RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence Tujague-Gibourg “Sur les traces du grand méchant loup en pays data... Sites de rencontre et rapports de genre: une domination masculine au cœur des échanges.” Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, juin 2020, 16 pp. Texte inédit. L’auteure nous a accordé le 3 juin 2020 son autorisation de diffuser en accès libre à tous le texte de cet article dans Les Classiques des sciences sociales.

Laurence Tujague-Gibourg

Docteure en sociologie,
Chargée d’enseignement à l’Institut Catholique de Toulouse
Institut Supérieur Privé d'Intérêt Général (EESPIG).

Sur les traces du grand méchant loup
en pays data...

Sites de rencontre et rapports de genre :
une domination masculine au cœur des échanges
.”

Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, juin 2020, 16 pp. Texte inédit.

Résumé / Summary
Introduction
I. Les femmes et l’amour à l’ère du numérique
1. Deux ans après # Metoo et #Balance ton porc : la fin de la domination masculine ?
2. Les femmes et les applications numériques de rencontre
II. Sites de rencontre et rapports de genre : le stigmate de la putain
1. Quand les algorithmes renforcent les rapports de genre
2. La culture du viol : de l’imaginaire masculin aux échanges
a- De L’érotisation du quotidien à la violence masculine ou les prémices de la culture du viol
b- Des liens sociaux Asociaux pour une violence masculine
III. Une histoire de femme : Stéphanie et le grand méchant loup…
Conclusion
Bibliographie
Annexe 1.
Annexe 2.

Résumé

Les sites de rencontre ne cessent de se multiplier et certains se féminisent.

Deux ans après les campagnes # Balance ton porc et # Metoo qui ont dénoncé les violences masculines, qu’observe-t-on sur ces applications ?

Quelles sont les dynamiques de domination et d’émancipation en rapport avec les questions de genre ? Cette étude ainsi que les grandes enquêtes sur les sites de rencontre témoignent de l’impact des déterminismes sociaux et des rapports de genre sur leur mode d’usage. Les relations éphémères demeurent toujours valorisantes pour les hommes et dégradantes pour les femmes qui se doivent de rester dans la pudeur, la retenue et l’affect.

Bien que toujours marquées par des logiques patriarcales, nos sociétés se caractérisent  aujourd’hui, par une forte érotisation du quotidien. Dans l’imaginaire collectif, les femmes deviennent des sujets fantasmagoriques et subliminaux dédiés à la sexualité masculine. Le stigmate de la putain est bien au cœur des représentations et des interactions.

Les entretiens ont ainsi montré que les attentes de certains d’entre eux sont influencées par l’univers pornographique. Des phantasmes peuvent, par conséquent, devenir réels avec notamment l’instrumentalisation des femmes et de la sexualité sur les réseaux sociaux. Ce pouvoir masculin qui ne s’exerce plus dans le droit et l’économie, se manifeste désormais dans l’affect et dans les pratiques sexuelles. Sur le marché virtuel de l’amour, les femmes « se vendent » le temps d’un échange, le temps d’une rencontre et se prêtent à des parodies à caractère érotique. L’appropriation des représentations masculines peut être vécue comme un simple jeu certes, mais certaines peuvent s’y perdre ! La quête d’amour, un besoin de « reconnaissance » auprès des hommes font de certaines, des « prisonnières consenties ». Les chaînes du pouvoir masculin qui surfent sur les toiles du ludique et du « porno. », n’ont jamais été aussi aliénantes et violentes…

Summary

Dating sites are constantly increasing and some are becoming feminized.

Two years after the # Balance ton porc and # Metoo campaigns that exposed male violence, what can we see on these applications?

What are the dynamics of domination and emancipation related to gender issues ? This study, as well as major surveys on dating sites, testify to the impact of social determinisms and gender relations on their mode of use. Ephemeral relationships always remain rewarding for men and degrading for women who must remain modesty, restraint and affection.

Although still marked by patriarchal logic, our societies are characterized today by a strong eroticization of everyday life. In the collective imagination, women become spooky and subliminal subjects dedicated to male sexuality. The whore's stigma is at the heart of representations and interactions.

