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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jan SPURK, Critique et émancipation. Sur les traces d'Adorno. (2020)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jan SPURK, Critique et émancipation. Sur les traces d'Adorno. Vulvaine sur Seine, France: Les Éditions du Croquant, 2020, 175 pp. Collection: “Critiques et contestations.” [Autorisation de l'auteur reconfirmée le 2 décembre 2021 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Introduction

que peuvent les critiques ?

On risque fort d’être considéré comme rabat-joie si on pose la question de savoir ce que peuvent les critiques, surtout les critiques qui se développent dans l’espace public : les critiques publiques des mouvements. Non seulement elles existent dans les quatre coins du monde, mais elles prennent la forme de mouvements de masse qui expriment que le monde n’est pas ce qu’il devrait être et ce qu’il pourrait être ; elles se renouvellent sans cesse, sans être pourtant directement liées [1]. Ces critiques publiques émergent en général d’une manière inattendue car les médias, les sciences sociales ou les acteurs politiques ignorent les manques et les souffrances, souvent accumulés depuis longtemps, quelles expriment ainsi que le potentiel social quelles représentent.

Ces critiques sont souvent vécues comme des bouffées d’air frais dans des situations sociales qui semblent sans alternatives. Ouvrent-elles pour autant des brèches afin de dépasser ces situations ? Cette question est particulièrement importante car il y a également dans l’espace public des critiques qui visent le rétablissement de l’ordre social considéré comme menacé ou en déclin. Elles trouvent dans les sciences sociales moins de considération que les autres critiques mais on ne peut pas les réduire à des gesticulations politiques et propagandistes de quelques politicien-ne-s professionnel-le-s et réactionnaires. Non seulement ces acteurs sont très nombreux et trouvent beaucoup de soutien dans l’espace public, mais les deux courants de la critique publique partent souvent des mêmes constats de malaise, de manques et de souffrances [2]. Les déclenchements des critiques publiques sont divers et [6] factuels mais partagent au moins le refus de l’ordre établi devenu insupportable, qui s’exprime souvent dans le « dégagisme » et la demande de reconnaissance en tant que citoyens selon les normes établies.

Le grand nombre des mobilisations publiques ainsi que la grande variété des objets de la critique publique montrent que les vécus que la société n’est pas ce quelle devrait être touchent tous les secteurs de la vie en société. Il n’y règne ni le calme plat et un consensus général ni la confrontation de projets de société mais un malaise profond car les manques et les souffrances semblent indépassables. Les acteurs se sentent impuissants. Les quatre thèmes des « Controverses du Monde » au Festival d’Avignon 2019 résument bien les questions qui se posent : « peut-on réenchanter le monde ?, comment décolonialiser nos imaginaires ?, faut-il s’adapter à tout prix ?, le passé éclaire-t-il le présent ?, comment vivre avec la fin du monde ? ».

En revanche, dans leurs mobilisations les individus ressentent leur puissance, tout comme la fraternité et la chaleur humaine. Les aspects physiques sont importants : être physiquement ensemble sur une place publique ou sur un rond-point, se parler, se voir, se toucher. Jusque-là invisibles, ils se rendent visibles et, de ce fait, ils sont publiquement reconnus. Les vécus des mobilisations rompent avec les vécus d’impuissance et d’isolement qu’ils connaissent depuis longtemps. Les mobilisations stimulent également l’autonomie subjective, c’est-à-dire la capacité à donner à la réalité un autre sens que le sens établi. Enfin, les acteurs font souvent l’expérience de la violence qui est normalement passée sous silence : la violence dont ils sont capables et la violence à la laquelle ils s’opposent.

On doit néanmoins se poser la question de savoir ce que ces critiques peuvent produire. Leurs résultats oscillent, sur le plan empirique, entre les vécus individuels positifs de puissance et de fraternité, et le constat de n’avoir rien ou peu obtenu car les problèmes que les critiques évoquent ne sont pas résolus ou le résultat de leurs actions est pire que la situation initialement critiquée.

Les critiques sont-elles condamnées à se manifester au sein de l’espace public dans des « explosions » plus ou moins éphémères [7] et sans véritable impact sur l’avenir de la société ? Elles ne pourraient ainsi, pour les acteurs, que produire beaucoup d’amertume et de rancune d’avoir, encore une fois, perdu ou engendrer des tendances de repli sur des petites structures communautaires à la marge de la société où les individus retrouveraient la chaleur humaine des mouvements.

