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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Joëlle Robert-Lamblin, (1986) “Influence de l'éducation sur l'identité sexuelle. Un exemple chez les Inuit”. In Côté femmes - Approches ethnologiques. [L'auteure nous a autorisé le 5 mars 2020 la diffusion en libre accès à tous de cette publication dans Les Classiques des sciences sociales.]

[95]

Joëlle Robert-Lamblin *

Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres,
Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008
(CNRS, France)

Influence de l’éducation
sur l’identité sexuelle
.
Un exemple chez les Inuit.”

Un article publié dans l’ouvrage collectif Côté femmes — Approches ethnologiques, pp. 95-107. Paris : Les Éditions L’Harmattan, 1986, 230 pp.


Introduction [95]
La tradition dans l'éducation des enfants inuit : la fonction du nom [96]
Des cas particuliers : les enfants « changés de sexe » à leur naissance [98]
Le choix définitif de l’identité sexuelle [103]
Bibliographie [106]

Introduction

Dans les sociétés traditionnelles inuit [1], les rôles et les activités de chaque sexe étaient bien déterminés, fortement dissociés, et les statuts attachés au genre masculin ou féminin n’étaient pas équivalents. À l’homme, le pourvoyeur de gibier dont toute la famille dépendait pour sa survie, revenaient les activités entourant la chasse, domaine périlleux, mais prestigieux ; à la femme incombaient la cueillette et toutes les tâches domestiques, domaine infiniment moins valorisé.

La naissance d’un garçon, de ce fait, était en règle générale beaucoup plus désirée et mieux accueillie que celle d’une fille. Le statut de l’épouse d’un chasseur n’était d’ailleurs véritablement consolidé qu’à partir du moment où elle avait mis au monde son premier fils. Avant cet événement capital, il lui était refusé un des rôles sociaux les [96] plus importants revenant à la femme du chasseur : distribuer la chair du gibier capturé par son mari.

La forte valorisation des naissances masculines pouvait conduire, dans certaines circonstances particulières, jusqu’à l’infanticide des petites filles. Toutefois, l’interdépendance des rôles masculins et féminins et la division du travail rendaient nécessaire un équilibre numérique entre hommes et femmes, afin que soit assuré le bon fonctionnement de l’unité autarcique que constituait le groupe familial patriarcal.

Sur quoi reposait cette différenciation entre le mode d’existence de l’homme et celui de la femme ? À première vue, les facteurs physiologiques paraissent être déterminants ; pourtant certaines pratiques encore vivantes aujourd'hui, notamment au Groenland oriental, où l’on observe que des enfants sont pour ainsi dire « changés de sexe » à la naissance, par décision parentale et avec la reconnaissance sociale du groupe, et élevés comme des enfants de l’autre sexe, révèlent à quel point l’éducation familiale, spécifique pour chaque sexe dès la petite enfance, détermine les conduites, comportements, attitudes ou activités que l’on serait porté à croire naturellement liés au sexe biologique de l’enfant.

La tradition dans l'éducation
des enfants inuit :
la fonction du nom


Dès son plus jeune âge, avant même de comprendre véritablement le sens des mots, l’enfant inuk reçoit de sa mère et de son entourage familial deux indications déterminantes pour son existence : qui il est et ce qu’il sera plus tard.

Qui est cet enfant ? Dès le moment où il a reçu son nom, ce n'est plus un être humain nouveau sur terre, c’est la personne décédée dont il porte le nom qui revient et reprend sa place parmi les êtres vivants. Peu après sa naissance, le nouveau-né entend prononcer par sa mère, sa grand-mère ou la sage-femme qui l’a mis au monde, plusieurs noms dont l'un est destiné à devenir son nom principal. Le nom que portait un parent mort avant sa naissance se « réincarne » ainsi dans un nouveau vivant — si [97] le corps humain est destiné à mourir, le nom est immortel : il passe alors dans un nouveau corps et ainsi de suite au fil des générations (R. Gessain, 1967 et 1979-1980).