Interviews have shown that the expectations of some of them are influenced by the world of pornography. Phantasies can, therefore, become real with in particular the instrumentalization of women and sexuality on social networks. This masculine power, which is no longer exercised in law and economics, is now manifested in affect and in sexual practices. In the virtual love market, women "sell" themselves for the time of an exchange, the time of a meeting, and lend themselves to erotic parodies. The appropriation of male representations can be experienced as a simple game certainly, but some can get lost! The quest for love, a need for "recognition" among men made some, "consented prisoners". The chains of male power that surf the webs of playfulness and "porn," have never been so alienating and violent ...



Introduction

Quel impact le numérique peut-il bien avoir sur le développement contemporain des formes et des cadres d’expérience amoureuse ?

Religieux, générationnel, élitiste, extra-conjugal… les sites de rencontre ciblent aujourd’hui une grande diversité de public, de logiques et de comportements amoureux.

Deux ans après les campagnes numériques de contestation # Metoo et #Balance ton porc, qu’observe-t-on au niveau de ces nouvelles applications de rencontre mais également, peut-être, au niveau des pratiques amoureuses ? Quelles sont les dynamiques de domination et d’émancipation en rapport avec les questions de genre ? Assiste-t-on à la fin de la résurgence des déterminismes sexuellement différenciés ?

En raison de la surreprésentation des hommes sur les applications de rencontre, les sites se « féminiseraient » et s’adapteraient aux revendications des femmes certes, mais également à l’évolution et à la diversification de leurs expériences amoureuses ? Quel est le véritable « fonctionnement « de ces sites au regard des rapport de genre ?

S’inspirent-ils, reproduisent-ils ou s’affranchissent-ils du schéma patriarcal traditionnel ?

A contrario, observe-t-on de nouvelles formes symboliques de domination masculine ?

Éléments de méthodologie

Plusieurs enquêtes quantitatives menées auprès de la population française m’ont fourni des éléments sur les pratiques sentimentales et sexuelles des hommes et des femmes.

L’une d’entre-elles a, en outre, apporté un éclairage sur les usages sexués des applications de rencontre qui varient aussi en fonction de l’âge et de la profession. Dès lors, il ne m’est pas apparu opportun de mener de nouvelles investigations de ce type

Plus précisément, les deux enquêtes quantitatives sur les pratiques sentimentales des hommes et des femmes, m’ont permis d’identifier les modes d’utilisation sexuellement différenciés des sites.

- « Enquête sur les pratiques et usages des Français sur les sites et les applications de rencontre », Institut d’Etudes d’Opinions Publiques (IFOP) : sondage via internet auprès de 2012 hommes et femmes, de décembre 2017 à janvier 2018,

- « Etude des parcours individuels et conjugaux », Institut National d’Etudes Démographiques (INED) et Institut  d’Etudes démographiques (INSEE) questionnaires sur échantillon aléatoire représentatif de la population, auprès de 7825 hommes et femmes, en 2013-2014.

Les résultats des enquêtes sur les thèmes de la violence, du couple et de l’amour, ont engagé de nouveaux questionnements quant à l’émergence des enjeux de pouvoir qui manifeste au niveau des rapports de genre :

- « Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France » (ENVEFF), Institut de démographie de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (IDUP), Institut National d’Etudes Démographiques (INED), Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), auprès de 6970 femmes, par téléphone, 2000.

-« Sexualité, vie de couple, écarts de salaire et vision de l’avenir », Institut Politique de Sondages et d’Opinions Sociales (IPSOS), sondage via internet auprès de 2004 femmes, octobre 2015.

Dans un second temps, J’ai réalisé des entretiens libres de plus de deux heures sur la forme d’une conversation. Ces entretiens de type compréhensif, complétés par une monographie, ont permis d’investir les représentations, les logiques et comportements des femmes sur les sites de rencontre. Ils permettent de restituer le sens souvent occulte de leurs rationalités et de leurs pratiques.

