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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Arcand, “Vers une analyse anthropologique de la pornographie: notes préliminaires au début d'une recherche.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 7 no 2, été 1983, pp. 29-45. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval.

Bernard Arcand

Anthropologue, professeur émérite, département d’anthropologie,
Université Laval.
 

Vers une analyse anthropologique
de la pornographie:
notes préliminaires au début d'une recherche
.” [1]

 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 7 no 2, été 1983, pp. 29-45. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

 

Résumé / Abstract
Prologue
Introduction
 
Les aspects que nous croyons connaître
L'image mâle d'une femme mâle.
Les débats féministes
Le regard philosophique
Vers une anthropologie de la pornographie
 
BIBLIOGRAPHIE

 

Résumé / Abstract 

Vers une analyse anthropologique de la pornographie

 

Après un survol critique de la littérature et des débats sur l'obscénité, le sexisme et la violence de la pornographie en Occident, l'auteur suggère qu'une analyse anthropologique du phénomène révélerait un fait social caractéristique d'une période historique marquée par l'atomisation des rapports sociaux immédiats.

 

Towards an anthropological analysis of pornography 

Following a critical review of the literature and debates on the obscenity, sexism and violent nature of pornography in Western societies, the author suggests that an anthropological analysis of the phenomenon would reveal a social fact typical of a period of history characterized by a massive and extreme simplification of immediate social relations.

 

Prologue

 

Les Sherente du Brésil central ont choisi deux animaux, le jaguar et le tamanoir, comme résumant à merveille deux modes de vie radicalement contrastés. Le jaguar est compris grand chasseur, grand mangeur et grand baiseur, vivant dans un milieu social fondé sur l'échange, l'alliance et la réciprocité. Le tamanoir, chasseur et mangeur de fourmis, le plus ridicule des gibiers, est un animal dit asexué et solitaire. Autre contraste, le tamanoir vit très vieux et est peut-être même immortel. Dans les duels mythiques entre les deux animaux, la mort a toujours raison en dernière instance, comme disaient Staline et Ingmar Bergman, et le tamanoir sort toujours vainqueur. 

L'opposition entre jaguar et tamanoir se donne sous forme de choix aux Sherente. Lors de la cérémonie du padi (Nimuendaju 1942 : 68-70), les Sherente se proposent à eux-mêmes les deux modèles et optent pour le jaguar : les humains seront donc des êtres de société, mangeurs et baiseurs, mais ils seront aussi mortels. Les Sherente refusent l'immortalité au prix d'une vie qui leur paraîtrait minimale (Portante 1977). 

Le phénomène récent de la prolifération commerciale de la pornographie en Occident semble être le symptôme du choix contraire à cette question que les Sherente posent si clairement. La pornographie est affaire de tamanoir.

 

Introduction

 

Entreprendre une analyse anthropologique de la pornographie en Occident en considérant d'abord les discours des Occidentaux sur la question, rendra vite évident que le sujet leur est difficile. La sexualité est ici un sujet tabou et sa représentation génère des émotions fortes : l'extase, la gêne, l'hilarité, le choc ou la rage. La pornographie, en particulier, est souvent reçue par le rire ou les grincements de dents. La sexualité demeure ce qui devrait être privé et son exposition publique la rend obscène et la pornographie est donc d'emblée du côté de l'impur, de la cochonnerie, du grossier et du mal. 

Le sujet est délicat, il fascine ou dégoûte, et puisque l'obscène doit demeurer secret, c'est aussi ce dont on ne veut pas parler. Comme le bol des toilettes qui, parce que honteux, demeure l'objet le plus mai conçu et mal dessiné de nos espaces domestiques, la pornographie est le plus souvent mal faite, médiocre et pour consommateurs dont la bêtise ne cesse d'étonner. Les divers commentaires sur la pornographie reflètent souvent cette même honte du sujet intraitable. 

Voilà qui en fait un excellent test de méthode. Génératrice de passions, la pornographie est d'autant difficile à comprendre et il y a probablement peu de champs d'étude où on se soit permis aussi légèrement le trucage des données empiriques, les citations tronquées ou les affirmations gratuites. C'est que les débats sur la pornographie ne relèvent pas essentiellement de la science mais de la morale et de visions politiques de la société. Le résultat est un foisonnement d'opinions et d'intuitions parfois fort intéressantes, mais, sauf quelques rares exceptions, très peu d'enquêtes dont le sérieux ne peut être mis en question. Par exemple, malgré une littérature sur le sujet déjà considérable, nous ne disposons encore d'aucune véritable ethnographie de la pornographie en Occident. Ce qui nous mène à parler de ce que nous connaissons assez mal. 

En plus du tabou social entourant l'empire des sens, la gêne des analystes vient aussi de ce que la pornographie a parmi ses effets celui de stimuler l'imaginaire et que c'est là un mécanisme complexe au sein d'un domaine que nous avons toujours beaucoup de mal à saisir. Entre l'image obscène et la jouissance sexuelle intervient le jeu de l'imagination qui aura à parcourir le plus long chemin. Et le fantasme semble pouvoir mener n'importe où : au plaisir comme à l'horreur. C'est ainsi qu'une même image sera pour l'un prélude à des ébats jouissants et pour l'autre prélude au cauchemar du viol. L'étude de ce mécanisme appartient en partie à la psychologie et les sciences sociales y paraissent souvent mal à l'aise. 

Par ailleurs, tous ces malaises ne sont probablement pas étrangers à l'échec de la plupart des tentatives voulant définir la pornographie en lui attribuant un contenu distinct et particulier. C'est là le travail habituel des juristes et des censeurs qui doivent tracer, souvent avec une minutie épidermique, la limite du socialement acceptable : il leur faut opérer avec une définition précise de l'obscénité, qui ne semble avoir d'autre destin que d'être constamment et chaque fois remise en question. En général, les commentateurs n'atteignent jamais la précision du censeur et se satisfont plutôt de quelques vagues distinctions entre l'érotisme, contre lequel personne ne s'élève, et la pornographie à la défense de laquelle nul ne s'abaisse. D'autres refusent toute définition :

 

« Je ne m'attarderai pas aux multiples difficultés de définir la pornographie. Cette rhétorique, dont on abuse, contourne les questions fondamentales et justifie la passivité. D'ailleurs, quand bien même je proposerais trente définitions, elles ne satisferaient personne. Celles qu'on retient sont toujours les définitions formulées par les gens du pouvoir. Est-il réaliste de s'attendre qu'ils proposent ou adoptent des définitions qui servent les intérêts des contestataires et des personnes exploitées, en l'occurrence des femmes ? » (Carrier 1981 : 6)

 

Il est pourtant essentiel de connaître pourquoi une société attribue ici ou là le sceau du pornographique et savoir ce qu'on veut promouvoir, tolérer, contester ou interdire. Les critères de sélection sont en fait notre seule prise sur la pornographie comme phénomène social. 

Éliminons tout de suite les critères individuels qui définissent le pornographique comme pouvant être n'importe quoi : du vieux juge américain disant que c'était tout ce qui lui procurait une érection jusqu'à la téléspectatrice protestant contre l'obscénité dans laquelle sombre « l'homme invisible » chaque fois qu'il enlève ses bandeaux. À ce niveau, le seul déterminant demeure l'oeil du voyeur. 