C’est en effet un devoir impérieux pour la famille de ne pas laisser errer le nom d’un disparu. Dès que le tout jeune enfant reçoit et accepte ce nom (il peut le refuser en criant très fort), il devient l'ancêtre disparu avec ses traits de caractère et ses habitudes ; l’entourage s'adresse à lui par le terme de parenté qui liait chacun avec le mort : « mon oncle », « ma mère », « mon père », « mon mari », « mon frère »... quels que soient le sexe et l’âge de cet enfant. De même l’enfant, lorsqu’il pourra s’exprimer, appellera sa mère « ma fille », « ma sœur », « ma nièce », etc.

Lors d'un de mes séjours au Groenland oriental, lorsque m’adressant à un petit enfant âgé d’un an et demi, qui observait son père rentrant en kayak de la chasse, je dis « regarde ton père qui arrive là », la mère de l’enfant me répondit « il ne peut pas comprendre ce que tu dis, car ce n’est pas son père qui vient mais son fils » (ce jeune garçon portait en effet le nom de son grand-père paternel).

Tout le système d’éducation eskimo, où l’enfant ne subit ni contraintes ni punitions, mais où il apprend par incitations et conseils des adultes (parce que, en réalité, il « sait bien lui-même ce qu’il doit faire »), est à mettre en relation avec ce principe de « réincarnation » du nom d’un mort dans le nouveau-né.

Que sera cet enfant plus tard ? Dès la petite enfance, le comportement maternel et l’attitude de l’entourage familial communiquent à l’enfant la conscience de son identité sexuelle et lui indiquent ce que la communauté attend de lui. Dans le contenu même des berceuses recueillies par W. Thalbitzer ou citées par I. Kleivan, la différenciation des rôles masculins et féminins transparaît : « oh le mignon, oh le cher petit homme, oh le cher petit qui deviendra chasseur »...

« Parce que Inuk est mignon, nous l’aimons beaucoup ; parce qu’il est un homme, il nous est particulièrement cher. S'il était une pauvre femme, nous ne l’aimerions pas tant. Nous sommes ravis, parce que c’est un délicieux fils ; lorsqu’il grandira, il ira en kayak. Si c’était une pauvre femme, elle n’irait pas en kayak ; si c’était une pauvre [98] femme, en aucun cas nous ne serions aussi contents d’elle »...

« Ne fais pas de mal à ton petit frère, il attrapera des oiseaux, il partira en kayak, il harponnera un phoque et le remorquera à la maison... »

Très vite, les gestes ou les jeux de l’enfant illustrent les paroles et les vœux des parents : le petit garçon imite la façon de pagayer en kayak, ou celle de viser une cible avec un harpon, ou encore il reproduit la manière de diriger un attelage de chiens de traîneau à l’aide d’un fouet. La petite fille imite les travaux de la mère de famille : en jouant à la poupée elle reproduit la façon de s’occuper des jeunes enfants ; elle fait les gestes de l’entretien de la lampe à huile de phoque et commence à connaître ceux du découpage de la viande avec le couteau particulier des femmes, du lavage et du râclage des peaux, de la couture et de l’assouplissement des vêtements de fourrure.

Insensiblement, au fur et à mesure que l’enfant grandit, les jeux deviennent apprentissage et les activités cessent d’être des divertissements, reflet de la vie des adultes, pour devenir une participation véritablement active aux tâches familiales. Habillement, coiffure, occupations, gestes et comportements, différencient de plus en plus garçons et filles, préfigurant leurs rôles futurs. Les filles demeurent dans le monde des femmes et des jeunes enfants, tandis que les garçons accompagnent dans leurs expéditions de chasse leur père ou grand-père, apprenant à se déplacer dans ces vastes territoires couverts de neige et de glace pendant une grande partie de l’année, à la recherche du gibier indispensable à la survie de la famille, et s’initiant aux différentes techniques de capture.

Des cas particuliers :
les enfants « changés de sexe »
à leur naissance


Les expériences vécues sont ainsi, dès le premier âge, différentes pour les individus de chaque sexe. Chacun a tendance à imiter et se trouve également incité à suivre le modèle représenté par le parent de son propre sexe ; l’identification à ce dernier paraît alors s’opérer tout naturellement.