I. Les femmes et l’amour à l’ère du numérique

1. – Deux après # Metoo et #Balance ton porc

Les campagnes numériques # Metoo et #Balance ton porc de 2017 et 2018, ont rendu visible de nombreux cas de harcèlement, de violence masculine et des abus de pouvoir. Elles dénoncent un regard masculin « prédateur » à l’égard des femmes qui se considèrent, pourtant aujourd’hui, comme les égales des hommes.  Souveraines de leurs droits économiques et civiques, elles ne sont donc toujours pas souveraines de leur corps. Ces inégalités qui se manifestent dans le rapport au corps féminin sont mis en exergue par des féministes comme Christine DELPHY et Françoise HERITIER. Elles démontrent que les hommes n’ont eu de cesse que de vouloir contrôler les fonctions reproductrices des femmes pour assurer leur descendance. Face à ce pouvoir féminin, subsiste un sentiment d’impuissance et de castration chez l’homme, sentiment de frustration qui peut dès lors se transformer en violence.

 Plusieurs sociologues comme Martine SELIM démontrent, qu’en dépit des campagnes # Balance ton porc et # Meeto, le pouvoir masculin perdure et se réinvente dans les pratiques sexuelles. Dans certains milieux, les soirées qui proposent des jeux de rôle sous forme de parodie de domination masculine, sont très tendance.

 Ce phénomène découlerait du fait que les hommes se sentent fragilisés par les femmes qui revendiquent la possibilité de dire oui sans, se dégrader, à des expériences amoureuses. Ils manifesteraient une résistance à l’encontre du contre-pouvoir féminin qui dénote une forte volonté de s’affranchir des diktats du capitalisme sexuel qui perdure au profit des hommes, au détriment des femmes.

 Même si les inégalités entre les destins des femmes et des hommes ainsi que les différences liées au sexe dans les sphères familiale et conjugale se sont atténuées, il n’en demeure pas moins que les identités sexuelles masculines cherchent à s’exprimer et de façon exacerbée, parfois violentes notamment via les applications numériques de rencontre.

2.- Les femmes
et les applications numériques de rencontre


Les sites de rencontre ne cessent de se multiplier en raison de la diversification des expériences amoureuses/sexuelles précédant la mise en couple (avant 35/ 40 ans) ou après une séparation.

 De nouvelles relations se développent ainsi, tels que le « sex friend », les relations éphémères purement sexuelles (one shot), le polyamour…

On note également l’émergence des sites de rencontre dit sérieux qui se spécialisent en fonction de critères socio-démographiques comme l’âge, la religion, le statut professionnel, statut matrimonial, lieux de résidence…

Se distingue, en outre, une augmentation du public féminin sur les sites qui leur offrent des opportunités, de plus en plus rares dans la vie réelle en raison de l’effritement des cercles de sociabilité.

Cependant, ces sites ne remettent pas en question la notion de couple basé sur la règle d’une exclusivité sexuelle et affective.  Les quatre personnes interrogées  dans cette étude ont d’ailleurs indiqué être à la recherche d’une relation sentimentale sérieuse.

Comme le souligne Marie-Carmen GARCIA, la conception de la fidélité a muté, passant d’un devoir conjugal, surtout pour les femmes, à un contrat moral. Le couple moderne s’organise autour de la transparence. Le mensonge ou l’occultation peut être vécu aujourd’hui comme une trahison. La fidélité s’étend dans les champs de la psychologie et du relationnel ainsi que par le contrôle de l’intimité de l’autre.

Les rencontres nées sur les sites n’ont pas bouleversé cette norme et les valeurs s’y rapportant mais sont, comme les expériences amoureuses dans le réel, toujours intéressées et fortement conditionnées par des logiques socio-économiques. L’expérience amoureuse n’est ni inopinée, ni fortuite. D’après Marie. BERGSRÜM, les applications bousculeraient l’idéal de l’amour mais beaucoup moins les pratiques.

II. Sites de rencontre et rapports de genre :
le stigmate de la putain


1. Quand les algorithmes
renforcent les rapports de genre


Les femmes sont toujours sur l’emprise des normes sociales qui font des histoires éphémères une source de valorisation pour les hommes et une dégradation de l’image sociale pour les femmes. Ainsi d’après Raphaël LOGIER, les femmes doivent faire l’économie de leur corps et nier leur propre désir pour ne pas passer pour des salopes. 