Phénomène social, la pornographie est une représentation de la sexualité humaine produite et consommée en masse. Elle ne constitue évidemment pas le seul discours occidental sur la sexualité (entre autres, la religion, l'art, la criminologie et la biologie en parlent beaucoup), mais elle seule a pour fonction de transgresser un interdit. La pornographie, par définition, va trop loin. Et ce trop loin est de ne parler que de sexe, sans mise en place, sans contexte, sans autre référence.

 

« Bref, ce ne sont plus les corps qui sont obscènes, c'est la gratuité de leur ostentation. Du dévoilement lui-même, le grief se déplace vers son absence de signification. Pour mériter l'épithète de cochon, il faut être deux fois dévêtu : d'habits et de transcendance. » (Bruckner et Finkielkraut 1977 : 56)

 

À chaque moment de l'histoire, sera déclaré pornographique ce qui sépare le sexe de ce qu'on perçoit être ses attributs essentiels, ce qui lui retire trop de transcendance. Au cours des derniers cent ans, l'Occident passe ainsi de l'obscénité de presque toute nudité hors de la chambre matrimoniale, à l'acceptation de la nudité lorsqu'indigène (National Geographic), à l'interdit de représenter le sexe pédophiliaque. La nature des référents externes varie avec les époques mais ils appartiennent tous à un même continuum évolutif vers une représentation purement matérielle de la sexualité : le jeu de parties de corps. 

Aujourd'hui, cette même attribution de transcendance pousse à voir une différence entre le David de Michel-Ange et une photo de Burt Reynolds posant nu dans Playgirl. Elle explique comment l'artiste américaine Judy Chicago peut rendre hommage à des femmes célèbres en représentant leur vagin sur des assiettes et pourquoi la même oeuvre de la main de Hugh Hefner aurait été comprise différemment (English 1980 : 25). C'est aussi la transcendance qui permet de comprendre qu'une image de femme déshabillée, battue et mise à mort peut être déclarée carrément pornographique, tandis que celle d'un homme déshabillé, battu et mis à mort peut n'être ni pornographique ni même érotique si l'individu en question est cloué à une croix dans toutes les églises de la chrétienté. 

Il serait donc relativement facile d'être pornographique puisque, comme disait Herbert Marcuse (1963), toute la puissance de la moralité joue contre l'usage du corps comme simple objet, instrument de plaisir. Le sexe doit toujours révéler quelques valeurs supérieures et la sexualité doit toujours être dignifiée par l'amour. Le fait que nos analyses, ajoute Susan Sontag (1967), se résument à une alternative entre le réductionnisme psychanalytique et le vocabulaire religieux est encore un écho de la dénigration de l'expérience du sexe dans cette culture où il n'y a que l'imagination religieuse qui soit culturellement crédible comme totalité. 

C'est aussi Susan Sontag, je crois, qui disait combien il est difficile de parler du mal lorsqu'on a perdu les mots religieux et philosophiques pour le faire. Dans un premier temps, il faut voir comment les experts occidentaux, les ethno-scientistes, réussissent à parler du mal. Ensuite, considérer le débat suscité par la pornographie comprise comme discours idéologique sur les rapports entre les sexes. Enfin, chercher à saisir la pornographie comme fait de société et l'essor de sa commercialisation à un moment historique particulier.

 

Les aspects que nous croyons connaître

 

Malgré l'abondance de la littérature sur le sujet, la pornographie demeure mai connue car trop souvent les auteurs nous offrent soit un commentaire étroit, une opinion aussi ferme que toute faite, ou l'analyse de quelque oeuvre particulière dont la représentativité fait doute. Les acquis sont rares et on peut rapidement en dresser la liste. 

D'abord, l'industrie existe et a connu une expansion remarquable au cours des vingt dernières années. En Amérique du Nord, on avance couramment le chiffre d'affaires annuel de cinq milliards de dollars ; ce qui est certes considérable, mais ce qui représente seulement 2,8% du marché de l'alcool aux USA. De plus, l'industrie a des effets économiques indirects, au moins sur le tourisme (par exemple, à Cuba avant la révolution et au Danemark vers la fin des années soixante) et sur le développement technologique ; la mise au point de techniques d'enregistrement vidéo et, plus récemment, de la caméra permettant le développement de photos sans devoir recourir aux services d'un laboratoire. 

Nous savons aussi que ces nouvelles techniques d'enregistrement, de reproduction et de diffusion d'images, rendent l'audiovisuel équivalent du livre et font passer tout un genre pornographique du domaine public au privé ; ce qui annonce probablement la mort prochaine des cinémas spécialisés et ce qui rend aussi toute tentative de censure beaucoup plus ardue sinon futile. 

D'autre part, quoique la preuve n'en soit pas encore faite, il semble raisonnable de prendre pour acquis qu'il y a eu démocratisation de la pornographie en Occident. Autrefois réservée dans ses expressions les plus élaborées aux salons de la haute bourgeoisie, la pornographie est progressivement devenue plus accessible à tous et les prolétaires, qui n'avaient de pornographique qu'un répertoire d'histoires cochonnes, peuvent aujourd'hui consommer de l'oeil une multitude de corps spectaculaires jadis réservés aux puissants. 

Par ailleurs, une ethnographie complète de l'industrie nous dirait qu'elle a voulu tout offrir. Partant de la conviction que les comportements sexuels vécus couvrent effectivement toute la gamme des variations connues et croyant qu'il existe un marché pour la représentation de toutes ces performances, l'industrie en a offert toutes les images. Au point où, ne travaillant souvent qu'au niveau des corps, la pornographie est vite devenue un champ clos et épuisé. Une amie qui collaborait à la préparation du film danois « La vie sexuelle de Jésus-Christ », lequel fit scandale sans jamais être tourné, disait l'inquiétude des producteurs de pornographie : « Lorsque vous avez montré toutes les combinaisons possibles de corps humains, exploité toutes les espèces animales avec qui une relation est physiquement possible et exploré en détail toutes les perversions connues, vous faites quoi  ? » Les producteurs ont tout fait cela et demandent quoi faire maintenant. Car malgré tout ce qui peut être dit sur le rôle de l'artiste comme explorateur du nouveau, du plus dément et du plus outrancier, la pornographie limitée au jeu mécanique des corps est un champ vidé et l'industrie semble devoir épuiser son marché par saturation : si l'exemple du Danemark vaut pour la plupart des pays où le phénomène est plus récent, il semble qu'une fois dépassé le boom de la nouveauté et du plaisir de transgresser un interdit, la clientèle baisse et se stabilise entre 12 et 15% de la population et l'industrie doit s'ajuster à ces consommateurs réguliers. 

Ces quelques acquis paraissent toutefois négligeables devant l'importance que la littérature accorde à la question très vaste des impacts sociaux de la pornographie. La plupart des intervenants s'inquiètent des effets de la consommation de masse d'images fantasmatiques et les Occidentaux, longtemps habitués à distinguer le vécu de l'imaginaire, semblent passionnés par leurs rapports possibles. Nulle question n'a été plus étudiée et moins résolue (Chartrand 1980) et, malheureusement, les réponses les plus contradictoires et les moins démontrées sont souvent présentées comme certaines. Néanmoins, la question demeure centrale puisque sa réponse devra fonder toute politique sociale raisonnée sur la pornographie. 

