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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification.
Tome I. Marx, Simmel, Weber, Lukacs.
(1997)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification. Tome I. Marx, Simmel, Weber, Lukacs. Paris: Les Éditions La Découverte, 1997, 296 pp. Collection: “Recherches” — Série Bibliographie du M.A.U.S.S. [Livre diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de M. Vandenberghe le 30 juin 2019.]

[9]

Une histoire critique de la sociologie allemande.
Aliénation et réification
.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Introduction

LES AVENTURES DE LA RÉIFICATION

1.  Socialisation consciente et autonomisation du social [10]
1.1. Affirmation et négation de l’autonomisation du social [13]
1.2. La pensée de l’alienation en raccourci [15]
2. Le pathos idéologique de la critique de la réification [19]
2.1. L’autonomie relative de la sociologie [19]
2.2. Anomie versus aliénation [20]
2.3. Les anti-lumières éclairées [21]
2.4. Système et « surreéification » [24]
3. Petites querelles philologiques [25]
4. Réification sociale et chosification méthodologique [28]
4.1. Les paradoxes de la réification [28]
4.2. Des concepts couples [30]
4.2.1. La chosification méthodologique [31]
a)  Critique du réisme [31]
b)  Critique du naturalisme [35]
4.2.2. La réification sociale [37]
a)  Critique de la société [38]
b)  Critique de la fausse conscience [39]
c)  Critique de la science [40]
5. Plan de l’ouvrage [41]


Soyons utopistes ! Imaginons une association de citoyens (et de citoyennes) libres dont la forme de vie sociale se caractérise par un maximum de régulation collective consciente des processus de production et de reproduction matérielle et idéologique de la vie sociale et un minimum de contraintes sociales s'imposant de l'extérieur à eux [1]. En tant que réalisation à grande échelle de la “situation de parole idéale”, cette petite communauté de communication aux allures passablement rousseauistes dispose d'une capacité de communication illimitée [2]. En effet, la communication entre les êtres n'y est pas limitée par les contraintes du temps ou de l'espace. La capacité d'attention et de concentration de nos citoyens ne connaît pas de bornes [3]. L'information circule librement et, si l'on fait abstraction des choses qui concernent la vie privée, on peut dire que chacun peut en principe savoir ce que l'autre sait. La vie en commun y est régie par la discussion entre égaux. Tous sont égaux en droit. Ni le pouvoir ni les privilèges sociaux n’ont une incidence sur le déroulement des discussions. Il faut s'imaginer que les membres de notre petite société ont tous le même droit à la parole et qu'ils disposent tous d'une compétence égale pour introduire de nouveaux thèmes dans la discussion, exprimer leurs points de vue, etc. La seule force en jeu est celle du meilleur argument.

Le principe gouvernant la vie de la cité est donc le suivant : les citoyens règlent leur vie en commun par le moyen d'une entente linguistiquement médiatisée ; ils cherchent, et en cherchant ils trouvent, des solutions pacifiques [10] aux problèmes qui se posent et aux conflits qui parcourent la cité. Philosophes incarnés, ils se sentent tous directement concernés par les problèmes de la chose publique. Et s'ils ne se rassemblent pas sur la place publique et dans les cafés avoisinants pour discuter des fins de la cité et de la “vie bonne”, ils écrivent aux journaux ou lancent des tracts sur l'Internet pour développer des projets qui intéressent tous leurs concitoyens. Capables de se prononcer rationnellement sur les questions cognitives, morales-pratiques ou esthétiques-évaluatives, les membres de cette société conviviale s'efforcent en tout temps de réaliser un consensus et d'agir conformément aux lumières de la raison. Se conduisant de façon véritablement communicationnelle, ils parviennent à un accord par la discussion et coordonnent rationnellement leurs plans d'actions. Si un conflit surgit, il est presque aussitôt résolu par le renvoi à des règlements qui, à en croire l'opinion communément partagée des membres, réalisent l'intérêt général ou, du moins, représentent un compromis acceptable pour tous des intérêts concernés.

La société de communication illimitée n'est pas une société de saints ou de purs esprits. Ses citoyens ne sont pas des êtres divins mais mortels, incarnés, vivant dans le temps historique et dans l'espace social d'une communauté de destin particulière au sein de laquelle ils ont été préalablement socialisés. On ne peut pas nier le poids de la tradition ni exclure le pluralisme des subcultures existantes, des visions du monde et des intérêts particuliers. Seulement, les citoyens ne sont pas livrés tels quels à leur monde vécu, car ils peuvent très bien s'en dégager pour le soumettre à la critique. Bien que notre société imaginaire ne connaisse pas de “fausse conscience” et donc pas d'idéologie, les membres peuvent bien sûr se tromper lorsqu'ils interprètent leur situation. Seulement, il faut s'imaginer que la violence structurelle et le pouvoir illégitime n'existent pas. De même, bien que notre société connaisse la division du travail, celle-ci n'est pas fixe. Si le cœur leur en dit, ses membres peuvent aller à la chasse le matin et à la pêche l'après-midi, faire paître leurs troupeaux le soir et s'adonner à la critique critique après le dîner, sans pour autant devenir chasseur, pêcheur, pasteur ou critique. Bref, la seule chose que notre modèle de la communauté communicationnelle idéale suppose est que l'organisation et la coordination des actions passent et se fassent uniquement par le moyen de l'entente discursive entre les membres.

1. Socialisation consciente
et autonomisation du social


La nature de cette supposition irréaliste suffit déjà à laisser entendre que cette forme de socialisation consciente et volontaire ne peut jamais se réaliser dans les faits. Même dans des conditions optimales, aucune société complexe n’est susceptible de correspondre au modèle de la socialisation communicationnelle pure. À vrai dire, ce modèle est une fiction méthodologique. À l'instar des idéaltypes wébériens, on peut le considérer comme une sorte de tain heuristique qui sert à mettre en relief et à décrire les déviations empiriques du [11] modèle. Même si l'on peut penser que la projection méthodologique de la situation de parole idéale sur le grand écran de la société exprime bien des intuitions normatives, elle sert avant tout à relever les moments inévitables d'inertie et d'extériorité de la société.

Car, même une société qui s'autoproduirait avec un maximum de conscience et de volonté ne pourrait éviter de reproduire en même temps un monde social qui est toujours déjà là et qui, dans son inertie ou dans sa plasticité, fait face aux individus comme un fait inexorable. Lorsque nous obéissons aux lois, allons aux urnes, au bistro ou au boulot, lorsque nous visitons la tour Eiffel ou la tour de Pise, lorsque nous nous écrivons des lettres d'amour ou saluons le voisin en ôtant notre chapeau, lorsque nous nous indignons des petites phrases de Le Pen ou sortons en boîte de nuit jusqu'au petit matin, dans tous les cas, que nous en soyons conscients ou non, nous sommes toujours face au fait de la société, fait auquel nous ne pouvons jamais échapper et auquel nous sommes si inexorablement confrontés qu'on peut bien le décrire, avec Dahrendorf, comme “le fait irritant de la société” (die ärgerliche Tatsache der Gesellschaft[4].

Nous ne pouvons pas faire un pas ou prononcer une phrase sans que vienne se caler, entre nous et le monde, un troisième élément qui nous lie au monde et qui nous relie entre nous : la société. Qu'il s'agisse de structures symboliques dont nous n'avons guère conscience (compétences cognitives et communicationnelles, connaissances pratiques routinières, connaissances tacites, traditions, conventions, idéologies, etc.), d'artefacts matériels (ustensiles, instruments, œuvres d'art, bâtiments, infrastructures de toutes sortes, facteurs morphologiques, etc.), de structures de subordination et de délégation des compétences (structures de représentation du pouvoir légitime, systèmes abstraits d'experts, etc.), ou encore de mécanismes systémiques de coordination de l'action (le marché, l'administration, le droit, etc.), toutes ces formes d'extériorité ou d'autonomisation du social représentent clairement des déviations empiriques inévitables de notre modèle idéaliste de la socialisation consciente par la communication [5]. Bien que les études sociologiques des structures symboliques, des artefacts et des systèmes de délégation ne manquent pas, on peut quand même dire que c'est surtout la dernière catégorie, celle des effets pervers ou non intentionnels de l'action qui se stabilisent et se cristallisent spontanément dans des mécanismes systémiques dotés d'une dynamique propre qu'aucune volonté n'a voulue et qu'aucune conscience n'a conçue, qui a retenu l'attention principale des sociologues [6].

Dans la section suivante, j'avancerai l'argument que l'autonomisation (relative) des structures sociales constitue le thème qui est au fondement de la [12] sociologie. Ici, je voudrais seulement remarquer que cette forme d'autonomisation du social est paradoxale, car en elle se combinent “deux autonomies” : “Les hommes font leur société — c'est la première autonomie [celle des hommes] ; mais ils ne savent pas ce qu'ils font, ni comment ils le font — c'est la seconde autonomie [celle de la société]” [7]. Ce paradoxe est le même que celui qui consiste à fabriquer un automate, c'est-à-dire un être qui ne tient le principe de son mouvement que de lui-même ; à être cause d'un être qui soit cause de soi. En tant qu'objectivations sociales, ces formes émergentes du social sont le résultat des actions humaines. Elles sont, pour ainsi dire, des sédimentations de l'action humaine. Et pourtant, elles échappent au contrôle des humains et leur font face dans leur facticité ou dans leur plasticité comme une “seconde nature”.

Le problème de savoir si l'ordre social est physei ou thesei, s'il relève de l'ordre cosmique ou de l'ordre politique, préoccupait déjà les anciens. Les modernes ont reformulé la question. Confrontés aux bouleversements occasionnés par la Révolution française — cette “grande expérience qui leur a appris qu'il y de l'histoire” (Lukács) — et les effets combinés de la détraditionnalisation et de la paupérisation qui accompagnent la révolution industrielle, ils se sont aperçus de deux choses en même temps : que les hommes ont la capacité de faire l'histoire (principe de l'historicité) et que, néanmoins, celle-ci leur échappe, soit par ce qu'ils ne la contrôlent pas (principe de la contingence), soit par ce qu'elle les contrôle (principe de l'inertie). En tant que troisième monde, “résultat de l'activité humaine, mais pas d'un projet humain” (A. Ferguson), les modernes situent donc le monde social-historique entre le monde naturel (produit intentionnellement par Dieu — Vico) et le monde des conventions (produit intentionnellement par les hommes).

Avec la modernité, on voit donc émerger, d'une part, l'artificialisme : les hommes prennent conscience du fait que la société n'est pas une donnée naturelle, pas un don de Dieu, mais qu'elle est leur œuvre, le produit de leurs actions. Cette prise de conscience a donné lieu non seulement à des projets de transformation consciente du social, mais aussi à des projets plus ou moins technocratiques de planification globale de la société (Saint-Simon, Marx). D'autre part, pour ainsi dire en contrepoint de l'artificialisme, les modernes découvrent les affres de l'autonomisation du social. Ils font (ou plutôt : “agissent”) la société, mais leurs actions et réactions déclenchent des effets inattendus, se multiplient, s'enchaînent et développent une dynamique propre qui est telle que, quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent que contribuer à l'autonomisation des processus qu'ils ont mis en branle. Ils n'ont pas de prise sur la société. Leurs interventions ont des effets inattendus, et la société leur échappe. Conséquemment, ils font l'expérience de la contingence : la société telle qu'elle est pourrait être différente ; aucun état social n’est nécessaire, aucun n'est impossible. Et s'ils n'ont pas de prise sur la société, celle-ci a bien prise sur eux. Dans sa facticité inerte et son opacité structurelle, la société se présente à eux comme [13] une “seconde nature”, s'opposant à leurs plans et imposant ses contraintes de l'extérieur. Tel est le thème classique de l'aliénation : les produits humains s'objectivisent, se déshumanisent et finissent par se retourner contre leurs créateurs. Bref, tout pourrait être différent (contingence) et, pourtant, on ne peut rien changer (inertie), voilà le sentiment qui accompagne la découverte de l'historicité.

1.1. Affirmation et négation
de l’autonomisation du social


Le constat de l'autonomisation (relative) de la société est un thème, voire — et c'est ce que j'essaierai de montrer plus loin — le thème fondamental de la sociologie naissante. On en trouve aussi bien des versions affirmatives que des versions critiques. Dans les interprétations affirmatives, qu'on retrouve surtout, mais pas seulement à la droite de l'échiquier politique, on insiste soit, de façon conservatrice, sur la nécessité des institutions (Gehlen), soit, de façon prétendument réaliste, sur l'inévitabilité de la différenciation du social en sous-systèmes autonomes (Luhmann), soit encore, de façon ultra-libérale, sur les bienfaits de l'ordre spontané et les méfaits de toute tentative de planification des processus sociaux (Hayek).

Dans son anthropologie philosophique, Arnold Gehlen part du fait que l'humain est un être défectueux (Mängelwesen[8]. À la différence des animaux, il ne dispose plus d'instincts qui guident son action. Et comme le contrôle ne vient plus naturellement de l'intérieur, Gehlen en conclut qu'il doit être imposé de l'extérieur. Si l'homme ne veut pas se perdre dans le chaos des impulsions et des affects, il doit rétablir le lien perdu entre les instincts et les stimuli en interposant, entre lui et le monde, des institutions. Celles-ci stabilisent ses interprétations du monde et fournissent des règles générales, de telle sorte que sa marge d'action soit rigoureusement réduite. Les rationalistes de tous bords qui, tel Fichte ou Marx, se plaignent de l'aliénation, et cela au nom de l'autonomie du sujet, ne voient pas que, s'il ne veut pas rechuter dans l'état naturel, l'homme doit s'aliéner dans les institutions et se laisser “consommer” par elles.

Si Gehlen affirme que l'aliénation est bonne pour l'homme, Niklas Luhmann prend quant à lui allègrement congé de la pensée “vieille Europe” — et donc aussi forcément de la notion humaniste d'aliénation. Pour Luhmann, tous les systèmes sociaux, tels que les systèmes économique, politique, scientifique, pédagogique, etc., sont confrontés au problème de la complexité [9]. Afin de réduire la complexité du monde environnant, ils doivent sélectionner leurs relations d'échange avec lui, différencier leurs fonctions, s'autoprogrammer d'après leurs propres critères, développer des codes binaires et se présenter [14] comme des mondes autoréférentiellement clos, sans se soucier des autres sous-systèmes ou de l'intégrationintersystémique. Dans la mesure où l'autonomisation des sous-systèmes est une précondition nécessaire de la différenciation fonctionnelle caractéristique des sociétés hypercomplexes, elle est tout bonnement inévitable. On peut, certes, exprimer sa nostalgie et critiquer l'autonomisation du social en poursuivant le programme d'autonomie du sujet chère aux Lumières, mais, à en croire Luhmann, les lumières sociologiques nous éclairent désormais sur les limites d'une pensée éclairée par des principes obsolètes. “La sociologie n'est pas l'Aufklärung appliqué, dit-il, mais l'Aufklärung épuré [nicht angewandte, sondern abgeklärte Aufklärung], elle est la tentative pour déterminer les limites des Lumières” [10].