Par conséquent, les sites de rencontre proposent aux femmes des espaces « privatisés » en dehors des lieux de sociabilité ordinaires et leur permettent d’expérimenter et d’échapper temporairement au poids des déterminismes sociaux. Cependant, les femmes restent toujours confinées aux mêmes normes de féminité et de pudeur qui incarnent une certaine forme de fragilité, pensée et désirée par les hommes.

Sur les sites de rencontre, elles doivent ainsi afficher retenue et attente. Celles qui expriment clairement leurs désirs ou font le premier pas, sont ainsi disqualifiées pour non-conformité à la norme. Elles sont étiquetées par des hommes qui peinent encore à supporter que les femmes peuvent complètement disposer de leur corps. 

En outre, Raphael LOGIER réitère la thèse des féministes en démontrant qu’encore aujourd’hui, nombreux sont les hommes qui considèrent les femmes comme des objets de jouissances pouvant être appropriés.

Marie explique : « Certains disent : pourquoi aller voir des prostitués alors qu’il y a les sites ?! C’est pour leur plaisir surtout. Ils sont très égoïstes et veulent qu’on s’occupe d’eux ! »

 Comme l’évoque Caroline de Hans, la prédation est l’essence même de la virilité dont les hommes tirent satisfaction et prestige. Les entretiens ont ainsi révélé que les hommes utilisent des pratiques ostentatoires pour séduire les femmes. Le capital économique renforce leur capital sexuel qui s’inscrivent, par conséquent, dans des stratégies de contrôle. Laura indique : « j’ai payé le deuxième restaurant pour ne pas qu’il pense qu’on peut m’acheter ! »

En outre, les hommes accordent une très grande importance à l’apparence et à l’âge des femmes.  Celles qui incarnent jeunesse et beauté restent pour les hommes, une plus-value et une source de prestige. 

Par conséquent, les sites de rencontre, loin de faire disparaitre les inégalités de genre, en bénéficient et même plus encore, les exacerbent.

Une autre forme de domination aliène les femmes, de façon plus pernicieuse : l’affect.

Peggy SASTRE déclare dans son étude que les femmes ont été conditionnées à saliver face à l’amour. En effet, elles ont tendance, encore aujourd’hui, à prioriser l’amour, la réussite conjugale et familiale. Ce fort investissement sentimental et en temps, s’oppose très souvent à la recherche d’un épanouissement individuel.

Enfin, toujours dans la crainte d’être assimilée au stigmate de la putain, elles attendraient de la part des hommes des contreparties affective et présentielle. Elles expriment rapidement un besoin « d’officialiser » les sentiments. Cette quête sentimentale, conforme à leur statut de femme dans la retenue, s’accompagne d’une emprise masculine qui se niche dans l’affect et qui crée des dépendances psychologiques. Stéphanie avoue : « je suis attirée par les hommes dominants et je peux être instrumentalisée ».  Sophie : « j’ai besoin de sentir le charisme et l’assurance d’un homme ».

Certains hommes déclareraient vouloir une histoire d’amour une « vraie histoire » comme le formule Meetic, le site de rencontre le plus répandu. Marie dénonce les mensonges des hommes qui usent de stratégies pour attirer ou rassurer les femmes. « Certains mentent car ils sont mariés ou quand ils disent être tendres et chercher l’amour ».

Les concepteurs des sites de rencontre ont puisé dans les stéréotypes de genre : la sexualité des hommes renvoie à un univers plus démonstratif ; celle des femmes, plus relationnelle, davantage effacée, est étroitement associée à l’amour et à la conjugalité. Ces deux types de représentation se retrouvent dans les discours et affichages publicitaires des sites.

Lors d’un entretien Sophie expose sa vision de l’expérience sentimentale : « La complicité est essentielle pour moi. Elle est le vrai ciment car elle se nourrit avec tendresse. J’aime le contact physique, qu’il soit subtil et délicat.  La première qualité de mon prince charmant devra avoir l’intelligence émotionnelle. »

Prenant donc en considération cette sexualité genrée, les concepteurs des applications de rencontre surfent sur les logiques sociales qui s’imposent aux rapports sociaux de sexe.