Mise à part la boutade de Gore Vidal disant que « La pire chose que l'on puisse dire de la pornographie, ce n'est pas qu'elle pousse à commettre des actes sexuels (antisociaux), mais qu'elle pousse à lire toujours plus de livres pornographiques » (1980 : 25, cité par Chabot 1981 : 107), les positions extrêmes vont de celle qui, s'appuyant sur les conclusions de la Commission américaine d'enquête sur l'obscénité et la pornographie (1970) et en particulier les rapports sur le Danemark préparés pour cette commission par Kutschinsky (1971), conclut que la pornographie n'a qu'un impact insignifiant sur la société, jusqu'à la position inverse, défendue entre autres par Eysenck et Nias (1978), selon laquelle la pornographie a le pouvoir très réel de modifier le comportement des consommateurs. Entre ces deux conclusions inverses, la littérature abonde de travaux divers par des psychologues ayant mené des tests limités qui généralement nous apprennent moins sur les impacts sociaux de la pornographie que sur les fantasmes de leurs cobayes, étudiant(e)s en psychologie dans les universités américaines. Ces études, souvent conduites avec une rigueur expérimentale exemplaire, demeurent si partielles que leur valeur de généralisation semble à jamais hors d'atteinte. 

Bref, il ne parait pas exagéré de croire que rien n'est encore démontré et que même si les recherches sur les corrélations possibles entre la pornographie et les crimes sexuels ou la violence sociale devaient se poursuivre, la réponse se sera jamais satisfaisante puisque la question est mal posée et qu'il est probablement absurde de prétendre isoler un seul facteur déterminant d'un ensemble complexe de comportements sociaux. Sans reformulation, la question promet d'entretenir longtemps la confusion, dont nous avons eu récemment un exemple au Québec lors de l'émeute à la prison d'Archambault, à la suite de laquelle certains ont affirmé que les spectacles de strip-tease qui y étaient présentés avaient sans doute contribué àla déshumanisation du milieu carcéral qui a mené à l'émeute, aux meurtres et aux représailles, tandis que d'autres ont souligné qu'au moment même de l'émeute, les prisonniers d'une aile adjacente ne se sont pas joints aux émeutiers parce que trop occupés à visionner un film pornographique. 

Cependant, lorsque le débat devient public, les hésitations scientifiques sont écartées et il est fréquent d'entendre soit que s'inquiéter de la pornographie n'est que tartuferie, soit, comme le disait J.E. Hoover feu-directeur du FBI, que la pornographie est évidemment responsable des crimes sexuels. Ainsi engagé, le procès de la pornographie risque d'être long. Et difficile, quand on sait qu'elle est traditionnellement nocive : lieu de la dépravation, de la promiscuité, contrôlée par la mafia, elle brise la famille, donne des boutons, rend aveugle et souvent fait mourir. A ce procès mal engagé, certains tribunaux américains ont apporté récemment une conclusion prudente en décidant qu'en l'absence de preuve de l'impact social de la pornographie, il serait plus sage de ne courir aucun risque ; une attitude qui ne devrait être louangée que si on accepte de l'étendre aussi à la consommation de produits pharmaceutiques et à tout le secteur de la santé au travail. 

En profil de ce débat sur les impacts possibles de la pornographie, on retrouve deux thèses beaucoup plus générales sur la nature des liens entre le vécu et l'imaginaire. D'une part, une interprétation qui rappelle les premiers énoncés du fonctionnalisme : la pornographie prise comme reflet de la réalité, l'image de rapports entre les sexes correspondant à des rapports réels, avec l'inégalité et la violence que ceux-ci impliquent. Cette thèse mène la plupart de ses tenants à vouloir transformer, en même temps et dans le même sens, les rapports quotidiens et l'image qu'en donne la pornographie. Il est même particulièrement important de transformer l'image pornographique puisque, comme Malinowski le disait du mythe (1931), elle a rôle d'enseignement et constitue une charte de moralité qui sert à maintenir l'ordre établi en reflétant ce qui est et donc ce qui devrait être. 

Il y a aussi, par contre, la thèse de la pornographie comme idéologie déformante, masque de la réalité : le rêve utopique d'êtres frustrés et, plus spécifiquement, d'hommes insatisfaits de leurs rapports avec les femmes. Vu ainsi, le rôle social de la pornographie devient fort différent et certains y voient même l'avantage d'offrir une catharsis, comparable à celle que Freud attribuait au rêve. Sur la base de cette deuxième thèse, la critique insiste principalement sur l'importance d'éliminer ce besoin morbide de fantasmes afin d'atteindre une conscience plus vraie de la sexualité humaine. 

Ces deux approches contradictoires filtrent tout le débat actuel sur la pornographie, lequel naît d'un autre acquis que je mentionne ici en dernier, pour introduire la prochaine section, mais qui pour la majorité saute aux yeux : la pornographie est affaire d'hommes, non pas simplement parce qu'ils en sont les producteurs (ce qui est aussi vrai de la plupart des autres biens de consommation), mais surtout parce qu'ils en sont très majoritairement les principaux consommateurs. Ce que nos sociétés déclarent pornographique est en général un produit à l'intention des hommes qui traduit une idéologie particulière de la sexualité et du rapport entre les sexes. C'est précisément ce qui inquiète et ce qui fait naître le débat et la contestation. Mais il y a plus. Malgré le fait que la pornographie, discours particulier de la société occidentale, n'échappe pas aux valeurs courantes et promeut l'ambition, la compétition, le sexisme et le racisme, malgré qu'elle impose, comme les manuels scolaires, les partis politiques, le monde des affaires et bien d'autres lieux, une image de la femme que plusieurs trouvent dégradante, la pornographie conserve une double spécificité. D'une part, elle paraît hors d'atteinte à la moitié de la société, faisant figure de club privé où les hommes peuvent à loisir discourir sur les femmes ; un club d'autant plus dérangeant qu'il n'est privé que de fait et ne manifeste jamais, contrairement à l'Église ou l'État, le besoin d'interdire aux femmes d'y entrer. D'autre part, ce qui est particulier à la pornographie et ce qui choque tant, au delà de ses préjugés et de sa stupidité, c'est aussi qu'elle parle essentiellement et directement de cul. Nous y reviendrons.

 

L'image mâle d'une femme mâle.

 

Avant de chercher à résumer le débat sur la pornographie au sein du mouvement féministe, il est nécessaire d'ouvrir une brève parenthèse afin de dissiper ce qui semble être un malentendu. Pour éviter une critique trop facile de la contestation féministe, il faut revoir où ont mené les analyses de l'image de la femme dans la pornographie. 

Le malentendu vient de ce qu'on entend par violence. Certaines dénonciations, par exemple celles de Dworkin (1979) et de Klein (1981), présentent la pornographie comme l'étalage interminable de femmes battues, torturées et même, dans le célèbre film « Snuff », mises à mort devant une caméra ou dans une littérature au service de mâles assoiffés de violence contre les femmes. Malgré l'absence de statistiques fiables, tous les observateurs sérieux s'accordent à dire que cette description est juste, tout cela existe, mais ne rend compte que d'environ 20% de la production pornographique courante. Même s'il semble y avoir eu une expansion du genre dans les dernières années (pour atteindre ce 20%), réduire la pornographie à une représentation de sévices physiques infligés à des femmes donne prise à une critique facile en oubliant que si la France peut-être demeure fixée sur Sade, les Anglais ont le malaise ailleurs et gardent un excellent souvenir des fessées du Public School, tandis que les Japonais rêvent de violer des adolescentes et que les Américains n'ont jamais vraiment dépassé le niveau mammaire. Dans une entrevue récente (Georgakas 1983), Bonnie Klein, à qui le journaliste adresse cette critique, admet que son film accorde une importance démesurée aux descriptions de violence physique et explique son parti-pris en disant que ces images ont une valeur esthétique plus forte et aussi parce choquée par ses images, elle se sentait incapable de s'en dégager pour retourner à d'autres genres pornographiques. 

