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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition numérique réalisée à partir du texte de madame Renée B.-Dandurand, “Les dissolutions matrimoniales, un phénomène latent dans le Québec des années 60.” Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 9, no 3, 1985, pp. 87-115. Numéro intitulé : “Parentés au Québec”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval . [Autorisation accordée le 13 août 2006 par l'auteure de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.].

Texte de l'article

Renée B.-Dandurand 

Les dissolutions matrimoniales, un phénomène latent
dans le Québec des années 60
”.

 

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 9, no 3, 1985, pp. 87-115. Numéro intitulé : “Parentés au Québec”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

Table des matières 
 
Introduction
 
Le contexte sociétal du mariage
Le contexte domestique des rapports matrimoniaux
 
Bibliographie
 
Résumé / Abstract

Introduction

 

Le mariage au Québec subit des bouleversements qu'on était loin de soupçonner il y a seulement vingt ans. Après la généralisation des petites familles qui a fait décroître les taux de natalité, la montée rapide du divorce et la baisse des taux de nuptialité sont les derniers développements d'une mutation qui fait « s'affoler... la boussole des indicateurs démographiques ». Deux démographes québécois dressaient récemment le bilan de ces transformations :

 

Nous sommes frappés par la rapidité, la multiplicité et l'ampleur des changements survenus depuis la fin des années cinquante. À cette époque, les comportements traditionnels l'emportent encore : forte nuptialité, grande stabilité des unions, maintien de l'importance des familles relativement nombreuses, recours très modéré et peu efficace à la contraception. Puis au cours des années soixante et soixante-dix, ils vont céder un à un :
 
- c'est d'abord la taille de la famille qui se réduit de moitié grâce à l'adoption massive des moyens contraceptifs les plus efficaces ;
- c'est ensuite la montée du divorce et le choix de la stérilisation contraceptive ;
- c'est finalement la chute de la nuptialité et la montée de la cohabitation.
Lapierre-Adameyk et Peron 1983 : 36-37

 

Cette évolution n'est pas propre au Québec. Comme le fait remarquer Hervé Lebras (1983 : 118) : 

Tous les pays développés sont atteints des mêmes symptômes, quelles que soient leur situation économique, leur politique de la famille ou l'histoire de leurs structures familiales. 

Toutes ces transformations, que les moralistes ont coutume de désigner sous l'expression crise de la famille ou du mariage, s'expliquent, au moins partiellement, de façon structurelle. J'ai déjà proposé (Dandurand 1981 et 1982) que la montée récente d'une nouvelle famille monoparentale (composée en majorité de jeunes familles matricentriques ayant à leur tête des parents divorcés, séparés ou célibataires) serait l'aboutissement d'une double contradiction de la famille de l'ère industrielle : en effet, le salariat ayant déplacé le lieu de travail hors de la maisonnée, consacrant ainsi la dichotomie des lieux de production des moyens d'existence et des lieux de la production privée des êtres humains, aurait provoqué des divergences croissantes d'intérêt entre les sexes ainsi qu'une aliénation de l'enfant, en particulier par rapport aux pères. Conjugués à d'autres facteurs propices, qui varient selon les sociétés - par exemple, montée de l'État-providence, fixation croissante des femmes mariées au salariat, libéralisation de la législation du divorce et émergence d'un mouvement de libération des femmes, - les transformations familiales et matrimoniales des sociétés industrialisées se sont accélérées dans les dernières décennies. 

Au Québec [1], les perturbations visibles de la vie matrimoniale (montée du divorce et des unions libres, baisse de la nuptialité) datent des années 70 seulement. Une conjoncture particulière explique la soudaineté et l'ampleur du phénomène. C'est à l'exposé de cette conjoncture particulière que le présent article est consacré : il est suggéré que ces perturbations visibles de la vie matrimoniale se sont préparées pendant les années 60, aussi bien au niveau des transformations sociétales et publiques que de la vie quotidienne et privée de la sphère domestique. C'est pourquoi, on pourra dire que dans le Québec de la décennie 60, (et possiblement bien avant aussi), les dissolutions matrimoniales étaient surtout un phénomène latent. 

Pour reconstituer la vie matrimoniale dans la sphère domestique, je disposais des écrits des sociologues et des ethnologues, observateurs de la scène québécoise. Ce seront les sources principales d'informations qui seront désignées du néologisme « ethnosociographie ». Les compilations et analyses des démographes sont également utiles et seront intégrées à la section portant sur le contexte domestique. 

On sait qu'en société complexe, la vie quotidienne considérée en elle-même est loin de porter toute sa signification. Dorothy Smith, qui expose cette idée, soumet une proposition d'approche :

 

... le monde quotidien ne peut se comprendre à l'intérieur de ses propres frontières... il est organisé et déterminé par des processus qui se situent à l'extérieur de ces frontières... l'organisation même de notre vie quotidienne est envahie par des effets qui n'y prennent pas naissance... (il faut donc) rendre visibles les aspects et les conséquences des processus sociaux, économiques et politiques. 
Smith 1981 : 141-143

 

L'évolution de la vie matrimoniale dans le Québec des années 60 se fera donc à deux niveaux : dans le contexte domestique et dans le contexte sociétal où seront scrutés les « aspects et les conséquences des processus sociaux, économiques et politiques » qui non seulement déterminent la vie matrimoniale mais où se répercutent les changements du niveau domestique. 

Au plan conceptuel, un « appareillage » simple sera utilisé. Ce qui a été recherché ou dépisté, dans l'histoire, les statistiques et les monographies des années 60, ce sont des indicateurs de dissolution matrimoniale. Le terme dissolution n'est pas pris au sens juridique où il désigne aussi bien le veuvage que le divorce (voir par exemple Projet de loi 89, 1980, art. 537). Dissolution matrimoniale est conçu ici comme un terme générique couvrant trois réalités plus précises : les naissances extra-matrimoniales, l'instabilité conjugale (divorces, séparations) et les unions consensuelles. Il s'agit en somme de trois éléments de « désordre » matrimonial. Le référent ou le critère de « l'ordre matrimonial » est forcément historique : il s'agit du mariage tel que défini dans ses règles et pratiques au sein de la société québécoise de la fin des années 50 et du début des années 60. Le terme dissolution n'implique évidemment aucun jugement moral. Le mariage et la famille sont des institutions historiques qui se transforment constamment : ce n'est que dans le discours des idéologues que ces institutions sont « identique(s) à elle(s)-même(s), c'est-à-dire à (leur) essence » (Fahmy-Eid et Laurin-Frenette 1983 : 360). 

À l'aube des années 60, l'institution matrimoniale semble se porter tout à fait bien au Québec. 

Depuis les années 20 et à l'instar des pays industrialisés, les indices de nuptialité s'avèrent élevés dans la Province, avec un fléchissement pendant la Grande Crise mais une hausse marquée pendant les années 40 (pendant aussi bien qu'après la guerre), hausse quasi maintenue pendant les années 50 (Lapierre-Adamcyk et Peron 1983 : 30). Jamais on ne s'est autant marié, ni si jeune.

À l'encontre de la province voisine, l'Ontario, et des États-Unis à la frontière méridionale, les dissolutions matrimoniales sont chez-nous encore bien marginales et une large majorité des familles monoparentales sont formées à la suite du décès d'un des parents et non après une rupture « volontaire » ou une naissance hors mariage. Un code civil désuet gère les relations conjugales et parentales et l'on vient tout juste de l'amender (en 1954) pour corriger le double standard quant à l'adultère des époux, seul motif admis dans les causes de séparation ou de divorce. La modification du double standard en matière d'adultère amènera une certaine recrudescence des séparations mais le divorce « ... (demeure) le privilège d'une minorité car il exige des démarches coûteuses et une décision du Parlement fédéral » (Clio 1982 : 428). Bien encadrée par une Église catholique puissante, qui formule la morale matrimoniale et familiale, la société québécoise sanctionne sévèrement les unions libres, les ruptures de mariage et les naissances extra-matrimoniales : l'enfermement des « filles-mères » de tous milieux pendant leur grossesse (Tremblay M. 1966), l'immunité quasi totale des pères de ces enfants (Masse et al. 1981 : 19) de même que l'abandon quasi généralisé des enfants « illégitimes »à l'adoption pendant les années 50 (ibid.) sont quelques indicateurs assez éloquents du contrôle de la sexualité (et du destin féminin) à travers le mariage. 