Plus ouvertement idéologique que celle de Luhmann, l'œuvre de Friedrich Hayek, prix Nobel de l'économie et mentor du thatchérisme, fait fond sur la reconnaissance des limites indépassables de la raison humaine [11]. Guerroyant contre les “rationalistes constructivistes”, il affirme qu'il nous est foncièrement impossible de connaître les mondes physique et social dans leur totalité et leurs relations et que, si nous sommes néanmoins à même d'agir de façon adéquate, c'est grâce à la connaissance tacite de règles abstraites que nous ne maîtrisons pas. Et de même que l'individu ne peut pas avoir une vue synoptique de la totalité des contenus de son monde environnant, de même dans un système complexe comme la société, il n'existe pas de régulation centrale d'où l'on puisse sommer tout ce qui intéresse le fonctionnement de l'ensemble. La société est un ordre spontané (kosmos) et non pas un ordre institué (taxis). D'après Hayek, les hommes accroîtront leur capacité d'action s'ils reconnaissent qu'il existe des ordres sociaux spontanés, tel que le marché (la “catallaxie”), ordre qui émerge spontanément de l'ajustement mutuel d'une multitude d'individus agissant en respectant les contrats et les lois de la propriété. Selon Hayek, cet ordre est le meilleur des ordres possibles. Il s'ensuit que toute intervention étatique est, par définition, un acte de coercition qui, en entravant l'ajustement mutuel sur lequel l'ordre spontané repose, ne peut que créer le désordre.

Dans l'interprétation critique, l'autonomisation (relative) de la société n'apparaît ni comme un bienfait, ni comme une nécessité ou comme quoi que ce soit d’inéluctable d'ailleurs. Partant de l'hypothèse que la socialisation doit être plus ou moins consciente — le plus ou le moins dépendant de l'attrait exercé par le modèle fichto-hégélien de l'identité du sujet et de l'objet — l'autonomisation du social est invariablement dénoncée comme une forme de déshumanisation, d'aliénation ou de réification. Dans ce livre, on a pris le parti d'analyser longuement la tradition critique de la sociologie allemande [15] centrée sur ce thème. Cette tradition trouve ses antécédents intellectuels dans les écrits de jeunesse de Hegel et sa fin (provisoire) dans les derniers écrits de Jürgen Habermas. En centrant l'analyse sur la problématique de l'autonomisation aliénante de la société, je voudrais montrer que la notion de réification (Verdinglichung), à première vue ésotérique, va droit au cœur de la sociologie. Qu’il s’agisse de Marx, Weber, Simmel ou de Lukács, de Horkheimer, Adorno, Marcuse ou de Habermas, c'est bien la double problématique de la réification du monde et l’aliénation de l’homme qui forme et informe leur œuvre. Bien que ce livre développe plusieurs thèmes et défende plusieurs thèses — comme dans une partie de chasse, je débusque surtout le gros gibier, mais je déloge aussi les lapins et les lièvres, et, quelquefois, je m'en prends même aux pigeons voyageurs — je voudrais, afin de donner un avant-goût de la suite, présenter rapidement le développement historique des théories critiques de l'aliénation et de la réification telles qu'elles seront esquissées dans ce livre.

1.2. La pensée de l’aliénation en raccourci

La théorie de l'aliénation de Marx est fortement influencée par la théorie de l'aliénation de Hegel, tel qu'il l'a présentée dans la Phénoménologie de l'esprit, et par l'anthropologie philosophique de Feuerbachap. Dans le chapitre qui suit, je montrerai qu'on peut dégager deux théories de l’aliénation chez Marx et que chacune correspond à un point de départ théorique différent. La première, qui part du concept du travail et qui suppose une anthropologie philosophique normative de l’être générique de l’homme, a trouvé son expression classique dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844. La seconde, qui procède du concept de marchandise et qui repose sur une analyse structuralo-historique du système capitaliste en tant que système d’échange généralisé, est exposée dans le Capital. Dans le système capitaliste, qui est à proprement parler un système d’exploitation, le travailleur ne réalise pas ses puissances spécifiquement humaines (autoréalisation dans et par le travail, sociabilité et affinement des organes de sens), mais il les nie et, par là, il se nie lui-même. Son travail est aliéné parce que le produit du travail ne lui appartient pas ; il appartient au capitaliste, par rapport auquel l'ouvrier est également aliéné. Plus l’ouvrier produit de richesses, plus il s’appauvrit. C'est ainsi que, selon Marx, le processus de travail est devenu le processus d’aliénation du propre travail de l’homme, car, en travaillant, le travailleur salarié et exploité a produit son contraire, le capital — cette richesse étrangère qui le domine et qui l’exploite en usant de lui comme un moyen pour produire de la plus-value. Aliéné du processus de travail, de ses produits et des autres hommes, l'homme est également aliéné de son essence.

Or, le capitalisme n’est pas seulement un système de production basé sur l’exploitation et l’aliénation de la classe laborieuse, c’est aussi un système d’échange généralisé. La marchandise y est devenue, selon Marx, la forme universelle du produit, par suite de quoi la valeur d’échange de la marchandise supplante la valeur d’usage au point que la valeur d’échange apparaît, dans [16] l’attitude naturelle des échangistes, comme inhérente à la nature même du produit, alors qu’en réalité elle résulte du travail qui y est incorporé et qui s’exprime comme un rapport de grandeur entre choses échangées. Le rapport social entre personnes est médiatisé par le rapport économique entre les choses au point de se confondre avec lui. C’est là l’essentiel de la seconde théorie de l'aliénation, celle du fétichisme des marchandises : “Un rapport social déterminé des hommes entre eux, revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles.” Tout enprésentant le marxisme comme une philosophie réaliste des relations internes, j'insisterai, contre les interprétations “idéologisantes”, sur le fait que l’inversion des hommes et des choses ne relève pas de l'illusion, mais qu'elle renvoie à un rapport de domination structurel. Faute d’un organisme institué qui règle à la fois la production et la distribution des produits du travail, les choses dirigent plutôt les hommes que les hommes ne dirigent les choses.

Pour Marx, l’aliénation du travailleur et le fétichisme des marchandises sont des phénomènes historiquement déterminés et, donc, passagers. Georg Simmel, en revanche, le plus original des classiques de la sociologie qui fut fortement influencé par la philosophie de la vie, estime pour sa part que l’objectivation et l’autonomisation des formes socio-culturelles, n’obéissant qu’à leur propre logique objective et immanente, relève de la fatalité universelle. Et qui plus est, non seulement les contenus de la culture objective se sont autonomisés, par leur accumulation hypertélique, mais ils ont aussi pris une telle ampleur qu’ils ont fini par dépasser la capacité d’incorporation et d’assimilation de quiconque. Ce conflit entre la culture objective et la culture subjective se poursuit dans le conflit entre l’individu et la société. À la différence de Marx, Simmel ne propose cependant aucune solution. Ce qui se comprend, car, comme nous le verrons au chapitre 3, pour Simmel, la tragédie de la culture et de la société n’est que la reproduction sur le plan historique du tragique de la vie, du flux de la vie qui pour s’exprimer et se réaliser doit s’autoaliéner dans des formes fixes et figées qui l’étouffent. Le caractère tragique de la culture et de la société, comme celui de la vie, provient donc de ce que sa négation est inscrite dans leur nature même.

Moins “philosophant” que Simmel, Max Weber n’est pas pour autant plus optimiste que lui quant à l’avenir de la société occidentale. D’après Weber, la généralisation de la rationalité formelle et sa tendance à pénétrer dans toutes les sphères de la vie est le propre de l’Occident — de là le refrain wébérien : “seulement en Occident”. La rationalité formelle — formelle parce que liée à aucun but substantiel — repose sur la calculabilité maximale des moyens et des procédures, ainsi que sur la prévisibilité des règles abstraites et des activités dans une sphère particulière d’action. Résultant de l’objectivation de l’activité rationnelle en finalité, cette forme de rationalité est désormais une propriété objective des structures sociales de la société moderne. Elle se caractérise par l’objectivité, l’impersonnalité, l’anéthicité et la discipline. Qu’il s’agisse de l’économie capitaliste, de la bureaucratie monocratique ou de la justice formaliste, “sans le moindre égard pour les personnes” — phrase capitale pour [17] comprendre la nature de la rationalité formelle objective —, selon Weber, la rationalisation formelle menace impitoyablement la liberté et la dignité de l’homme. Dans ce sens, on peut dire que la rationalisation formelle de Weber est rigoureusement synonyme de la réification de Marx. Historiquement, la bureaucratisation, la formalisation du droit, l’expansion du marché et l’émergence des sciences modernes ont toutes joué un rôle considérable dans la construction de la “cage de fer” de la modernité. Ces processus, qui ont tous connus une dynamique autonome, ont été des processus partiels causalement importants, mais, d'après Weber, c’est seulement leur combinaison et leur conjonction avec l’éthique protestante ascétique et intra-mondaine qui a pu mettre en branle la grande transition vers la modernité. Dans le chapitre 4, j'essaierai de montrer que la signification culturelle du protestantisme ascétique relève, en dernière instance, du fait qu’il a favorisé “l’esprit de dépersonnalisation” et la réification des relations interpersonnelles.

Par la suite, Georg Lukács, ce philosophe hégélo-marxiste, révolutionnaire et millénariste, que je critiquerai sévèrement dans le chapitre 5, reprendra la théorie wébérienne de la rationalisation formelle et, en la rattachant à la théorie marxiste du fétichisme des marchandises, il formulera la théorie classique de la réification. Le point de départ de cette théorie, exposée dans “La réification et la conscience du prolétariat”, l’essai central de son Histoire et conscience de classe, est la généralisation de la théorie du fétichisme au-delà des marchandises. Selon Lukács, le fétichisme, phénomène qu’il identifie d’ailleurs d’emblée à celui de la réification, constitue “le problème central, structurel, de la société capitaliste dans toutes ses manifestations vitales”. L’universalité de la forme marchande, conçue comme prototype de toutes les formes d’objectivité, fonctionnant selon leurs propres lois et dissimulant toute trace des relations interhumaines qui les sous-tendent, conditionne, tant sur le plan objectif que sur le plan subjectif, toute la vie extérieure et intérieure de l'homme. Dans la sphère du processus de production et de reproduction matérielle, l’expression la plus achevée de la réification est la transformation de l’homme en marchandise et en appendice de la machine.

Ici, Lukács redécouvre, à la suite de Simmel, la théorie de l’aliénation du travail que Marx avait élaborée en 1844, mais jamais publiée, et cela en fusionnant la catégorie marxiste du travail abstrait avec la catégorie wébérienne de la rationalité formelle. En éliminant le caractère individuel, concret et humain du travail et en le réduisant à des paramètres quantitatifs, une organisation rationnelle et efficace, calculable et prévisible du travail devient possible (taylorisme). L’ouvrier est alors incorporé comme partie, mécanisé dans un système mécanique qu’il trouve devant lui, achevé et inhumain, fonctionnant dans une totale indépendance par rapport à lui. Lukács estime que dans la société capitaliste la réification se généralise. La forme intérieure d’organisation d’entreprise industrielle se révèle alors comme le concentré de la structure de toute la société. Exprimant le “messianisme des opprimés”, Lukács attend sans plus que la révolution prolétarienne délivre le monde de la réification et de l'aliénation, restaurant ainsi la belle totalité dont Hegel avait rêvé autrefois.

[18]

La trajectoire de la soi-disant “Théorie critique de l'École de Francfort”, dont nous analyserons les représentants majeurs (Horkheimer, Adorno, Marcuse) dans le second tome de cet ouvrage, peut être comprise en termes d'une désillusion croissante vis-à-vis des attentes lukácsiennes de la révolution. Confrontés avec le fascisme européen, le stalinisme soviétique et la société de masse américaine, les membres de l'École de Francfort perdent tout espoir de voir émerger une société émancipée et se réfugient dans une sorte de pessimisme culturel qui a trouvé son expression magistrale dans la Dialectique de la Raison, ouvrage que Horkheimer et Adorno, exilés à Los Angeles, ont rédigé ensemble. Dans ce classique de la théorie critique, la théorie lukácsienne de la réification est coupée de toutes ses perspectives rédemptrices et radicalisée à tel point que la réification finit par apparaître comme un trait ontologique de la civilisation humaine. En effet, pour expliquer le totalitarisme, Horkheimer et Adorno développent une philosophie de l'histoire négative qui voit déjà dans les premières tentatives protohistoriques pour maîtriser la nature les germes du déploiement fatal d'une logique diabolique de réification croissante qui détruit tout sur son passage et qui trouvera son accomplissement dans les camps de la mort. Le problème de cette perspective négativiste est, comme nous le verrons, qu'en identifiant d'emblée la rationalisation à la réification, elle ne peut que mettre le doigt sur l'échec permanent de la civilisation. Conséquemment, que ce soit sous le vocable de la “société unidimensionnelle” (Marcuse, chap. 9), de la “société totalement administrée” (Horkheimer, chap. 7) ou du “contexte d'aveuglement” (Adorno, chap. 8), la sociologie francfortoise, fixée comme elle l'est sur les processus de domination croissante de la nature et de l'homme, ne peut que dénoncer la réification (au demeurant totale) qui réprime toute tentative d'émancipation et qui, si elle n’élimine pas simplement les individus, les étouffe en les réduisant à l'état de suivistes dépersonnalisés.

Finalement, dans sa grandiose Théorie de l’agir communicationnel, Jürgen Habermas, chef de file de la seconde génération de la Théorie critique, reprendra et reformulera la théorie de la réification dans le paradigme de la philosophie de la communication. Dans cette perspective, la problématique de la réification n’est plus immédiatement associée au problème de la rationalisation formelle en tant que telle, comme c’était le cas chez les membres de l'École de Francfort ; elle est plutôt liée au problème de la disjonction du système et du monde vécu, ou mieux, au problème de la “colonisation” du monde vécu par les sous-systèmes conjugués de l’économie et de l’État. En effet, pour Habermas, la disjonction du système et du monde vécu, rendue possible sur la base d’un monde vécu culturellement rationalisé, ne relève pas encore de la pathologie sociale. Dans un monde hypercomplexe, le remplacement du langage dans les sous-systèmes économiques et administratifs par les médiums régulateurs qui décrochent l’action des processus d’intercompréhension et la coordonnent au moyen des valeurs instrumentales généralisées (l’argent et le pouvoir) qui facilitent l’intégration et la différenciation des systèmes de l’activité par rapport à une fin, est tout simplement indispensable. Cependant, dans la perspective de l'agir communicationnel, la disjonction du système et du [19] monde vécu devient pathologique lorsque la dynamique propre des sous-systèmes agit rétroactivement sur les formes de vie culturelles ; lorsque les mécanismes d’intégration systémique (l’argent et le pouvoir) refoulent les formes de l’intégration sociale (le langage) hors des domaines où la coordination de l’action ne peut se faire que par le médium langagier ; bref, pour Habermas, il y a réification lorsque le complexe monétaire-bureaucratique touche et envahit les sphères qui ne sauraient être intégrées autrement que par la communication langagière.