La transformation du mouvement américain des « Femmes contre la violence dans la pornographie » en « Femmes contre la pornographie », ce qui n'est pas du tout la même chose, devrait nous dire une fois pour toutes que la pornographie n'est pas que violence physique et que la violence n'est pas que physique. 

L'image dominante de la femme dans l'ensemble de la production pornographique ne la réduit pas simplement à être battue, ni même passivement soumise, disponible et obéissante aux désirs des hommes (Lemire et al. 1980). Le stéréotype semble plus complexe et, diraient certains, la violence plus subtile. D'abord, il y a une apparente contradiction :

 

« C'est curieux ce mélange de surévaluation dans le fantasme et la dévalorisation dans le réel. Je me dis que si la femme veut reprendre sa place politiquement et socialement, il y aura une sacrée démystification à faire dans le fantasme, Elle est si ÉNORME qu'elle en est apeurante. Je trouve qu'au niveau mythique le phénomène de la porno exprime primitivement une sorte de fascination terrifiée du féminin. » (Tremblay 1981 : 55)

 

La contradiction naît d'un grossissement qui n'aide en rien à mieux voir. Cette femme énorme qui prend tout l'espace pornographique a toutes les allures connues d'un homme. C'est une femme imagée par et pour des hommes qui ne disent sa sexualité qu'en termes familiers. L'héroïne de la pornographie est une femme insatiable, active au point d'être agressive et qui multiplie les orgasmes aussi rapides et évidents que ceux du mâle (les héroïnes de Sade « déchargent » en jouissant). 

Le thème dominant de l'imaginaire mâle commercialisé est moins la femme enchaînée que la femme déchaînée, celle qui fait les premiers pas, lui fait constamment l'amour et en dégage une satisfaction certaine et compréhensible par lui. Pour ajouter au plaisir, l'homme ne sera pas que passif, il devient l'amant superbe et désiré qui réussit chaque fois à les satisfaire toutes. Voilà la misère de cet imaginaire, pour qui l'érotisme de l'autre sexe n'a rien de mystérieux. 

Si elle est différente de celle qui soulève les protestations les plus courantes aujourd'hui, cette image de la femme n'est sûrement pas moins inquiétante. D'abord, la représentation de femmes dont la sexualité devient, par miracle, toute masculine, constitue un effort tout à fait partial de mystification :

 

« Double subterfuge de la pornographie : naturaliser la masculinisation de la femme ; renverser le ressentiment (impuissance et rancoeur) qu'engendre son autonomie érotique en exigence de libération. Dicter la femme, et, cette dictée, lui donner le pouvoir d'une norme et la valeur d'une émancipation. » (Bruckner et Finkielkraut 1977 : 70)

 

Anne-Marie Dardigna va beaucoup plus loin lorsqu'elle constate, à la fin d'une analyse qui ne couvre pas le champ entier de la pornographie mais les oeuvres pourtant particulièrement violentes de Klossowski, Bataille, Réage et Robbe-Grillet, que le point d'aboutissement de tout cela n'est pas tant la domination de la femme ou une quelconque remise à sa place que son exclusion :

 

« Sur la scène érotique, l'échange ne se produit pas entre un homme et une femme, mais entre deux hommes, et l'être féminin n'intervient qu'en instrument de cet “échange”. » (Dardigna 1980 : 299)

 

On a déjà dit, avec raison, que la pornographie était égalitaire : les deux sexes y sont phalliques. Le coup d'oeil pornographique ne méprise pas la femme, il l'extermine :

 

« Sous ce regard, le corps féminin disparaît dans l'inversion et le travestisme : ce qui est vu à sa place c'est une femme phallique, porteuse d'un clitoris-phallus, une femme-mâle qui bande, éjacule et que l'on sodomise... Ce qu'un homme souhaite trouver en face de lui, c'est un autre homme. » (Dardigna 1980 : 324)

 

C'est à partir de cette conclusion et au sujet de cette violence radicale et toujours mortelle que devrait être engagé le véritable débat social sur la pornographie.

 

Les débats féministes

 

Le mouvement féministe est aujourd'hui un des rares mouvements politiques à vouloir explorer systématiquement les tabous et interdits sociaux et c'est peut-être celui qui a le plus à lutter contre la censure. Il a toujours eu comme objectif, entre autres, de comprendre les dimensions politiques de la sexualité, du désir sensuel, du fantasme et de l'érotisme personnel. La tâche est considérable et ce serait faire injure à l'intelligence et à la richesse du mouvement que de n'entendre qu'un seul discours féministe sur la pornographie. L'histoire récente du débat montre l'existence d'un consensus contre la pornographie vers la fin des années soixante-dix et une rupture de cette unanimité dans les toutes dernières années ; ces deux moments sont admirablement résumés dans deux numéros de la revue américaine MS, ceux de novembre 1978 et de mars 1982. 

L'argument qui servit à rallier le mouvement féministe américain vers la fin des années soixante-dix décrit la pornographie comme un acte éminemment politique, qui sert de base idéologique à l'oppression des femmes et qui en lui-même constitue un acte de violence contre les femmes. Pour Kathleen Barry (1979), la pornographie est un exemple de sadisme culturel : un ensemble de pratiques qui encouragent la violence sexuelle et maintiennent la domination sexuelle des femmes, une idéologie née avec Sade et rendue socialement acceptable par Freud. La pornographie doit être dénoncée parce qu'elle agresse les femmes, dans les scènes de violence, bien sûr, mais aussi dans cette constante disponibilité de la femme objet de plaisir. À la limite, pour Susan Griffin (1981), toute pornographie est sadique, car de se déshabiller en public demeure dans notre culture une humiliation méprisante. 

Cette argument repose sur la thèse que la source principale de l'oppression des femmes vient de leur terrorisation par les hommes. La pornographie est donc avant tout un instrument de terreur. Les principaux porte-paroles de cette dénonciation sont Kathleen Ba", Mary Doly, Susan Brownmiller et Andrea Dworkin, et l'argument se trouve présenté dans le numéro de novembre 1978 de la revue MS, puis développé dans la série d'articles colligés par Lederer (1980). 

Cependant, alors que le mouvement féministe demeurait uni et solidaire pour réclamer le droit à l'avortement, le contrôle par les femmes de leur corps, la lutte contre le viol et la fin de plusieurs injustices, un désaccord est né à l'intérieur du mouvement autour du débat sur la pornographie. Il y a eu contestation de ce qui était alors la position unique et claire du féminisme, ce qui devait soulever des questions nouvelles et amener le débat sur un tout autre plan. 