Ainsi, l’ouvrage de Judith DUPORTAIL, qui se présente sous forme d’enquêtes, dénonce l’existence d’une note de désirabilité sur Tinder (site crée en 2012) qui, évalue les utilisateurs selon leur physique, niveau d’études, intelligence, revenus… Cette évaluation renvoie à des injonctions qui pèsent sur les femmes puisqu’elles demeurent étroitement liées à leur corps et à leur apparence.

Des points bonus seront par exemple accordés à un homme qui aura de confortables revenus à l’opposé d’une femme qui, dans les mêmes conditions professionnelles, aura des points malus.

Cependant, certains sites comme Bumble ou Adopte un mec.com, (crées respectivement 2014) jouent sur la corde féministe pour attirer les femmes sur des sites pourtant toujours destinés aux hommes, dans la mesure où ils sont surreprésentés et contraints de payer leur présence.

2.-  La culture du viol :
de l’imaginaire masculin aux échanges



a- De L’érotisation du quotidien à la violence masculine ou les prémices de la culture du viol

Raphael LOGIER n’aborde pas dans son ouvrage « Descente au cœur du mâle. De quoi # Metoo est-il le nom ? », la violence masculine mais les causes. Il appréhende le regard des hommes sur les femmes et le regard des femmes sur elles-mêmes, déterminé par celui des hommes.

 Marie déclare : « ils veulent des femmes avec une grosse poitrine et biens en chair » ! Stéphanie ajoute : « C’est masculin le fait de vouloir aller avec plusieurs femmes ! »

 Le regard sur le corps est au cœur de la problématique de la domination et violence masculine. Les hommes ont tendance à jouir symboliquement du consentement féminin et plus exactement de la soumission des femmes, ou du moins du contrôle de son consentement.

Peggy SASTRE a effectué des enquêtes sur les rapports sexuels consentis des femmes en Grande-Bretagne et met en exergue la banalisation de la violence masculine pendant les actes.

Elle dénonce l’accessibilité et la normalisation de la pornographie qui dévalue la relation amoureuse et banalise la violence et montre que les comportements violents seraient liés à l’hypersexualisation des sociétés occidentales où règne une érotisation permanente du quotidien.

En renforçant les stéréotypes masculin/féminin, la pornographie, les univers publicitaires et musicaux font émerger une dualité sexuelle, une dualité qui alimente les phantasmes masculins surtout si cette dernière est renforcée par la détention d’un capital économique et politique.

Stéphanie : « ils demandent des talons aiguilles, des photos très féminines comme pour le porno. Les hommes sont très sexuels et ont des pulsions. Ils sont visuels. »

La violence masculine très présente dans l’imaginaire collectif l’est également sur les applications numériques de rencontre qui peut susciter des sentiments de crainte et de méfiance chez les femmes.

 J. DUPORTAIL constate que sur Tinder, la surreprésentation masculine s’est accompagnée d’une insatisfaction des hommes qui peuvent devenir agressifs vis-à-vis des femmes. Nombreuses d’entre elles peuvent être dans une logique de gestion de risques.

Laura explique : « je ne donne jamais de rendez-vous loin de chez moi, toujours en face cinéma car il y a du monde ».

Certaines femmes créent des faux profils (âge ; lieu de résidence ; profession ; prénom) et ne donnent leur numéro de téléphone qu’aux termes de plusieurs échanges ou plusieurs jours.

Stéphanie : « Je ne voulais pas sortir de l’anonymat car je veux choisir, prendre le temps. J’ai bloqué un jour un profil car il se défoulait sur moi ».

Marie : « Certains se vexent et peuvent se mettre en colère ».

Marie. BERGSRTRÜM démontre également que, sur Meetic les femmes redoutent de rencontrer un homme mal intentionné et, de ce fait, font rarement le premier pas.

b- Des liens sociaux Asociaux à la violence masculine

Les usages des applications de rencontre numériques sont très ludiques, dénués très souvent d’affect et ont tendance à déshumaniser les individus. 