2. Le pathos idéologique
de la critique de la réification


2.1. L’autonomie relative de la sociologie

L'expérience de l'autonomie relative des ensembles socioculturels autoréférentiels, fonctionnant selon des mécanismes rigoureux et capables, sinon d'imposer aux agents leur nécessité, du moins de limiter plus ou moins sérieusement leur marge d'action, est l'expérience fondatrice de la sociologie en tant que discipline relativement autonome [12]. En effet, la sociologie, définie vaguement comme “science de la société”, est née au dix-neuvième siècle, suite à l'effondrement de l'Ancien Régime sous les coups de butoir que lui portaient la Révolution française et la révolution industrielle, de la découverte de la “société” en tant que formation relativement autonome [13]. Ces deux révolutions simultanées qui lancent la civilisation occidentale dans l'orbite de la modernité n'ont pas seulement transformé le monde en accélérant l'histoire, elles ont également bouleversé l'expérience et la vision du monde traditionnelles. Désormais, la société n'est plus vécue et perçue comme un ensemble immuable, métasocialement garanti par Dieu ou le Prince, mais comme un ensemble de formations sociales en perpétuel mouvement, relativement aveugle et relativement indépendant par rapport aux individus [14].

[20]

La thèse de l'autonomie relative du domaine social n'est pas seulement une “idole de la tribu” qui sert à rationaliser l'autonomie relative de la sociologie ; l'objet de la sociologie n'est pas seulement la matérialisation du projet de la sociologie [15]. Non, la thèse du caractère sui generis du règne social est à la fois l'expression de l'expérience fondamentale de la modernité et l'a priori constitutif de la sociologie. Être sociologue implique, par définition, l'acceptation de l'existence d'un “règne social”, différencié de l'économique et du politique, relativement irréductible au règne psychologique (ou biologique, etc.). Cela ne signifie pas, comme l'affirme Durkheim, que les faits sociaux doivent invariablement être expliqués par des faits sociaux, mais bien qu'il y a des faits sociaux, en l'occurrence des entités, des relations et des représentations sociales qui ne peuvent pas être réduits à des faits psychologiques (ou biologiques, etc.). Que le règne social soit relativement autonome par rapport aux individus et que la sociologie présuppose, pour ainsi dire, transcendantalement l'existence d'un tel règne, voilà deux affirmations analytiques que le sociologue ne peut pas mettre en question. Quiconque rejette la thèse de l'autonomie ou de l'irréductibilité relative du social, par conviction ou par provocation, nie l'autonomie de la sociologie et, par là même, s'exclut de la communauté des sociologues [16].

2.2. Anomie versus aliénation

De même que ce n'est pas un hasard, pour employer une phrase typiquement marxiste, si la sociologie s'est instituée au moment de la grande transition de la Gemeinschaft à la Gesellschaft — transition qui se caractérise, pour parler comme Hegel, par la “scission” progressive entre le sujet et l'objet, entre l'homme et ses œuvres, et que la sociologie sanctionne réflexivement et après coup —, de même ce n'est pas un hasard si la notion de réification (Verdinglichung, ou encore Versachlichung) est apparue à l'aube de la modernité. Cependant, dans la mesure où l'emploi de la notion de réification est indissociable de ce que je propose d'appeler, avec un clin d'œil à Lovejoy, le père fondateur de l'histoire des idées, un certain “pathos idéologique” bien spécifique, il ne faut pas la confondre avec celle de l'autonomie relative de la société [17]. [21] L'irréductibilité relative de la société est une condition nécessaire, mais non suffisante de la réification. La preuve, si j'ose dire, en est fournie par le fait que Durkheim, qui a tant insisté sur le caractère sui generis du règne social, n'a pas développé une théorie de la réification ou de l'aliénation [18]. En effet, alors même que Durkheim était, à l'instar de Marx, un critique radical des institutions et des valeurs dominantes de la société moderne, ses conceptions normatives de l'homme et de la société, qui sont à plusieurs égards à l'opposé de celles des sociologues classiques allemands que nous allons considérer ici, l'ont empêché de développer une telle théorie. À cet égard, il est tout à fait significatif que, dans Le suicide, il n'accorde qu'une place tout à fait marginale (une seule note) au “suicide fataliste”, c'est-à-dire au suicide qui, à l'inverse du suicide anomique, n'est pas induit par un défaut mais par un excès du contrôle social [19]. De façon quelque peu grossière, on peut dire que, pour autant que le problème de l'anarchie morale constitue le problème central de Durkheim, il ne concevait pas tant le problème de la réification — comprise provisoirement comme domination de l'individu par des formes de contraintes qui lui sont extérieures — comme un problème que comme une solution au problème de l'anomie. On peut certes réduire, comme le fait Horton, l'opposition entre la sociologie française de Durkheim et la sociologie classique allemande à l'opposition, qui divisait profondément la sociologie dans les années soixante et soixante-dix, entre une théorie de l'ordre et une théorie du conflit — le fait est que la théorie de la réification et la théorie de l'anomie présupposent des systèmes axiologiques différents et que, pour cette raison, Durkheim n'a pas développé une théorie de la réification — ce qui démontre a contrario que l'autonomie relative des structures sociales ne peut pas être simplement confondue avec la réification.

2.3. Les Anti-Lumières éclairées

En tant qu'expression de l'effroi et du désillusionnement typiquement romantique des intellectuels allemands vis-à-vis du triomphe de la société bourgeoise capitaliste et de la montée inexorable de la rationalité formelle-instrumentale qui l'accompagne, sapant les fondements de la vie en commun et tendant à s'imposer dans tous les domaines de la vie, la notion de réification est chargée d'un certain pathos idéologique. Robert Nisbet affirme à ce propos que la notion de réification, comme celle d'aliénation d'ailleurs, qui appartient à la même “famille conceptuelle” et avec laquelle elle est souvent associée, voire même confondue, représente “l'antithèse ou l'inversion de la notion du [22] progrès” [20]. Cette affirmation n'est pas forcément fausse, mais, dans la mesure où Nisbet adhère au mythe des origines conservatrices de la sociologie et le renforce, j'estime qu'il faut rejeter cette thèse d'après laquelle des connotations conservatrices, voire même réactionnaires, seraient associées aux notions d'aliénation et de réification [21]. S'il est vrai que la notion de réification implique une critique de l'idée du progrès et des Lumières, il faut remarquer que la tradition des Anti-Lumières n'est pas homogène. Selon Seidman, il faut distinguer trois courants dans la nébuleuse des Anti-Lumières, à savoir le conservatisme philosophique, le romantisme anti-bourgeois et le radicalisme révolutionnaire [22]. Aucun des auteurs que nous allons considérer ne peut être placé dans cette tradition conservatrice des Anti-Lumières, de Bonald, Burke et de Maistre, que les Allemands appellent les Contre-Lumières (Gegenaufklärung). Restent donc les courants du radicalisme et du romantisme. À l'exception de Simmel, de Weber et du vieil Horkheimer, la pensée de tous les auteurs que nous allons traiter montre une tendance au radicalisme révolutionnaire. Cependant, la spécificité de la critique de la réification ne provient pas à mon avis du lien qu'elle entretient avec le courant révolutionnaire, mais bien de son rattachement au courant du romantisme [23]. S'il faut donc spécifier les origines de la sociologie, et plus particulièrement de la sociologie classique allemande pour autant qu'elle traite du problème de la réification, je dirais qu'elles se trouvent avant tout dans le romantisme, et plus particulièrement dans ce que Löwy appelle, à la suite de Lukács, le “romantisme anticapitaliste” [24]. Cette thèse des attaches entre le romantisme et la sociologie allemande suit en partie l'analyse de Mitzman [25]. Selon que le critique juge la société moderne sur la base d'une vision “faustienne” de l'homme, caractérisé par son incessant combat pour maîtriser le monde, ou sur la base d'une vision “apollinienne” de l'homme cultivé qui valorise l'harmonie et la réconciliation de l'homme et de la nature, le jugement et les solutions proposées sont, selon Mitzman, différentes : dans le premier cas, la modernité est jugée comme étant intrinsèquement “réificatrice” et la solution proposée est d'ordre [23] social ; dans le second cas, en revanche, elle est jugée comme étant intrinsèquement aliénante et la solution proposée est d'ordre individuel.

Cette analyse pose cependant problème. D'abord, en caractérisant le romantisme comme un courant antimoderniste, Mitzman sous-estime gravement la portée moderniste et progressiste du romantisme. Cherchant la voie d'un modernisme non réifiant, le mouvement romantique ne s'opposait pas tant à la modernité qu'à la réification [26]. On pourrait lui appliquer cette formule lumineuse d'Adorno : “Une des tâches — non des moindres — devant lesquelles se trouve placée la pensée est de mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l'Aufklärung progressiste” [27]. Ensuite, il n'est pas du tout évident, pour ne prendre que deux exemples, de classer Marx ou Adorno sur cette base. Marx privilégie clairement la solution sociale et, cependant, c'est bien lui qui a formulé la théorie classique de l'aliénation ; inversement, Adorno, fixé comme nul autre sur le phénomène de la réification, rejette la théorie de l'aliénation et, cependant, il valorise la personnalité apollinienne. Enfin, Mitzman ne voit pas que la distinction qu'il établit entre les théories de la réification et celles de l'autoaliénation recoupe la distinction plus fondamentale qu'on peut établir entre le courant individualiste, moderniste et progressiste d'une part et le courant holiste, anti-moderniste et conservateur du romantisme d'autre part.

En effet, à y regarder de plus près, il s'avère que le courant “faustien”, dans lequel Mitzman range Marx, Simmel et Weber, coïncide exactement avec le courant “individualiste” de Seidman, lequelcorrespond, à son tour, au courant “accommodationniste” dont parle Ringer dans son analyse classique du mandarinisme allemand, ainsi qu'au courant “néo-idéaliste”, influencé par le néokantisme, dont parle Andrew Arato dans sa superbe analyse des théories de la réification [28]. Dans la mesure où ce courant individualiste (ou accomodationniste ou néoidéaliste) du romantisme commence à se mêler imperceptiblement avec le rationalisme critique des Lumières, il est quelque peu problématique de l'associer, comme le fait Seidman, avec les Anti-Lumières en tant que telles. Étant donné que le romantisme progressiste a déjà incorporé, ou, comme le dit Mannheim, “relevé” (aufgehoben) le moment moderniste et rationaliste des Lumières, il ne s'agit pas d'abandonner le projet des Lumières, mais bien plutôt d'éclairer l'Aufklärung afin de continuer réflexivement son projet d'émancipation [29]. C'est d'ailleurs pourquoi le courant progressiste du romantisme, qui accepte pleinement et sans trop de retenue l'idéologie de “l'universalisme individualiste” de la modernité, pour parler comme Louis Dumont [30], peut aussi [24] être considéré comme un sous-courant des Lumières. Comme on le verra par la suite, la ligne qui sépare la critique néoromantique (postrationaliste) de la critique néorationaliste (postromantique) des Lumières, est souvent difficile à tracer.

Quoi qu'il en soit, c'est dans ce contexte idéologique bien précis que je propose d'appeler les “Anti-Lumières éclairées”, avec son individualisme, son modernisme et, surtout, son insistance particulière sur l'autonomie au sens de Kant, en tant que critère implicite de jugement, que s'origine la critique de la réification [31]. En effet, s'il faut expliquer l'émergence et l'attrait particulier de la notion de réification, la référence à la valeur moderne de l'autonomie, au sens positif de l'autodétermination, et non pas simplement au sens négatif d'absence de contraintes extérieures, est tout simplement indispensable [32]. C'est parce que les formations sociales, en tant que créations humaines qui s'autonomisent et qui échappent au contrôle de l'homme, se dressent contre lui et menacent de l'anéantir en sapant son autonomie, que les intellectuels, dont on sait que, par leur position et surtout par leurs pratiques spécifiques, ils sont singulièrement prédisposés à valoriser l'autonomie, critiquent la société moderne en termes de réification. Sans la prémisse humaniste et individualiste selon laquelle l'homme est et doit être un sujet autonome, doit être maître de ses propres actions et non pas un objet hétéronome, une chose parmi les choses, assujettie aux déterminations extérieures imposées par des lois naturelles, la réification, en tant qu'autonomisation aliénante des formes et des formations sociales, ne serait et ne pourrait tout simplement pas être problématique. Dans ce sens, on peut dire que la réification présuppose l'autonomie et que l'autonomie de la personne est une condition constitutive du discours sur la réification.

2.4. Système et “surréification”

Cependant, dans la mesure où la société moderne forme un tissu systémique relativement autonome d'interconnexions fonctionnelles qui imposent toujours et inévitablement des limites à l'autonomie de la personne, on peut se demander si la réification ne fait pas tout simplement partie de la condition de l'homme moderne. Après tout, la disjonction du système et du monde vécu, la différenciation fonctionnelle des sous-systèmes autorégulés, et l'hétéronomie qu'elles impliquent, ne sont-elles pas les caractéristiques distinctives des sociétés modernes avancées ? Cette objection est importante, car elle indique que, si la notion de réification veut garder sa fonction critique et si la critique ne veut pas basculer dans le conservatisme philosophique, en chantant le “lamento sur la [25] réification” (Adorno), la critique doit nécessairement s'autolimiter. Il faut donc renoncer à l'idéalisme objectif et accepter l'irréductibilité relative des structures systémiques de la société [33]. Il ne s'agit pas de plaider pour une inversion de la flèche du temps, ni pour l'abolition des propriétés systémiques de la société en tant que telles, mais bien de s'attaquer aux structures systémiques de la société qui limitent artificiellement l'autonomie de la personne. Autrement dit, si la valeur de l'autonomie veut garder son sens en tant que critère de jugement, la réification ne peut avoir trait qu’à ces propriétés systémiques de la société qui sont “surrépressives” (Marcuse) en ce qu'elles imposent une aliénation superflue qui, dans les circonstances actuelles, pourrait être abolie sans que la différenciation fonctionnelle des sociétés modernes soit supprimée en tant que telle. L'injonction comprise dans la notion de réification est donc de réaliser, autant que faire se peut, les conditions optimales de l'autonomie.

Nous avons vu que la critique allemande de la réification s'origine dans le contexte idéologique des Anti-Lumières, plus précisément dans le courant accommodationniste (Ringer) et humaniste (Arato) du romantisme que j'ai nommé les “Anti-Lumières éclairées”. Si l'on distingue maintenant, à l'intérieur de ce courant individualiste et progressiste du romantisme, deux structures différentielles, mais non disjonctives, de sensibilité, à savoir celle qui tend vers l'activisme idéologique et celle qui tend vers le passéisme nostalgico-tragique [34], on peut classer tous les auteurs que nous allons analyser dans cette étude des théories de la réification selon qu'ils tendent de façon prédominante vers l'optimisme actif ou vers le défaitisme : Marx, Lukács, Marcuse et Habermas figurent dans la première catégorie ; Simmel, Weber, Horkheimer et Adorno dans la seconde [35].