 

Le contexte sociétal du mariage

 

Pendant la décennie 60, des transformations sociétales majeures contribuent à redéfinir le mariage comme institution et la place que les acteurs y occupent : l'autonomie économique grandissante des femmes mariées, dont l'insertion au salariat s'accélère, l'autonomie personnelle que gagneront peu à peu les femmes à mesure que s'allègent les contraintes à la fécondité et qu'elles ont accès à une contraception efficace ; les mises à jour du droit matrimonial, de la loi du divorce ; la désaffection concomitante de la pratique religieuse, la consolidation de l'État-providence et la montée du mouvement des femmes sont les principales mutations qui affectent le système matrimonial et familial. 

Les données du recensement de 1961 nous révèlent que près d'une travailleuse rémunérée sur trois est mariée ; en fin de décennie, ce sera le cas d'une travailleuse sur deux (Barry 1977 : 77). Il apparaît que travail hors du foyer et mariage sont moins exclusifs pour les femmes : elles sont de plus en plus nombreuses à revenir au travail une fois que les enfants sont adolescents mais elles quittent encore leur emploi au mariage ou dès qu'une grossesse s'annonce. 

La résistance est pourtant tenace à de tels développements du travail féminin. En 1964, Jean Marchand, alors président de la Centrale des Syndicats Nationaux, formule la première déclaration explicite des centrales syndicales en faveur (si l'on peut dire 1) de la reconnaissance du travail féminin :

 

Nous ne sommes pas opposés au travail féminin et nous croyons d'ailleurs que notre opposition serait vaine devant la puissance des forces qui incitent les femmes à travailler. 
Cité par Brodeur et al. 1982 : 23

 

Ces « forces qui incitent les femmes à travailler », sont bien sûr les sollicitations de la société de consommation ; mais aussi l'offre accrue de travail en provenance du secteur tertiaire, elle-même liée, en partie, à l'expansion des appareils scolaires et socio-sanitaires de l'État. Il reste que le travail féminin est perçu comme une menace au plein-emploi des hommes. Aussi pour les femmes mariées, l'idéologie est claire : le travail rémunéré n'est toléré que comme contrepoids à l'ennui dans les milieux aisés, comme salaire d'appoint à celui du mari dans les milieux ouvriers (Gagnon 1974). Et l'allégeance première que les femmes doivent à leur famille est maintenue tout entière. Cette allégeance est justifiée d'ailleurs tout autant par le caractère indispensable de leur rôle de mères que par la persistance de l'offre de salaire dérisoire qu'on leur fait, sur le marché de l'emploi : à la fin des années 50, 11% des épouses interrogées par l'équipe Tremblay et Fortin (1964 : 60 et 72) sont « actives » sur le marché de l'emploi mais leur salaire représente 2,2% des revenus familiaux. 

En dépit de leur insertion au salariat, les femmes resteront donc fidèles au mariage mais la taille de leur famille sera de plus en plus réduite et ce sont elles qui en prendront les moyens. C'est en 1962 qu'est fondé Séréna (Service de Régulation des Naissances selon la méthode symptothermique), puis en 1964, l'Association pour le planning des naissances qui présidera, quelques années plus tard, à la fondation des centres de planning familial. Faut-il rappeler qu'à l'époque, le code criminel canadien interdisait non seulement l'avortement sous toutes ses formes mais encore toute publicité et vente de produits contraceptifs ? Législation dépassée, bien sûr pour ce qui est de la contraception, mais qui ne sera amendée qu'en 1969 avec le célèbre bill Omnibus qui, en plus de permettre la vente libre de contraceptifs, ouvrira également la possibilité d'avortements à des fins thérapeutiques. Les couples des années 60 verront donc se réduire la taille de leur famille mais continueront nombreux d'avoir des enfants. Et si les indices de natalité tombent de quelques crans pendant la décennie, passant de 3,86 à 2,08 (Messier 1984 : 173), soit grosso modo de 4 à 2 enfants par famille,

 

... les couples québécois formés entre 1966 et 1971 restent plus féconds que les Américains et probablement plus que ceux de tous les pays comparables. 
Henripin et al. 1981 : 42

 

Rappelons également qu'à l'époque, il n'existe aucun réseau organisé de garderies et que chacune des mères au travail hors du foyer doit elle-même (c'est sa responsabilité dans le ménage) et de façon privée (car la société n'y veille pas) s'assurer les services d'un substitut maternel. C'est une transition qui sera difficile pour plusieurs. Dans un tel contexte on s'étonnera peu que, vivant en banlieue, les femmes interrogées par Colette Moreux en 1964 se soient dites opposées au travail féminin (Moreux 1969). 

C'est en 1964 que le législateur amende le Code civil de la province de Québec pour mettre fin à l'incapacité juridique des femmes mariées. L'égalité juridique des conjoints advient, pour les Québécoises, avec « près d'un siècle de retard sur leurs consœurs canadiennes » (Clio 1982 : 428). L'autorité maritale est donc abolie, qui justifiait le rapport de « subordination » des femmes à l'endroit du mari par la « protection » que ce dernier devait lui accorder (Guy 1970 : 203, 205). Les époux sont dits partenaires dans la direction morale et matérielle de la famille (le régime de la société d'acquêts concrétisera en 1969 ces dispositions), mais les rôles ne sont pas pour autant perçus comme interchangeables, si l'on en croit l'interprétation donnée par la sociologue Colette Carisse (1970 : 115) à cet aspect de la refonte du Code civil : « L'homme et la femme sont des partenaires... L'homme apporte son salaire, la femme son travail de gérance à l'intérieur ». 

Si la puissance maritale est abolie, il n'en est pas ainsi de l'autorité paternelle qui gère la dyade père-enfants. (Ce n'est qu'en 1977 que lui succédera l'autorité parentale, notion majeure reprise dans le nouveau code de la famille de 1981). Et là-dessus, le commentaire de l'ethnologue Marc-Adélard Tremblay est révélateur en ce qu'il rejoint les observations de Nicole Gagnon (1964) et de Colette Moreux (1969) :

 

Tous les spécialistes (psychologues, pédagogues, anthropologues, travailleurs sociaux, médecins, etc.) déplorent l'absence physique et psychologique du père. Loin de vouloir réduire la puissance paternelle, il s'agirait plutôt de lui donner des orientations qui tiendraient davantage compte des nouvelles responsabilités que doivent assumer les jeunes... 
Tremblay 1970 : 88

 

Le décalage entre la norme et le fait se manifeste dans une loi qui maintient l'autorité du père dans la famille, en réalité le parent le moins présent auprès de l'enfant, alors que la véritable éducatrice et, en ce sens, « productrice » de l'enfant (voir Dandurand 1981) est bien nettement la mère. 

Parallèlement à la mise en question de codes juridiques (dont la réforme ne soulève que très peu de résistance, tant la désuétude du Code civil québécois est évidente en cette matière), l'Église catholique, dispensatrice de la morale conjugale et familiale depuis des décennies, voit son influence s'affaiblir considérablement. Il faut auparavant rappeler la position privilégiée de cette institution par rapport au mariage.

C'est l'Église catholique qui est alors la principale régulatrice de la vie matrimoniale, encore à la fin des années 50. Les normes du mariage chrétien inculquées aux jeunes époux par les « Cours de préparation au mariage », nous sont livrées par un écrit du temps :

 

La fin primaire du mariage étant la procréation et l'éducation des enfants, sa fin seconde étant le perfectionnement des époux par l'expression conjugale de leur amour... l'acte conjugal ne doit jamais être détourné artificiellement de sa fonction inséminatrice... L'avortement... est un meurtre (ainsi que sont) immoraux les moyens qui s'interposent artificiellement entre l'acte conjugal et son rôle inséminateur.
 
Père Joseph d'Anjou, s.j., 1959,
cité par Carisse 1974 : 33

 

Outre le fait que l'union est évidemment indissoluble et que la relation des époux est exclusive, on voit que le mariage chrétien associe en un même tout le contrôle de la sexualité, de la procréation et de l'éducation des enfants [2]. 

Donc au début de la décennie 60, l'Église catholique joue encore le rôle d'une institution maîtresse, aussi bien dans la vie familiale que matrimoniale : jusqu'en 1968 (Pineau 1978 : 8), elle sera seule officiante des rites de passage de la naissance, de l'alliance et de la mort et, à ces occasions, seule responsable de l'enregistrement de la population ; rappelons également que pour s'insérer dans la vie domestique, dite privée, elle dispose de puissants instruments de persuasion : confession, prédication, messe hebdomadaire et tout un ensemble de prescriptions religieuses. 