Dans son étude sur les applications de rencontre, J.C. KAUFMANN précise qu’elles ont largement contribué à faire des expériences amoureuses un loisirs sans engagement. Stéphanie précise « des relations pas prise de tête ». Marie : « pour passer le temps, rapides dans des voitures ». Laura : « dans des caravanes, des cabanes ».

J.C. KAUFMANN appréhende également les échanges sur les sites comme un phénomène de polysentimentalité ludique qui s’accompagne d’une techno-séduction toujours plus accrocheuse, toujours plus érotique, toujours plus productive. Marie et Stéphanie expliquent que ce sont des jeux de séduction. « On s’échange des photos de corps dénudé et de pratiques coquines. On est dans la légèreté. » « Sur Tinder ça va vite, beaucoup de matchs ! »

L’absence ou la précarisation des normes sociales sur ce type de réseau social affecte les échanges et les formes de sociabilité. Ainsi les hommes n’hésitent pas à transgresser les codes et normes sociales qui prévalent dans les sociabilités du réel.  Marie : « Ils tutoient ». Lara ajoute : « Pour faire connaissance ils disent salut et ils peuvent arrêter la discussion brutalement sans explication ».

Marie : « Ils demandent directement tes mensurations et demandent ce que tu cherches et posent des questions en lien avec le sexe. Est-ce que tu suces, est ce que tu avales ? Est-ce que tu mets des déguisements ? » » Stéphanie : « ils veulent savoir si je suis une femme docile qui leur fera tout ce qu’ils aiment. » 

Dans son ouvrage « Reconnaissance et usages d’internet », Fabien GRANJON décrit les formes d’exposition de soi sur les réseaux sociaux, des échanges qui se jouent des frontières sociales de l’impudeur, de l’intime, du privé et du public. Les mises en visibilité numériques des hommes, comme les photos et les vidéos, traduisent un désir de reconnaissance identitaire genrée et de « feed back » en lien avec leur virilité et à leur capacité symbolique à posséder l’intimité des femmes. Marie : « certains envoient une photo de leur sexe en érection. »

Le témoignage de Stéphanie retranscrit, révèle l’emprise psychologique masculine sur certaines femmes, une domination qui se niche dans l’affect et dans le rapport au corps.

III. Une histoire de femme :
Stéphanie et le grand méchant loup…


« J’ai 47 ans, deux petites filles, je suis éducatrice, et je suis séparée depuis six ans.

Mon mari m’a quittée pour une plus jeune.

J’ai eu plusieurs phases : au début j’étais dans les échanges virtuels, beaucoup de jeux de séduction, de flirt. On se séduisait et se taquinait, en se cherchant.

Ensuite, j’ai fait des rencontres mais pas sérieuses, pas d’engagement car je ne voulais pas enchaîner avec ma séparation. Sur ces sites on est tous un peu « cassés » et parfois c’est un peu « psy », il peut y avoir de l’empathie mais c’est souvent quand même des relations désengagées et sans affect. J’ai appris à connaître les hommes et j’ai même joué le jeu avec des hommes libertins. C’est surtout sur adopt.com où on s’envoyait des photos coquines. J’avais même une boîte mail spéciale toujours anonyme. Je mets des photos sur le site, des récentes et les hommes apprécient. Le premier message a beaucoup d’importance c’est une technique d’approche, ensuite des flatteries mais au bout de quelques échanges ça peut être direct.

Mais un jour, je suis tombée sur un homme marié et c’est au moment où j’avais envie de tomber amoureuse, où j’avais envie d’une vraie histoire. On m’avait déjà posé des lapins et ça m’avait affecté.

 On a commencé par des messages dans le virtuel et on a continué avec les SMS et là on rentre dans la communication.

On s’est rencontré dans un salon de thé discret. Après beaucoup de discussions, on s’est embrassés le jour même et le soir on s’est donné RDV chez moi, le lendemain et sur lendemain.. . Le vendredi on ne devait pas se voir mais on s’est vu. C’était le coup de foudre.