3. Petites querelles philologiques

Le concept de réification, en tant que concept théorique, savant et technique, est intimement lié au développement de la pensée marxiste. Or, contrairement au concept d'aliénation (Entfremdung), qui constitue le concept central des Manuscrits parisiens, sinon de l'œuvre de Marx en général, le concept de réification (Verdinglichung) n'a pas vraiment de source canonique. Par conséquent,  [26] selon les prédilections des commentateurs, la paternité du concept a pu être attribuée à Kant, Hegel, Marx, Nietzsche, Simmel, Weber ou Lukács. Kant emploie le verbe sich verdingen dans le sens de vendre par contrat. Mais, bien que le verbe aliéner puisse avoir la signification juridique de sich verdingen, j'estime que Meszaros ne dispose pas d'une base étymologique pour traduire sich verdingen par “réifier” ni d'une base philosophique pour considérer cet usage comme étant à l'origine du concept de Verdinglichung [36]. Dans Au-delà du bien et du mal, Nietzsche utilise le verbe verdinglichen pour railler l'hypostase des concepts en général et de celui de causalité en particulier [37]. Dans sa philosophie du droit, Hegel emploie le mot Verdingung dans le sens et dans le contexte de l'aliénation (Entäußerung) de la propriété [38]. Néanmoins, il faudra attendre Marx pour voir apparaître le mot substantivé Verdinglichung. À ma connaissance, le mot n'apparaît cependant que deux fois chez Marx. Une première fois dans les Grundrisse et une seconde fois dans le troisième livre du Capital, dans la section sur la “formule trinitaire” [39]. Toutefois, selon la version “officielle”, orthodoxe et canonisée, l'origine du concept se trouverait là où le mot même est absent, à savoir dans le premier volume du Capital, au chapitre classique intitulé “Le caractère fétiche de la marchandise et son secret” [40]. Dans La philosophie de l'argent (1900), Georg Simmel emploie à plusieurs reprises le vocable en question, mais son apport terminologique est à tel point méconnu que divers commentateurs ont pu affirmer que Georg Lukács, qui fut, selon ses propres mots, “l'élève personnel de Simmel”, aurait forgé le mot dans Histoire et conscience de classe (1923) [41]. Dans ce recueil d'articles controversé, le jeune Lukács formule, au chapitre central intitulé “La réification et la conscience du prolétariat”, la version classique de la théorie de la réification. Son premier livre, Histoire du développement du drame moderne (1908), dans lequel Lukács emploie déjà le terme synonymique de Versachlichung, étant pour ainsi dire totalement méconnu, c'est bien dans Histoire et conscience de classe qu'il faut trouver l'origine “officieuse” du terme. Cela est d'autant plus étonnant que Max Weber, cet autre maître à penser de Lukács, utilise de temps à autre le mot Versachlichung dans Économie et société (1922). Le moins qu'on puisse dire à ce propos est que la mémoire des marxistes est quelque peu sélective [42].

Pour autant que je sache, le mot reificatio ne figure dans aucun dictionnaire latin. Étymologiquement parlant, ce néologisme, apparu aux alentours de 1860, dérive de la contraction des termes latins res et facere. Woodard a cependant [27] suggéré que la racine du mot real est res. Dès lors, par un simple jeu de mots, ce philosophe nominaliste peut assimiler la réification à la “réalification” (sic[43]. Littéralement, la réification peut être définie comme la “transformation effective ou mentale” (Oxford English Dictionary) en une chose [44] de quelque chose qui à l'origine ne fut pas une chose (res[45]. On retrouve cette dualité de l'extension de la notion dans la langue française. Selon le Grand Robert, la réification peut désigner soit la tendance à transformer ou à se transformer en chose, en objet, soit la tendance à considérer comme figé, comme objectal ce qui est dynamique, ce qui n'est pas un objet. Hannah Arendt emploie la notion dans sa première signification (transformation effective). Pour elle, la réification a trait à “la fabrication”, à “l'œuvre de l'homo faber” [46]. Ainsi, l'ébéniste qui fabrique une table réifie non pas les matériaux de base — ceux-ci sont toujours déjà des res ; seul Dieu crée ex nihilo —, mais son idée, son image mentale de la table. Quine, en revanche, utilise la notion dans sa seconde signification (transformation mentale). Pour lui, la réification a trait à la sélection des entités que nous considérons comme réelles et que nous acceptons par conséquent dans notre ontologie [47].

On ne peut pas minimiser le caractère éminemment critique, voire même polémique de la notion de réification. Dans sa signification et son usage standard, elle est invariablement accompagnée de fortes connotations négatives [48]. Dès lors, en tant que concept de combat, la réification désigne le devenir-chose de ce qui, en droit, n'est pas une chose. Cette pseudo-chose peut être, selon le cas, un concept, une personne, un animal, une relation, un processus, le monde social, une marchandise, etc. — la liste n'étant pas limitative [49]. La réification de ces pseudo-choses consiste à leur attribuer illégitimement, et selon le cas, [28] une facticité, une fixité, une objectivité, une externalité, une impersonnalité, une naturalité, bref, une choséité ontologique qui est jugée inappropriée. Dans tous les cas, la notion de réification présuppose une ontologie qui, au demeurant, n'est que rarement ou jamais explicitée [50]. Elle est plutôt introduite en contrebande. Dans celivre, j'ai pris le parti d'expliciter systématiquement l'ontologie qu'un auteur adopte afin de clarifier sa notion de la réification.

Finalement, avant de proposer une typologie de la réification, il n'est sans doute pas inutile d'accentuer le caractère essentiellement métaphorique et métonymique de la notion de réification. La métaphore implique le transfert d'un mot ou de plusieurs à un objet ou un concept qu'ils ne dénotent pas littéralement afin de suggérer une comparaison avec d'autres phénomènes. La métaphore connote plus qu'elle ne dénote. Elle opère par analogie, et, comme le rappelle Perelman, l'analogie relève de la théorie de l'argumentation et non de l'ontologie [51]. Si on la prend au pied de la lettre, elle devient totalement absurde. Les concepts se transforment alors en fétiches, et rapidement la pensée verse dans le mythe [52]. Comme nous le verrons à plusieurs reprises, ce risque du basculement incontrôlé de la pensée scientifique dans une pensée automatique et tautologique est d'autant plus sérieux dans le cas de la notion de réification. Que celle-ci ne doive pas être réifiée à son tour, voilà ce que je propose comme premier principe méthodologique de la théorie de la réification. Après tout, la société n'est pas une machine et l'homme n'est pas une chose. Comme le dit Castoriadis : “Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique n'est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou” [53].

4. Réification sociale
et chosification méthodologique


4.1. Les paradoxes de la réification

Divers auteurs ont exprimé leur doute quant à la possibilité de clarifier la sémantique de la réification. Ainsi, Zitta est convaincu que la clarification du concept constitue “une tâche sans espoir” (a hopeless task[54]. De même, Pitkin, “pataugeant dans le marécage sinistre de la théorie de la réification”, se demande si on ne ferait pas mieux d'abandonner une fois pour toutes le [29] concept de réification [55]. J'avoue que je partage ce scepticisme [56]. Parmi les concepts dialectiques, le concept de réification est sans doute le plus élastique. Dès qu'on essaie de le fixer, il tend à se diluer ou à se contracter. Comme un trou noir, il attire tout, et plus il attire, plus il est repoussant. Plus on y réfléchit, plus on se perd dans des arguties métaphysiques. Le concept est tout aussi opaque et abstrait que les phénomènes qu'il veut saisir. Dès qu'on essaie de l'appliquer au concret, le concret devient abstrait, et nous échappe. Alors même qu'il dénonce les abstractions, aussi bien les abstractions de la pensée (Denkabstraktionen) que celles que Marx et Sohn-Rethel nomment les abstractions réelles (Realabstraktionen), le concept lui-même éloigne inexorablement la pensée de la réalité concrète en poussant la réflexion dans les sphères éthérées de l'abstraction. En outre, toute discussion sur la réification tend à s'embourber dans des contradictions. Il suffit que le théoricien énonce clairement la thèse de la réification du social et il risque d’achopper sur sa propre thèse, et cela de trois façons plus ou moins différentes :

i) cas de l'autocontradiction performative : en énonçant sa thèse, il la nie implicitement — c'est, comme nous le verrons, le cas d'Adorno, de Marcuse et de Horkheimer : en dénonçant l'omniprésence de la réification, ils reconnaissent eo ipso qu'ils y échappent, ce qui contredit la thèse ;

ii) cas de la prophétie autodestructrice : en énonçant sa thèse, il la nie ou vise à la nier explicitement — c'est le cas de tous les marxistes, Adorno, Horkheimer et Marcuse inclus : la réification n'est qu'une apparence, ce qui apparaît comme un fait naturel et éternel est en fait un processus socio-culturel et transitoire ; la thèse est énoncée afin qu'elle soit réfutée, la démonstration des exo-déterminations des acteurs sociaux vise à réactiver leur autodétermination ;

iii) cas de la prophétie autoréalisatrice : en énonçant sa thèse, il l'affirme implicitement — c'est le cas, ou plutôt le risque de tous les théoriciens de la réification. À force de conceptualiser les construits humains comme des construits déshumanisés et déshumanisants, ils risquent de substituer leurs propres constructions conceptuelles à la réalité et de dériver vers un naturalisme naïf et chosificateur qui traite les entités abstraites et conceptuelles comme des entités concrètes et réelles (cogitatur ergo est).

Cependant, malgré l'élasticité et l'opacité inhérentes au concept de réification et toutes les attrapes dialectico-performatives qu'il peut cacher pour les non-initiés, ainsi que les abus que les semi-initiés ont pu en faire [57], j'estime qu'il faut maintenir le concept et qu'il faut essayer de le développer en le [30] clarifiant. En effet, il faut le maintenir : le concept de réification est une catégorie nécessaire, au sens de Kant, de toute théorie de la société qui se veut critique. Et il faut le clarifier : sa clarification constitue un préalable nécessaire pour montrer que le concept de réification est véritablement, sinon de fait, du moins en puissance, un concept central de la sociologie et que, grâce à sa centralité, son caractère éminemment dialectique et son potentiel synthétique, il permet de relier systématiquement les diverses approches qui ont traditionnellement divisé le champ pluriparadigmatique de la sociologie [58]. Plus particulièrement, je pense que le concept peut rendre service en indiquant les limites respectives de la macro et de la microsociologie, de la sociologie des structures et de la sociologie de l'action, de l'objectivisme et du subjectivisme, du déterminisme et du volontarisme. J'y reviendrai longuement dans les considérations qui concluent cet ouvrage. Mais d'abord il faut déblayer le terrain et dresser la typologie des usages et des significations de ce concept, sans pour autant se limiter à la tradition (hégélo-)marxiste. Cette extension est importante, car le concept a, pour ainsi dire, été monopolisé par les marxistes — pour être plus précis : par les marxistes critiques [59] —, alors qu'en vérité il s'étend loin au-delà de la lignée qui va de Marx à Lukács et de Lukács à l'École de Francfort.

4.2. Des concepts couplés

Le concept de réification est un concept composite. Derrière le terme “réification”, il y a un amalgame ou une confusion de deux significations. Dans un article récent, j'ai présenté une reconstruction du concept de réification qui débouche sur une typologie distinguant catégoriellementla “réification sociale” et la “chosification méthodologique” [60]. Cette appellation peut paraître arbitraire. L'important cependant n'est pas la dénomination en tant que telle — j'aurais tout aussi bien pu parler de réification et d'objectivation —, mais le fait que deux significations distinctes, confondues dans l'homonyme de la réification, soient enfin analytiquement démêlées. La signification visée par la notion de réification sociale (autonomisation aliénée et aliénante des structures sociales), qui peut être retracée jusqu'à Hegel, apparaît surtout dans le domaine de la théorie de la société ; la signification visée par la notion de chosification méthodologique (hypostase des concepts et de la méthode naturaliste), qui, elle, trouve son origine chez Nietzsche, survient, en revanche, surtout dans la philosophie des sciences sociales. Dans la mesure où la distinction entre les concepts de la réification sociale et de la chosification méthodologique [31] correspond grosso modo à la division fondamentale, opérante dans le champ de la sociologie, entre la micro et la macrosociologie, et aux visions épistémologiques correspondantes — à savoir une vision plutôt réaliste et objectiviste du social, d'une part, et une vision plutôt nominaliste et subjectiviste du social, d'autre part —, ces concepts peuvent être considérés comme de véritables “concepts couplés” [61]. En effet, à l'instar des autres concepts couplés, tels que la société et la communauté ou le statut et le contrat, par exemple, qui expriment des tendances duales de la société, les concepts de réification sociale et de chosification méthodologique indiquent l'insuffisance des perspectives épistémologiques monistes et la nécessité de dévoiler leur complémentarité dialectique [62]. La perspective objectiviste de la réification sociale et la perspective subjectiviste de la chosification méthodologique ne s'excluent pas comme l'eau et le feu, mais bien plutôt, pour reprendre une métaphore de Merton, comme le jambon et les œufs [63]. Comme nous le verrons par la suite, elles se complètent, s'enrichissent et se corrigent mutuellement.

4.2.1. La chosification méthodologique

Dans la philosophie des sciences sociales, la notion de réification est employée à la fois pour dénoncer l'hypostase des concepts et la naturalisation du sujet et du monde vécu. Je développerai ces deux usages sous les labels respectifs de la “critique du réisme” (a) et de la “critique du naturalisme” (b). Avant cela, je voudrais cependant indiquer que cet emploi du concept de réification remonte à Nietzsche. Dans Au-delà du bien et du mal, significativement sous-titré Prélude d'une philosophie de l'avenir, Nietzsche défend l'instinct vital comme origine et comme fin de la philosophie. S'attaquant avec véhémence à la négation stoïque de la vie et à toute forme d'idéalisme platonisant, il oppose les abstractions de l'esprit pur et du bien absolu à la vie concrète et à la volonté de pouvoir. Dans ce contexte, il critique explicitement les abstractions hypostasiées de la philosophie classique en général, et celles du naturalisme positiviste en particulier, en termes de réification : “Il ne faut pas réifier [man soll nicht fehlerhaft verdinglichen] la 'cause' et l''effet', comme le font à tort les savants naturalistes et tous ceux qui comme eux pensent en termes de nature en se conformant à la balourdise du mécanicisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu'au moment où l'effet est obtenu ; il ne faut user de la 'cause' et de l''effet' que comme de purs concepts, c'est-à-dire comme des fictions conventionnelles [...]” [64].