Est-ce que ces mouvements représentent, même malgré leurs intentions, un potentiel de modernisation des sociétés que les régimes en place peuvent partiellement mobiliser pour restabiliser les sociétés ? Les potentiels novateurs et créatifs qui émergent avec et dans les contestations sont-ils nécessairement absorbés et investis dans la modernisation de la société, comme Luc Boltanski et Ève Chiapello l’ont montré pour la phase du « capitalisme populaire » (Margaret Thatcher) dans les années 1980 et 1990 [3]. Y a-t-il des « lois d’airain » qui rendent le dépassement de la situation critiquée impossible, c’est-à-dire qui empêchent l’émergence d’une nouvelle logique sociale et de nouvelles normes dont le potentiel devrait exister dans la normalité établie ?

Ou bien, les individus peuvent-ils s’engager dans un processus d’apprentissage afin de comprendre les raisons pour lesquelles ils souffrent et les raisons pour lesquelles une vie meilleure est possible ?

La fin d’une époque

Il ne reste plus grand’chose de la mobilisation volontaire et souvent même enthousiaste pour le capitalisme et l’individualisme des années 1980 et 1990. Ce sont les critiques de l’état de la société, le malaise dans cette société et le manque d’un projet d’avenir qui caractérisent la situation contemporaine. On doit cependant se rappeler l’énorme popularité de ce projet de société dans les années 1980 et 1990 ainsi que l’adhésion massive à ce projet de société qui a donné naissance à un véritable « capitalisme populaire ». Cette mobilisation visait la libération d’anciennes contraintes sociales, culturelles, politiques et morales [8] tout comme la perspective d’une société individualiste et considérée comme libre où règne le travail, l’argent, la consommation, le « fun » et le divertissement.

Bien sûr, pour d’autres cette période a été le « grand cauchemar des années 1980 » [4]. Pourtant, nous n’avons pas rêvé ; cette société a été bien réelle. M. Thatcher constatait que « There is no alternative » à cette société et elle ne s’est pas trompée car les projets de société portés par les mouvements sociaux du passé avaient échoué. Ce qu’il en restait fut durement combattu et partiellement intégré dans le développement du « capitalisme populaire ». Beaucoup de problèmes thématisés par ces mouvements n’ont cependant pas été résolus. Ils sont depuis une dizaine d’années redevenus des thèmes centraux des critiques publiques : de la politique et du politique à l’écologie en passant par le mode vie, le genre, le sexisme, le racisme et beaucoup d’autres. En revanche, un thème autrefois si présent manque aujourd’hui : l’alternative anticapitaliste. L’anticapitalisme est, bien sûr, de temps en temps évoqué mais il n’y a pas de mouvement social qui œuvre pour le dépassement du capitalisme.

La période du « capitalisme populaire » n’a pas été sans problèmes et sans conflits, loin de là ! Beaucoup de travaux des sciences sociales avaient souligné le sort des « perdants », des « surnuméraires et des individualisés par défaut » [5]. Il y avait également beaucoup de « luttes pour la reconnaissance » [6] de « subalternes » pour le dépassement du mépris social, culturel et politique qu’ils subissaient. La plus connue de ces mobilisations est certainement « touche pas à mon pote ». C’est dans et grâce à ces luttes que des individus jusque-là invisibles occupaient l’espace public, qu’ils se sont rendus visibles et qu’ils ont souvent, au moins partiellement, gagné la reconnaissance comme membres de la société.

[9]

Malgré les luttes, c’est pourtant la positive attitude qui dominait largement. « L’attitude positive, c’est vivre notre vie en croyant que tout ce qui nous entoure est porteur d’un message spécial et est là pour nous aider à nous développer, à être heureux, épanouis et utiles pour nous-même et pour les autres. » [7] Elle se traduit dans l’effort de « positiver » ses vécus, c’est-à-dire de les projeter dans la réalisation du projet de société établi afin d’y participer et d’en profiter [8].

L’individualisation poussée de cette époque allait de pair avec l’intégration fonctionnelle des individus dans la société : l’individualisme sériel [9]. Ce dernier a certainement remplacé la plupart des solidarités traditionnelles, par exemple la solidarité ouvrière, mais cette individualisation a également normalisé la standardisation et l’interchangeabilité des individus et créé ainsi une véritable massification. Cette massification a souvent l’apparence d’une démocratisation, par exemple de la consommation ou de l’accès à la formation supérieure. Cependant, elle a également généralisé la concurrence entre les individus. Le lien social entre les individus et la totalité de la société est beaucoup plus direct qu’autrefois mais également beaucoup plus abstrait car il correspond à la forme marchande. Comme l’intégration fonctionnelle des individus dans la société est inégale, la société s’est rapidement fragmentée pour prendre petit à petit la forme d’un véritable « archipel » [10].

