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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification.
Tome I. Marx, Simmel, Weber, Lukacs.
(1997)
Postface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification. Tome I. Marx, Simmel, Weber, Lukacs. Paris: Les Éditions La Découverte, 1997, 296 pp. Collection: “Recherches” — Série Bibliographie du M.A.U.S.S. [Livre diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de M. Vandenberghe le 30 juin 2019.]

Postface

à Une histoire critique de la sociologie allemande

Jeffrey C. Alexander

Grâce à sa sensibilité philosophique et son intention franche de d’apporter les écrits sociologiques des Allemands à l’attention des Français, Une histoire critique de la sociologie allemande nous rappelle un effort similaire à celui que Raymond Aron a entrepris il y a soixante ans. La sociologie allemande de Raymond Aron avait également l’intention de réveiller le monde francophone [was also meant to be a wake up call], en attirant simultanément l’attention sur la grande importance intellectuelle d’une tradition relativement négligée et sur ses dangers distinctifs. [Aujourd’hui encore], la tradition allemande est [toujours] relativement négligée en France; alors qu’elle demeure une source vive pour l’élargissement d’une pensée sociale critique. Vandenberghe nous rappelle cependant avec perspicacité [vivement] que la pensée allemande critique est un couteau à double tranchant, car sa critique célèbre et célébrée [vaunted and celebrated] du monde contemporain a souvent caché des impulsions et des penchants moralement ambigus.

Les possibilités positives et les implications ambiguës de la pensée sociale allemande sont liées chez Vandenberghe à sa préoccupation avec le concept de réification. La réification a trait à l’expérience personnelle de devenir une chose, de se perdre soi-même, sa subjectivité et sa capacité d’action. Au lieu de faire l’expérience de soi-même et de ses prochains comme des créateurs d’événements, de  processus sociaux et d’institutions, l’on se sent dominée et opprimé par eux. Au lieu de comprendre les forces externes, elles nous déconcertent. Plutôt que de devenir transparente, la société devient opaque.

La réification, et le sentiment d’aliénation qui l’accompagne, fait fondamentalement partie du langage ordinaire et de l’expérience de la vie sociale moderne [de la modernité]. Vandenberghe démontre que la tradition allemande s’est dévouée à clarifier cette pathologie en explorant ses causes sociales et culturelles. Il démontre également que si certains des théoriciens classiques ont suggéré que ses causes peuvent être éliminées, d’autres l’ont nié.

Ce long siècle d’efforts de la part des théoriciens allemands [this centuries long German theoretical effort] mérite certainement le travail massif d’érudition et d’analyse que Vandenberghe lui consacre. Mais Vandenberghe avance également une thèse plus forte. Il suggère que cette préoccupation avec la réification n’est pas seulement au coeur de la pensée sociale allemande, mais en signalant l’intérêt métathéorique qui a trait à la distinction de l’ordre collectif par rapport à l’action individuelle, il montre de façon plus générale qu’elle est également au centre de la tradition sociologique. Que cette mise au point métathéorique implique effectivement l’intérêt pour la réification et que, pour cette raison même, la tradition allemande est isomorphe avec d’autres traditions nationales, voilà des questions qui méritent plus d’attention.

Une histoire critique de la sociologie allemande déploie une érudition presque stupéfiante et déborde [bursts with] de lectures originales et de reconstructions interprétatives audacieuses. Et pourtant, cet effort gigantesque n’est pas simplement herméneutique, mais il est lié à des ambitions systématiques d’ordre théorique et avance des fortes prétentions morales et empiriques. Vandenberghe veut moderniser, démocratiser et humaniser le concept de réification sans pour autant abandonner le concept lui-même. Afin de mener cette opération reconstructrice à bout, il puise dans [brings to bear] la métathéorie américaine et britannique, et s’appuie sur l’importance, parfois submergée, que les Français ont accordé à la subjectivité et l’autonomie et qu’il voit illustrée de façon exemplaire [that he sees as exemplified] dans la théorie d’Alain Touraine. Alors que Vandenberghe est convaincu que la “réification” est absolument au centre d’une théorie sociale critique, il offre une critique dévastatrice de chaque système théorique qui a employé le terme. On pourrait dire qu’en fait c’est ce paradoxe qui crée la narration subtile et séduisante [tantalizing] qui donne son dynamisme à l’étude de Vandenberghe. Ce n’est pas une XX IdeengeschichteXX aride et poussiéreuse, mais bien plutôt une histoire dramatique d’efforts théoriques héroïques et courageux qui se sont terminés la plupart du temps, mais pas toujours sur une auto-défaite tragique.

