme importé dans : La guerre sainte au Brésil, le mouvement messianique du Constestado, Fac. de Filosofia, Ciêncas e Letras da Universidade de S. Paulo, 1957.

[8] M. I. Pereira de Queiroz, Réforme et révolution dans les sociétés traditionnelles, Anthropos, 1968 (II, 4, B). Ce qui est intéressant de noter, c'est le renversement de l'idéologie chrétienne : alors que la religion du peuple est "diabolique" pour le clergé, c'est au contraire, pour les paysans, le catholicisme romain qui est l'œuvre du "Chien" (c'est-à-dire de Satan).

[9] R. Bastide, Estudos afro-brasileiros, Rev. do Arquivo Municipal de S. Paulo, 1944.

[10] E. Willems, Uma vila brasileira, Difusâo Européia do Livro, S. Paulo, 1961.

[11] Jacy Rêgo Baros, Senzala e Macumba, Rodrigues et Cie, Rio de Janeiro 1939.

[12] R. Bastide, Religions africaines..., op. cit., 2e Partie, Chap. VI.

[13] Boaventura Kloppenburg, A Umbanda no Brasil, Vozes, Petropolis, 1961.

[14] Procopio de Camargo, Aspectos sociológicos del espiritismo em S. Paulo, Friburg, 1961.

[15] B. Kloppenburg, Ensaio de uma nova posição pastoral perante a Umbanda, R.E.B., Vozes, 1968, pp. 407-17 et S. Monbelli, op. cit.

[16] Cette autocritique n'est pas spécifique naturellement au catholicisme brésilien ; nous la retrouvons, sous une forme encore plus prononcée, en Haïti. Voir le P. Laënnec Hurbon, Dieu dans le Vaudou haïtien, Payot, 1972.

[17] Cette autocritique va très loin : la pastorale catholique est incompréhensible pour le peuple ; le catholicisme est devenu une religion de l'élite, non des masses ; la hiérarchie est imposée du dehors et d'en haut ; de plus une liturgie qui n'est pas accompagnée du "service pour les frères" est mauvaise. Sans doute l'Église d'aujourd'hui a compris la nécessité de l'action et de la transformation de la société ; mais sa préférence va vers une action sociale "profane", soit anti-communiste, soit anti-capitaliste sans offrir la transcendance et la vie du Royaume. « Le spiritisme umbandiste représente donc une redécouverte du caractère prophétique, un retour à son origine extra-terrestre, un supplément du christianisme originel » (S. Mombelli, op. cit.).

[18] Il est intéressant de noter que les marxistes (plus ou moins hérétiques) qui ont étudié les religions africaines au Brésil, se tournent du côté de la macumba (l'anti-Umbanda) ou du côté du candombé de cabocles, à cause de l'importance qui y est donnée à Exu, syncrétisé avec le Diable, et de la violence de ses transes, comme expression religieuse d'une contestation politique, au détriment des formes plus religieuses, celle du candomblé traditionnel ou celle de Umbanda (Cr. Y. Lapassade, "La macumba - une contre-culture en noir et rouge", L'Homme et la Société, n° 22, 1971).

[19] Byron Torres de Freitas e Tancredo da Silva Pinto, As mirongas de Umbanda, Ed. Espiritualista, Rio, 4e éd., 1970.

[20] Jota Alves de Oliveira, O Evangelho na Umbanda, Ed. Eco, Rio, 1970.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 9:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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