La « positive attitude » s’est fissurée et souvent brisée à cause des expériences de l’impossibilité de vivre selon les normes du « capitalisme populaire ». Les individus ne peuvent pas vivre comme ils auraient aimé vivre. Les attentes d’un avenir radieux ont cédé la place au malaise et à des attentes et des craintes [10] d’un avenir pire que le présent. Les sociétés contemporaines sont vécues comme incertaines, menaçantes et souvent angoissantes, comme incompréhensibles et par conséquent non maîtrisables. Les individus font des expériences de leur impuissance par rapport à ces sociétés qui s’imposent à eux de l’extérieur. Ils subissent les contraintes, ils s’y adaptent et ils s’arrangent avec ces contraintes, s’ils le peuvent.

Critiquer

Leurs expériences montrent aux individus que la sociétés n’est pas ce quelle prétend être ; elle est « non-identique » (Adorno), et tout le monde le sait. Les vécus de cette « non-identicité » alimentent les critiques qui non seulement oscillent entre la dénonciation de ce fait et les revendications que la société (re) devienne ce quelle prétend être, mais qui prônent aussi (quoique rarement) la quête d’alternatives à cette société car, selon ces critiques, elle ne pourra jamais devenir ce quelle prétend être. Pourtant, rares sont les tentatives de prendre son destin en main, de s’émanciper de l’emprise de l’ordre établi et de devenir autonome. Les changements sont souvent attendus grâce aux actions d’autres acteurs, par exemple des acteurs de la politique institutionnelle qu’on accuse, par ailleurs, de tous les défauts imaginables parce que leurs actions ne changent pas (beaucoup) la vie des individus.

Ces critiques prennent souvent dans l’espace public des formes dramatiques et spectaculaires de manifestations, d’indignations, d’occupations, de révoltes ou d’émeutes mais elles ne se limitent pas à ces formes. Elles ne peuvent cependant pas faire oublier les énormes efforts, souvent institutionnellement soutenus, de s’intégrer dans la société existante, d’y trouver sa place et de faire ce qu’on doit faire pour être un bon « citoyen-consommateur » (Habermas). Les individus prennent sur eux pour y arriver, ils se donnent du mal et, souvent, ils se font mal. Ils abîment leurs vies, pour paraphraser le sous-titre des Minima Moralia d’Adorno [11].

[11]

Ainsi, ils se mobilisent pour la reproduction de la société. Cette mobilisation, par ailleurs compatible avec beaucoup de critiques, est « normale » dans le sens où elle correspond aux normes établies. Les sujets sont socialisés dans cette société : ils s’inscrivent dans la société et la société s’inscrit en eux. Ils doivent se mobiliser pour y exister et ils veulent le faire même s’ils font souvent l’expérience que cela n’est pas possible et que la société est non-identique. Les individus ne prétendent par ailleurs pas à l’égalité absolue. Les « régimes d’inégalités » [12] sont très légitimes mais les inégalités existantes et vécues se heurtent à des « non-identités », par exemple au vécu que « l’égalité des chances », largement consensuelle comme norme, n’existe pas [13].

Néanmoins peuvent émerger des critiques et des remises en question de la normalité : dans quel monde vivons-nous ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? Les individus confrontent la réalité vécue aux normes établies et consenties ainsi qu’aux possibilités d’avenirs meilleurs. C’est pour cette raison qu’ils peuvent développer leurs critiques et leurs contestations qui ne visent que rarement le dépassement de l’ordre établi.

Les mouvements d’indignation et de révolte des dernières années ont comme base le vécu de l’impossibilité de s’intégrer dans la normalité de la société. Pour ne se limiter qu’à quelques exemples français : les révoltes dans les banlieues de 2005, les Nuits Debout et la mobilisation contre la « loi El Khomri » en 2016 ou encore les Gilets Jaunes en 2018-2019. Les acteurs de ces mouvements partagent le vécu d’être des « perdants », des « petits » méprisés par « ceux d’en haut », par « les riches » et par « le gouvernement ». Ils réclament leur reconnaissance comme membres de la société et de pouvoir y exister « convenablement » selon les normes établies. Cependant, la subjectivité peut se développer dans les mouvements et mener au constat qu’une vie convenable dans la société n’est pas possible. Par conséquent, au lieu de s’adapter aux contraintes de la société, on pourrait adapter la société à ses désirs. Sur le plan empirique, les deux tendances [12] coexistent au sein des mouvements. La finalité des mouvements n’est jamais unique.

