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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marges, sexe et drogues à Dakar. Ethnographie urbaine. (1993)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-François Werner, Marges, sexe et drogues à Dakar. Ethnographie urbaine. Paris: Les Éditions Karthala / Les Éditions de l'ORSTOM, 1993, 292 pp. Collection: “Hommes et sociétés”. [L'auteur nous a accordé son autorisation, le 13 avril 2022, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Marges, sexe et drogues à Dakar.
Ethnographie urbaine.

Préface

Dans cet ouvrage, Jean-François Werner explore l’espace de la marginalité urbaine. Il étudie les consommateurs de drogues dans la banlieue dakaroise, l’agglomération de Pikine.

Très peu de recherches ont été menées en Afrique sur ces marginaux, d’un point de vue anthropologique ; celles qui existent sont plutôt d’ordre psychopathologique et réalisées en milieu hospitalier.

L’importance du sujet est néanmoins évidente, dans la mesure où la marginalité, dans la plupart de ses manifestations, est révélatrice de mutations socioculturelles provoquées par des phénomènes comme l’urbanisation, qui se développe à un rythme rapide partout en Afrique.

L’explosion démographique urbaine et l’aggravation de la crise économique marginalisent des couches de plus en plus nombreuses de la population, cependant que les études sur celles-ci demeurent relativement rares.

De ce point de vue, c'est un travail de pionnier qu’a réalisé Werner. Il est pionnier, aussi, dans la manière dont il l’a conduit et par les résultats obtenus, sur lesquels nous reviendrons.

L’intérêt de l’ouvrage réside notamment dans la place importante que la vie d’une jeune femme y occupe ; la construction de sa biographie révélant son destin dramatique, sa prise en charge par l’auteur se sont réalisées à travers une aventure scientifique et humaine singulière, faisant la force de cette œuvre.

Dans l’élaboration et l’accomplissement de sa recherche en vue d’une thèse, Werner s’est voulu résolument empirique. Ce n’est certainement pas, comme il l'avance à cause d’un « appareil théorique réduit », au départ, mais c’est plutôt par tempérament et par conviction scientifique qu’il adopte cette démarche heuristique.

Il inscrit néanmoins son travail dans un cadre théorique ; il en explicite constamment les soubassements du même ordre. Mais, se méfiant des artifices de la théorie et des reconstructions académiques, il note le décalage [6] fréquent existant entre celles-ci et la pratique, entre la recherche concrète et son modèle abstrait, universitaire.

Parmi ses références les plus appréciées, figure l'École de Chicago dont il s'inspire et qui a conforté ses intuitions et orienté ses conceptions. Les apports les plus pertinents de celle-ci, pour sa recherche, sont reconnus comme étant : l'orientation culturaliste mettant l’accent sur la diversité des cultures, l’empirisme méthodologique, la perspective interactionniste considérant les acteurs sociaux urbains comme doués de liberté et capables de « bousculer » la structure ; la visée holiste prenant la ville, malgré son hétérogénéité et son effervescence, comme une totalité permanente est aussi retenue.

Dans la même direction fondamentale de sa démarche, c’est la vocation herméneutique de l’anthropologie qu'il considère et dont il découvre les rapports avec la phénoménologie.

La prise en compte de l’intersubjectivité est au cœur de la recherche anthropologique, « où il s’agit, en définitive, d’intégrer dans “l'objet” la subjectivité comme élément de connaissance et élément à connaître », selon l’expression de Werner.

Cette conception ne lui permet d’adhérer ni au positivisme de Durkheim ni au structuralisme de Lévi-Strauss dont il critique, l’un et l’autre, la réification du social ou sa fixation dans des structures, niant les dynamismes et « turbulences » de la société et de ses acteurs.

En ce qui concerne, plus spécifiquement, la méthodologie, Malinowski constitue une référence de première importance, pour avoir été l’un des pionniers de l’observation-participante, dont il usera largement lui-même.

Pluralisme et éclectisme sont les termes utilisés par Werner pour qualifier ses méthodes d’investigation. Mais celle-ci apparaît essentiellement comme une recherche-action, allant de la participation-intervention, à l’observation in-situ.

Pour s’intégrer au milieu, il va loger chez l’habitant, partageant ses repas. Il a appris aussi bien sa langue, les gestes fondamentaux de la vie quotidienne, qu’à s’orienter de manière autonome dans ce vaste labyrinthe qu’est Pikine. L’apprentissage de l’usage de l’argent dont l'importance est cruciale dans les rapports sociaux urbains, fortement monétarisés, n’a pas été négligé non plus.