La perte graduelle d'influence de l'Église catholique - qui, paradoxalement, se produit alors que s'amorce une modernisation de la religion catholique avec Vatican II - sera marquée par la baisse de la pratique religieuse des fidèles ainsi que par la sécularisation qui s'amorce dans ses propres rangs (prêtres et communautés religieuses). Elle est marquée également par le fait que de nouveaux codes moraux, laïcs ceux-là, sont formulés par les « spécialistes », ceux-là même qu'évoque Marc-Adélard Tremblay dans la citation ci-dessus (déplorant l'absence des pères dans la famille) : médecins, psychologues, pédagogues, anthropologues, sociologues, travailleurs sociaux. Ces nouveaux experts, jouant les rôles de définisseurs de situation, confesseurs ou conseillers, prendront la relève de l'Église déclinante et seront les porteurs d'une culture désormais « laïcisée » (Fahmy-Eid et Laurin-Frenette 1983 : 359) et bien davantage individualiste. 

La question épineuse du contrôle des naissances est certes l'un des enjeux quotidiens du déclin de la pratique religieuse. Les enseignements de l'Église seront de moins en moins suivis par les couples catholiques au Québec : quand, après la publication de l'encyclique Humanae Vitae en 1968, ils sont interrogés sur leurs pratiques contraceptives, seulement 12% d'entre eux « se considèrent obligés en conscience » de se plier aux normes prescrites, à savoir, éviter toute contraception chimique ou mécanique (Clio 1982 : 464). Jusqu'à quel point les femmes ont-elles dans cette décennie joué un rôle important dans la désaffection des Québécois envers l'Église ? C'est une question qui mériterait une attention approfondie et pour laquelle Nicole Laurin-Frenette a déjà présenté quelques hypothèses intéressantes (1978 : 86, 120). 

C'est donc une Église catholique déjà « en perte de vitesse »qui témoignera, en 1966, devant le Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des Communes sur le divorce. Elle y tient un discours neutre qui étonne fortement les responsables de la société civile et les Anglo-Canadiens, tant ce discours est loin des positions ultramontaines qui furent les siennes dans la seconde moitié du XIXe siècle (Fahmy-Eid 1978) et qui se perpétuèrent, de façon plus atténuée toutefois, jusque dans les années 60 [3]. Malgré le fait que la position de l'Église est toujours ferme et inchangée en ce qui touche l'indissolubilité du mariage, les évêques catholiques déclarent donc, devant ce Comité sur le divorce :

 

C'est au législateur qu'il appartient d'appliquer ses principes aux réalités souvent complexes de la vie sociale et politique, et d'en orienter la mise en oeuvre dans le sens du bien commun. Il ne saurait simplement attendre que l'Église lui dicte sa conduite dans l'ordre politique. 
cité par McKie et al. 1983 : 61

 

Aucune des grandes églises canadiennes ne s'opposera au projet de loi du divorce présenté à la Chambre des Communes en 1967. Ce projet conservait la formule du divorce-sanction mais élargissait les motifs de divorce, car au Canada avant 1968, l'adultère était virtuellement le seul motif de divorce. D'autre part, des cours provinciales pour entendre les causes de divorce étaient instituées au Québec et à Terre-Neuve [4]. 

Sanctionnée en 1968, cette loi fut effective l'année suivante au Québec. L'indice synthétique de divortialité se chiffra alors à8,9% (Roy 1978 : 10) ; en 1981, l'indice était de 44% (Duchesne et Roy 1983 : 195). Pour saisir le sens d'une telle donnée, il faut savoir qu'en 1969, le Québec occupait (et avait toujours occupé) le 10e rang des provinces canadiennes en matière de divorce ; en 1974, il passe au 4' rang, qu'il conserve depuis (Wargon 1980 : 33). 

Trois autres phénomènes modifieront le contexte sociétal de la vie matrimoniale des années 60 : l'essor de l'État-providence, l'élargissement des réseaux de communication et la montée du Mouvement des femmes. 

Le Québec comme État et comme province canadienne avait déjà amorcé le développement de son volet État-providence. Cette expansion sera fortement accélérée après 1960, époque dite de la Révolution tranquille qui favorise une petite-bourgeoisie urbaine porteuse d'idéologies modernistes (Bernier 1981 : 107). 

Déjà en 1960, le Québec disposait de certains programmes : allocations familiales, assurance-chômage, allocations aux invalides, aux personnes âgées et même une première formule d'assistance sociale. Pendant la décennie l'assurance-hospitalisation (1961), un régime de rentes (1965) et une seconde formule d'assistance sociale (1969) seront mis sur pied ; on procédera également à une réforme du système d'éducation, qui deviendra mixte et gratuit jusqu'à l'université. 

Plusieurs de ces mesures sont des assurances sociales, conçues principalement à l'intention des travailleurs(ses) mais tous les citoyens, y compris les femmes au foyer pourront s'en prévaloir. Pour ces dernières en particulier, elles constitueront une assurance, non seulement face aux aléas de l'emploi mais face aux possibles instabilités matrimoniales, qu'il s'agisse de veuvage ou de rupture d'union : les programmes de régime de rentes, de sécurité de la vieillesse mais surtout d'assistance sociale [5] vont jouer ce rôle. Il faut rappeler que sous la première loi d'assistance sociale (1959), les femmes séparées ou divorcées accédaient au statut de bénéficiaires de l'aide sociale après que le système judiciaire ait reconnu le défaut de pourvoir du mari (Letellier 1971). La loi de 1969 lèvera cette condition, qui entraînait des délais inacceptables pour les prestataires. C'est donc dire qu'au strict plan économique et malgré le caractère objectivement désincitatif de ces mesures qui offrent des revenus bien en deçà des seuils de pauvreté, les programmes sociaux comme l'aide sociale et les allocations familiales ont constitué pour plusieurs femmes au foyer une alternative (cf. Bernard 1979 : X), certes peu reluisante, mais une alternative tout de même à la vie matrimoniale [6]. 

Les années 60 marquent l'aboutissement de l'invasion des réseaux de communication de masse dans la vie des ménages québécois (Caldwell et Czarnocki 1977 : 31, 32). 89% des foyers sont munis d'un téléviseur. On a peu étudié cette invasion, qui a perturbé la sphère domestique de façon majeure : en plus d'occuper un temps de loisir désormais important dans la vie de chaque groupe d'âge, la télévision colporte tout un univers culturel dont le contenu et la portée sont encore à analyser, et notamment des modèles nouveaux de rapports familiaux et matrimoniaux, qui ébranlent l'orthodoxie des idéologies de la famille et du couple. 

Au phénomène structurel de l'expansion de l'État-providence et à l'importance normative accrue que prendront les experts des appareils d'État [7] ou du petit écran, il faut ajouter, dès le milieu des années 60 le réveil collectif des femmes, dont les actions publiques avaient été quasi inexistantes depuis l'obtention du droit de vote en 1940. Culturel et politique, le mouvement s'amorce d'abord chez les élites, pour rejoindre par la suite les principales couches de la population féminine. En 1967, à l'instar de plusieurs pays occidentaux est créée la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada. Des organismes nouveaux sont fondés ou encore la vie associative des femmes s'oriente vers les intérêts publics ; à la fois groupes de pression et d'autoconscience, ils permettent une réflexion des femmes sur leur situation comme entité sociale et ils véhiculent leur volonté politique, encore absente des principales institutions de la vie publique. Cette volonté s'affirme autour d'enjeux connexes à la vie matrimoniale : contrôle de la fécondité des femmes, établissement d'institutions et de mesures favorisant leur autonomie économique (garderies, accès à la formation professionnelle, lutte pour la parité de salaire avec les hommes, revendications des femmes collaboratrices du mari dans une entreprise familiale, etc.). 

Les dernières années de la décennie marquent également l'application de la réforme du système d'éducation : mixtes et gratuits, les écoles secondaires et les collèges recevront nombre de filles qui, cinq ans seulement auparavant, ne pouvaient espérer s'instruire [8]. C'est alors la période du « féminisme tranquille », bien documentée par le collectif Clio (1982 : 433-470). Elle prépare une génération de femmes mieux armées pour affronter la sphère publique. 

Tous ces changements ont-ils eu des répercussions sur le contexte domestique ? Ou encore, sont-ils déjà présents ? Voyons ce que notre ethnosociographie a repéré et ce que les démographes ont écrit.

 

Le contexte domestique
des rapports matrimoniaux

 

L'ethnosociographie des années 60 contient des données sur la vie matrimoniale et la famille québécoise de divers milieux sociaux. Dans la famille rurale salariée (forêt, pêche, mines) ou de petite entreprise agricole (Verdon 1973, Allard 1967, Tremblay et al. 1969), la dissolution matrimoniale est selon toute apparence inexistante ; mais les tensions observées chez les couples de salariés, journaliers ou travailleurs forestiers de Dequen (Verdon), laissent voir une instabilité matrimoniale latente. En milieu urbain ou semi-urbain (petites villes ou banlieues), les données paraissent plus disparates. Si la dissolution matrimoniale est manifeste dans le sous-prolétariat urbain (Letellier 1971, Cloutier-Cournoyer et Gourgues 1977), marginale et latente dans une petite ville de la banlieue de Montréal (Moreux 1969), elle est cependant un aspect ignoré ou écarté par la plupart des autres chercheurs de la famille (Garigue 1962, Gagnon 1964 et 1967, Carisse 1964, Tremblay et Fortin 1964) [9]. 