Afin de dépasser la société critiquée, il faudrait un sujet collectif qui engage le dépassement. On l’appelle traditionnellement le prolétariat. Cependant, depuis très longtemps « les sociologues sont confrontés à une plaisanterie amère : Où est le prolétariat ? » [14].

Beaucoup de critiques mais pas de dépassement ?

Les différentes descriptions de la situation sociale brossent un tableau d’une société profondément fragmentée qui oscille entre l’attente d’une énorme explosion sociale et le constat fataliste que l’on doit s’adapter aux contraintes qui s’imposent aux acteurs. La gouvernance cadrerait cette adaptation qui donnerait naissance à un « nouveau monde », c’est-à-dire à l’adaptation aux nouvelles contraintes. Néanmoins, la gouvernance montre son incapacité à faire naître ce « nouveau monde ». C’est pour ces raisons que la gouvernance est l’objet central des contestations et des mobilisations. En outre, beaucoup d’acteurs refusent cette adaptation.

La composition sociale de ceux qui se mobilisent ne coïncide que très peu avec les catégories traditionnellement établies. Le « peuple » ré-émerge aussi bien comme notion des sciences sociales [15] que comme auto-appellation des mobilisés [16]. Les mobilisés sont liés par le refus de la vie qui leur est imposée et le mépris dont ils sont l’objet. Leur indignation mène au « dégage ! », le slogan habituel depuis les mobilisations en Tunisie en 2011. Les finalités des mobilisations sont néanmoins ouvertes : dégage !... et après ? Ainsi, on y trouve des orientations politiques et idéologiques diverses et souvent incompatibles.

[13]

Les descriptions des mobilisations sont précieuses pour saisir les vécus, les potentiels, les contradictions et les tensions quelles expriment. Elles indiquent que nous vivons la fin d’une époque. En revanche, les descriptions ne peuvent pas rendre intelligibles les raisons pour lesquelles les mobilisations existent et, surtout, montrer le potentiel qui se trouve au sein de la société contemporaine et au sein de ces critiques publiques. La quête de compréhension est trop souvent remplacée par des analogies et des comparaisons historiques, par exemple avec la Révolution Française, Mai 68 ou les soulèvements des années 1840 ou encore par des prophéties politiques selon lesquelles on devrait s’attendre à un avenir extrêmement autoritaire porté par la plèbe et incarné par des leaders charismatiques ou à la renaissance d’un ordre moral et politique en déclin ou disparu, dans lequel les hommes et les choses retrouveraient leur place naturelle. D’autres prophéties parient sur des insurrections successives qui feraient tomber en poussière l’État et la société capitaliste ou sur le renouveau démocratique sous une autre forme que la démocratie parlementaire.

Reprendre le fil d’Adorno

Ce ne sont pas ces prophéties qui nous intéressent et moins l’apparence des mobilisations que la compréhension des critiques exprimées et portées par les mobilisations. Nous reprenons le fil d’argumentation de Theodor W. Adorno et de quelques autres théoriciens critiques qui, au fil de leurs œuvres, sont très souvent revenus sur le sens des critiques et sur la possibilité de développer des critiques de la société existante afin de la dépasser.

Il ne s’agit pas de présenter une exégèse des travaux d’Adorno mais, en le rapprochant d’autres auteurs critiques, nous reprendrons une question structurante de l’œuvre d’Adorno, c’est-à-dire la question de savoir si le potentiel du dépassement existe, qu’est-ce qu’empêche le développement de cette critique transcendante ? Adorno a toujours été très prudent et peu optimiste à ce sujet mais il ne conclut pas à l’impossibilité absolue de cette critique. Cependant, on doit aujourd’hui se reposer la question de savoir si le potentiel de dépassement existe encore aujourd’hui.

[14]

On ne peut, bien sûr, pas « appliquer » à la société contemporaine les analyses d’Adorno développées entre les années 1930 et 1969, mais on peut renouer avec ses arguments pour comprendre les continuités entre cette époque et la nôtre, pour comprendre l’émergence de nouveaux phénomènes sur la base du passé et surtout pour se poser la question de savoir si notre société a rendu impossible une critique transcendante. Si cette dernière possibilité se vérifiait, la théorie critique de la société n’aurait plus de sens. Elle se limiterait à l’analyse de ce qui empêche le dépassement de la situation critiquée.