(a) Critique du réisme

La critique théorique en termes de réification des concepts a trait à l’opération mentale consistant à transformer une abstraction (notion, représentation, concept...) en une réalité matérielle, en un objet [32] concret de la réalité externe (out there[65]. Il s’agit donc essentiellement d’une critique nominaliste du réalisme naïf, du “réisme”. La réification devient ici synonyme de ce que les Anglo-Saxons appellent, à la suite d'Alfred North Whitehead, le “paralogisme du concret déplacé” (fallacy of misplaced concreteness[66]. Ce qui est généralement dénoncé, c’est l’hypostase (au sens non théologique du mot) des concepts ou des idéaltypes, ce glissement du substantif à la substance, du signifiant au signifié propre à ceux qui avec un mot font une chose. C’est le cas, par exemple, des sociologues qui transforment leurs fantômes conceptuels ou ceux des profanes (“l'État”, la “Bourgeoisie”, le “Prolétariat”... en majuscules) en sujets historiques capables d’agir et de poser leurs propres fins (“l’État décide”, “l’Église de France combat”, “le Prolétariat glorieux triomphe”...) [67]. Dans cette logique émanatiste-substantialiste, qui s’apparente décidément à la logique magico-mythique, le Concept ou l’Idée est du même acabit que jadis le doigt de Dieu conduisant les affaires terrestres comme un seigneur conduit son domaine. Ici comme ailleurs, le fameux théorème de W. I. Thomas s'applique : “Si les hommes définissent des situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences” [68].

En sociologie, les accusations d’hypostase de concepts sont chroniques, pour ne pas dire endémiques. Hegel en est accusé par Marx, Marx par Weber et Simmel, Weber par Parsons, Parsons par Habermas et Habermas par Honneth... Ces diffamations sérielles s’expliquent sans doute, d'une part, par la collision entre les discours ontologiques de la philosophie et ceux de la sociologie et, d'autre part, par l'absence d'un consensus concernant le statut ontologique des référents empiriques.

D'abord, en ce qui concerne la collision des discours ontologiques, il faut remarquer qu'il y a une incommensurabilité entre l'ontologie théorique opérationnelle dans les sciences sociales et l'ontologie impliquée dans la critique philosophique des concepts théoriques des sciences sociales [69]. Ceci est le cas, car les conditions de la production scientifique sont autres que celles de la réflexion critique. Comme le dit Cassirer : “Nous n'avons pas la possibilité de mettre en œuvre les fonctions destinées à édifier la réalité de l'expérience et de les soumettre en même temps à une investigation critique” [70]. Ainsi, les sociologues, en vaquant à leurs théories, opèrent-ils forcément avec une ontologie [33] réaliste — ils parlent de “stratification”, de “révolutions” ou du “système politique” et supposent que ces abstractions correspondent à quelque chose de réel. Les philosophes, en revanche, lorsqu'ils discutent et critiquent les théories des autres, considèrent celles-ci dans l'esprit du nominalisme postkantien : les “catégories” de la pensée ne doivent pas être confondues avec la “chose-en-soi” (paralogisme de la subreption transcendantale). Il s'ensuit non seulement que le succès de la critique du réisme est, pour ainsi dire, déjà garanti d'avance, mais aussi, ce qui est plus inquiétant, que la critique du réisme risque de mettre en question la possibilité même de la sociologie. Pour échapper à ce danger, il faut réaffirmer la double autonomie relative de la sociologie et de son domaine d'objets. J'ai défendu plus haut la thèse selon laquelle la sociologie présuppose transcendantalement l'existence d'un règne social relativement irréductible.

Le problème cependant est que le règne social ne peut pas être observé en tant que tel. En tant qu'entité transempirique, le social ne peut pas être vu, ni entendu, ni touché ; se dérobant à toute définition ostensive, il ne peut qu'être connu par référence à, ou plutôt, comme le dit justement John Rex, par “inférence” de ses conséquences qui, elles, sont observables [71]. En ce sens, le social est effectivement une fiction théorique, une entité transfactuelle, voire même contre-factuelle, dont le sociologue postule et doit postuler l'existence s'il veut expliquer les phénomènes factuels qu'il rencontre sur le terrain. Quant à la question proprement métaphysique de savoir si ces entités théoriques correspondent vraiment à des entités réelles, bien que non observables, le sociologue peut se déclarer agnostique. Cependant, dans la mesure où les concitoyens du sociologue interprètent également et continuellement, en tant que sociologues spontanés pour ainsi dire, les conduites de leurs prochains selon ces entités théoriques, les illusions du sociologue apparaissent comme des illusions bien fondées.

Certes, cet “essentialisme populaire” ne prouve pas l'existence des faits sociaux en tant que tels, mais bien que dans la réalité tout se passe comme s'ils étaient réels. Mais, si tel est le cas, alors on peut dire, en reprenant le titre d'un livre qui a fait fortune, que la réalité sociale est effectivement une construction sociale et que les structures sociales sont des structures mentales, à condition toutefois de ne pas en conclure idéalistiquement qu'il suffit d'abandonner la croyance préréflexive en la réalité des structures sociales pour que celles-ci s'évaporent. La société n'est pas un rêve ; relativement indépendante de notre conscience et de notre volonté, elle résiste à nos tentatives pour la transformer. Avec Jarvie, on peut dire que la réalité sociale n'est “ni dure, ni molle, mais un peu des deux” [72]. Elle constitue un royaume intermédiaire qui possède à la fois la résistance qui caractérise le monde physique et la précarité qui est propre au monde mental [73]. C'est d'ailleurs pourquoi il faut combiner le constructivisme et l'objectivisme, et essayer de développer une théorie sociale qui reconnaît à [34] la fois que les représentations sociales des structures sociales structurent celles-ci et que les représentations sociales des structures sociales sont elles-mêmes socialement structurées par les structures sociales [74]. Avec cette dernière proposition, on arrive à nouveau à notre thèse de départ — ce qui la confirme : le sociologue présuppose transcendantalement l'existence d'un règne social relativement autonome qui restreint et qui rend possible les représentations et les activités sociales. J'y reviendrai dans les conclusions finales de cet ouvrage.

Si nous passons maintenant de la collision des discours ontologiques à l'absence d'un consensus concernant les référents empiriques en sociologie, on ne peut que constater la confusion babylonienne qui règne dans ses rangs. Ainsi, alors que les individualistes affirment que seuls les individus sont réels et relèguent les groupes ou autres collectifs au statut de simples entités conceptuelles (entia rationis), les holistes déclarent que les collectifs sont réels, et même qu’ils sont plus réels que les individus qu’ils déterminent. À mi-chemin entre les individualistes et les holistes, les interactionnistes maintiennent quant à eux que ni les individus ni les groupes ne sont réels, sauf par leurs implications réciproques. Sur ces positions ontologiques s'étayent des positions épistémologiques. À l'opposition entre l'individualisme ontologique (nominalisme) et le holisme ontologique (réalisme) correspond l'opposition non moins profonde entre l'individualisme et le holisme méthodologiques, alors même que certains partisans de l'individualisme méthodologique adhèrent de fait aux thèses du holisme ontologique (individualisme situationnel) et que, inversement, cas plus rare, certains partisans du holisme méthodologique acceptent de fait les thèses de l'individualisme ontologique (structuralisme empiriciste).

En ce qui me concerne, je voudrais défendre les thèses dialectiques de la position interactionniste. Plus particulièrement, je crois qu'une sociologie critique devrait réaliser la synthèse du moment réaliste qui caractérise le holisme ontologique et du moment constructiviste qui caractérise la variante phénoménologique de l'individualisme méthodologique. Formulé de façon négative, je crois qu'une théorie critique doit avant tout s'opposer au faux rationalisme de la variante utilitariste de l'individualisme méthodologique, variante qui, comme l'a bien montré Homans, n'est en dernière instance qu'une version distinguée du behaviorisme vulgaire [75]. Bien que le postulat central de l'individualisme méthodologique — à savoir que les faits sociaux qu'on observe au niveau macrosociologique doivent en dernière instance être expliqués par une analyse des conduites rationnelles des individus [76] —, ait le mérite de déboucher sur un refus du sociologisme, ou de ce que Boudon appelle, à la suite de Piaget, le [35] “réalisme totalitaire”, j'estime que ce mérite n'est qu'apparent. Dans la section suivante, et, textes en main, dans les chapitres 3 et 4, j'essaierai de montrer que, dans la mesure où l'individualisme méthodologique réduit l'action de l'homme à l'action stratégique de l'homo economicus, il rejoint paradoxalement l'hyperdéterminisme de la position holiste.

Pour des raisons évidentes, la position holiste est particulièrement vulnérable à la critique du réisme. Son postulat central, à savoir que le social doit invariablement être expliqué par le social, que la cause déterminante d'un fait social doit toujours être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et jamais parmi les états de la conscience individuelle, le porte à personnifier les propriétés structurelles des systèmes sociaux et à en faire des méta-sujets capables d’exercer une efficace sociale, d’agir et de contraindre les individus de l’extérieur. Lorsque le holisme est couplé à l'appareillage méthodologique du positivisme, il tend, en outre, par son fétichisme des lois sociales et des variations concomitantes entre les faits sociaux, à réduire le sujet à un automate subjugué par les lois mortes d’une physique sociale — ce qui nous amène à la critique du naturalisme.

(b) Critique du naturalisme

La critique méthodologique du naturalisme positiviste en termes de réification du sujet et du monde vécu est liée à la fameuse querelle des méthodes qui, depuis le dix-neuvième siècle, divise fondamentalement le champ sociologique entre les partisans de la méthode explicative des sciences naturelles (Erklären) et ceux de la méthode interprétative des sciences humaines (Verstehen[77].

Dès sa naissance, la sociologie s’est constituée sur le modèle des sciences naturelles. Ainsi, Auguste Comte considérait la sociologie, qu'il avait d'abord nommée, à l'instar du sociologue-astronome belge Adolphe Quételet, “physique sociale”, comme le prolongement et le terme final du développement des sciences naturelles [78]. Cette subordination des sciences humaines aux sciences naturelles fut, à juste titre, critiquée par Wilhelm Dilthey qui ne pouvait pas accepter le naturalisme de Comte, c’est-à-dire sa méconnaissance de la spécificité de la réalité socio-historique. Pour fonder la différence irréductible entre les sciences humaines (Geisteswissenschaften) et les sciences naturelles, Dilthey s’est appuyé sur le principe du verum factum (verum et factum convertuntur), énoncé par Vico, selon lequel nous pouvons comprendre la réalité socio-historique parce qu’elle est l’œuvre de l’homme, ce qui n’est évidemment pas le cas de la nature qui, elle, est le produit de Dieu et ne peut être comprise que par lui [79]. Dilthey en conclut que les sciences humaines ont affaire à la réalité en tant qu'elle est objectivation de l'esprit, extériorisation de la subjectivité ou [36] réalisation des valeurs et des fins dans le monde sensible. Bref, pour Dilthey, “tout ce en quoi l'esprit s'est objectivé relève des sciences de l'esprit” [80].

La méthode appropriée des sciences humaines est la méthode compréhensive-interprétative qui vise à réactiver, par la reconstitution des significations visées, l’activité subjective qui s’est objectivée dans la réalité socio-historique. Or, le sens visé incorporé dans l'objet ne peut lui-même être saisi qu'à l'intérieur d'un ensemble significatif (Wirkungszusammenhang) dans et par lequel il prend son sens. De même que la compréhension de la phrase implique celle de la page et celle de la page celle du livre — et vice versa —, de même la compréhension d'une activité significative présuppose celle du contexte vécu dans laquelle elle se déroule, et par laquelle elle prend son sens et devient compréhensible. Ces deux principes de la compréhension, à savoir la réintériorisation du sens extériorisé (microcompréhension de l’action — moment phénoménologique) et la reconstitution de l’ensemble vécu (macrocompréhension de l’ensemble significatif — moment herméneutique) ruinent d’emblée l’idéal positiviste de l’observation extérieure.

Les faits sociaux ont un sens, ils ne peuvent pas être traités comme des choses, comme le voulait Durkheim [81], et donner lieu simplement à un processus d’expérimentation ou d’observation où, par neutralisation du vécu, ils seraient inscrits dans des consécutions invariantes. Éliminer tout sens par une observation naturalistique revient à transformer les événements psychiques en faits physiques et à réduire la culture significative à la nature mécanique. “Le cours des choses devient nature, dit Weber à la suite de Rickert, quand nous ne cherchons pas son sens” [82]. Le sens, les valeurs et les fins ne sont nullement la “phlogistique des sciences sociales”, comme le pense Lundberg [83] ; au contraire, ce sont eux qui fondent la spécificité des sciences humaines et sociales. Éliminer le sens, corrélatif de la compréhension, revient à dénaturer l’objet de recherche, à le déshumaniser par une transformation chosificatrice. Avec Monnerot, et contre Durkheim, il faut donc affirmer que les faits sociaux ne sont pas des choses, car “le propre des choses est de n'être pas comprises, mais seulement expliquées et constatées” [84]. Certes, il ne s'agit pas de nier dogmatiquement le droit de cité des procédés des sciences de la nature dans les sciences de l'homme — l'explication est tout aussi indispensable dans les sciences humaines que la compréhension l'est dans les sciences naturelles —, mais il s'agit de dénoncer les effets hégémoniques de la sociologie dominante et les méfaits réificateurs du naturalisme positiviste [85], c'est-à-dire de toute théorie ou recherche qui nie la spécificité des sciences humaines sous prétexte qu'il n'existe pas d'autre modèle de la science que celui des sciences naturelles.

[37]

Toutefois, bien que la connaissance “astronomique” des phénomènes sociaux ne puisse être l’idéal de la sociologie, ne fût-ce que pour la simple raison que dans un système ouvert il n’y a pas de lois invariables, la sociologie compréhensive a ses limites et il faut en être conscient. Pour autant que les actions produisent toujours des effets pervers et que ceux-ci se coagulent dans des systèmes sociaux qui fonctionnent effectivement et objectivement de façon relativement autonome par rapport aux individus, une disposition objectivante et un appareillage chosificateur, par exemple, celui du structuralisme, du systémisme ou du behaviorisme social, sont indiqués [86]. Les humanistes ont beau protester. Quand les faits sociaux se sont transformés en choses, il faut les traiter comme des choses — sans oublier pour autant que les choses sont elles-mêmes des faits sociaux qui, en l'occurrence, se laissent déchiffrer comme des “accomplissements continus des activités concertées de la vie quotidienne” [87].

4.2.2. La réification sociale

Dans la tradition du “marxisme occidental”, les analyses de Marx sont combinées avec celles de Hegel, de Simmel et de Weber. Histoire et conscience de classe de Georg Lukács est considéré comme la “bible” (Merleau-Ponty) de cette tradition intellectuelle importante [88]. La notion de réification y est amplement utilisée pour critiquer l'autonomisation aliénante du système social, soit comme fait social, soit comme fait idéologique. La critique de la réification sociale est proprement dialectique et, partant, quelque peu paradoxale : c'est en insistant sur l'autonomie de l'objet qu'elle vise à réactiver l'autonomie du sujet. Une telle manœuvre dialectique n'est possible que si l'on présuppose que l'objet est sujet ou, autrement dit, que l'objet est un produit extériorisé du sujet. La métaphore hégélienne de la différenciation et de l'inversion du sujet et de l'objet constitue donc la “base grammaticale” de la critique de la réification [89]. Une fois qu'on a compris cela, on peut également comprendre la critique de la réification comme une critique proprement transformatrice, c'est-à-dire comme une critique qui vise à inverser l'inversion du sujet et de l'objet. Pour paraphraser Freud : là où était l'objet, le sujet doit advenir.