Je reprendrai ici les quelques auteurs qui ont traité, directement ou indirectement, de la question de la dissolution matrimoniale : Verdon (1973), Tremblay et al. (1969), Letellier (1971) et Moreux (1969). J'ajouterai à l'occasion des éléments, concordants ou discordants, en provenance des autres études ethnosociographiques sur la famille et en provenance des données démographiques des années 60. 

En milieu rural excentrique, pendant les années 60, les dissolutions matrimoniales sont extrêmement rares. C'est en 1968 et 1969 que, par observation participante et autres méthodes de terrain en ethnographie, Michel Verdon recueille son matériel sur la vie d'un village du Lac St-Jean (Dequen). Ses habitants se partagent entre la petite exploitation agricole et le travail salarié, surtout forestier [10]. Dans sa monographie, Verdon note :

 

Jamais aucun divorce n'a eu lieu ; dans les deux cas de séparation, l'un était le fait d'un individu très marginal, braconnier et alcoolique ; le second était le fait d'une personne aux facultés mentales affaiblies. 
Verdon 1973 : 104

 

La seule « entorse » aux règles du mariage énoncées par la morale catholique consiste en la présence (fréquemment observée en d'autres milieux paysans) d'un certain nombre de conceptions hors mariage quand les « fiançailles » ou promesses de mariage ont été échangées : les futurs conjoints auront quelquefois des « relations sexuelles complètes ».

 

Les fiançailles apportent une assurance que le mariage sera célébré. C'est à cette condition que les jeunes filles perdent leur retenue. 
Verdon 1973 : 84

 

Verdon ne relève aucun cas de maternité célibataire et les conceptions prémaritales observées ne sont pas estimées en nombre. Est-ce un comportement nouveau à Dequen ? Pour l'ensemble du Québec, les démographes rapportent qu'entre 1966 et 1971, 13% des couples ont conçu leur premier enfant avant le mariage (Henripin et al. 1981 : 7), ce qui représente une augmentation notable si cette proportion est comparée au début des années 50 : seulement 3% des femmes étaient enceintes lors du mariage. Cette moyenne cache également des comportements divergents selon les milieux sociaux : une étude menée en 1969 et 1970 en milieu défavorisé urbain révèle que 43 à 48% des couples avaient eu des relations sexuelles prénuptiales et qu'une femme sur trois s'était mariée enceinte (Cloutier-Cournoyer et Gourgues 1977 : 46, 48). 

Donc selon toutes apparences on constate peu d'écarts aux normes matrimoniales à Dequen à la fin des années 60. Les rapports entre les sexes ne sont pas pour autant d'une grande harmonie. S'il y a « modèle unique de mariage », Verdon observe « une double sexualité » (p. 104) ainsi qu'une ségrégation des sexes au sein des « mondes masculin et féminin », le premier rattaché au public, le second au privé. Ségrégation des sexes, sphères séparées d'activité et même relations antagonistes se manifestent à tous les cycles de vie de l'individu, éducation, jeunesse, vie adulte. La seule trêve dans cet antagonisme des sexes [11] est la période de fréquentation. Alors,

 

... les deux parties se détachent des extrêmes inconciliables où les avait campés leur socialisation (p. 113)... Ils se montrent sous leur meilleur jour (dit-on, car ils veulent) « se gagner » (p. 114).

 

Mais, une fois mariés,

 

... la vie conjugale ne fait que marquer le retour, dûment institutionnalisé, aux clivages et aux tâches transmises par la socialisation (p. 114).

 

En effet, la division sexuelle du travail est marquée. N'ayant pas, comme les Québécoises de milieu urbain, la possibilité d'accéder au marché du travail rémunéré [12], les femmes ont un rôle traditionnel au sein de la sphère domestique : charge de la maisonnée, du soin et de l'éducation des enfants aussi bien dans les foyers des salariés que dans ceux des agriculteurs ; mais chez ces derniers, elles participent encore à certains travaux de la ferme. 

Au chapitre de l'autorité domestique, si le père est la figure dominante, il est noté que les femmes, quand elles sont plus instruites que leur mari, gèrent le budget familial, qui demeure toutefois « sanc­tionné » par lui (p. 117). Si par contre elles sont moins instruites ou le sont autant que leur mari, celui-ci gère « tout sans consultation, ne donnant à (son) épouse que quelques deniers » pour les besoins hebdomadaires du ménage et encore, « de façon souvent mesquine » (p. 117). « La somme étant souvent inadéquate », ajoute Verdon, « la conjointe devra faire des prodiges d'économie » (P. 118). 

Malgré les homologies que présente la division sexuelle du travail dans « le monde agricole » et le « monde ouvrier », Verdon indique les conditions objectives qui les distinguent et même les opposent : chez les travailleurs forestiers, la condition de salarié des hommes, les absences prolongées qu'implique l'éloignement des chantiers, les réseaux de sociabilité masculine que ces conditions de travail contribuent à développer et qui, au retour au village, entrent en contradiction avec les responsabilités familiales, et enfin les attentes des épouses isolées à la maison (« aller à l'hôtel avant même de revenir à la maison » p. 120). Ce sont là des éléments qui font naître « ... des dissensions et font... germer une agressivité mutuelle » (p. 120). 

Après la venue des enfants, le fossé s'élargit entre les familles du « monde agricole » et celles du « monde ouvrier ». C'est que l'enfant n'y a pas le même sens : main-d'œuvre potentielle ou effective chez l'un, « nouvelle bouche à nourrir » (p. 122) chez l'autre. Le journalier voit son rôle dans la maison se réduire à celui d'un « distributeur d'argent et de punitions » (p. 122). C'est alors, selon Verdon, qu'il « ... cherche à fuir, à oublier les responsabilités que son maigre salaire aggrave, et (finit) par s'enivrer avec ses amis » (p. 122). De son côté, la femme « ... développe à l'égard du mari une agressivité croissante. Elle est seule, son mari ne la « sort » plus » (p. 122). Elle se laisse aller à une « totale négligence vestimentaire » (p. 122) [13] et « le soir, l'homme rejoint ses pairs au restaurant » (p. 123) ; « l'un et l'autre expriment souvent leur regret de s'être mariés » (p. 122). 

On voit comment la dissolution matrimoniale n'est pas effective à la fin des années 60 chez certains salariés de Dequen, elle est latente, prévenue par le contrôle social qu'exerce la communauté villageoise et par l'absence d'alternative pour les femmes. En effet, dans ces communautés rurales, les possibilités de subsistance d'une jeune famille sans père sont quasi inexistantes : car il n'est pas question que les femmes abandonnent leurs enfants et elles ne peuvent trouver, non plus, d'emploi salarié qui assure la subsistance familiale. Verdon le laisse entendre quand il écrit : « À vrai dire, la femme s'y résigne car elle n'a aucune alternative » (p. 121). 

Dans une petite communauté plus isolée de la Basse Côte-Nord (700 habitants), vivant de pêche et surtout d'assurance-chômage, Tremblay, Charest et Breton observent en 1965 une dissolution matrimoniale un peu plus manifeste qu'à Dequen. Si « la séparation et le divorce sont des types de rupture fortement désavoués » (1969 : 111), la « presque totalité des mariages sont des « mariages forcés », ... (dont) personne ne se scandalise outre mesure car les relations sexuelles prémaritales sont généralisées » (p. 110). Les auteurs ajoutent : « Tout ce que l'opinion publique demande, c'est que le garçon épouse la fille qu'il a fécondée : le refus de le faire est condamné socialement » (p. 110). 

Donc à St-Augustin, à l'exception de la sexualité prénuptiale, le mariage contrôle bien la vie des couples. Ces derniers n'exercent pas de contraception et la division sexuelle du travail diffère peu de celle observée à Dequen (Verdon 1973) ou à Boisvert (Allard 1967). 