Le week-end je lui ai envoyé un message et je pensais qu’il était avec ses enfants car il avait changé de mode de communication. Et le lundi soir j’ai reçu un message comme quoi il ne voulait pas me revoir. Je lui ai demandé s’il était marié. Il m’a répondu oui mais m’a dit qu’il voulait me revoir et je suis devenue sa maitresse. De novembre à mars il y a eu beaucoup d’aller et retours mais aussi des interruptions car trop de souffrance. Un jour je l’ai bloqué et je l’ai retrouvé sur Tinder. J’ai matché et on a reparlé. Je me suis enflammée et j’étais dans les sentiments et le romantique mais il n’a pas réagi.

Il me plaisait car il me donnait de l’importance mais il avait d’autres copines et ne voulait pas quitter sa femme. Mais je n’étais pas jalouse et il m’avait incité à accepter le fait qu’il aille ailleurs. Je me suis fait dominée et manipulée. C’était un homme subtil, intelligent, un « haut potentiel « qui n’avait pas l’habitude qu’on lui résiste et donc avait le désir du challenge. Il voulait être aimé et désiré. C’était un homme très sexuel qui avait beaucoup d’expérience. J’ai même failli tomber dans le libertinage car il allait dans des clubs libertins.

C’était dur, j’ai beaucoup pensé à lui pendant le confinement. »

Conclusion

Le numérique a révolutionné les cadres et les formes de l’expérience amoureuse sans pour autant remettre en cause la conjugalité qui demeure la norme. On assiste aujourd’hui à une diversification des expériences et à une féminisation des sites de rencontre. On aurait pu appréhender ce phénomène comme une véritable émancipation des femmes enfin souveraines de leur corps. Or, les différentes enquêtes sur les applications numériques de rencontre ainsi que les entretiens effectués dans le cadre de cette étude, ont mis en avant des pratiques qui s’inscrivent dans une logique de rapports de genre.

Toujours en proie à des normes sociales, les femmes restent confinées à des représentations se rapportant au statut et rôle de mère. Elles demeurent dans l’inconscient collectif, assimilées à des  univers amoureux et familiaux, et par lien de causalité à des attributs, tels que la pudeur, la féminité, la retenue, la douceur…

En outre, force est de constater, que nos sociétés toujours marquées par des logiques patriarcales, témoignent aujourd’hui, d’une forte érotisation du quotidien. Dans l’imaginaire collectif, les femmes deviennent des sujets fantasmagoriques et subliminaux dédiés à la sexualité masculine. Le stigmate de la putain est bien au cœur des représentations et des interactions. Déjà fortement socialisés à un comportement de « prédateur » vis-à-vis des femmes, les hommes tendent à se réfugier dans l’univers pornographique qui leur confère une toute puissance sexuelle.

Les applications numériques de rencontre qui témoignent d’une absence de normes et de représentations, deviennent le lieu où s’expriment de façon virulente et parfois violente, les rapports de genre au détriment des femmes et au profit des hommes.

Les entretiens ont ainsi montré que les attentes de certains d’entre eux sont influencées par l’univers pornographique. Des phantasmes peuvent, par conséquent, devenir réels avec notamment l’instrumentalisation des femmes et de la sexualité sur les réseaux sociaux. Ce pouvoir masculin qui ne s’exerce plus dans le droit et l’économie, se manifeste désormais dans l’affect et dans les pratiques sexuelles. Sur le marché virtuel de l’amour, les femmes « se vendent » le temps d’un échange, le temps d’une rencontre et se prêtent à des parodies à caractère érotique. L’appropriation des représentations masculines peut être vécue comme un simple jeu certes, mais certaines peuvent s’y perdre ! La quête d’amour, un besoin de « reconnaissance » auprès des hommes font de certaines, des « prisonnières consenties ». Les chaînes du pouvoir masculin qui surfent sur les toiles du ludique et du « porno. », n’ont jamais été aussi aliénantes et violentes…

Bibliographie

Bergrtrüm M., 2019, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, La découverte, Paris.

Delphy C., « Penser le genre : problèmes et résistances », in L’ennemi principal (tome2) : penser genre, Paris, Sylleps, pp 243-260

Duportail J., 2018, L’amour sous algorithme, Edition Goutes d’or, Paris.