[38]

Si l'on reconstruit maintenant une version idéaltypique de la théorie de la réification, qui, pensée jusqu'au bout, débouche sur un modèle de la société totalement administrée (total verwaltete Gesellschaft), on peut distinguer trois niveaux analytiques superposés, à savoir le niveau fondamental de la critique proprement sociale (a) et, superposés à celui-ci, deux niveaux de la critique idéologique, le premier ayant trait à la fausse conscience pré-réflexive (b), et le second à la fausse conscience réflexive (c) [90].

(a) Critique de la société

Globalement, la réification sociale a trait au fonctionnement relativement autonome, aliéné et aliénant, des systèmes de la culture et de la société modernes et à leur transformation de moyens en fin pour soi. Certes, les mondes de la culture et de la société, des institutions et des organisations, sont des objectivations de l'homme, des produits de leur praxis. Mais, dans le cours de leur développement, ces mondes se sont fatalement complexifiés et ils ont été formellement ou fonctionnellement rationalisés à telle enseigne qu'ils se sont transmués en de véritables cosmos, fonctionnant indépendamment de la volonté et des intentions des individus, croisant leurs plans et leurs desseins, menaçant leur autonomie et même — à la limite — leur existence. Comme l'apprenti sorcier du Faust, les hommes sont dominés par les forces qu'ils ont eux-mêmes déchaînées. Hiroshima et Nagasaki, Harrisburg et Bhopal et, plus récemment, Tchernobyl, ces catastrophes qui ne sont pas des catastrophes naturelles, mais des catastrophes socialement induites, sont à tel point emblématiques de la modernité que, à en croire Ulrich Beck, il faut désormais changer de perspective et analyser la société (post)industrielle comme une “société du risque” [91]. Avec Sartre, on pourrait dire que la praxis s'est aliénée dans le “pratico-inerte” et que la finalité s'est renversée en “contre-finalité” [92]. La bureaucratie n'en offre que l'exemple le plus classique [93]. De façon plus dramatique, les cercles vicieux de la “contre-productivité institutionnelle”, dénoncés par Illich, illustrent le même problème. Passé certains seuils critiques de développement, la production devient un obstacle à la réalisation des objectifs qu'elle est censée servir : la médecine détruit la santé, l'école abêtit, le transport immobilise et les communications rendent sourd et muet [94].

Dans la présente étude, j'essaierai de reconstruire systématiquement le développement de la théorie de la réification en effectuant une synthèse progressive de Hegel, de Marx, de Simmel et de Weber. En anticipant et en condensant à l'extrême le développement qui suivra, je peux dire que, dans la tradition du marxisme occidental, qui culminera dans la théorie critique de [39] l'École de Francfort, la théorie simmelienne de la tragédie de la culture et la théorie wébérienne de la rationalisation formelle seront reprises et rattachées à la théorie marxiste de l'aliénation. Dans cette optique, le capitalisme et la rationalisation formelle s'activent et se renforcent mutuellement à tel point qu'ils finissent par former un complexe infrastructurel systémique, dont le fonctionnement se répercute sur toutes les sphères de la culture. Celle-ci n'est alors plus qu'un épiphénomène passif de l'infrastructure formellement rationalisée de la société capitaliste. Totalement déterminée, elle ne détermine plus ; elle reflète simplement la base et, partant, elle la renforce. Face à ce système monolithique des systèmes, l'individu s'efface. Totalement impuissant, réduit au rôle de support (Träger) de la structure, il perd sa puissance transformatrice. Activé par des forces extérieures, il devient une simple fonction fonctionnante ; désactivé, il est réduit à n'être qu'un spectateur passif de l'énormité objective qui l'opprime. Par son activité passivisée, il maintient et reproduit le fonctionnement aliéné/aliénant des structures sociales réifiées.

(b) Critique de la fausse conscience

Le sujet aliéné n'est pas seulement impuissant (“perte de liberté”), il ne comprend plus non plus le sens de ce qui se passe autour et au-dessus de lui (“perte de sens”) [95]. Dans sa conscience, le fonctionnement autonome des structures socio-culturelles se reflète comme un phénomène naturel et éternel, inhumain et inchangeable. Il est incapable d'aller au-delà des apparences immédiates pour appréhender les rapports dialectiques sous la surface des choses, incapable de médiatiser les faits sociaux, c'est-à-dire de les placer et de les interpréter dans le cadre de la totalité de la société en devenir (das Wahre ist das Ganze), et ceux-ci sont fétichisés, c'est-à-dire fixés et figés dans leur facticité et immuabilité “pseudo-concrète” [96]. Englué dans l'illusion de l'immédiateté, le sujet aliéné normalise, légitime et renforce le fonctionnement aliéné/aliénant des structures sociales réifiantes/réifiées. Ici, la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise est reprise, généralisée et rattachée à la théorie hégélienne de la positivité, constituant une théorie de la “fausse conscience” (Engels) ou de la “conscience réifiée” (Lukács). Ensemble, superposées l'une sur l'autre, la théorie de la réification comme fait social et la théorie de la conscience réifiée débouchent logiquement sur le constat (adornien) de la réification totale : fatalement, le monde réifié apparaît comme le seul monde possible. Ce n'est que si le triple voile de la choséité, de la naturalité et de l'éternité est déchiré (cf. infra, chap. 5), donc si l'aveuglement social est dépassé, que la réification cesse d'être une fatalité.

C'est à ce point précis que la théorie critique intervient. En éclairant les mécanismes objectifs de la domination et en dévoilant la base sociale de la réification, elle vise à stimuler la prise de conscience du caractère pseudo-naturel [40] du fonctionnement aliéné des structures sociales. Dans la mesure où le but de la critique est de stimuler le volontarisme et l'émancipation, il est quelque peu paradoxal qu'elle estime pouvoir l'atteindre en insistant sur le déterminisme et la domination. Elle ne peut procéder ainsi que parce qu'elle présuppose que la domination est le résultat de l'action et que, sous la domination, il y a toujours l'action. Pour paraphraser Sartre, la réification, c'est les autres.

(c) Critique de la science

Si l'on passe maintenant de la critique de l'attitude naturelle (ou doxique) du monde quotidien à celle de l'attitude réflexive du scientifique, plus particulièrement du “scientifique scientifique” (Marx) qui applique sans plus les méthodes des sciences naturelles au social, on peut dire que, en l'absence d'une conscience critique concernant les effets idéologiques de la méthode, celui-ci risque de redoubler et de légitimer la réification en livrant, comme le dit si bien Adorno, une “aperception réifiée du réifiant” [97]. En effet, en appréhendant la réalité sociale comme on appréhende la réalité naturelle, le scientifique naturalise et sanctionne nolens volens, sans le savoir et, sans doute, sans le vouloir, par ses méthodes mêmes, la réalité telle qu'elle est. En s'en tenant à ce qui est et en refusant de prendre position au nom d'une interprétation erronée de la théorie de la neutralité axiologique de Weber, en s'en tenant aux faits observés et en refusant de les médiatiser en les plaçant dans le champ de tension entre le réel et le possible, entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être, il aboutit à une réification de second degré et hypostasie l'état présent. En revanche, lorsque la théorie sociale et la recherche sociologique sont guidées par une philosophie défétichisante du social, par exemple par la philosophie de la praxis qui ne redouble pas la conscience réifiée, mais qui déréifie les faits sociaux en les dissolvant en actions et en processus, la dimension socio-historique et socio-culturelle des structures sociales réifiées devient visible et leur transformation pratique, alors une mouvance du social devient à nouveau pensable [98].

Telle que je viens de l'exposer, la critique idéologique des sciences sociales se trouve à la lisière de la théorie de la réification sociale et de la théorie de la chosification méthodologique. En effet, elle peut aussi bien être considérée comme une partie intégrante de la théorie de la réification sociale — alors, les sciences sociales apparaissent comme un “appareil idéologique d'État” parmi d'autres dont la fonction consiste à renforcer la domination en naturalisant le statu quo — que comme une partie intégrante de la théorie de la chosification méthodologique — alors la vision hard de la réification sociale s'amollit et l'organicité naturelle de la société est déchiffrée comme une pseudo-naturalité. Les faits sociaux n'apparaissent plus comme des choses, mais comme des produits humains. La nature dialectique de la notion de réification permet un tel renversement de la perspective de la théorie du système et de la perspective de la théorie de l'action.

[41]

Cependant, dans la mesure où la théorie de la réification sociale tend — à la limite — vers une vision hyperobjectiviste du social et où la théorie de la chosification méthodologique tend, à l'inverse, vers une vision hypersubjectiviste de la société, ces deux perspectives semblent s'exclure mutuellement. De même que la critique de la chosification méthodologique peut être retournée contre les théories sociologiques de la réification sociale, la critique idéologique de la réification sociale peut à son tour être retournée contre la critique de la chosification méthodologique. Tout se passe comme s'il suffisait d'adopter la perspective de la réification sociale pour se voir réfuter par la perspective opposée, et vice versa. Dans la conclusion du second tome de cet ouvrage, j'essaierai d'échapper à la circularité des perspectives en développant une théorie néo-objectiviste ou “structuriste” du social qui tient compte de la réification sociale sans tomber dans le piège de la chosification méthodologique.

5. Plan de l'ouvrage

Il y a, je pense, essentiellement quatre façons d'aborder l'histoire de la pensée sociologique. La première consiste à présenter les penseurs dont les écrits alimentent l'histoire de la pensée sociologique ; la seconde s'intéresse aux systèmes, aux écoles, aux doctrines ; la troisième analyse les “idées de base” (unit-ideas, Lovejoy) qui constituent les éléments des systèmes théoriques ; la dernière, enfin, étudie les présuppositions idéologiques et philosophiques qui informent les théories sociologiques [99]. Dans ce livre, je tenterai de combiner ces quatres approches en présentant une reconstruction critique de l'histoire de l'idée élémentaire de la réification dans la sociologie allemande, de Marx à Habermas.

La présente recherche peut être considérée comme une tentative visant à reconstruire systématiquement, logiquement et métacritiquement l'histoire du concept de la réification tel qu'il apparaît dans la grande tradition de la sociologie allemande. Dans ce contexte, la reconstruction systématique tente de donner une cohérence maximale à l'œuvre entière d'une série de penseurs à partir d'une analyse et d'une interprétation critique de leurs textes, ceux-ci étant lus à la lumière de la double problématique de la réification sociale et de la chosification méthodologique. La reconstruction systématique d'une pensée peut être considérée comme une sorte de synthèse synchronique des fragments textuels recueillis. En tant que telle, elle précède la reconstruction logique de l'histoire de la sociologie, qui, elle, représente en quelque sorte sa contrepartie diachronique. La reconstruction logique vise à ordonner le mouvement d'enveloppement des pensées systématiquement reconstruites de façon linéaire et hiérarchique, donc de telle sorte que l'on obtienne une vision progressive du développement cumulatif d'une théorie complexe de la réification. [42] Dans la mesure où cette reconstruction logique est guidée par une métathéorie critique, dont j’exposerai les principes dans la conclusion de ce premier tome, elle représente également une reconstruction métacritique.

Présenté en deux tomes, ce livre est divisé en trois parties, reliées entre elles par des considérations intermédiaires. La première partie est consacrée aux classiques. Elle contient quatre chapitres. Dans le second chapitre, je reconstruis l'œuvre de Karl Marx en enchaînant l'analyse des thèmes de l'aliénation, de l'exploitation et du fétichisme des marchandises ; dans le troisième chapitre, je présente la pensée philosophico-sociologique de Georg Simmel en centrant l'analyse sur le double thème de la tragédie de la culture et de la société ; dans le quatrième chapitre, j'étudie l'œuvre de Max Weber en suivant minutieusement son analyse de la rationalisation formelle ; enfin, dans le cinquième chapitre, je montre comment Georg Lukács synthétise les théories de Marx, Simmel et Weber dans son étude classique sur la réification. Ce chapitre clôt la première partie, mais pas le premier tome, car celui-ci se termine avec l’esquisse d’un cadre d’analyse métathéorique qui permet de critiquer les théories de la réification comme des théories unidimensionnelles du social.

Dans le second tome, je présente la théorie critique. La seconde partie, qui ouvre le second tome, est consacrée à la théorie critique de l'École de Francfort. Elle contient trois chapitres. Dans le septième chapitre, je présente une analyse critique de la pensée de Max Horkheimer en suivant la manière dont celle-ci évolue d'une critique marxiste de l'organicité naturelle de la société vers une critique wébérienne de la réification. Dans le huitième chapitre, je reconstruis, ou plutôt, je déconstruis l'œuvre de Theodor W. Adorno en montrant que son analyse systématique de la société est fondée sur l'a priori métaphysique de la réification totale. Dans le neuvième chapitre, j'analyse la pensée de Herbert Marcuse en distinguant dans son œuvre une plage ontologique et une plage sociologique. Ce chapitre clôt la seconde partie. La troisième et dernière partie est constituée par le long chapitre dix consacré à l'œuvre de Jürgen Habermas. Tout en suivant le développement de sa pensée, je montre comment il rompt progressivement avec les prémisses de la théorie critique de l'École de Francfort et comment il révise la théorie de la réification dans les termes du paradigme de la communication. Ayant terminé la reconstruction logique de l'évolution de la théorie de la réification, cet ouvrage se clôt avec le chapitre onze. Dans ce chapitre final, je renoue avec les considérations métathéoriques de la conclusion du premier tome en esquissant les contours d'une théorie “structuriste” et “néoobjectiviste” du social qui permet de penser la réification sociale de façon critique, tout en tenant compte des leçons de la métacritique des théories de la réification.



[1] L’expérience de pensée habermassienne qui suit s'inspire librement de Peters, B. : Die Integration moderner Gesellschaften, p. 230-241.

[2] Sur la “situation de parole idéale”, cf. Habermas, J. : Logique des sciences sociales et autres essais, p. 320-328.

[3] Lorsque, dans les pages qui suivent, des expressions phallocentriques comme “le citoyen”, “l'homme”, “il”, “lui-même”, etc., apparaissent, elles doivent invariablement être considérées comme des abréviations sténographiques de “l'homme et la femme”, “les humains”, “il/elle”, “lui-même ou elle-même”, etc. En outre, en maintenant les expressions masculines, je me conforme volontiers à l'injonction des féministes comme Dorothy Smith d'employer des formes pronominales génériques qui expriment l'identité sexuelle de l'auteur.

[4] Dahrendorf, R. : Homo Sociologicus, p. 17.

[5] Cf. Peters, B. : op. cit., p. 249-321.