[99]

Cependant, c’est à travers l’existence de cas particuliers observés dans différentes ethnies inuit, d’hommes élevés en femmes et de femmes élevées en hommes depuis leur naissance, c’est-à-dire avant même que la nature propre de l’enfant ait pu se manifester, que l’éducation familiale se révèle avoir un rôle considérable dans l’acquisition de l’identité sexuelle des individus. Ces exemples d’interversion de rôles et de statuts apportent la confirmation que l’identité sexuelle est induite pour une part non négligeable par l’environnement social.

Le récit de vie, publié en anglais par H.C. Washburne, d’Anauta — une femme inuk originaire de l’île de Baffin au Canada, née vers la fin du siècle dernier — illustre les circonstances d’un tel événement et le replace dans son contexte culturel et socio économique :

« Au fil des années. Aléa avait eu deux fils, Salumo et Einili. Maintenant, pendant une nuit de blizzard, un troisième enfant était attendu. »

« Yorgke (mari d’Alea) espérait que ce serait une fille, qu’il pourrait nommer Elisabeth ; mais d’étranges événements et la tradition eskimo avaient déjà commencé à tisser le destin de cet enfant, créant pour lui une vie tout à fait différente de celle que son père attendait. » (Le courageux chasseur Anauta, fils d’Oomialik, disparut au cours de la tempête ; or Oomialik était la vieille femme que Yorgke avait fait chercher pour aider Aléa à accoucher. C’est une fille qui naquit.)

« Allongée, considérant silencieusement Oomialik, Aléa était traversée par de nombreuses pensées. Lui sera-t-il demandé de nommer cette nouvelle petite fille du nom de l'homme qui a disparu dans la banquise, le fils d’Oomialik ?... Alors, comme Aléa le craignait, Oomialik se tourna vers elle et dit : “Quel nom vas-tu donner à ton enfant. Aléa ? Donne à mon fils, Anauta, un corps à habiter de sorte que son esprit n’erre pas là dehors !’’...

« Aléa pensa combien elle-même et Yorgke avaient souhaité cette petite fille qui venait de naître. Mais ils étaient gâtés puisqu’ils avaient encore deux fils Salumo et Einili. Cette veuve (Oomialik) n’avait maintenant plus personne à aimer et sur qui veiller. Oomialik avait besoin de son fils et Aléa pouvait le lui rendre... Elle prit sa décision pour le bien d’Oomialik et pour celui de l’esprit de cet homme courageux, Anauta... (et) prononça ce que la vieille femme attendait : oui, ce nouveau-né fille était bien sûr [100] le fils d’Oomialik revenu, c’était l'homme — Anauta — “né à nouveau". Et ainsi la petite fille que Yorgke avait espérée ne fut pas appelée Elisabeth, mais Anauta, comme le jeune chasseur courageux qui périt la nuit de sa naissance. Aléa réalisa ce qu’elle avait fait en nommant ce bébé Anauta. Elle l’avait donné ; il appartiendrait désormais à Oomialik et serait élevé comme un homme, comme le fils d’Oomialik. (La petite fille) apprendrait à suivre ses traces, à être comme lui en toutes circonstances, à le surpasser même dans toutes ses qualités. À partir de ce moment, Anauta-le-chasseur serait l’exemple à suivre au cours de son existence... Oomialik s’adressait toujours à la petite fille en l’appelant “mon fils" et en parlait en termes très élogieux : “Tu étais courageux et habile quand tu étais là, avant. Maintenant tu dois être ainsi." Souvent Oomialik s’asseyait, fredonnant au petit enfant dans ses bras : “Oui, Anauta, jadis tu as été un homme grand et fort. Tu as pris soin de ta mère et tu as chassé pour elle. Maintenant c’est elle qui doit trouver de la nourriture pour toi et t’apprendre à être courageux et bon comme tu l’étais auparavant..." Bientôt tout le monde sut que la petite fille qu’Oomialik portait dans le capuchon de son vêtement était son fils, Anauta, revenu. »

(Un jour vint où Anauta fut trop grande pour rester dans le capuchon de sa mère adoptive ; celle-ci) « lui dit : “maintenant tu dois sortir, prendre des vêtements de garçons et devenir un homme".