Cet effort d’intégration, qui l’a fait considérer par certains comme un espion, a été réussi et payant ; il lui a permis d’avoir une bonne connaissance de cette société suburbaine, jusque dans ses couches les plus marginales et, partant, les plus difficiles à pénétrer.

Sa profession de médecin a servi efficacement cette volonté de se faire adopter par la population. La prise en charge thérapeutique de cette jeune [7] femme à la dérive, atteinte dans son corps et dans son âme par les stigmates profondes d'un sort cruel, si elle relevait de la déontologie, lui donnait aussi l'occasion défaire sa biographie.

Il nous décrit les techniques utilisées dans cette méthode du récit de vie, celles qu'il a pratiquées, après avoir discuté les conceptions que des spécialistes s'en font comme moyen privilégié d’investigation anthropologique.

Le pluralisme méthodologique s’est traduit aussi par des observations in-situ dans les bars dont le recensement a été fait, comme parmi de jeunes fumeurs de chanvre indien ; une enquête quantitative par questionnaires, auprès de consommateurs de drogues, a été réalisée.

L’éclectisme dans les méthodes avait pour but reconnu d’explorer cette marginalité urbaine, dans ses aspects les plus divers, et d'en donner une image aussi riche et fidèle que possible, tout en essayant de l’appréhender dans le contexte de la société globale. L'ambition holiste est demeurée tout au long de la recherche.

Le terrain où opère Werner confirmera largement la pertinence de ses choix méthodologiques et théoriques, si l'on en juge par les résultats atteints, concernant aussi bien les descriptions des choses et des êtres, de la société, les observations à leur propos, d’une grande justesse, ainsi que les analyses et réflexions, pour en rendre compte, les connaître ou les comprendre.

Elles concernent, d’abord, les aspects du champ d’investigation, la description de l’immense agglomération surpeuplée de Pikine, avec ses rues sableuses, jonchées d’ordures et inondées, pendant l’hivernage, dans ses quartiers déshérités, celle de ses maisons dont les plus pauvres sont des baraques insalubres.

Le milieu social, marginal notamment, est peint avec une exactitude remarquable. Il est peuplé de gens modestes dont la majorité sont démunis et vivent de ressources incertaines, voire d’expédients.

Parmi eux, les marginaux constitués de drogués, de dealers, de prostituées, de petits voleurs ont été décrits dans leurs comportements quotidiens entre eux et avec leur entourage qui les abrite, les tolère et, aussi, dans leurs démêlés avec les gardiens de l’ordre public : policiers et gendarmes. Ils se caractérisent par une grande fragilité et vulnérabilité et une extrême mobilité pour survivre et échapper aux dangers permanents.

L’ambiance triste des bars, l’attitude de leur clientèle : drogués et prostituées, en mal d’évasion ou d’aventure, sont évoquées avec réalisme. Dans cette société périphérique, émergent des personnages familiers du chercheur, ou simplement rencontrés au hasard, et dont il nous livre la peinture ou l’esquisse qui les révèle comme des types sociaux de la marginalité ou de la société urbaine.

[8]

Parmi eux, figurent les prostituées ou marginales, Xady et Ndeye S., amies et initiatrices de M. dans la voie de la déviance. Chiix, l’amoureux sincère et désintéressé de celle-ci, mais incapable de l’aider ; lui-même, totalement dépendant des autres, a été arrêté pour vol. Il y a cette maîtresse femme, mère d’une progéniture de neuf enfants issus de six mariages qui apprécie les cadeaux de Werner, son « fils adoptif » ; le chef de quartier dont la tolérance envers les marginaux est intéressée et qui est capable d’escroquerie ; El Adji, vendeur de drogues et voleur à l’occasion, pour survivre et entretenir sa famille, incapable de se marier, faute de ressources.

Sans oublier les collaborateurs du chercheur. Ib, l’assistant dévoué, célibataire par nécessité, à la charge de sa mère ; ancien drogué devenu enquêteur, il cède à la tentation de goûter à nouveau du chanvre indien. Il retrouve le chemin du salut, grâce à la compréhension de son employeur et à la détermination de sa fiancée au bon sens solide. Il y a Rama, la collaboratrice et la confidente dont la perte soudaine du mari a constitué une épreuve partagée et, par là même, une révélation sur l’intercommunication humaine, la possibilité de la compréhension de l’Autre par le Même, de leur communion ; révélation aussi sur la nature de la recherche-participation aux limites indéfinissables a priori.