[6] Le thème des “conséquences non intentionnelles” de l'action (“effets pervers”, “hétérogonie des fins”, “destin”, “ruse de la raison”) est un thème classique de la philosophie de l'histoire et de la sociologie. En sociologie, il fut, sans doute pour la première fois, explicitement thématisé par Merton dans un article de 1936 : “The Unanticipated Consequences of Social Action”, dans Sociological Ambivalence and Other Essays, chap. 8 et développé dans Social Theory and Social Structure, dans le chapitre classique sur les fonctions latentes et manifestes. Pour une analyse de la dynamique propre des systèmes sociaux, cf. Mayntz, R. et Nedelmann, B. : “Eigendynamische soziale Prozesse”, p. 648-668.

[7] Cf. Dupuy, J.-P. : “L'autonomie du social”, dans Introduction aux sciences sociales, p. 38 et, du même : Le sacrifice et l'envie, p. 247.

[8] Pour un bon résumé de l'anthropologie de Gehlen, cf. Gehlen, A. : “Philosophische Anthropologie”, dans Philosophische Anthropologie und Handlungslehre, p. 236-246. Sa version affirmative de l'autonomisation et de l'aliénation du social dans des institutions se trouve dans le même ouvrage (p. 366-379, spécialement 378-379), dans un article intitulé : “Über die Geburt der Freiheit aus der Entfremdung”.

[9] Pour une reconstruction brillante de la pensée hypercomplexe des systèmes hypercomplexes, cf. Garcia Amado J. : “Introduction à l'œuvre de Niklas Luhmann”, p. 15-51.

[10] Luhmann, N. : “Soziologische Aufklärung”, dans Soziologische Aufklärung 1, p. 67. Ici, comme dans toutes les citations traduites de l'allemand, de l'anglais ou du néerlandais qui apparaissent dans ce travail, c'est moi qui traduis, de façon plutôt littérale que littéraire d'ailleurs. Plutôt que de le signaler à chaque fois, j'ai préféré indiquer les références à l'original de façon précise, de telle sorte que le lecteur puisse, si nécessaire ou s'il le souhaite, les contrôler par lui-même.

[11] Pour un bon aperçu de la pensée de Hayek, cf. Hayek, F. : Order — With or Without Design ?, spécialement chap. 5. Il s'agit d'un recueil d'extraits sélectionnés à des fins idéologiques par le centre anticommuniste de recherche sur les économies communistes.

[12] Cf. à ce propos Elias, N. : What is Sociologie ?, chap. 1, spécialement p. 49 et, du même : “On the Sociogenesis of Sociology”, p. 14-52, spécialement p. 37 sq. À en croire Meier, le thème de l'autonomisation serait également constitutif de l'histoire. Cf. Meier, C. : “Fragen und Thesen zu einer Theorie historischer Prozesse”, dans Faber, K. et Meier, C. (sous la dir. de.) : Theorie der Geschichte, vol. 2, p. 11-66.

[13] “Découverte de la société”, c'est le titre significatif que Collins et Makowsky ont donné à leur manuel de sociologie. Cf. Collins, R. et Makowski, M. : The Discovery of Society. Bauman, le théoricien critique qui n'hésite pas à caractériser la sociologie comme “science de la non-liberté”, relie la naissance de la sociologie à la “découverte de la société en tant que 'seconde nature'“. Cf. Bauman, Z. : Towards a Critical Sociology, chap. 1. Comme nous le verrons dans la seconde partie de cet ouvrage, la catégorie lukácsienne de la “seconde nature” fera fortune dans la théorie critique de l'École de Francfort.

[14] Pour éviter tout malentendu, il est important d'insister sur le fait que l'autonomie de la société par rapport aux individus ne peut être que relative, et cela pour la simple raison que si la société est effectivement indépendante par rapport à tel ou tel individu, elle ne l'est, et ne peut évidemment pas l'être, par rapport à l'ensemble des individus. Durkheim ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme dans sa leçon inaugurale qu'“ n tout n'est pas identique à la somme de ses parties, quoique sans elles, il ne soit rien”. Cf. Durkheim, E. : La science sociale et l'action, p. 86. Cependant, si triviale que cette remarque puisse paraître, le problème de l'autonomie relative de la société (ou de l'irréductibilité relative des faits sociaux) cache une foule de problèmes métaphysiques extrêmement complexes qui sont l'enjeu de maintes controverses entre les réductionnistes et les émergentistes. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer, par exemple, à l'étude hyperanalytique de David-Hillel Ruben : The Metaphysics of the Social World, chap.1. L'auteur a besoin d'une cinquantaine de pages pour démontrer que la France existe.

[15] Cf. Pels, D. : Macht of eigendom, p. 107. Cette thèse d'après laquelle la société est née de l'esprit de la sociologie, c'est-à-dire d'après laquelle l'objet de la sociologie n'est que le résultat hypostasié de l'application de la méthode scientifique au domaine social, est avancée par Friedrich Tenbruck et reprise par Dick Pels. Cf. Tenbruck, F. : “Emile Durkheim oder die Geburt der Gesellschaft aus dem Geist der Soziologie”, p. 333-350 et Pels, D. : “Het project als object : Durkheims 'kennispolitiek' in relativistisch perspectief”, p. 51-91. Tous deux reconnaissent cependant l'existence de la société en tant qu'objet sui generis.

[16] Cette affirmation catégorique est à la fois descriptive et performative. En ce qui me concerne, j'entends la thèse de l'autonomie relative du social dans un sens transcendantal : elle est une condition absolument nécessaire de la sociologie en tant que discipline relativement autonome. Formulée telle quelle, cette thèse n'implique pas plus l'acceptation des prémisses objectivistes de l'École durkheimienne que le rejet des variantes subjectivistes de la sociologie. Elle stipule uniquement que l'autonomie relative de la sociologie est analytiquement liée à l'autonomie relative de son domaine d'objet. Qu'il y a des faits sociaux, i.e. des entités, des relations et des représentations sociales relativement irréductibles, fonde la sociologie en tant que discipline relativement autonome.

[17] Par “pathos”, j'entends, avec Lovejoy, une certaine sensibilité ou susceptibilité métaphysique. Cf. Lovejoy, A. : The Great Chain of Being, p. 10-14. L'adjectif “idéologique” n'est pas employé ici dans le sens marxiste du mot. Par idéologie, j'entends toutes les hypothèses non empiriques de nature politique, morale et anthropologique qui informent une théorie sociale.

[18] Pour une analyse comparative des présuppositions anthropologiques et normatives de la théorie de l'aliénation de Marx et de la théorie de l'anomie de Durkheim, cf. les articles suivants de John Horton : “The Dehumanization of Anomie and Alienation : À Problem of the Ideology of Sociology”, p. 283-300 et “Order and Conflict Theories of Social Problems as Competing Ideologies”, p. 701-707, ainsi que l'article de Steven Lukes : “Alienation and Anomie”, dans Essays in Social Theory, p. 74-95. D'une façon tout à fait intéressante, Alan Dawe rattache la théorie de l'aliénation à la sociologie de l'action, centrée sur le problème de l'autonomie de la personne, et la théorie de l'anomie à la théorie du système, qui, elle, est centrée sur celui de l'ordre social. Cf. Dawe, A. : “The Two Sociologies”, p. 207-218 et, du même : “Theories of Social Action”, dans Bottomore, T. et Nisbet, R. (sous la dir. de.) : À History of Sociological Thought, p. 362-417.

[19] Cf. Durkheim, E. : Le suicide, p. 311, n. 1.

[20] Nisbet, R. : La tradition sociologique, p. 329.

[21] Sur le “mythe des origines conservatrices de la sociologie”, qui, soit dit en passant, est entretenu aussi bien par des conservateurs (comme Nisbet et Berger) que par des marxistes (comme Therborn, Marcuse et Zeitlin), cf. Giddens, A. : “Four Myths in the History of Social Thought”, dans Studies in Social and Political Theory, p. 212-218 et, du même : “Classical Social Theory and the Origins of Modern Sociology”, dans Profiles and Critiques in Social Theory, p. 47-51. Pour une critique de Nisbet, cf. également Birnbaum, N. : Toward a Critical Sociology, p. 81-93.

[22] Cf. Seidman, S. : Le libéralisme et la théorie sociale en Europe, chap. 2.

[23] À l'instar de cet insaisissable “postmodernisme” de nos jours, le mouvement culturel du XVIIIe et du XIXe siècle qu'on appelle “romantisme” semble échapper à toute définition claire et distincte. Si l'échantillon de Levin est représentatif, il semble bien que ce soit là la seule chose sur laquelle les auteurs s'accordent. Je cite : “Les termes 'romantique' et 'romantisme' éludent la définition” (Reiss), “le terme romantique est notoirement difficile à définir” (Copleston), “la difficulté principale du romantisme consiste à le définir” (Calleo), “il y a à peu près autant de définitions du romantisme qu'il y a des livres à ce sujet” (Aris)”. Cf. Levin, M. : “Marxism and Romanticism”, dans Jessop, B. et Malcolm-Brown, C. (sous la dir. de.) : Karl Marx's Social and Political Theory. Critical Assessments, vol. 1, p. 219, n. 21. La littérature sur le romantisme est énorme. Pour une introduction aux “romantismes”, cf. les essais érudits de Lovejoy, dans Essays in the History of Ideas, p. 183-253.

[24] Cf. Saye, R. et Löwy, M. : “Figures du romantisme anticapitaliste”, p. 99-121 et Löwy, M. : Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires, chap. 1. Lukács emploie la notion de “romantisme anticapitaliste” dans sa préface à la Théorie du roman.

[25] Cf. Mitzman, A. : “Anti-progress : À Study of the Romantic Roots of German Sociology”, p. 65-85 et, du même : Sociology and Estrangement, 1ere partie.

[26] Pour des analyses qui soulignent le courant moderniste du romantisme, cf. Brunkhorst, H. : “Romanticism and Cultural Criticism”, p. 397-415 ; Mannheim, K. : Structures of Thinking, p. 164-181 et Gouldner, A. : “Romanticism and Classicism : Deep Structures in Social Science”, dans For Sociology, p. 323-366. Si Mitzman sous-estime la portée moderniste du romantisme, Gouldner, en revanche, la surestime.

[27] Adorno, T. : Minima Moralia, p. 179.

[28] Cf. Seidman, S. : op. cit. : p. 79 sq. ; Ringer, F. : The Decline of the German Mandarins, p. 128-199 et Arato, A. : “The Neo-Idealist Defense of Subjectivity”, p. 108-161.

[29] Cf. Mannheim, K. : “Das konservative Denken”, dans Wissenssoziologie, p. 454.

[30] Cf. Dumont, L. : Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, p. 224. La notion d'invidualisme (idéologique) fut d'abord introduite par Dumont dans Homo Hierarchicus, p. 17 sq. et reprise par la suite dans Homo Aequalis, I, chap.1.

[31] Il se peut que la référence à l’autonomie ou, comme le dit Murray Davis, à “l’intégrité psychologique” de l’individu soit un lieu commun de la rhétorique, servant à obtenir l’adhésion du lecteur (cf. “That’s classic ! The Phenomenology and Rhetoric of Successful Social Theories”, p. 290), mais on ne peut pas pour autant la réduire à une simple devise de l’argumentation. La sociologie est l’héritière de l’ancienne philosophie morale. Elle poursuit le même but par d’autres moyens.

[32] En parlant d'autonomie “positive” et “négative”, je reprends la distinction désormais classique d'Isaiah Berlin. Cf. Four Essays on Liberty, p. 118-172. DansVisions of the Sociological Tradition, chap. 9, Levine retient justement cette insistance kantienne sur l'autodétermination normative comme le trait distinctif de la sociologie allemande.

[33] Renoncer à l'idéalisme objectif et reconnaître l'irréductibilité relative du système au monde vécu signifie qu'il ne faut pas concevoir l'unité entre le système et le monde vécu sur le modèle hégelien d'une totalité éthique scindée. J'y reviendrai dans les chapitres sur Marx, Lukács et Habermas.

[34] J'emprunte la distinction de la “vision tragique” et de la “vision idéologique” à Gouldner. Cf. Gouldner, A. : The Dialectic of Ideology and Technology, chap. 3. Sur la vision tragique en général, cf. la belle étude de Goldmann, L. : Le Dieu caché, chap. 2-4. Sur la vision nostalgico-tragique dans la sociologie allemande, cf. Lenk, K. : “The Tragic Consciousness of German Sociology”, dans Meja, V., Misgeld, D. et Stehr, N. (sous la dir. de.) : Modern German Sociology, p. 57-75, Connerton, P. : The Tragedy of Enlightenment. An Essay on the Frankfurt School, p. 120-131, et Stauth, G. et Turner, B. : Nietzsche's Dance : Resentment, Reciprocity and Resistance in Social Life, p. 27-59.

[35] Cette classification est approximative. Elle a trait à la tendance prédominante d'un auteur. Ainsi, bien que Lukács soit classé dans la première catégorie, ses premiers écrits sont imbibés du pathos tragique ; inversement, Horkheimer est classé dans la seconde catégorie, alors que, dans sa jeunesse, il tendait nettement vers l'ultra-gauchisme révolutionnaire. En outre, dans la mesure où Habermas rompt avec le modèle marxiste de la révolution et de la contre-révolution, il faudrait affiner les catégories et distinguer l'activisme révolutionnaire de l'activismeradicalement réformiste.

[36] Cf. Meszaros, I. : Marx' Theory of Alienation, p. 33-36.

[37] Nietzsche, F. : Jenseits Guten und Bösen, §21, dans Werke, vol. 2, p. 585.

[38] Cf. Hegel, F. : Grundlinien der Philosophie des Rechts, p. 144.

[39] Cf. Marx, K. : Œuvres, II, respectivement p. 1673 et 1438.

[40] Cf. Bottomore, T. (sous la dir. de) : À Dictionary of Marxist Thought, p. 411 et Great Soviet Encyclopedia, vol. 18, p. 606.

[41] Cf. entre autres, Pitkin, H. : “Rethinking Reification”, p. 264 ; Feuerlicht, I. : Alienation : From the Past to the Future, p. 12 et Israel, J. : L'aliénation. De Marx à la sociologie contemporaine, p. 97.

[42] En passant, je remarque que le mot Verdinglichung est également employé par Husserl et Heidegger. Cf. Husserl, E. : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 260 (en all., p. 234) et Heidegger, M. : Sein und Zeit, p. 46, 420 et 437. Pour en savoir plus, il faudra sans doute attendre l’an 2002, date de la parution des derniers volumes de cette somme d'érudition scholastique qu'est le Historisches Wörterbuch der Philosophie, édité par Ritter et Gründer.

[43] Woodard, J. : Intellectual Realism and Cultural Change : À Preliminary Study of Reification, p. 8, cité par Pitkin, H. : art. cit.