*****

Les sociétés contemporaines, au moins en Europe, sont caractérisées par une énorme tension entre la normalité sociale stable et robuste ainsi que les efforts pour s’intégrer dans cette société, d’un côté, et de l’autre côté les critiques publiques croissantes, souvent dures, des indignations et des révoltes. Afin de comprendre cette tension et son potentiel de développement, nous devons revenir sur le « capitalisme populaire » du passé dont est issu le monde contemporain un monde de massification et d’intégration répressive mais surtout un monde désormais en « crise-érosion ». La crise-érosion « abîme » les vies des acteurs ; elle crée des manques et des souffrances tout comme des vécus d’incertitude, d’impuissance et de peur de l’avenir sans qu’une d’alternative à cette situation se profile. C’est pour cette raison qu’un profond « malaise dans la société » s’est installé. Les finalités des critiques publiques (des mouvements) oscillent entre des efforts pour dépasser cette situation et le rétablissement de l’ordre en crise, en passant par des formes de vie autonomes et des réformes.

Est-il possible de dépasser cette situation et de s’en émanciper ? Si cela est le cas, quel est le sujet qui pourrait porter ce dépassement ?

Afin de mieux comprendre le rapport entre la critique, la reproduction et le dépassement (im)possible de la société, nous revenons sur des conceptions des Lumières et leurs critiques. La critique n’est pas une pathologie sociale mais elle est constitutivement liée à la société. Elle peut, selon les Lumières, porter le [15] projet d’une société raisonnable et libre grâce au dépassement des manques et des souffrances dont les sujets font l’expérience mais ce projet s’est perverti. Il se pose avec Adorno la question de savoir si la critique n’a pas perdu la capacité de projeter ce dépassement, si elle est désormais condamnée à l’échec ou au perfectionnement de la société existante.

En quête de la réponse à cette question, nous nous penchons sur les raisons pour lesquelles les sujets consentent à la société telle quelle est et pour lesquelles ils veulent vivre dans cette société et s’adapter à elle pour y trouver leur place, même en prenant sur soi. Le projet de vivre convenablement, c’est-à-dire de se constituer une vie satisfaisante selon les normes et les valeurs du « capitalisme populaire », s’avère pourtant souvent impossible. La société n’est pas ce quelle prétend être, mais il ne semble pas y avoir d’alternative à cette vie.

La normalisation de la subjectivité fait comprendre pour quelles raisons les acteurs veulent vivre dans cette société et pour quelles raisons ils veulent faire ce qu’ils doivent faire. Le monde tel qu’il existe n’est certainement pas parfait ; les sujets en souffrent. Il est critiquable et critiqué, mais - selon les visions du monde dominantes - il est le seul possible. C’est pour cette raison qu’il est « normal ». Cependant, le normal et la normalité se trouvent au centre des critiques : comme cadre normatif et comme réalité vécue. Pour quelles raisons cette normalité se reproduit-elle bien que le potentiel pour la dépasser existe ?

En crise-érosion, la société n’est plus fiable et rassurante ; elle ne garantit plus un avenir meilleur ou du moins convenable. Elle se fissure et craquelle. Les « petites » crises se suivent et s’imposent aux acteurs. Ils ressentent des manques et des souffrances ; le présent et surtout l’avenir sont incertains. Cette situation est non-maîtrisable et anxiogène. Les acteurs font l’expérience que la société n’est pas ce quelle prétend être. Ainsi émergent, dans les secteurs les plus divers de la société, des critiques et des contestations qui prennent souvent la forme d’indignations et de mouvements. Néanmoins, elles n’ont pas (encore ?) mené à un projet de société alternatif au capitalisme populaire.

La vie en société prend toujours des formes concrètes et empiriques : les formes de vie, un thème traditionnel et de nouveau [16] central des sciences sociales. Le regard critique sur cette tradition montre que les formes de vie dans le capitalisme ne se réduisent pas à leurs formes apparentes. Elles sont les formes empiriques de l’intégration fonctionnelle dans le capitalisme grâce aux agirs conformes aux rôles que chacun doit y jouer (« masque de caractère », Marx). Les expérimentations et expériences de « vies alternatives », si présentes dans les critiques publiques, s’appuient en général sur les vécus dans les mouvements caractérisés par la fraternité et la chaleur humaine. Sont-elles généralisables et stabilisables dans le temps ? Expriment-elles l’ébauche d’une alternative à la société en crise-érosion ou sont-elles des phénomènes marginaux et éphémères, voire des pépinières de la modernisation du capitalisme ?