Même si les auteurs ne la qualifient pas explicitement comme telle, l'autorité domestique est patriarcale à St-Augustin. Mais « avec l'âge et l'arrivée des enfants, la femme acquiert de plus en plus d'autorité et en vient parfois à diriger le foyer » (p. 111). L'insistance que mettent les auteurs à noter ce matriarcat est cependant pondérée par le fait que « ces familles matriarcales sont encore la minorité » (p. 119). Dans ces cas, « les maris dominés sont la cible de l'ironie publique » (p. 118). D'autre part la violence domestique paraît visible : les auteurs conviennent connaître « au moins un cas où le mari bat sa femme » (p. 119). Tremblay et al. ne seront pas les seuls à parler du matriarcat pendant les années 60. J'y reviendrai plus loin avec l'analyse de la monographie de Colette Moreux. 

La dissolution matrimoniale est bien manifeste dans la famille sous-prolétarienne du quartier Centre-Sud de Montréal observée par Marie Letellier en 1968. L'étude, menée par observation participante auprès d'un ménage familial, s'inscrit dans la foulée des écrits d'Oscar Lewis sur des familles mexicaines et portoricaines et s'articule autour du concept de culture de la pauvreté. Ici, le matériel recueilli procède d'une micro-approche. Mais on ne doute guère qu'il soit significatif de la vie familiale des couches sous-prolétariennes des années 60, et probablement des décennies précédentes. 

Les chicanes et les ruptures du couple Bouchard, Ti-Noir et Monique, occupent quatre des vingt chapitres de l'ouvrage de Letellier. Travailleur occasionnel, Ti-Noir n'est « ... pas un salarié, un chômeur ou un assisté social mais, c'est quelqu'un qui fait des « jobines » de réparation, qui fait les poubelles avant les vidangeurs... » (1971 : 19). Monique, sa femme, se définit comme ménagère et, depuis son mariage, dit n'avoir travaillé à l'extérieur du foyer qu'une demi année, au moment de l'hospitalisation de son mari. Elle attend de celui-ci qu'il pourvoie aux besoins de la famille, qui compte quatre enfants, et dont le premier est le fruit d'une conception prénuptiale. La « première crise de ménage » (p. 151) a été provoquée par l'adultère de Ti-Noir ainsi que par l'insuffisance des sommes qu'il affectait à la subsistance familiale. Le récit de Monique met bien en évidence comment les couches sous-prolétariennes étaient en 60 encadrées non par l'Église mais par les appareils socio-sanitaires et juridiques de l'État ; en outre il décrit bien sous quelle condition (condamnation du mari pour refus de pourvoir) pouvaient être touchées les prestations d'aide sociale entre les deux lois de 1957 et 1969 :

 

Ti-Noir, y était cassé pis y m'donnait p'us une cenne. Y avait pas d'job. Mais y a pas voulu aller au Social. Moé, ch'us allée... Le gars du Social, y a averti Ti-Noir... Le gars du Social a dit (à Monique :) « si vot'mari continue de pas vouloir vous donner d'argent pis de vous faire du trouble, nous aut'on va l'amener en cour pour refus de pourvoir ». 
Letellier 1971. 53

 

Le couple se réconciliera. Les derniers chapitres du livre portent sur la « seconde chicane de ménage », qui incite Monique à demander la séparation légale. Ces péripéties sont ponctuées d'excès d'alcool, de disputes, de crises de jalousie, d'absences du mari du domicile conjugal, de quelques infidélités des époux, de l'intervention du service social, comme des instances juridiques (les conversations de chaque époux avec le juge, chapitres 18 et 19). Y a-t-il de la violence dans cette famille ? Marie Letellier n'en parle pas mais laisse entendre qu'elle a cours dans d'autres familles du quartier (p. 195), dont la parenté de Ti-Noir, qui compte des unions consensuelles et même multiples (p. 195). L'auteure remarque une tendance à la matrifocalité dans la famille élargie des Bouchard et « plusieurs familles sont brisées, pas seulement par l'homme cependant » (p. 195). 

En 1971, au moment de la parution de l'ouvrage de Marie Letellier, les particularités familiales des Bouchard (conceptions prénuptiales, instabilité conjugale, unions libres, familles matrifocales, méfiance à l'endroit des instances religieuses, interventions des instances juridiques et sociales) étaient présentées et reçues comme autant de « traits culturels »spécifiques au sous-prolétariat urbain, à la culture de la pauvreté. 

Les discordes conjugales observées par Letellier seraient-elles un phénomène tout à fait nouveau ? Seraient-elles le seul apanage des couches sous-prolétariennes ? Ou serait-ce que cette misère domestique aurait plus ou moins existé de façon occulte depuis des décennies, objet de silence pudique dans la société civile et de chuchotement dans le secret du confessionnal, du bureau du médecin, des cuisines féminines ou des tavernes masculines ? Malheureusement les matériaux dont nous disposons ne permettent pas de répondre à ces questions. 

Le portrait qui émerge de l'étude de Colette Moreux (1969) sur une banlieue montréalaise présente plus d'analogies avec la situation décrite à Dequen, chez les salariés, qu'avec celle décrite à Centre-Sud. La paroisse observée a reçu le nom de St-Pierre, à la fois « village traditionnel, bourg provincial et ville-dortoir » (1969 : XXII) et, d'après Moreux, une localité assez représentative de la province de Québec. La cueillette de données s'est faite en 1964 à l'aide d'entrevues, avec questionnaires semi-structurés, auprès d'un échantillon de répondantes, constitué à partir de la population féminine francophone, stratifiée en trois groupes d'âges (p. XXIII), mais dont la composition de classe n'est pas explicitement exposée : nous savons seulement que la population visée a une composition occupationnelle où les trois groupes suivants se répartissent à peu près également : ouvriers et manoeuvres, employés de bureau et de services, administrateurs et professionnels (ces derniers étant un peu plus nombreux que chacun des deux autres groupes) (p. 100). Si les données exposées sont parfois ventilées selon le groupe d'âge, elles ne le sont pas selon le milieu social. 

En plus d'examiner la vie religieuse, Moreux consacre un chapitre à la « morale familiale et sexuelle de la femme ». C'est principalement ce chapitre qui nous livre des informations sur la vie matrimoniale à St-Pierre en 1964. Parmi les 90 informatrices interrogées, quelques-unes seulement présentent une instabilité conjugale : quatre informatrices sont séparées légalement. Moreux explique : 

(la séparation) n'intervient qu'en des cas très rares, après des années de martyre au cours desquelles les conjoints ont progressivement perdu toutes les formes de sociabilité de leur groupe et sont le plus souvent acculés à un état de marginalité inversement proportionnel à la cohésion du groupe parental étendu (p. 393). 

Moreux laisse entendre ici que le contrôle social est tel, pour ce qui touche les dissolutions matrimoniales, que les femmes n'ont recours à la séparation qu'en dernière instance après avoir vécu « le martyre » dans la sphère domestique [14]. 

On comprend mieux dans ce contexte la marginalité des séparations et divorces de l'époque du moins dans les petites villes au Québec, marginalité aussi bien en termes de nombre restreint d'individus que d'étiquetage social. Si seulement quatre informatrices sur quatre-vingt-dix ont rompu leur mariage, Moreux compte par ailleurs « vingt cas nets » de couples désunis qui vivent encore sous le même toit (p. 391). Elle commente ces échecs : « (C'est un) état dysharmonique, (qui) n'est pas expliqué, (auquel) on ne cherche pas à échapper (et qui) ne soulève pas d'animosité » (p. 392). 

Si les ruptures de couples sont peu admises, il n'en est pas autrement des naissances extra-matrimoniales qui sont, ou bien sévèrement sanctionnées, ou bien carrément cachées. Moreux croit qu'à St-Pierre, « ... il n'est guère pensable qu'une fille-mère puisse garder son enfant » (p. 369). Elle ajoute qu'ayant interrogé ses informatrices sur la question, une seule d'entre elles dit qu'elle garderait l'enfant de sa fille si cette dernière devenait enceinte mais qu'alors la famille devrait sans doute déménager dans une grande ville. À la même époque (1965), parmi les cas rapportés aux services sociaux de Montréal, 39% des mères célibataires gardent leur enfant après la naissance (Masse et al. 1981 : 20). Serait-ce que ces mères vivent surtout en milieu fortement urbanisé ? Serait-ce qu'elles proviennent de couches sociales différentes (par exemple prolétariat ou sous-prolétariat urbain) de celles représentées à St-Pierre ? Serait-ce qu'à St-Pierre, les « filles-mères » (comme on les appelait àl'époque) sont, sitôt leur grossesse connue, confiées à des maisons d'accueil (Tremblay M. 1966) ou reléguées chez des parents à la campagne ou dirigées vers des lieux d'avortement clandestins, et qu'alors les informatrices prennent bien garde d'en souffler mot ? Toutes ces hypothèses sont plausibles. 