Sans nier le rôle des forces historiques ou biographiques, Vandenberghe souhaite avant tout insister sur les origines théoriques de cette tragédie. Aux origines de cette échec théorique, il voit l’incapacité de comprendre le statut métaphorique de la réification - elle n’est qu’une métonymie, pas un fait empirique brut: ‘La métaphore, écrit-il (tome 1, p. 28), implique le transfert d’un mot ou de plusieurs à un objet ou un concept qu’ils ne dénotent pas littéralement afin de suggérer une comparaison avec d’autres phénomènes. La métaphore connote plus qu’elle ne dénote. Elle opère par analogie, et, comme le rappelle Perelman, l’analogie relève de la théorie de l’argumentation et non de l’ontologie”. En proposant un commentaire métaphorique sur les conditions contemporaines, la réification évoque un jugement moral. Il s’agit bien d’un argument normatif, pas simplement d’un argument empirique. Puisant à la fois dans les sources du romantisme et des Lumières, la réification tire sa force de l’évocation d’une condition utopique imaginée de complétude et d’intégration d’une part et d’autonomie et d’individuation de l’autre. En présentant une comparaison avec ces conditions positives d’un accomplissement humain, la “réification” constitue un symbole négatif, dénotant une condition nuisible de souillure.

L’erreur de la théorie sociale allemande a consisté, selon la vision de Vandenberghe, à prendre la réification comme s’il s’agissait d’une description de la condition humaine alors qu’il s’agit en fait d’un jugement métaphorique et normatif sur certaines de ses dimensions nuisibles. Si la condition humaine en tant que telle est considérée comme réifiée, alors les capacités humaines d’autonomie et de jugement réfléchi sont perdus; Kant et les Lumières sont oubliés, et seul et Hegel et le Romantisme demeurent. Cette approche ‘essentialiste’ de la réification a donné lieu à une compréhension exclusive (‘oubien/ou bien’) qui a pu se draper aussi bien dans des formes historicistes que ontologiques. Condamnant l’ère entière du capitalisme pour cause de réification, Marx et Lukács ont cru qu’il suffisait de bouleverser la structure sociale de façon dramatique pour qu’une condition humaine non réifiée en résulte. Le problème, cependant, consiste à savoir comment on passe de l’un à l’autre. Si la réification régnait véritablement sur le capitalisme, il serait théoriquement impossible de décrire l’action critique et réfléchie nécessaire pour le renverser. Weber et Simmel ont cherché à dépasser cette contradiction en décrivant la réification comme un état qui est endémique non seulement à la condition humaine sous le capitalisme, mais à la condition moderne, post-traditionnelle en tant que telle. Au lieu de limiter l’étendue démoralisante de la réification, ils ont en fait étendu sa portée. Dans leur oeuvre, la passivité [le passéisme] et la domination apparaissent presque comme des caractéristiques ontologiques de l’action et de l’ordre humains. En conséquence, ils ont abouti à la résignation, qui constitue simplement l’envers du révolutionnarisme. Et puisque l’Ecole de Francfort de la théorie critique a combiné Lukács et Weber, leur approche apparemment marxiste a débouché sur une ontologisation de la réification et une recommandation non pas de l’engagement politique et de la lutte démocratique, mais d’une résignation stoïque ou d’un utopisme esthétisée.

La notion de démocratie est en fait bien au coeur de l’argument de Vandenberghe. Une approche exclusive (‘ou bien/ou bien’) de la réification suggère une politique de la révolution avec ses possibilités nihilistes, ses méthodes violentes et ses résultats typiquement autoritaires. Si la réification n’est ni ontologisée ni radicalement historicisée, l’action et les remèdes suggérés sont démocratiques et réformistes. L’action démocratique présuppose que la capacité de réflexivité n’a pas été éliminée, que tout ce qui est humain de la condition humaine n’a pas été perdu. Selon l’opinion de Vandenberghe, cela est manifestement la cas. “Après tout, écrit-il, la société n’est pas une machine et l’homme n’est pas une chose” (ibid.). Dire autrement, et raisonner que la société est une chose et que les humains sont devenus des machines signifie qu’on s’embarque soit dans une erreur positiviste déplacée soit dans une métonymie. Dans ce dernier cas, une ‘chosification’ est possible, car celle-ci juxtapose avec succès les deux concepts contrastés de la chose et de l’humain. D’un point de vue empirique, cependant, la chosification est impossible, et suggérer qu’elle soit possible équivaut à croire que les concepts théoriques reflètent la nature d’une façon simplement [bêtement] réflective.

Vandenberghe accuse la tradition critique pré-habermassienne d’une sorte d’empirisme non réfléchi qu’on retrouve dans leur approche des sciences sociales. Il déclare qu’ils ont pris la réification comme un concept théorique, c’est-à-dire comme une généralisation sur la réalité sociale, sans comprendre qu’il repose sur des présupposés métathéoriques d’un a priori philosophiquement orienté. Je suis content de voir qu’en avançant cette critique Vandenberghe s’appuie d’une façon originale sur mon livre, Theoretical Logic in Sociology (1982-1983) qui présentait lui-même une reconstruction iconoclaste mais déterminée de ce que je considère être les contributions les plus importantes du livre classique de Talcott Parsons, The Structure of Social Action, publié il y a maintenant plus de soixante ans. Ma thèse était que, sans aucune justification convaincante, les penseurs modernes du social ont souvent supposé que l’action sociale soit seulement instrumentalement rationnelle et que l’ordre social soit un ordre externe et coercitif. En effet, je suggérais que si l’action sociale est conçue de façon instrumentale, alors l’ordre collectif ne peut pas être conceptualisé autrement que comme un ordre externe et coercitif. En démontrant que le volontarisme est éliminé, j’ai appelé cela une compréhension unidimensionnelle et réductionniste de l’action et suggéré que, si on voulait comprendre la panoplie entière des possibilités empiriques d’une façon théorique satisfaisante, elle devait être supplantée par une métathéorie multidimensionnelle.