Cette contestation est résumée dans le numéro de mars 1982 de MS (Ehrenreich, Hess & Jacobs 1982) : l'anthropologue Gayle Rubin remet en question tant la stratégie, en demandant s'il ne serait pas plus utile d'attaquer le véritable sexisme plutôt que l'imaginaire, que la théorie, en suggérant que si la pornographie n'est que le reflet de l'ordre social elle ne changera qu'à la suite d'une transformation réelle des rapports sociaux concrets ; Lindsy Von Gelder demande pourquoi elle devrait avoir honte de la stimulation sexuelle que lui procure la pornographie, même ses manifestations les plus violentes qui n'ont pourtant rien à voir avec ses propres désirs ; Pat Califia se déclare adepte du sadomasochisme et demande de quel droit le mouvement peut-il lui imposer une conduite politiquement correcte si, elle, veut explorer à fond toutes les dimensions de la sexualité féminine ; d'autres voient mal comment le mouvement pourrait, mieux que la religion ou le conservatisme, justifier une censure des fantasmes féminins. L'anthropologue Rayna Rapp prédit que le mouvement devra faire face à des « débats douloureux » et les auteurs de l'article, conscientes de l'importance de cette contestation de la part de féministes très engagées, concluent simplement que « Nobody said it would be easy ». 

Cette hésitation au sein du débat féministe a le très grand mérite de rejoindre sous un angle nouveau la question fondamentale de la différence entre les sexes. Il faut se demander si la pornographie pour hommes, nettement visible et facilement analysable, leur est à jamais réservée ou rien de plus que le symptôme passager d'une société sexiste. Peut-on imaginer la commercialisation équivalente de stimulants sexuels pour femmes et existe-t-elle déjà ?

Sans étonnement, on constate que c'est une question qui intéresse l'industrie pornographique depuis au moins vingt ans. Le profit n'étant pas sexiste, l'industrie cherche depuis longtemps à créer une pornographie pour consommatrices. C'est de là qu'ont émergé les spectacles de strip-tease mâle et des revues comme Viva et Playgirl. Il est peut-être trop tôt pour évaluer l'expérience, mais elle ne semble pas très prometteuse. Des femmes assistent aux spectacles de strip-tease (on dit même que dans certaines régions des visites sont organisées par les clubs de l'Âge d'or), mais plutôt que d'être émues ou stimulées, elles demeurent curieuses et amusées. L'expérience de Kathy Keaton, éditrice de Viva est peut-être révélatrice : elle en fit d'abord l'inversion parfaite de Penthouse, crut ensuite que ses modèles seraient plus excitants s'ils étaient dans un contexte où ils semblent actifs, plutôt que simplement nus, puis elle décida d'abandonner la nudité mâle et finalement la publication du magazine. 

Ces expériences demeurent très limitées et ne démontrent rien. Il n'est toutefois pas interdit d'émettre l'hypothèse d'une différence réelle et vérifiable entre les sexes qui ferait écho aux conclusions déjà anciennes des travaux de Kinsey voulant que hommes et femmes répondent à des stimuli différents et au « Rapport Hite » sur la sexualité féminine, dans lequel on ne trouve à peu près aucune mention de la pornographie comme stimulant. En très bref, on pourrait résumer le sens de cette différence en contrastant la poupée gonflable et la cassette érotique, ou en disant que la plupart des hommes se masturbent les yeux ouverts, tandis que la plupart des femmes le font les yeux clos. On sait déjà combien de spectatrices se plaignent de ce que dans la pornographie il n'y a plus rien de caché, rien de mystérieux, et que leurs amants ne savent pas écouter, sentir et toucher. 

Avant de voir comment cette différence a pu être expliquée, il faut ouvrir quelques brèves parenthèses qui serviront à la qualifier. 

Les travaux de Kinsey concluaient aussi que dans les réponses aux stimuli sexuels, il existe une variation beaucoup plus grande parmi les femmes que parmi les hommes qui forment un bloc plus homogène et prévisible ; par exemple, les stimuli visuels auxquels réagissent la plupart des hommes sont pour certaines femmes davantage stimulants que pour n'importe quel homme. Le constat de cette autre différence amena Kinsey à affirmer qu'il est plus facile pour les hommes de comprendre entre eux l'homogénéité monotone de leur sexualité (1954 : 488). Par ailleurs, selon ce qu'en rapporte Peter Michelson (1971), les hommes se fatiguent plus rapidement de la pornographie que certaines femmes, tandis que les couples tendent à réagir de façon similaire plutôt que selon le sexe du mari et de l'épouse. Selon Goldstein et Kant (1973), les hommes de classe ouvrière font plus souvent l'amour, se masturbent moins et sont moins stimulés par la pornographie que les hommes de classes plus élevées. Selon Béatrice Faust (1980), les femmes bourgeoises assistant à des spectacles pornographiques sophistiqués réagissent davantage comme des hommes. En somme, il y aurait au sein de la différence entre les sexes des distinctions individuelles et de classe, auxquelles on pourrait sans risque ajouter, entre plusieurs autres, les distinctions fondées sur l'âge, l'appartenance ethnique et culturelle, les convictions religieuses et l'engagement politique. 

En attendant les résultats de nouvelles recherches, nous devons procéder en maintenant l'hypothèse de la pertinence du contraste entre hommes et femmes. La différence entre leurs réactions aux stimuli sexuels peut être le témoignage d'un contraste inné et immuable ou, au contraire, le résultat d'une éducation spécifique à chaque sexe et donc issue de conditions historiques particulières. À ce débat classique, la littérature féministe offre trois arguments mutuellement exclusifs. 

Pour Barbara Faust (1980), ce qu'on nomme pornographique est évidemment affaire d'hommes parce que nous vivons dans des sociétés où les lois sont établies par des hommes et qu'elles ne peuvent donc déclarer stimulant, obscène ou cochon, que ce qui intéresse les hommes. Tout ce qui excite les femmes risque peu d'être déclaré pornographique, ou d'être même reconnu par le pouvoir. Pour Faust, la stimulation commercialisée des femmes appartient aux domaines du toucher, les crèmes pour enduire le corps et les vibrateurs, et de l'auditif, les Rolling Stones qui font jouir les adolescentes. C'est surtout une image de la sexualité, non comme spectacle explicite de performance, mais en contexte de conditionnement psychologique. 

Faust suggère d'oublier la définition sociale et sexiste de la pornographie. Si on se demande plutôt à quoi rêvent les femmes, il faut alors, dit-elle, admettre que la pornographie pour femmes existe déjà et massivement. Elle est à trouver dans les revues du genre True Love, True Confessions ou même Paris Match et dans les romans Harlequin consommés par des millions de femmes. Elle apparaît aussi dans ces récits d'un style nouvellement baptisé « l'hystérisme historique » (par exemple, la série de romans et de films décrivant les aventures de la belle « Angélique, marquise des anges »), où les consommatrices se voient offrir le spectacle d'autres femmes sexuellement très actives mais jamais responsables ; où l'héroïne baise beaucoup, pour la patrie, pour la cause, pour sauver son mari, mais jamais pour elle-même. 

Quelques similitudes frappantes valent d'être notées. Ces ouvrages, que Barbara Faust considère l'équivalent féminin de la pornographie pour hommes, sont très majoritairement consommés par les femmes et sont souvent aussi méprisés par les hommes que la pornographie par les femmes. Plus important peut-être, il est probable qu'une analyse démontrerait que les héros de ces romans sont largement féminisés, des hommes tendres, attentifs et émotifs. La différence serait alors parfaite. 