La virginité prénuptiale est donc considérée comme une « vertu » essentielle et sa dérogation signifie encore « le Péché par excellence » (p. 365). Dans les faits, cette norme serait observée par la majorité des femmes (p. 365). Il n'en est pas de même pour les hommes et ici, le double standard est manifeste :

Comme les relations sexuelles avant le mariage, celles qui peuvent avoir lieu en dehors de lui sont considérées comme essentiellement le fait du mâle. L'opinion publique veut qu'elles soient assez courantes à St-Pierre (p. 387). 

En effet, si seulement trois informatrices ont entretenu des relations adultères et si « la femme adultère est un objet de scandale, unanimement » (p. 388), face à l'adultère masculin, les femmes semblent afficher une attitude de compréhension [une « faiblesse physique », bien excusable, passagère (p. 387, 388)] ou d'indifférence : 

Je m'en fous, il va, il vient ; moi ça ne me fait rien si les enfants n'en souffrent pas. Je vous assure que s'il partait, il faudrait qu'il me donne une bonne pension (p. 388). 
Elles sont 15 sur 90...

 

... à avouer [15], de façon presque naturelle, qu'elles sont trompées, surtout parmi les plus âgées et chez les représentantes de l'ancienne population... (Ceci, montre qu'effectivement l'adultère masculin « n'est pas un obstacle à la vie conjugale et que « ça n'est pas cela qui démolit un ménage » (p. 388). 

Comment s'explique l'attitude d'indifférence et de « compré­hension » que manifestent les femmes face à l'adultère masculin ? La réponse de Moreux surprend ; elle sera commentée plus loin : 

Le droit à l'adultère pourrait être considéré comme une compensation reconnue à l'homme par la femme en échange de la royauté qu'elle exerce dans la maison (p. 389). 

On voit donc que contrairement à leurs maris, la majorité des informatrices de St-Pierre se conforment aux règles de la virginité prénuptiale et de la fidélité conjugale. Il en est autrement de la fécondité : quoiqu'elles soient presque toutes mères (p. 376), ces femmes contestent largement les normes religieuses qui leur imposent, soit la fécondité naturelle, soit la contraception inefficace par continence périodique. Ainsi même si elles se marient « d'abord pour avoir de la famille » (p. 377), rejoignant dans ce désir la finalité première qu'assigne l'Église catholique au mariage, « sous cette unanimité, se cachent des réticences » (p. 377) et « pour les personnes... jeunes et d'âge intermédiaire, le nombre des enfants souhaités est respectivement de 3,6 et de 3,7 en moyenne » (p. 377). [Chiffres très proches de ceux calculés par Colette Carisse (1964)]. La position drastique de l'Église sur le contrôle des naissances soulève chez elles « le plus grave des problèmes religieux et familiaux qu'elles aient à résoudre » (p. 378). Aussi une majorité d'informatrices (51 sur 90) « transgressent les prescriptions religieuses » en la matière et certaines doivent se résoudre « ... à une rupture complète avec l'Église jusqu'à la ménopause... » (p. 379), afin d'espacer les naissances ou de mettre un terme à leurs maternités. Comme la tendance le laisse voir dans le reste du Québec (Henripin et al. 1981 : 11), les femmes de St-Pierre adoptent, au milieu des années 60 les moyens plus efficaces de la contraception mécanique et chimique. C'est ainsi que les Québécoises (car il s'agit bien d'initiatives féminines) contrôleront davantage leur fécondité pendant cette décennie [16] : l'indice synthétique de fécondité, à 3,86 en 1960, atteint 2,08 en 1970 (Messier 1984 : 173). C'est déjà en deçà du seuil de remplacement des générations. 

On voit donc qu'à St-Pierre, plus explicitement qu'à Dequen, la dissolution matrimoniale, en particulier l'instabilité conjugale, est à la fois marginale et latente : bien des couples désunis demeurent cohabitants. Les rapports de sexe dans la sphère domestique (division sexuelle du travail et autorité domestique), complètent le portrait de la vie matrimoniale à St-Pierre. 

La division du travail apparaît encore comme la ségrégation des sphères masculine et féminine. Les femmes sont quasi exclusivement épouses et mères, très rarement travailleuses rémunérées. Les pères et époux sont, quant à eux, les « pourvoyeurs d'argent » de la famille, ils sont « exclus », d'après Moreux (p. 390), de l'éducation des enfants et leur « réaction la plus courante... est la fuite devant leur responsabilité de père et époux » (p. 383). Ce désintérêt des pères à l'endroit des enfants se traduit par la « mésentente », l'« hostilité » et même la « brutalité » (p. 384, 385) à leur endroit. La dyade paternelle s'en trouve largement appauvrie : 

Aussi les mâles, coupés avec plus ou moins de diplomatie des fonctions essentielles de la vie familiale vont-ils se refermer sur eux-mêmes et chercher à l'extérieur les exutoires ordinaires : tavernes, confidentes ou travail (p. 390). 

C'est donc une sorte de dépaternité [17] qu'observe Moreux. Elle est aussi implicite dans les familles à structure matricentrique observée par Gagnon (1967) ainsi que dans l'étude de la Jeunesse étudiante catholique que cite Carisse (1974 : 114-117), et qui décrit le père comme « le grand absent du foyer ». 

Selon Moreux toujours, l'autorité des femmes serait quasi incontestée dans la sphère domestique : elles semblent exercer une « posses­sion sans partage de la maison », elles « tiennent la bourse, achètent les maisons, décident de tout » (p. 390). Elles seraient donc véritablement les « reines du foyer » : d'où l'expression de « néo-matriarcat manifeste » (p. 386) employée par l'auteure. 

Ce portrait des rapports conjugaux à St-Pierre ressemble à plusieurs égards à celui qu'avait dressé Nicole Gagnon (1964) de la famille ouvrière montréalaise au début des années 60. Sur un total de 72 familles ouvrières « à forte stabilité occupationnelle » (p. 2), Gagnon en trouvera une majorité (38 familles) à structure dite matriarcale ou matricentrique (1967 : 60) ; le mari, gagne-pain désigné, n'a pas de rôle domestique précis mais « un statut de pensionnaire dans la maison » (1964 : 17) ; c'est la femme qui gère les finances (1964 : 16) [18], la marche de la maison, l'éducation des enfants. Quelques familles présentent une structure patriarcale (4 familles), d'autres offrent le modèle du compagnonnage (11 familles), avec une autorité plus conjointe des époux, et les autres sont jugées « intermédiaires » (19 familles) (1967 : 60). Moreux et Gagnon (dont les terrains datent de la première moitié des années 60) ne sont pas les premières à présenter les mères comme investies de l'autorité domestique. Dans son étude de Ste-Julienne de Dorchester, menée dans les années 50 auprès de familles vivant surtout du travail forestier, Gérald Fortin avait souligné combien la condition de salariés des hommes [19] avait eu pour effet de réduire le rôle paternel à celui de « procréateur et de nourricier » (1971 : 116) et de consacrer la place centrale de la mère, qui avait déjà une « autorité sur le plan moral et intellectuel » (ibid.) (voir également Rocher 1964). Enfin, on a vu que Tremblay et al. (1969) utilisent le terme de matriarcat tout en convenant qu'une minorité de familles présentent une telle structure d'autorité. 

Il faut discuter de ce matriarcat, qui a été mis en doute (voir notamment Lavigne et Pinard 1983 : 54, 55) et qui semble contredit par des études antérieures (Garigue 1962) et postérieures (Lamarche, Rioux et Sévigny 1973) en milieu urbain de toutes classes. Il faut surtout le qualifier et en circonscrire les limites. 

Soulignons d'abord qu'il s'agit bien sûr d'un matriarcat domestique, ce qui, dans une société complexe est loin de conférer le pouvoir social aux femmes comme le terme anthropologique de matriarcat le sous-entend [20]. 

En second lieu, s'il y a leadership de la mère, ce n'est pas dans tous les milieux ni à tous les points de vue. Dans son étude portant sur l'enfance dans la société et le roman québécois Denise Lemieux (1979) présente une position nuancée sur la question. Sans nier que la disparition du patrimoine et des tâches de socialisation des fils représentent en même temps la disparition d'attributs majeurs de l'autorité patriarcale en milieu agricole, Lemieux rappelle d'abord que « l'importance de la femme n'est pas la même dans toutes les classes sociales » (1979 : 482). 