Granjon F., et DENOUËL J., 2010, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites des réseaux sociaux », Sociologie, N° 1, vol. 1, pages 25 à 43

Hans M., F., et Lapouge G., 1980, Les femmes, la pornographie, l’érotisme, Seuil, Paris.

Héritier, F., 2019, La différence des sexes, Bayard, Paris.

Kaufmann J.C., 2016, L’entretien compréhensif, Armand Colin, Paris.

Kaufmann J.C., 2010, Sex @Amour, Armand Colin, Paris

Illouz, E., 2016, « De l’inégalité du genre dans l’amour et la sexualité » in Marie-Carmen Garcia, Amours clandestine. Sociologie de l’extra-conjugalité durable, Lyon.

Illouz E., 2020, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, Paris.

Logier R., 2018, Descente au cœur du mâle. De quoi Metoo est-il le nom ? Actes Sud, Paris.

Pidoux J., (Doctorante en humanités digitales EPLF), «L’algorithme de Tinder dans la peau », Le Temps, le 02 mai 2020.

Sastre P., 2015, Comment l’amour empoisonne les femmes : du surinvestissement sentimental des femmes et des moyens d’y remédier, Ed . Anne-Carrière, Paris

Sélim M. 2018 « La dualité sexuelle en procès. Droits et normes »., in L’homme et la société, n° 206, pp 21-25

Welzer-Lang D., 2001, « L’échangisme : une multisexualité commerciale à forte domination masculine » in Bozon M., Sociétés contemporaines, n° 41-42, pp 111-131.



ANNEXE 1 :
Hypothèses et grille d’entretien

Les hypothèses

Les échanges et les rencontres sur les sites s’inscrivent et se reproduisent toujours dans des rapports sexués distincts et inégaux. Ils se manifestent dans les formes de communication et dans les modes d’appropriation des réseaux sociaux mais également distinctement dans les recherches, les attentes et dans les logiques des hommes et des femmes.

Les nouveaux espaces et techniques inhérents aux applications numériques de rencontre, permettent aux femmes d’échanger et de rencontrer des hommes et par conséquent engendrent une dynamique des rapports de genre.

 La digitalisation des rencontres amoureuses/sexuelles s’accompagne d’une érotisation des échanges et une exacerbation des rapports de genre.

La grille d’entretien

Les questions portent sur les :

Les critères socio-démographiques : âge, profession, durée du célibat, type de relation recherchée, nom du site de rencontre.

1 – formes de communication et usages techniques

a - formes : insistance, agressivité, romantique, diplomatie, convivialité, séduction…

b -  modes d’usages : chats, mails, messages sur application, SMS, communications téléphoniques, visio…

2- recherches/ attentes/motivations

a - critères physiques : silhouette, vestimentaire, poids, taille, mensuration, longueur  et couleur de cheveux, maquillage, lingerie, talons.

b  - comportements sentimentaux et sexuels
Tendresse, sensualité, ouverture d’esprit, libertinage, à l’écoute des homme, romantique, coquine/espiègle.

c -  relation recherchée : amour/vraie histoire, vie en couple, de nouvelles rencontres pouvant mener sur une histoire amoureuse, nouvelles expériences, partage d’affinités et de bons moments/évasion


Rencontres /expériences

a- modalités de progression de la relation ; durée, évolutions des techniques de communication utilisées, demande de rdv

b- lieux de rencontre : lieux public (bar, restaurant, cinéma, promenades), domicile, hôtels, voiture…

c- nature de la rencontre : virtuelle, éphémère sexuelle, flirt, cordiale, sentimentale, relation sexuelle de type sex friend.

ANNEXE 2
Présentation des enquêtées

Laura : 50 ans, femme de ménage, séparée depuis deux ans avec un enfant, niveau secondaire

Stéphanie : 47 ans, éducatrice jeunes enfants, séparée depuis six ans deux enfants, bac+4

Marie : 45 ans, hôtesse de vente, veuve depuis deux ans, deux enfants, BAC

Sophie, 52 ans, ingénieur, veuve depuis deux ans, Bac +5



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 1 juillet 2020 10:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref