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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marges, sexe et drogues à Dakar. Ethnographie urbaine. (1993)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-François Werner, Marges, sexe et drogues à Dakar. Ethnographie urbaine. Paris: Les Éditions Karthala / Les Éditions de l'ORSTOM, 1993, 292 pp. Collection: “Hommes et sociétés”. [L'auteur nous a accordé son autorisation, le 13 avril 2022, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Marges, sexe et drogues à Dakar.
Ethnographie urbaine.

Avant-propos

Cet ouvrage est le compte-rendu circonstancié d'un travail ethnographique dont l'objectif principal est de rendre intelligible à un public aussi large que possible « l'expérience d'êtres humains telle que leur appartenance à un groupe social contribue à les déterminer » pour reprendre la définition proposée par Sperber (1982 : 47) du rôle de l'ethnographe. Dans cette optique, la tâche de l'ethnographe serait à visée essentiellement interprétative tandis que la tâche de l'anthropologue serait davantage d'expliquer les représentations culturelles de tel ou tel groupe social.

Chemin faisant, pour tenter de transmettre au lecteur une connaissance d'autrui qui reste en partie intuitive, il m'a fallu remettre sur le métier le genre ethnographique et tâtonner à la recherche d'une modalité d’écriture qui, si elle me parait adaptée à mon propos, n'a pas fini de faire grincer des dents parmi les tenants de l'orthodoxie scientifique. Car la science dite "sociale" n'est pas seulement rigueur et méthode, elle est aussi (et peut-être avant tout) discours obéissant à des normes rhétoriques qu'il est risqué de transgresser. C'est ainsi que les critiques les plus acerbes adressées à une première version de ce travail (une thèse de doctorat en anthropologie) ont pris pour cible le "narcissisme" excessif dont j'aurais fait preuve dans l'exposé de ce travail. À ces détracteurs et à leurs épigones, je répondrai que le recours délibéré au pronom personnel "je", à la place des tournures impersonnelles employées d'habitude dans le discours scientifique, a été déterminé par la volonté d'assumer ma subjectivité au niveau du discours après l'avoir largement mise à contribution lors du travail de terrain.

Mais que l'on ne s'y trompe pas, il s'agit bien ici d'un "je" ethnographique, même si comme on s'en rendra compte à la lecture de certaines pages, la distinction entre celui-ci et le moi "privé" n'a pas toujours été aisée à faire. À ce sujet, il est intéressant de constater qu'à l'heure où les romanciers écrivent de plus en plus d'autobiographies déguisées, des ethnographes, s'interrogeant de leur côté sur les moyens de faire bouger un paradigme positiviste qui a la vie dure, affrontent sans le masque de la neutralité la réalité de leurs pratiques.

J'ajouterai que cette tentative de renouvellement de l'écriture ethnographique n'aurait sans doute pas été possible sans le soutien de ces enseignants [12] (tant québécois que français ou sénégalais) qui ont encouragé et soutenu un travail réalisé d'emblée avec l'intention de toucher un public plus large que le milieu académique. Ainsi, d'un point de vue discursif, si l'importance accordée à la mise en scène des acteurs (ethnologisants et ethnologisés) répond avant tout à la nécessité d'expliciter les fondements intersubjectifs du travail de terrain, il s'avère que c'est aussi un moyen efficace d'amener le lecteur directement au cœur de la problématique considérée en sollicitant sa propre subjectivité.

Pour en terminer avec cette mise au point, encore un mot sur la construction "rhapsodique" (c'est à dire, étymologiquement, "cousue") de ce texte qui assemble (selon un principe qui vise à rendre compte du caractère désordonné du monde) les descriptions, commentaires et interprétations de l'ethnographe, les fragments d'une biographie ou encore des citations empruntées à des individus ayant participé, à un titre ou à un autre (informateurs, collaborateurs, témoins, auteurs, ...) à l'élaboration de ce savoir ethnographique.

Par ailleurs, en choisissant d'accorder une place centrale et déterminante à l'herméneutique [1] dans ma démarche, je ne faisais pas que définir un point de vue, un "epistémé", à partir duquel le langage de l'Autre apparait comme incommensurable et non traduisible dans mon langage propre, mais surtout je faisais mon deuil d'une altérité culturelle radicale (la rencontre avec un Autre absolument autre) telle qu'elle a pu être fantasmée par des générations d'anthropologues. Et je dois reconnaître que le champ d'investigation proposé à ma curiosité d'ethnologue débutant a servi admirablement un projet de nature exploratoire voire expérimentale.

Car, en abordant le continent africain par un terrain en milieu urbain (la banlieue de la capitale d'un pays du Sahel) je ne pouvais rêver meilleure introduction à une problématique centrée autour des rapports entre le Même et l'Autre que cet « immense chantier de survivances qui, par son interaction avec la distribution inégale du pouvoir et des ressources au niveau planétaire, donne lieu au développement de situations marginales, qui sont la vérité même du primitif dans notre monde. » (Vattimo, 1987 : 164)

Dans ce cas, en appliquant jusqu'à ces limites la méthode dite d'observation-participante, je me suis confronté directement à l'entrelacement complexe de l'altérité et du Même : "l'Autre est le Même" et "Je suis un Autre". Car cette société sénégalaise que j'ai eu le privilège d'observer [13] est en train de sécréter son propre mode d'insertion dans la modernité de type occidental selon des modalités qui sont tout aussi authentiques que les cultures "traditionnelles" qu'elle englobe. En ce sens, le monde contemporain, appréhendé à partir de ses manifestations urbaines, se révèle sous les aspects d'un continuum social et culturel modelé par l'occidentalisation sans que celle-ci implique la disparition des autres cultures. En bref, faire du terrain dans la banlieue de Dakar, revenait à étudier en quelque sorte la marge de ma propre société (comme j'aurais pu le faire dans les banlieues de Montréal ou de Marseille) et à dialoguer avec l'ethnologiquement Autre sous l'unique forme en laquelle il peut se donner à notre époque, la forme de la survivance, de la marginalité, de l'invention et du bricolage.

Dans cet ailleurs lointain qu'a constitué Pikine, cette ville jumelle de Dakar, je me suis penché sur un phénomène jusqu'à présent rarement étudié en Afrique par les ethnographes contemporains, à savoir l'usage de psychotropes illicites par une fraction de la jeunesse urbaine. Le développement de tels comportements dans les sociétés africaines contemporaines, est un des symptômes de la crise majeure qu'elles traversent. Une crise qui ne doit pas être réduite, comme c'est trop souvent le cas à sa dimension économique, mais qui mérite d'être appréhendée également en termes de transformations sociales et de changements culturels. Dans cette optique, l'usage des drogues conçu comme un "fait social total" procède du besoin de mettre en relation non seulement les différentes catégories du social telles qu'elles peuvent s'incarner dans une expérience individuelle mais aussi, pour reprendre l'expression de Lévi-Strauss (1980 : xxv) d'envisager cet objet simultanément du dehors (comme une chose) et du dedans (comme une signification).

Ce faisant, j'ai tenté d'appréhender la complexité foisonnante du réel en respectant ses diverses dimensions mais sans prétention à en rendre compte de façon totale. Au contraire, on peut dire que l'expérience du manque (celui du savoir, de la maîtrise, de la certitude) et son acceptation sont au cœur de l'entreprise car « le problème de la complexité n'est pas celui de la complétude mais celui de l'incomplétude de la connaissance. » (Morin, 1986 : 80)

Ce champ d'investigation qu'il fallait défricher, j'ai choisi de l'aborder en mettant en œuvre une méthode dont la caractéristique principale a été un "engagement" intense du chercheur sur son terrain. Un chapitre entier (le IV) est ainsi consacré à la description détaillée d'une méthode qui a fait la part belle à la participation-observante au risque pour l'ethnographe de se perdre dans le labyrinthe de la solitude. À ce propos, je [14] laisserai la parole à Gilles Bibeau, mon directeur de thèse, qui m'écrivait en avril 1990 : « C'est sans doute la dialectique du dialogue et de la solitude, de la présence et de l'absence, de la proximité et du retrait, qui décrit le mieux ta vie d'ethnologue à Pikine. Une solitude à entendre dans sa richesse des contraires : d'un côté, l'exclusion, l'anéantissement, de l'autre, le retrait volontaire ; un lieu où l'on se perd et où l'on se trouve ; les risques de la solitude et ceux de la rencontre ; seul dans une société fondamentalement plurielle ; exilé dans un espace où tu n'es que toléré. »

Pour terminer ces remarques liminaires, j'invite le lecteur à s'aventurer sur mes pas dans cette ville dense, touffue parfois jusqu'à l'obscurité, et à tournoyer jusqu'au vertige ("wëndellu bë miir [2]", selon les paroles d'une chanson à succès de Youssou Ndour) dans la circulation incessante des êtres. Au lecteur patient, il sera donné de contempler l'image décomposée en mille reflets d'une jeune femme dont le récit de vie est au centre de ce travail. Dans le texte, elle s'appelle M ce qui est une manière de protéger son anonymat et de rappeler à quel point sa situation est marginale.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, une dernière précision s'impose. Elle concerne la méthode utilisée pour transcrire les termes en wolof qui apparaissent dans la suite du texte. A cette fin, j'ai choisi le système des correspondances phonétiques entre l'alphabet officiel du Sénégal et l'alphabet latin, telles qu'il a été établi par le Centre de Linguistique Appliquée de l'Université de Dakar (CLAD). En dehors de celles dont la prononciation est commune avec le français, les lettres suivantes ont une valeur phonétique différente :

a) Consonnes :

c caabi  (clé) : approximativement ce qu'on entend en français dans " tien".

j jabar  (épouse) : approximativement ce qu'on entend en français dans : dieu.

ñ ñaw  (coudre) : existe en français dans "agneau".

x xalam (guitare) : correspond à la "jota" espagnole.

[15]

q àq  (faute) : ce son n'existe pas en français mais correspond au qaf  arabe.

w woo  (appeler) : correspond au w anglais comme dans water.

b) Voyelles :

a lal  (lit) : ce son est plus fermé qu'un "a" français, mais plus ouvert que " ë".

à làkk (parler une langue étrangère) c'est le son a du français.

e set  (propre) : c'est le son "è" ou "ê" du français "père", "tête".

ë bët  (œil) : c'est le son "e" du français comme dans "demain".

o gor  (abattre un arbre) : c'est le o ouvert de "pomme".

ó jóg  (se lever) : c'est le "o" fermé de "beau", "chose".

u bukki  (hyène) : c'est le son "ou" du français "trou".

(c) Les sons transcrits par une double lettre :

Les doubles voyelles transcrivent des voyelles longues : suuf (sol).

Les doubles consonnes transcrivent des consonnes fortes : bakkan (nez).

Mais rien n'est simple au Sénégal dans le domaine linguistique et il m'a fallu déroger, comme la plupart des auteurs, à ces règles quand il s'est agi de transcrire des noms propres de personnes ou de lieux. Dans ce cas, j'ai opté pour la transcription phonétique généralement utilisée dans les "médiats" (sic) sénégalais et par la plupart des auteurs. C'est ainsi, par exemple, que j'ai choisi d'écrire "Abdoul" et non "Abdul" et "Pikine" au lieu de "Pikin".

[16]


[1] « L'herméneutique ressemble plus à quelque chose comme "faire la connaissance de quelqu'un" qu'à la poursuite d'une démonstration logiquement construite. » Vattimo (1987 : 155)

[2] Tous les termes wolof sont transcrits en italiques dans le texte selon le système officiel en vigueur au Sénégal (voir ci-dessous). Apparaissent en caractères gras, tous les termes empruntés à une autre langue (français, anglais,...) et prononcés d'une manière relativement fidèle à l'original par nos interlocuteurs.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 3 mai 2022 6:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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