Pour Barbara Faust, le contraste est inné et immuable. Qu'elle soit due à la balance hormonale dans l'utérus, au fait de la reproduction de l'espèce ou à l'érotisme fondamental de la maternité, la différence est inoubliable. Il y aura toujours pornographie et romans Harlequin et c'est le prix à payer pour vivre une relation hétérosexuelle. 

Son argument risque peu d'impressionner un mouvement féministe qui doit se méfier de toute théorie de la différence sexuelle. La plupart des auteurs attribuent plutôt cette différence aux multiples facettes des conditions sociales qui ont, à travers une très longue histoire, fait ce que les hommes et les femmes sont devenus. De là sont développés deux arguments, parfois amèrement contradictoires. 

La première thèse insiste sur le fait que l'Occident a longtemps nié la sexualité féminine ; au siècle dernier surtout, les femmes devaient « fermer les yeux et penser à la Reine » et savoir qu'un « homme se libère de ses tensions par le sexe, tandis qu'une femme ne peut jouir tant qu'elle n'a pas réussi à se libérer du stress ». La véritable libération viendra par la conquête du droit pour les femmes à une sexualité aussi directe, immédiate et gratifiante que celle que notre modèle culturel assigne aux hommes. Il faut donc rechercher Mr. Goodbar ou le zipless fuck d'Erica Jong. Il faut comprendre que si les femmes ne sont pas stimulées par la pornographie explicite et hors contexte c'est que, culturellement formées à demeurer passives et réceptives, elles ne savent jamais à quoi s'attendre d'un homme et ont donc toujours besoin d'une mise en contexte. Et si les femmes sont encore aujourd'hui faibles consommatrices de pornographie, c'est aussi parce qu'elle est distribuée dans des endroits sordides où une femme risquerait le viol. 

L'argument devient parfois très dur face à certaines contestations. On prétendra, par exemple, que les femmes qui ont viscéralement horreur de la pornographie sont avant tout victimes d'une éducation qui leur a fait craindre le sexe comme les mauvaises odeurs. Peu vont aussi loin que Marie-France Hans (1978 : 113), qui demande, après avoir constaté que l'importance du sadisme dans les films pornographiques est parfois largement exagérée par certaines contestataires : « Est-ce dire que pour certaines femmes toute représentation de scène sexuelle éveille des résonances d'humiliation et de blessure ? »Selon elle, il ne faut pas minimiser les effets profonds d'une éducation répressive qui pousse les femmes jusqu'à trouver dégoûtant la vue de leur propre sexe. 

L'argument contraire soutient que cette vision fausse tout le problème, en plus d'être fort dangereuse. Ce serait faire le jeu de cette même éducation répressive et relancer le culte du phallus que de vouloir imposer aux femmes une idéologie sexuelle essentiellement mâle en affirmant qu'elles aiment le sexe de la même manière que les hommes. Mr. Goodbar et le zipless fuck ne sont que l'inversion banale et naïve d'un modèle masculin. Le raisonnement paraît dangereux car, mené plus loin, il arrivera à dire que l'horreur du viol est en partie due à l'éducation répressive des femmes. Au contraire, il faut plutôt changer l'éducation répressive des hommes et éliminer cette pornographie qui propage un modèle simpliste, infantile et déshumanisant de la sexualité. Plutôt que de prétendre libérer les femmes en leur imposant une apparente liberté sexuelle toute mâle, il faut surtout introduire les hommes aux plaisirs de l'érotisme féminin. 

Très grossièrement résumés, voilà où en sont aujourd'hui, me semble-t-il, les débats féministes sur la pornographie. Au delà des analyses divergentes et des propositions contradictoires visant à interdire la pornographie, à l'éliminer, à la transformer ou à se l'accaparer, le mouvement devra sans doute tout explorer et mener toutes les luttes sur tous les fronts. « Nobody said it would be easy ». 

 

Le regard philosophique

 

Certains essayistes semblent étonnés que la pornographie ne soit pas beaucoup plus violente. Produit d'une culture où « se faire baiser » est négatif, où l'agression et la violence sont socialement exprimables mais pas la sexualité, il n'est pas surprenant que la représentation du sexe, comme celles de la joie, de la mort, de l'amour ou de la réussite, s'exprime sous le couvert de l'agression et de la violence. Nos sociétés encouragent la violence et l'humiliation y est constante : en usine, à l'Assemblée Nationale, aux sports comme à l'école. 

Cette violence demeure fondamentalement chrétienne, selon Susan Griffin (1981). Elle voit une religion qui, on le sait, déteste la chair et encore plus la nature. La nature qui doit être dominée parce que terrifiante, car on sait déjà qu'elle sera toujours l'ultime gagnante. Pour Griffin, notre violence vient de cette terreur. Si, par ailleurs, la culture est donnée aux hommes, en faisant des femmes des êtres plus « naturels », la menace viendra dès lors des femmes qu'il faudra dominer. Le couple violent de la pornographie, toujours selon Griffin, n'est pas l'homme et la femme mais l'Esprit et le Corps, ce corps que le christianisme a toujours voulu punir. Pour d'autres, ce n'est pas le corps ni la nature qu'il faut dire, mais plutôt la mort qui demeure notre seule véritable inquiétude : le Marquis de Sade, lu par Simone Debout (1977-1978), est un être désespéré qui cherche à se venger de la mère qui lui a donné la mort. 

On voit déjà que le regard philosophique permet plusieurs lectures. À ce sujet, il serait sans doute intéressant de dresser l'inventaire des diverses interprétations du roman de Pauline Réage, Histoire d'O. Lire le roman à la lettre fait évidemment très mal et c'est pourquoi on a souvent dit que le pseudonyme « Pauline Réage » cachait nécessairement un homme remarquablement méprisant et sadique. Au contraire, dit Susan Griffin, l'auteur ne pouvait être qu'une femme car l'histoire en question exige une connaissance intime et parfaite du modèle de l'éducation des femmes dans notre société, c'est-à-dire leur réduction lente et cruelle à l'autisme. 

Pour Susan Sontag (1967), ces interprétations demeurent simplistes. Si le débat sur la pornographie était plus intelligent, dit-elle, il porterait sur ce vaste corpus de littérature et d'art moderne qui est intensément consacré à l'exploration de situations extrêmes. Il faut réfléchir sur l'extrémisme du roman de Pauline Réage et ses liens avec l'extrémisme du silence de John Cage, de l'opéra tout en soupirs de Samuel Beckett et des multiples expériences de l'art moderne en plein éclatement. L'exploration mène au zéro, qui est à la fois le nom de l'héroïne et le signe de son sexe : la dégradation totale, voulue, pour devenir un objet, la négation totale de la personnalité et de soi, jusqu'à la mort. Cette oblitération de soi n'est pas unique à 0, ni aux femmes à qui notre société la demande. C'est aussi ce qui est exigé des novices chez les Jésuites et des apprentis du Zen. Et c'est probablement le point qu'il avait atteint en demandant « Mon père, mon père, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » 