Les études sociologiques parleront (...) de matricentrisme ou de néo-matriarcat pour désigner le type de famille qui semble s'affirmer en milieu québécois urbain, avec plus de force cependant dans les familles ouvrières. 
1979-483

 

En réalité avant même d'être formulée par des sociologues, la thèse du matriarcat des familles québécoises apparaît dans la littérature. Lemieux observe, « à partir de 1930,... la naissance d'un mythe de la mère en littérature » (1979 : 482) :

 

Les romanciers, qui explorent plus en profondeur le domaine de l'affectivité, accorderont plus d'importance au leadership de la mère, trop facilement qualifié de matriarcal. 
1979 : 409

 

Et il s'agirait non pas d'un leadership économique ni même politique (au sens des décisions les plus importantes de la vie familiale) mais d'un leadership affectif, intellectuel et moral [21]. Moreux (1969 : 390) et Gagnon (1964 : 16) affirment qu'il s'agit aussi, au début des années 60, d'un leadership économique. Faut-il à ce sujet rappeler que la gestion du budget est un indicateur parmi d'autres de l'autorité domestique ? Faut-il rappeler que c'est dans la classe ouvrière, là où « ... le revenu familial est maigre que les femmes administrent le plus souvent les salaires et les dépenses courantes de la maisonnée »(Gauthier 1985 : 294). Bien qu'elle soit observée assez fréquemment dans la classe ouvrière (voir Roberts 1985 et Rubin 1976), la gestion du budget par les femmes n'implique donc pas nécessairement une hégémonie (même économique) des femmes. 

Revenons à Colette Moreux qui dit observer un néo-matriarcat à St-Pierre au milieu des années 60. L'examen un tant soit peu approfondi des attitudes et opinions des informatrices de Moreux sur le mariage et la maternité montre bien que ce « néo-matriarcat » domestique est plutôt indicateur de la position précaire des femmes dans la société et des contraintes que porte leur insertion matrimoniale. Ici l'interprétation d'un matriarcat contraste avec les dires des femmes sur leur vie conjugale et familiale. 

En effet, ce mariage que les informatrices de St-Pierre ont toutes « choisi », ne paraît certes pas un paradis pour plusieurs d'entre elles. Voici ce qu'aux dires de Moreux, les informatrices plus âgées disent avoir inculqué à leurs enfants : 

... aux garçons qu'elles gâtent et magnifient, (elles) semblent vouloir donner une nostalgie de la mère, dont elles sont conscientes et qu'elles cultivent ... ; aux filles, elles donnent la crainte du mâle, de sa brutalité et de son égoïsme et elles ne laissent attendre du mariage qu'une série de catastrophes : « Ma mère nous avait toujours dit : Quand on est marié, on pleure tout le temps » ... elle disait que mon père la privait, lui refusait à manger. Elle était malade à chaque enfant (elle en a eu onze) pendant neuf mois ;... Que j'ai donc pleuré le jour de mon mariage, j'avais jamais pleuré avant ; ma mère m'a dit : t'en fais pas pauvre petite t'en as pour quarante ans de même à c't'heure. 
Moreux 1969 : 375

 

Plusieurs femmes avouent qu'elles auraient « préféré le couvent au mariage mais que leurs mères les en ont dissuadées » (1969 : 374). 

La maternité est présentée comme l'élément le plus positif de leur vie. Le désir des enfants apparaît unanime chez les femmes de St-Pierre, quoiqu'elles soient fermement décidées à en limiter le nombre. Ce qui ne les empêche pas d'entrevoir les aspects négatifs de la maternité. 

...la naissance des enfants marque l'enchaînement définitif de leur mère à la maison : une vie de dévouement, d'oubli de soi commence alors... (p. 382). 

Malgré « la série de catastrophes » que représente le mariage pour certaines, malgré les déchirements intérieurs que fait vivre à la plupart d'entre elles l'interdit religieux de contrôler les naissances, et malgré « l'enchaînement » qu'entraîne la venue des enfants, il est donc étonnant que la dissolution matrimoniale effective soit si marginale à St-Pierre en 1964, et que près du quart des répondants continuent de vivre dans un foyer désuni. Pourquoi ces couples gardent-ils les apparences de l'union stable ? Moreux apporte une explication qui tient au contexte sociétal, sur lequel les femmes ont alors bien peu de contrôle : 

C'est que la sécurité matérielle et morale de ta femme et des enfants n'est guère possible qu'au sein d'un groupe familial stable et apparemment intégré ; les femmes en ont une conscience aiguë et il n'en est guère qui ne préfèrent cultiver les vertus de patience et d'acceptation plutôt qu'affronter la solitude et braver l'opinion (p. 393). 

« Affronter la solitude, braver l'opinion » bien sûr, mais aussi, en cas de séparation, vivre avec ses enfants dans une situation de pauvreté sinon de misère quasi-certaine. On voit bien ici comment ces « reines du foyer » n'ont en quelque sorte pas le choix d'un autre royaume, ni même celui d'une chaumière ! « La femme s'y résigne car elle n'a aucune alternative », disait Verdon (1973 : 121). Sans le dire explicitement, Moreux ne laisse-t-elle pas entendre la même chose ? 

Que conclure de la question ? Avec toutes les nuances qui viennent d'être apportées, peut-on considérer comme plausible ce « matriarcat » observé par Gagnon et Moreux dans les années 60 ? Il est assez clair qu'on ne peut désigner comme un matriarcat cette prépondérance exclusivement domestique des mères, aux plans intellectuel, moral et parfois économique. Pour éviter toute ambiguïté, il vaudrait beaucoup mieux parler de matricentrisme et prendre bien soin de préciser que, non seulement ce terme s'applique uniquement à la sphère domestique, mais qu'il n'a sans doute pas le même profil selon les milieux sociaux [22]. 

De plus, il faudrait expliquer comment il se fait que, dans la décennie 50, notamment en familles de milieu urbain, Philippe Garigue atteste de « l'autorité dominante... de l'homme »(1962 : 35) ; comment il se fait qu'au début des années 70 à Montréal, l'enquête de Lamarche, Rioux et Sévigny (1973 : 619-621) ne semble guère mettre en doute l'autorité des hommes dans la sphère domestique, et ce, dans tous les milieux sociaux ? 

Les années 60 ont été fertiles en transformations sociétales qui ont influé de façon drastique sur la vie des femmes et qui ont transformé les rapports de sexe de l'unité domestique. Au plan matériel, l'accélération de leur insertion au salariat (favorisée par l'accès accru à l'éducation), le contrôle de leur fécondité et, en fin de décennie, des mesures d'assistance sociale plus adéquates pour les exclus du salariat, tout cela assurera aux femmes une autonomie économique et personnelle minimale. Au plan politique, auparavant disséminées dans chaque unité domestique, les femmes se sont donné des voix collectives et ont commencé à révéler une force de ralliement insoupçonnée. Enfin, au plan normatif, les transformations légales (maturité juridique des femmes mariées et accès réel au divorce) et l'affaiblissement de la tutelle religieuse rendront les ruptures de couples socialement possibles à partir de 1970 ; les discours répétés des media sur l'amour [23], des experts sur l'enfant auront l'effet paradoxal d'exacerber des rapports conjugaux toujours objectivement inégalitaires. 

Quand elles n'ont pas été écartées des échantillons familiaux parce que relevant du pathologique, de l'anormal ou du déviant, les questions de dissolution matrimoniale n'apparaissent donc de façon manifeste, dans les monographies des années 60, que dans une fraction de classe elle-même marginale : le sous-prolétariat. Ailleurs, dans les familles d'agriculteurs, de salariés forestiers, dans celles qui vivent en milieu péri-métropolitain, et derrière une façade respectable qui ne laisse souvent aucune trace dans les statistiques officielles, on a pu observer des indicateurs de perturbation du mariage-institution, indicateurs regroupés sous l'appellation de dissolution matrimoniale latente : la hausse des conceptions prénuptiales, les indices d'instabilité conjugale provoqués par divers facteurs (adultère masculin, pourvoi insuffisant, absence des pères-maris du foyer sinon départernité, solitude des femmes, volonté d'autonomie et émergence), tout cela présage les taux croissants de divorce et de séparation qui marqueront la décennie 70. 

Et dans la sphère domestique, quand des femmes abandonnant leur attitude nécessairement fataliste (Moreux 1969) face au mariage, développeront une volonté de changement de plus en plus manifeste (Sévigny 1979), les facteurs de tension conjugale des années 60 deviendront les motifs de rupture des années 70. Tout au plus doit-on ajouter à la liste, la violence domestique discrètement suggérée à St-Pierre, à Centre-Sud et à St-Augustin mais visible socialement (et « divulgable ») en fin de décennie 70 seulement. Alors commence un autre chapitre des transformations de notre système matrimonial. 