Nous approfondissons par la suite nos réflexions sur le rapport entre les critiques et le dépassement (im)possible. Comme on l’a vu, la critique est constitutivement liée à la société. C’est pour cette raison quelle est également une méthode pour comprendre la société, son dépassement possible et ce qui empêche le dépassement. Il ne s’agit pas de faire une sorte de bilan des critiques publiques des mouvements des dernières années qui, en général, ont échoué, pour en déduire l’impossibilité du dépassement. Nous nous appuyons sur des théories critiques du passé afin de mieux « savoir d’où on vient pour savoir où on va » (Gramsci), mais les théories critiques sont solidement ancrées dans leurs époques. On ne peut pas transposer ces théories dans le monde contemporain pour quelles servent d’explication mais elles font partie du passé dont le monde contemporain est issu. Néanmoins, une question classique reste posée : la critique transcendante et le dépassement de la société contemporaine vers la « vie bonne » sont-ils encore possibles ? Afin d’avancer dans l’élaboration de notre réponse à cette question, nous développons la notion de dépassement (« Aufhebung »), de kaïros (le point de basculement possible) et d’émancipation. Le dépassement est possible mais empêché par l’impossibilité de faire de véritables expériences qui lient raisonnablement le présent vécu au passé dont il est issu et aux avenirs possibles.

Enfin, nous développons la dialectique entre les possibilités et les empêchements du dépassement dans la société contemporaine, [17] c’est-à-dire la dialectique entre la possibilité de libération et les quêtes de reconnaissance dans la société établie. Ainsi, le potentiel de dépassement et les empêchements du dépassement deviennent compréhensibles. Ils sont ancrés dans la structure de la subjectivité des acteurs. La dialectique de dépassement et d’empêchement fait comprendre le potentiel de la critique publique et théorique sans l’hypostasier comme « la révolution qui viendra » et sans tomber dans le fatalisme qui nie a priori le potentiel social de la critique. Certes, on peut abstraitement constater que la possibilité du dépassement est imaginable et, s’il est imaginable, cela signifie qu’il est possible. Toutefois, les empêchements du dépassement pèsent lourd sur les sujets. Le dépassement est-il devenu un rêve - ou même un fantasme - auquel on devrait dire adieu afin de vivre mieux dans la société telle quelle est ? Nous pondérerons les potentiels et les empêchements d’un avenir (plus) libre dans la société contemporaine. La possibilité d’un avenir (plus) libre existe tout comme la menace d’un avenir autoritaire.

[18]



[1] Cf. les documents et les analyses par exemple sur Open Democracy.

[2] Jan Spurk, Malaise dans la société. Soumission et résistance, Lyon, Parangon, 2010.

[3] Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[4] François Cusset, La décennie 80, Paris, La Découverte, 2006/2008.

[5] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; Robert Castel/Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

[6] Axel Honneth, Kampf um Anerkennung, Francfort, Suhrkamp-Verlag, 1992.

[8] L’expression « positiver » a, par ailleurs, initialement été développée par les publicitaires des hypermarchés Carrefour et elle fait désormais partie du vocabulaire courant « Avec Carrefour, je positive » (1988).

[9] Cf. par exemple Danilo Martucelli/Jan Spurk, La société et son analyse. Conversations sur l’individualisme, Québec, Presses Universitaires de Laval, 2014.

[10] Jérôme Fourquet, L’archipel français, Paris, Le Seuil, 2019.

[11] Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben, Francfort, Suhrkamp-Verlag, 1951.

[12] Cf. par exemple, François Dubet, Le temps des passions tristes, Paris, Le Seuil, 2019.

[13] Ibid.

[14] Theodor W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 258.

[15] Cf. par exemple Alain Badiou et alii. Qu’est-ce qu’un peuple, Paris, La Fabrique, Paris, 2013 et Catherine Colliot-Thélène/Florent Guénard (dir.), Peuples et populisme, Paris, PUF, 2014.

[16] Cela a déjà été le cas, par exemple, dans les « manifestations du lundi » à Leipzig en 1989 contre le régime de l’ex-RDA : « nous sommes le peuple ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 12 décembre 2021 18:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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