Parmi ces individualités, se détache nettement la figure de cette jeune femme, appelée M., dont Werner a construit la biographie. Elle est inoubliable par la description qu’il en donne, qu’il fait de son comportement, de son milieu, de son destin qui la situe à l’extrême périphérie de la société. Quand il l’a rencontrée, elle était dans l’isolement presque total, n’ayant pas de quoi vivre, couchant dans la rue.

Handicapée sociale à la naissance, du fait de son appartenance familiale défavorisée, de sa situation d’orpheline précoce, sans repère paternel, physique ou symbolique, sans parenté capable de la soutenir, elle partait gravement défavorisée dans l’existence.

Confiée à sa vieille grand-mère, dès l’âge de deux ans, elle était employée comme bonne à neuf ans. Renvoyée de la maison de son beau-père, où elle avait rejoint sa mère remariée, elle prenait la rue à seize ans, devenait prostituée pour survivre et se droguait.

Par la suite, mariée et divorcée à deux reprises, elle fut constamment maltraitée par son premier mari ivrogne et se retrouvera dépouillée par la famille du second, à la mort brutale de celui-ci, n’ayant pu être considérée comme sa veuve. Elle retombait alors dans le dénuement absolu.

Destin dramatique, s’il en fut, que Werner tente de cerner avec précision et circonspection. Il le prend en charge, aussi, dès qu’il croise son chemin, avec beaucoup de détermination et de lucidité à la fois. Il est allé, ainsi, aussi loin qu’un anthropologue pouvait le faire dans sa recherche-action. Il [9] s'est engagé corps et âme dans cette entreprise qui sortait du domaine strictement scientifique pour atteindre l'horizon humain, éthique.

Il a couru de vrais risques, ayant perdu plus d’une fois le contrôle de la situation. Il s'est demandé, souvent, s'il ne faisait pas fausse route, outrepassant son rôle de chercheur, et s’il était même capable d’assumer ce lourd fardeau de sortir de la perdition et de l’anéantissement cette personne marginale à l’extrême, et considérée par certains comme rebut social ou folle.

Cette aventure scientifique et humaine de recherche-action, de prise en charge du destin désespéré de cette jeune femme, méritait d’être vécue, selon l’appréciation de l’auteur même.

Elle a été révélatrice d’aspects essentiels d’une société en mutation et de l’attitude de ses acteurs confrontés, pour la plupart, à des problèmes de survie à la périphérie, mais dont certains occupent, au centre, des positions de pouvoir dont ils peuvent abuser. Sont apparues la déchirure du tissu social, favorisée par la crise économique, l’atteinte des valeurs traditionnelles, sacrées, de solidarité, d’honnêteté, d’honneur, ainsi que les déficiences, d’ordre technique et éthique, du système de santé et de l’appareil judiciaire, comme les contradictions entre la société civile et l’État.

L’aventure a servi aussi de laboratoire d’expérimentation de la recherche, permettant de révéler les failles entre théorie et pratique, de montrer l’artificialité des reconstructions méthodologiques et conceptuelles académiques.

Elle a été, enfin, l’occasion de mise à l’épreuve des conceptions et valeurs, de l’éthique du chercheur, de l’homme opposé aux préjugés, au racisme, à la ségrégation, à la théorie d’une altérité profonde entre des sujets appartenant tous, cependant, à la même condition humaine. Elle a permis de satisfaire, chez Werner, ce besoin passionné, vital de rencontre avec l’Autre, de dialoguer avec lui, de le comprendre, nécessité pour mieux se connaître soi-même.

Cette attitude humaniste, fondamentale, lui a fait parcourir l’itinéraire professionnel, allant de la biomédecine à l’anthropologie, et à la géographie, le menant d’Europe en Afrique, par le détour de l’Amérique nordique et centrale.


Elle nous a valu cet ouvrage d’une grande qualité scientifique et humaine qui ne peut se résumer ni même bien s’analyser, à cause de son extrême richesse. Il est passionnant. Pour le découvrir, il faut le lire nécessairement.

Abdoulaye Bara Diop
IFAN - Ch. A. Diop
Université de Dakar

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 3 mai 2022 6:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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