[44] En tant que telle, la réification est l'inverse et, donc conceptuellement très proche de la personnification. Alors que la première transforme ce qui n'est pas une chose en chose, la seconde transforme ce qui n'est pas une personne en une personne. La démythification des visions du monde peut être considérée comme une réification : les objets magiques perdent leur anima personnelle et deviennent des choses ; inversement, la réification, au sens de Marx, peut être conçue en termes de personnification : les forces sociales ou pseudo-naturelles sont perçues et conçues comme des forces humaines qui régissent le monde. Pour analyser systématiquement les transformations structurelles des visions du monde en termes de personnification et de réification, la philosophie des formes symboliques de Cassirer ou celle des institutions imaginaires de Castoriadis formeraient sans doute un bon point de départ.

[45] Philosophiquement parlant, la notion de res, qui sert à traduire les mots grec pragma et arabe say, est obscure. Elle peut désigner à la fois une chose concrète, empiriquement observable (ens) et une chose abstraite, indéterminée (etwas überhaupt, aliquid, ti), une chose mentale (ens rationis) et une chose réelle (ens reale) — ambiguïté qui donna lieu chez Sahratani à la question impossible à trancher de savoir si le non-existant est une chose ou non. Pour l'histoire philosophique de la notion de res, cf. Courtine, J.-F. : “Res”, dans Ritter, J. et Gründer, K. (sous la dir. de) : Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. 8, p. 892-901.

[46] Arendt, H. : La condition de l'homme moderne, p. 190. sq.

[47] Quine, W. : Theories and Things, p. 9-15 et 183. Cf. également, du même : From a Logical Point of View, chap. 6 (“Logic and the Reification of Universals”).

[48] Seule exception, Adorno qui, comme nous le verrons, dote ici et là la notion de réification d'une connotation positive.

[49] Métaphysiquement parlant, la notion de “chose” est problématique. Ce qu'une chose est dépend de l'ontologie qu'on adopte. Ce que certains considèrent comme une chose, disons Pégase ou les faits sociaux, est considéré par d'autres comme une réification. En outre, l'extension de la notion de chose est historiquement variable. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, les Grecs considéraient les esclaves comme des choses, et les missionnaires, eux, considéraient les Noirs comme des animaux. Entre-temps, les Noirs, les femmes et certains animaux ont franchi la ligne qui sépare le domaine des “choses” du domaine des “personnes”. Il ne sont plus perçus comme des biens dont le troc ou le trafic est considéré comme légitime.

[50] Cf. Thomason, B. : Making Sense of Reification. Alfred Schutz and Constructionist Theory, p. 163 et passim. Thomason estime que l'épochè phénoménologique, qui suspend la question ontologique, suffit pour délester la notion de réification de sa charge critique. J'estime qu'il s'agit là d'une erreur. Non seulement la notion de réification ne peut pas être désontologisée, par simple fiat méthodologique pour ainsi dire ; il n'est pas souhaitable non plus de la transformer en un simple concept clinique, aseptisé, dévalorisé. Dans la conclusion de cet ouvrage, je défendrai la thèse selon laquelle le concept de réification est un concept nécessaire de toute théorie du social qui se veut critique.

[51] Perelman, C. : L'empire rhétorique, p. 128.

[52] Cf. à ce propos, les articles de Turner, R. : “Sociological Semanticide : On Reification, Tautology and the Destruction of Language”, p. 595-605 et “Language and Knowledge : Metaphor as the Mother of Knowledge”, p. 44-61, dans le numéro spécial du California sociologist (1987, 10, 1), consacré au thème de la réification.

[53] Castoriadis, C. : L'institution imaginaire de la société, p. 221.

[54] Zitta, V. : Georg Lukács' Marxism : Alienation, Dialectics, Revolution, p. 173, n.1.

[55] Pitkin, H. : art. cit., p. 285-286.

[56] Ma famille le partage également. Lors d'une réunion de famille, j'essayais d'expliquer en bon pédagogue que la réification a littéralement trait à la transformation en chose de ce qui n'est pas une chose. J'avais à peine commencé mon exposé que feu mon grand-père m'arrêtait en s'exclamant : “Ça, c'est la meilleure !” Depuis lors, j'évite la discussion. Pour le commun des mortels, le discours sur la réification n'a pas de sens. Il est tout au plus risible. Reste à déterminer s'il en a un pour les scientifiques...

[57] Je pense à l'usage facile, lâche et pamphlétaire du concept, sans la précision extensionnelle et la rigueur sémantique requises, qu'en ont fait (ou font) les ultra-gauchistes pour critiquer en bloc ce qu'ils appellent “la société capitaliste technico-bureaucratico-totalitaire d'exploitation planifiée et de consommation dirigée” (H. Lefebvre).

[58] Une notion centrale est une notion transparadigmatique qui permet sinon d'unifier le champ, du moins d'en réduire la fragmentation. Récemment, Jack Gibbs a défendu la thèse intéressante selon laquelle la notion de contrôle constitue la notion centrale de la sociologie. Cependant, dans la mesure où il reste attaché à une conception dépassée de la sociologie en tant que science empirico-positiviste, j'estime que son entreprise échoue dès le départ. Cf. Gibbs, J. : Control. Sociology's Central Notion.

[59] En France, le mot réification a connu sa belle heure en 1955-1956, lorsque la pensée de Marx fut recentrée sur elle, que ce soit dans Le Dieu caché de Goldmann, dans l'importante biographie de Marx par le père Calvez ou dans les Questions de méthode de Sartre. Cf. Nora, P. : “Mots-moments : Aliénation”, p. 176.

[60] Cf. Vandenberghe, F. : “La notion de réification. Réification sociale et chosification méthodologique”, p. 82-92.

[61] Sur les “concepts couplés” (paired concepts), cf. Berger, B. et Bendix, R. : “Images of Society and Problems of Concept Formation in Sociology”, dans Gross, L. (sous la dir. de) : Symposium on Sociological Theory, p. 92-118.

[62] Pour une analyse de la “complémentarité dialectique” en tant que procédé de dialectisation ou d'éclairage dialectique, cf. Gurvitch, G. : Dialectique et sociologie, p. 190-199.

[63] Merton, R. : “Structural Analysis in Sociology”, dans Blau, P. (sous la dir. de) : Approaches to the Study of Social Structures, p. 31.

[64] Nietzsche, F. : Jenseits von Gut und Böse, dans Werke in drei vol.en, vol. 2, p. 585.

[65] Pour éviter les malentendus et la multiplication exponentielle des usages abusifs de la critique du réisme, il n'est sans doute pas inutile de remarquer que, d'une façon ou d'une autre, tout concept est une réification. L'homme ne peut pas penser sans abstractions parce qu'il ne peut pas penser sans langage. Il y a des langages qui sont plus concrets que d'autres. Comparées au hopi, par exemple, les langues indo-européennes ne peuvent que saisir la réalité en termes statiques, figés, médusés. Nul ne peut dire où la réification des concepts commence et où elle se termine, car les critères pour le déterminer sont eux-mêmes l'enjeu principal des luttes entre les métaphysiciens.

[66] Cf. Whitehead, A. : Science and the Modern World, p. 65 sq. Weber, qui s'en prenait au même paralogisme, parlait à ce propos du “faux réalisme conceptuel” (falscher Begriffsrealismus). Sa notion n'a pas été retenue par la postérité. Cf. Weber, M. : Économie et société, t.1, p. 13.

[67] Pour une analyse poussée, d'inspiration bourdieusienne, du fétiche de “l'État” dans les sciences politiques, cf. Lacroix, B. : “Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique”, dans Grawitz, M. et Leca, J. (sous la dir. de.) : Traité de sciences politiques, T.1, p. 469-515.

[68] Cité et discuté par Merton : “The Self-fulfilling Prophesy”, dans Social Theory and Social Structure, chap. 13. Une analyse approfondie de la prophétie autoréalisatrice devrait relier le théorème de Thomas aux théories de Sapir-Whorf et de Humboldt-Cassirer.

[69] Cf. Spencer, M. : “The Ontologies of Social Science”, p. 121-141.

[70] Cassirer, E. : Substance et fonction, p. 244.

[71] Cf. Rex, J. : Key Problems of Sociological Theory, chap. 2, spécialement p. 36.

[72] Jarvie, I. : Concepts and Society, p. 159.

[73] Lorsque la réalité sociale perd sa précarité et sa mollesse, lorsqu'elle se durcit et résiste de plus en plus à nos tentatives pour la transformer, alors on peut commencer à penser en termes de réification sociale.

[74] C'est la position de Pierre Bourdieu. Il la nomme constructivist structuralism ou structuralist constructivism. Cf. Bourdieu, P. : Choses dites, p. 147.

[75] Cf. Homans, G. : “Behaviourism and After”, dans Giddens, A. et Turner, J. (sous la dir. de.) : Social Theory Today, p. 58-81.

[76] À l'instar des économistes, Boudon affectionne particulièrement les formalisations mathémathiques. La formule “M=mSM”, qui stipule qu'“un phénomène M est une fonction des actions m, lesquelles dépendent de la situation S de l'acteur, cette situation étant elle-même affectée par des données macrosociales M”, résume l'essentiel de la démarche des individualistes méthodologiques. Cf. Boudon, R. : La place du désordre, p. 40.

[77] Insister sur le fait que les sciences naturelles contiennent inévitablement un moment herméneutique ne suffit pas pour clore le débat. Bien au contraire, j'estime que ce lieu commun constitue le point de départ pour rouvrir la querelle des méthodes.

[78] Comte a introduit le néologisme bâtard “sociologie” dans la 47e Leçon de son Cours de philosophie positive“afin de pouvoir désigner par un nom unique cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l'étude positive de l'ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux”. Cf. Comte, A. : Philosophie des sciences, p. 38, n. 3.

[79] Sur le principe vichien du verum factum, cf. Raynaud, P. : Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, p. 71 sq.

[80] Dilthey, W. : L'édification du monde historique dans les sciences de l'esprit, p. 102.

[81] Cf. Durkheim, E. : Les règles de la méthode sociologique, préfaces et chap.2.

[82] Weber, M. : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 333.

[83] Cité dans Lesnoff, M. : The Structure of Social Science, p. 35.

[84] Monnerot, J. : Les faits sociaux ne sont pas des choses, p. 67. Que Monnerot se soit entre-temps rallié au national-populisme ne change rien à la justesse de sa critique phénoménologique du factisme durkheimien.

[85] La qualification “positiviste” est importante, car, comme nous le verrons dans la conclusion, il existe aussi un naturalisme antipositiviste qui est parfaitement défendable.

[86] Cf. Markovic, M. : “Reification and the Problem of the 'Verstehen-Erklären' Controversy”, p. 27-38 et Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel, T.2, p. 163-167.

[87] Garfinkel, H. : Studies in Ethnomethodology, p. vii. Un quart de siècle plus tard, Garfinkel exprime la même idée dans le langage bien tordu (et intraduisible) qui lui est propre (il parle comme il écrit) : “For ethnomethodology the objective reality of social facts, in that and just how it is every society's locally, endogenously produced, naturally organized, reflexively accountable, ongoing, practical achievement, being everywhere, always, only, exactly and entirely, member's work, with no time out, and with no possibility of evasion, hiding out, passing, postponement, or buy-outs, is thereby sociology's fundamental phenomenon” — cf. Garfinkel, H. : “Evidence for locally produced, naturally accountable phenomena of order*, logic, reason, meaning, method, etc. in and as of the essential quiddity of immortal ordinary society, (I of IV) : An Announcement of Studies”, p. 104. Pour une analyse ethnométhodologique de la production de structures réifiées, c'est-à-dire abstraites, décontextualisées et désindexicalisées, dans des situations d'interactions, cf. Maynard, D. et Wilson, P. : “On the Reification of Social Structure”, p. 287-322.

[88] La notion de “marxisme occidental” a fait sa première apparition lors du débat au Komintern (1923-1924) sur l'œuvre de Lukács et de Korsch. Elle a été popularisée par la suite grâce aux Aventures de la dialectique de Merleau-Ponty. Sur le marxisme occidental, cf. Habermas, J. : Théorie et pratique, T.2, p. 165-236 ; Anderson, P. : Sur le marxisme occidental ; Merquior, J. : Western Marxism, p. 1-60 et Jay, M. : Marxism and Totality, p. 1-14. Avec Jay et contre l'anglo-trotskiste Anderson, j'estime que les critiques antihégéliens du marxisme humaniste comme Della Volpe et Althusser ne doivent pas être inclus dans la tradition du marxisme occidental.

[89] Cf. à ce propos Gouldner, A. : Against Fragmentation, chap. 9.

[90] Suite au passage du paradigme de la philosophie du sujet au paradigme de la philosophie de la communication, Habermas a reformulé la critique de la réification en termes de colonisation du monde vécu par les sous-systèmes de l'État et de l'économie. Dans la mesure où la reconstruction idéaltypique qui suit est formulée dans les termes de la philosophie du sujet, sa version n'y entre qu'en partie. Autrement dit, la théorie critique de l'École de Francfort est considérée comme le prototype de la théorie de la réification.

[91] Cf. Beck, U. : Risikogesellschaft, et pour une discussion de ce livre important, du même : Politik in der Risikogesellschaft, 2e partie, spécialement les analyses critiques de Claus Offe, Klaus Dörre et Thomas Blanke.

[92] Cf. Sartre, J.-P. : Critique de la raison dialectique, p. 225-279.

[93] Cf. Tadic, L. : “La bureaucratie, organisation réifiée”, p. 133-143. À l'instar de Markovic, qui fut l'un des fondateurs de la revue yougoslave Praxis, Tadic est entre-temps devenu l'un des principaux idéologues du national-communisme serbe.

[94] Cf. Illich, I. : Némésis médicale, l'expropriation de la santé, chap. 3.

[95] Dans la sociologie américaine empirico-positiviste, on parle à ce propos de powerlessness et de meaninglessness. Cf. Seeman, M. : “On the Meaning of Alienation”, p. 783-790. Cet article, très discutable et très discuté par ailleurs, forme le point de départ de milliers de recherches empiriques sur l'aliénation. Pour une critique intelligente de Seeman, cf. les articles de Harvey, D. et alii : “Critical Analysis of Seeman's Concept of Alienation”, p. 16-50 et “The Problem of Reification”, p. 193-211. Ce dernier article présente aussi, cas unique, une étude empirique de la réification.

[96] Je reprends la notion du “pseudo-concret” à la phénoménologie heideggero-marxiste de Kosic. Cf. Kosic, K. : La dialectique du concret, p.1-36.

[97] Adorno, T.W. : De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, p. 65. Cf. également à ce propos Horton, J. : “The Fetishism of Sociology”, dans Colfax, D. et Roach, J. (sous la dir. de.) : Radical Sociology, p. 171-193.

[98] Cf. Heller, A. : “Sociology as the Defetichisation of Modernity”, p. 391-401.

[99] Comme cas exemplaires des diverses approches on peut mentionner, respectivement, Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron, The Nature and Types of Sociological Theory de Don Martindale, La tradition sociologique de Robert Nisbet et Theoretical Logic in Sociology de Jeffrey Alexander.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 mars 2021 9:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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