Par la lecture qu'en offre Susan Sontag, les oeuvres du Marquis de Sade et de Pauline Réage remettent en question tout ce pan de la philosophie occidentale, largement construit par Rousseau et Freud, qui nous fait croire que la sexualité humaine est normale et intelligible et que ses seuls problèmes sont dus à une société chrétienne trop oppressive. La vérité serait que la sexualité est d'une telle puissance qu'elle appartient d'emblée aux extrêmes de la conscience et mène, tôt ou tard, à la volonté limite et voluptueuse d'éteindre sa propre conscience et d'en finir une fois pour toutes. Sur le chemin de cette mort il y a l'imagination pornographique où tout devient l'économie maximale de l'échange sexuel : où les interdits ne tiennent plus et toutes les distinctions sont abolies, où n'importe qui fait n'importe quoi à tout le monde. Il n'est pas obligatoire d'être un passionné de l'inceste pour comprendre que cette fin est aussi un suicide de société. Il n'est pas nécessaire non plus de lire ou voir des ouvrages pornographiques pour se rendre compte, comme Bataille (1957), que cette exploration de la violence mortelle est un thème familier chez Kafka, Proust, Baudelaire et surtout dans « la plus profondément violente des histoires d'amour », Les Hauts de Hurle-Vent d'Emily Brontë. Il faut poursuivre ces explorations, disait Bataille, car c'est la seule avenue d'humanité possible. De toutes façons, la vie mène à la mort. 

D'autres disent qu'il est temps d'arrêter. Pour Kathleen Barry (1979), l'exploration des limites de l'expérience humaine et l'obligation de forcer les contradictions jusqu'à leur ultime conclusion risquent de se faire dans la dégradation et la haine d'un groupe, les femmes. Peut-être, répond Susan Sontag, mais il faut alors prendre conscience que toute expansion de l'expérience humaine, tout savoir, est toujours dangereux pour quelqu'un quelque part. Nous ne pouvons jouer les hypocrites et continuer de croire que dans tous les domaines autres que celui de la sexualité, il est permis de maintenir une confiance absolue dans la diffusion massive du savoir et dans l'extension constante de l'expérience humaine. Pour justifier un interdit de la pornographie, il faudra une censure beaucoup plus radicale car toutes nos expériences, toutes nos vérités sont ultimement suspectes et dangereuses. 

Rappelons par ailleurs, et pour ouvrir la section finale, qu'une société ne peut éviter la censure, ne serait-ce que celle de l'anti-culture. S'opposer à la censure au nom de la liberté ou du droit à une vie plus entière ne peut que déplacer la question et est en soi générateur de nouveaux interdits.

 

Vers une anthropologie de la pornographie

 

Après tout ce qui a été dit sur le sujet et avant d'entreprendre une véritable analyse anthropologique (qui sera l'objet d'un prochain travail), il faut se demander en quoi l'anthropologie, si elle reprenait certaines hypothèses laissées en suspens, pourrait contribuer à ces problématiques. 

L'anthropologie devra, comme elle le doit toujours, nous dire au moins ce qui se passe ailleurs. La pornographie au paléolithique, chez les Ainu ou chez les Touareg. Ce qu'en font et ce qu'en disent les Arapesh, qui prétendument voyaient comme si étrangères les notions de sexualité et de violence qu'ils durent apprendre des missionnaires le sens du viol. Et tous ces gens qui vivent complètement nus au soleil ? [2] 

Il faudra peut-être rappeler certaines évidences. Entres autres, redire que le rapport au corps et l'obscénité sont toujours des définitions culturelles particulières à chaque époque et à chaque société. La liste des exemples paraît interminable ; il serait facile de choisir le contraste de la société Zulu, où les jeunes femmes appartenant à la classe d'âge des vierges exhibent leurs corps en signe de chasteté et imposent à celle qui cesse d'être vierge de se vêtir comme toute femme mariée (Hastrup 1978 : 57), et de notre fréquente association de nudité publique et d'immoralité impudique. 

Parmi ces évidences il y aura aussi le scandale éprouvé par plusieurs face à l'exploitation systématique de l'immodestie, tandis qu'ailleurs on trouvera hilarant ou remarquable l'idée de pouvoir gagner sa vie en exhibant ses fesses en public et peut-être encore davantage celle de vouloir payer pour voir les fesses des autres. L'anthropologie dira que si le genre pornographique, c'est-à-dire ici le discours qui a pour principale fonction la stimulation sexuelle, a probablement toujours existé, sa production commerciale spécialisée est un phénomène rare. Il faudra revoir l'histoire du spectacle en Occident et ailleurs. 

À un regard étranger, la fascination pour l'utopie surprendra peut-être. L'utopie de l'image pornographique qui confie et confine l'univers entier au sexe et où, comme le disait Aldous Huxley, il n'y a jamais de rage de dents, ni comptes d'électricité à payer ni salle de bains à refaire. L'utopie de l'exemple de corps spectaculaires, de la jouissance immédiate et du désir perpétuel. L'utopie d'une promesse de sexe qui se transforme en droit au voyeurisme ; et même là, l'Office de Protection du Consommateur ne reçoit jamais de plaintes au sujet d'images trop peu stimulantes. Pour d'autres, l'utopie d'explorer les limites de l'expérience humaine. 

À la lecture du débat en Occident sur la pornographie, nous ne pourrons que constater comment il repose sur la nature de la division sexuelle de la société et sur les rapports entre ces sexes, questions sur lesquelles d'autres ont aussi beaucoup à dire. Les thèses de la terrorisation des femmes, de leur appartenance à un monde plus naturel, du besoin d'étendre et de contraindre la conscience humaine, tout cela et bien plus a été largement exploré ailleurs. Il serait intéressant de tracer les comparaisons qui s'imposent, mais aussi de poursuivre une question laissée en suspens à la fin de ce débat occidental : l'érotisme féminin lorsque poussé à l'extrême, débouche-t-il sur cette même envie d'auto-destruction et cette même passion de la morbidité ? En d'autres termes, Sade, Bataille et le reste, les meurtriers suicidaires, sont-ils terroristes avant tout du fait de leur hétérosexualité ? 

Par ailleurs, l'anthropologie devra trouver les mots pour dire que d'accabler la pornographie parce qu'elle réduit l'être humain à sa seule dimension sexuelle, c'est dénoncer un pléonasme. La pornographie est l'empire du sexe et tout le reste fait figure de superflu. Le réductionnisme est évident, ce qui l'est moins serait de montrer combien ce réductionnisme est à la fois exceptionnel et pas du tout spécifique à la pornographie. D'autres cultures choqueraient à coup sûr notre sens moral [3] en demandant de bien expliquer à quoi précisément tient la différence entre vendre son sexe dans un film, ses mains dans une usine, ses cordes vocales sur un disque ou son cerveau à l'université. Pourquoi, lorsqu'on proteste contre l'exploitation humiliante des gens qui travaillent en usine, on parle d'améliorer les conditions de travail sans mentionner la censure ou l'abolition de l'industrie ? Pourquoi découper le corps en parties exclusives et se permettre ensuite de dire que les playmates n'ont pas de cerveau et les profs d'université pas de sexe ? Pourquoi la prostituée se vend, tandis que la couturière détient un emploi ? C'est en soulevant ce genre de questions que l'anthropologie réussira toujours à demeurer plus obscène que la pornographie. 

La réponse nous paraîtra évidente, même si nous aurons parfois de la difficulté à nous faire comprendre des non-Occidentaux. Ce n'est pas simplement un découpage comme tous les autres que notre société impose : le sexe relève d'un très vieil interdit et a même peut-être remplacé l'âme comme essence de l'être. 