Vandenberghe redéploie cette logique théorique afin de présenter une critique métathéorique de la théorie critique pré-habermassienne de la réification: “[A cette fin, écrit-il], j’introduirai d’abord et expliciterai les notions de métathéorie et de métacritique; puis, partant d’une analyse des présupposés ontologiques et épistémologiques de la sociologie ... je reprendrai la question de l’ordre social pour montrer que la réification, comprise comme la conjonction d’un concept stratégique de l’action et d’un concept matérialiste de la structure sociale, résulte d’une cristallisation réductrice de l’espace des possibles. J’en conclurai qu’une théorie critique ne peut pas totaliser la réification et doit être multidimensionnelle (T.1, p. 249).

La notion de réduction de l’espace des possibles démontre comment, à la suite de Habermas, Vandenberghe normativise et politise la logique théorique. Il argumente que si l’action est instrumentalisée et l’ordre matérialisé, les distorsions qui s’ensuivent ne sont pas seulement empiriques, mais également normatives. Et puisque cela élimine l’autonomie individuelle et le volontarisme en tant que possibilités normatives, Vandenberghe parle à ce propos de ‘réification de la réification’. Contre cette manoeuvre, il en appelle, à la suite de Castoriadis et Hannah Arendt, à la restauration du politique et à une contestation radicalement démocratique à l’intérieur de et concernant l’espace des possibles.

En poursuivant cette ambition politique, Vandenberghe exige des révisions fondamentales de la compréhension métathéorique de l’action et de l’ordre dans la tradition critique.  Est-il surprenant que le héros de la section plus optimiste qui clôt sa narration soit Jürgen Habermas, le grand reconstructeur de la tradition [de la théorie critique de l’Ecole de] Francfort ?Alors même que Habermas lui-même prétend être ‘le dernier marxiste vivant’, il est également le représentant vivant le plus créateur, et certainement le plus sociologiquement orienté, de la tradition kantienne. Habermas a insisté de bonne heure qu’on pouvait attribuer un statut égal à l’agir communicationnel et au travail instrumental; et plus tard, il a raisonné que l’évolution et la rationalisation de l’ordre moral (le Lebenswelt) étaient historiquement tout aussi significatifs et sociologiquement tout aussi puissants que le développement du mode de production. Son but est l’accroissement de l’autonomie, pas seulement l’égalité et la solidarité élargie, et alors même qu’il préfère l’espace communicationnel, intuitif et interactionnel des mondes vécus communautaires, il accepte la nécessité de la rationalité systémique des systèmes réifiés.

À la fin du second tome, Vandenberghe complète cette reconstruction de la métathéorie habermassienne avec une discussion sur la nécessité de créer un lien micro-macro qui soit viable. Il sous-entend que cette discussion qui continue de nos jours dans la théorie sociologique contemporaine puisse être considérée comme la contrepartie de l’intervention de Habermas dans la pensée marxiste. En insistant de façon exclusive sur l’environnement externe de l’action, la macrothéorie exagère le déterminisme anti-volontariste, réifiant donc la réification. Inversement, une théorie sociologique complètement micro, qui conçoit l’ordre social comme un ‘accomplissement’ volontariste de part et d’autre, ne peut d’aucune façon jauger la mesure dans laquelle les structures collectives  échappent au contrôle individuel. Si la théorie macro développe une théorie critique trop déterministe, la théorie micro est tout à fait incapable de développer une théorie critique, car ses limitations métathéoriques occultent [occluent] la dimension réifiante de la réalité sociale.

Je voudrais conclure cette reconstruction élogieuse de Une histoire critique de la sociologie allemande sur une question quant à ses implications. Même si Vandenberghe a démontré l’importance vitale de la ‘réification’ dans la théorie sociale allemande, il a posé des questions sur la possibilité d’en faire la théorie d’une façon qui soit multidimensionnelle, démocratique et empiriquement adéquate. Que serait la ‘réification’ si l’action était conçue de façon symbolique et pas seulement de façon instrumentale, et s’il était entendu que les institutions combinent les contraintes matérielles, les cadrages cognitifs et autres sortes de codes culturels ? Est-ce qu’un concept qui renvoie à l’inhibition de l’autonomie et la séparation du sujet et l’objet serait encore adéquat pour cette nouvelle tâche nornativo-critique ? Moi-même je ne suis pas si certain que le concept de ‘réification’ pourrait encore faire l’affaire. Vandenberghe l’est. C’est parce que nous voudrions comprendre les raisons de cette assurance que nous attendons avec impatience (with eager anticipation) les résultats de ses recherches en cours sur la théorie sociale phénoménologique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 mars 2021 8:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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