 

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RÉSUMÉ / SUMMARY 

Les dissolutions matrimoniales, un phénomène latent
dans le Québec des années 60

 

L'émergence de dissolutions matrimoniales visibles dans les années 60 reçoit une explication à multiples volets. Si elle est liée aux contradictions structurelles de la famille des sociétés industrielles avancées, elle a pris au Québec l'aspect d'une transformation accélérée et soudaine. Des facteurs conjoncturaux rendent compte de la rapidité de cette évolution pendant les années 60. Quoique réelle, la soudaineté du phénomène est aussi un effet du « regard » : la perception idéologique/idyllique des institutions familiales et matrimoniales a empêché de voir les dissolutions latentes que l'analyse du matériel ethno-sociographique des années 60 nous a restituées.

 

Marriage Breakup :
A Latent Phenomenon in 1960's Québec
 

The emergence as a phenomenon of a marked decline of marriage during the 1960s has a variety of causes. It is of course linked to structural contradictions of the family in advanced industrial society, but, in Québec, it erupted as a suddent and quickening transformation. Contingent factors of general context, aside from the family itself, explain the rapidity of the evolution through the 1960s. Although the abruptness of the phenomenon is clear, it is in part a matter of « perspective » : the ideological/idyllic perception of family and marriage institutions camouflaged the latent decline of matrimony now reemerging through analyses of ethno-sociographic data for the 1960s. 

 

Renée B. Dandurand

Institut québécois de recherche sur la culture
290, place d'Youville
Montréal (Québec)
Canada H2Y 2B6


[1] Malgré des différences importantes (la loi française permet le divorce depuis 1884), la société québécoise présente des analogies avec la société française pour ce qui est de J'évolution de la vie matrimoniale : depuis les années 60, on assiste à une modernisation du droit civil, et depuis 1970, à une montée accélérée des taux de divorce, de la proportion d'unions libres et de naissances illégitimes et enfin, à une baisse des taux de nuptialité (voir Lebras 1983).

[2] Il est fort instructif de se pencher, de nos jours, sur le rituel du mariage des catholiques. Malgré une volonté de réforme, dans la foulée de Vatican II, la cérémonie demeure quasi inchangée pendant la décennie 60 : seuls les consentements vont différer, l'exhortation et la bénédiction s'adressant toujours avant tout à l'épouse à qui sont précisés ses devoirs de soumission, de fidélité et de dévouement.

[3] Quelques années auparavant, l'Église et les groupes d'intérêt apparentés avaient lutté contre l'établissement d'un ministère de l'Éducation. Les récents affrontements autour de la confessionnalité des commissions scolaires et autour de l'avortement témoignent d'une reviviscence des lobbies catholiques.

[4] Avant cette loi, les Québécois qui désiraient divorcer devaient s'adresser directement au Parlement canadien.

[5] La loi d'aide sociale seconde formule (1969) est promulguée en même temps que la loi du divorce est appliquée au Québec. Le législateur avait-il prévu le nombre toujours grandissant de familles monoparentales à chef féminin qui allaient devenir prestataires de l'aide sociale ? Sans doute pas (voir Drolet et Lanctot 1984).

[6] Il ne faut cependant pas en conclure que l'aide sociale est incitative à la séparation, au divorce ou à la maternité célibataire : cette question, extrêmement délicate, n'a pas été étudiée de façon suffisamment approfondie au Québec, malgré quelques efforts en ce sens (par exemple Lefebvre 1980). Une étude américaine récente portant sur les familles noires démontre clairement qu'entre 1955 et 1980, c'est le défaut de pourvoir des pères et maris qui incite les mères à se séparer et à devenir prestataires des programmes de bien-être (Darity et Myers 1984). Ces résultats concordent avec nos données recueillies auprès de femmes chefs de familles monoparentales au Québec (voir Dandurand et Saint-Jean, à paraître).

[7] En particulier les médecins, mais surtout après 1970. Cf. Guyon et al. 1981.

[8] L'analyse des groupes de classe et de sexe touchés par cette « démocratisation » de l'éducation laisse voir que ce sont les filles, en particulier les filles de classes populaires qui composeront la nouvelle clientèle de l'enseignement supérieur en 1978 (Dandurand, Fournier et Bernier 1980 : 120, 121).

[9] Ainsi dans leur étude sur Les comportements économiques de la famille salariée au Québec, Tremblay et Fortin expliquent que « la famille incomplète » (comme la famille « qui n'est pas canadienne-française » et celle qui a un « revenu élevé ») est un « type de famille » à « comportements déviants » (1964 : 325). Ces « sources de déviation » ont donc été éliminées de « l'univers à échantillonner » (p. 328). Pourtant, au recensement de 1961, plus de 11% des familles parentales n'avaient qu'un seul parent pour chef (Dandurand 1982 : 162). Soulignons également que dans son étude sur La famille au Canada, Elkin s'intéresse aux dissolutions matrimoniales dans un dernier chapitre, au titre évocateur : « la famille non normale » (1964 : 149-188).

[10] Surtout des bûcherons ou travailleurs forestiers et des journaliers, à mi-temps « chômeurs » (1973 : 67).

[11] Ann Whitehead a développé de façon fort intéressante cette perspective dans son étude d'un village du Herefordshire (1978). Mais la sphère féminine est bien davantage documentée que dans la monographie de Dequen.

[12] Y eut-il à Dequen, comme à Boisvert (voir Allard 1961 : 62), la possibilité pour les femmes de faire du travail salarié à domicile, tel que couture et tissage « pour les autres », vente de produits de beauté ? Verdon signale que les fermières vendent les produits de la cueillette (petits fruits), de l'horticulture et de l'élevage domestique, et s'en font un revenu d'appoint qu'elles destinent à la consommation domestique (1973 : 117). Mais qu'en est-il des épouses de salariés ?

[13] Que signifie cette « négligence vestimentaire » ? Verdon laisse entendre que la femme se relâche, découragée par sa solitude. Ici, on trouve dommage que J'ethnologue n'ait pas cherché à comprendre plus avant la situation des femmes à Dequen.

[14] Cette observation de Moraux rejoint bien les paroles que prête le romancier Gérard Bessette au personnage de Rose Bouthillier, la logeuse du Libraire : « Quand j'ai dû me séparer de mon mari parce que c'était vraiment intenable - un saligaud de la sorte ! - ne pensez pas que ça a toujours été rose. Si vous aviez entendu les papotages !... Tellement que, croyez-le ou non, j'avais presque peur de me montrer dans la rue... On me dévisageait avec un air !... Je n'en savais plus où me mettre... » (1968 : 117).

[15] Et combien sont-elles à ne pas avouer ? Et à ne pas savoir ?

[16] Selon les historiennes du collectif Clio (1982), c'est une évolution amorcée avant les années 60.

[17] Ce néologisme, utilisé parfois par des journalistes, signifie la fuite des hommes devant les responsabilités paternelles (voir Dandurand 1982 : 201).

[18] Marc-Adélard Tremblay, auteur avec Gérald Fortin des Comportements économiques de la famille salariée au Québec (1964), confirme cette assertion, qu'il nuance toutefois dans un autre écrit : le père détient l'autorité par tradition ; la mère détient le pouvoir car elle administre le budget familial (Tremblay 1966). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[19] Condition qui n'est pas nouvelle d'ailleurs et date au moins du XIXe siècle (Pilon-Lê 1981). Mais ces familles, avant Fortin, ne furent ni modèles littéraires, ni objets d'observation scientifique.

[20] Dans une analyse critique sur le « pouvoir » des femmes au sein des familles urbaine et rurale du XIXe siècle, Louise Tassé (1983) a bien montré comment ce pouvoir est idéologique puisque les femmes ne constituent pas un groupe social dans la société civile.

[21] Pour le Québec pré-industriel (le « Moyen Age »), Nicole Laurin-Frenette (1978 : 86) a présenté une interprétation de « l'autorité spécifique de la femme, dans la famille (comme venant) surtout du fait que c'est à partir de cette place (celle de la mère) qu'est assurée l'articulation structurelle de l'unité familiale à l'Église comme appareil général de contrôle et de reproduction ».

[22] Le matricentrisme observé au Québec par Gagnon et Moreux est à rapprocher de l'importance accordée à la mère (mom) dans la famille ouvrière londonienne : voir Young et Willmott (1957). Nicole Gagnon avait d'ailleurs elle-même suggéré le terme matricentrisme (1967) après avoir parlé de matriarcat (1964).

[23] Malheureusement, les aspects affectifs des rapports matrimoniaux ne sont à peu près pas abordés par l'ethnosociographie. On commence seulement à analyser la question de la « production du sentiment amoureux » : voir Dayan-Herzbrun 1982.



Retour au texte de l'auteure: Renée B.-Dandurand, anthropologue, INRS-culture Dernière mise à jour de cette page le vendredi 24 août 2007 8:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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