Par contre, pour comprendre la pornographie comme phénomène de société apparaissant dans des conditions historiques particulières, il est essentiel de porter attention au fait que le découpage du corps et le réductionnisme sexuel n'ont rien d'exceptionnel. La réduction de l'être humain à sa force de travail était une condition essentielle à la naissance de la société industrielle ; parce que, comme dit Marcuse (1963), il faut garder les gens au travail et que faire l'amour nuit à la productivité. Par la suite, il devient tôt ou tard possible de marchander, en plus de la simple force de travail, tout ce qui avait dû être laissé à la porte de l'usine. Et comme cette usine devient de moins en moins nécessaire, à tel point que la production sert maintenant à assurer le travail et non plus l'inverse, le contrôle social envahit des champs nouveaux où il se fait plus subtil et peut-être plus puissant. De là naîtrait la pornographie comme socialisation du fantasme. 

En ce sens, le regard étranger percevrait au cours du dernier siècle une reformulation par l'Occident des limites et des rapports entre les domaines du privé et du public. George Steiner (1965) disait que des « historiens de l'avenir »décriraient cette période comme celle d'une attaque massive sur la vie privée et que la seule vie privée nous permettant aujourd'hui d'expérimenter avec nos sentiments ne peut plus venir que de situations extrêmes : faillite, dépression nerveuse, toxicomanie, etc. L'anthropologie pourrait jouer le rôle de ces historiens à venir en démontrant, par l'exemple de la pornographie, que cette invasion est à double sens. Il y a, d'une part, l'invasion ultime du privé : au delà de la pornographie, il n'y a précisément rien de plus à montrer. Et la pornographie offre à quiconque la possibilité d'une invasion facile et immédiate de la limite du privé. 

D'autre part, la pornographie est elle-même privée. Il peut sembler étonnant que le débat sur le sujet ne parle à peu près jamais de la pornographie comme plaisir solitaire. Une analyse anthropologique devra traiter de la fabrication d'univers privés et isolables se développant en parallèle et au même rythme que l'invention du privé signalée par Steiner : dans un sens, rien n'est désormais trop privé, dans l'autre, nous le devenons tous chaque jour davantage. Les mêmes historiens de l'avenir décriraient aussi une atomisation massive des rapports sociaux. 

Cette mise en contexte de la pornographie imposera à l'analyse d'atteindre le statut de monographie générale. Il lui faudra documenter comment l'empire des sens devient de plus en plus un monde de plaisirs solitaires : la musique, autrefois un événement social, est maintenant consommée à travers un Walkman, qui a l'avantage additionnel de couper toute interférence sociale externe ; il n'y a plus vraiment de saison pour manger des fraises, comme il n'y a plus de jour précis où les fidèles doivent venir ensemble à la messe ; grâce aux progrès de J'électronique, nous pouvons déjà faire beaucoup à distance ; nos modèles théoriques n'ont plus besoin d'être les meilleurs, il suffit qu'ils nous appartiennent ; avec les progrès de l'herpès et du divorce, un sociologue prévoit la disparition de la famille aux USA en l'an 2008 ; avec une antenne parabolique on peut capter 24 heures par jour jusqu'à 280 chaînes de télévision dans une ville aussi périphérique que Québec. Il y aurait là un gigantesque programme de recherches pour démontrer que les rapports sociaux en Occident deviennent de moins en moins entiers, de plus en plus découpés et partiels, et surtout chaque jour un peu moins nécessaires. L'individu n'a déjà plus besoin que du très grand système. [4] 

Il faudra montrer aussi que cette atomisation des rapports sociaux a tous les aspects de la tolérance de tous les minoritaires et de toutes les diversions. Typiquement, ce sont les États les plus respectueux des droits des minorités et des droits des opprimés à travers le monde qui furent les premiers à tolérer, parmi beaucoup d'autres excès, la pornographie. Ces États veulent assurer le confort individuel par la contrainte sociale minimale. Il faut le dire, c'est le confort pour soi et l'indifférence des autres. 

Peut-être cette conclusion était-elle déjà prévisible dans les résultats des travaux de Masters et Johnson qui, longtemps avant le Rapport Hite, avaient démontré qu'au sein de notre culture, l'activité sexuelle de loin la plus satisfaisante est la masturbation, qui n'exige aucun compromis et ne suppose aucun partenaire. Il faudrait voir si l'Église n'avait pas déjà prévu le coup en réservant pendant longtemps à la masturbation son interdit sexuel le plus sévère et en insistant sur la chasteté parce qu'elle « est une des causes qui maintiennent dans la société l'union et la paix » (Exposition de la doctrine chrétienne 1894 : 353). 

Il faut insister sur le caractère profondément anti-social de la pornographie. Loin de l'érotisme déchaîné et violent, elle aboutit à une sexualité minimale et à l'atomisation du rapport sexuel. Par là, elle conduit à l'inverse du tabou de l'inceste qui, dit-on, introduisait le sexe à la vie de société. La pornographie cherche à l'en retirer et on passe du désir de l'autre au désir sans l'autre. 

Ce qui nous ramènera, enfin, au jaguar et au tamanoir. On s'en souviendra, le modèle d'une vie solitaire et asexuée a l'apparence du tamanoir. On dit que l'animal mange peu, n'a presque pas de sexe et se contente de vivre seul. Ce mode de vie lui assure l'immortalité et c'est en cela que le tamanoir est toujours gagnant sur le jaguar. La pornographie et l'atomisation des rapports sociaux nous font glisser vers le modèle tamanoir et nous promettent la toute puissance de la solitude. Sauf que les Sherente, lorsqu'ils choisissent collectivement de vivre comme le jaguar, savent pertinemment qu'ils n'ont jamais vraiment eu de choix et que le tamanoir est un faux modèle. Les Sherente ne peuvent que dire : puisque l'immortalité est impossible et que l'histoire finit mal, autant vivre en jaguar. Tandis que la pornographie et les rapports sociaux qui la font naître offrent l'absurde illusion d'une immortalité. La mort devient alors d'autant terrifiante que sa négation constituait le seul avantage à une vie de tamanoir. C'est probablement pourquoi, au moment même où il devient socialement permis de dire le sexe, c'est sur la mort que se transpose la censure, pour la déclarer le nouveau lieu de la plus profonde obscénité. 

(ENTRACTE) 

 

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[1] Je veux remercier Diane Fortin, Diane Lefebvre et Ginette Côté ainsi que Jacques Lemieux pour leurs généreux conseils bibliographiques.

[2] Cet article fut rédigé à Québec, en avril et mai 1983, durant 23 jours consécutifs de temps pluvieux et maussade.

[3] Comme si voulant démontrer la justesse de ce que j'avance dans les lignes qui suivent, lors d'une récente conférence sur le sujet, une auditrice me fit la suggestion d'aller vendre mon sexe plutôt que de travailler à l'université. L'argument qui suit porte sur la similitude des divers découpages du corps, tandis que la différence, elle, me semble évidente dans l'outrage que provoque un tel rapprochement.

[4] Le plus déroutant pour un auteur est de prendre conscience que si cet argument est valable, ce qu'il écrit n'a plus d'importance et que chaque lecteur pourra, plus confortablement que jamais, penser ce qu'il veut de la pornographie.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 mai 2008 9:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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