(Anauta suivit l’apprentissage des hommes ; elle avait 6 ou 7 ans lorsqu’elle eut son premier fusil). « Saison après saison, elle grandit et devint plus forte. Elle pouvait courir rapidement, tirer au but, envoyer une longue lance, et s’occuper d’un attelage de traîneau avec une habileté particulière, (à la grande satisfaction d’Oomialik) ».

Au Groenland oriental, où j’ai eu l’occasion d’effectuer plusieurs missions de recherche (entre 1967 et 1984), les individus éduqués dans le sexe opposé au leur sont désignés par les termes : tikaalia (ce qui signifie littéralement : fabriqué, transformé en homme), ou nuliakaalia (fabriqué, transformé en femme), ce qui souligne bien qu’il n’y a pas là un choix personnel de l’individu mais une intervention extérieure à lui-même.

Il est bien regrettable que les premiers observateurs occidentaux qui entrèrent en contact avec la petite population isolée d’Ammassalik — celle-ci fut découverte en 1884 seulement [101] — ne se soient pas attardés à l’observation de cette pratique. Le Danois Gustav Holm qui révéla au monde occidental et décrivit le premier la société eskimo est-groenlandaise, ne fit que mentionner dans une note en bas de page le cas d’une famille où, par suite d’une pénurie d’enfants de sexe masculin, des filles avaient été éduquées en chasseurs. Ces femmes chassaient aussi bien en kayak que sur la banquise — aux trous respiratoires des phoques — et avaient un habillement et un comportement semblables à ceux des hommes de l’ethnie. L’auteur précise, en outre, qu’elles étaient considérées comme des hommes par les autres membres de la communauté et ajoute le détail suivant : lorsqu’il fit choisir à ces femmes-chasseurs des objets parmi les cadeaux qu’il avait apportés, elles choisirent non pas des éléments de parure, comme l’avaient fait les femmes, mais des pointes de harpon en métal et des couteaux. Un autre auteur, l’ethnologue Thalbitzer, mentionne le cas inverse d’un jeune homme qu’il vit à plusieurs reprises pendant son séjour dans cette région en 1905-1906, à l’habillement un peu curieux, connu pour ses compétences dans les travaux féminins (couture, etc.) ; il ajoute que ce n’était pas un cas unique, mais avoue son incompréhension et son manque d’information au sujet de ce phénomène de « substitution de sexe ».

Les archives démographiques qui concernent cette population indiquent encore la disparition en kayak, en 1950, d’une femme âgée de 32 ans. Si l’on analyse son contexte familial, il apparaît qu’elle était la dernière née d’une famille de sept enfants ne comportant qu’un seul garçon, qu’elle ne s’est jamais mariée et n’a jamais eu d’enfant. Cette femme - chasseur contribuait ainsi à la vie familiale en tant que pourvoyeur de gibier, rôle spécifiquement masculin.


Sans avoir entrepris de recherche systématique, j’ai eu personnellement l’occasion de rencontrer dans la population d’Ammassalik (qui compte environ 2 400 personnes) une trentaine de cas, hommes et femmes, appartenant à différentes générations. Il y en a certainement davantage, il ne s’agit donc pas d’un phénomène rare et exceptionnel. Mais cet usage, qui plonge ses racines dans le passé de l’ethnie ammassalimiut, est sans doute appelé à disparaître, [102] car une partie de la population le condamne aujourd’hui.

On constate dans la société contemporaine que l’enfant « changé de sexe », assimilé dès sa naissance aux enfants de son « sexe d’emprunt », en a l’aspect extérieur — coiffure, habillement — et en acquiert également le comportement — gestes et attitudes. Si les adultes de la localité où il vit savent quel est son véritable sexe, ses compagnons de jeu le plus souvent l’ignorent et lui attribuent tout naturellement le sexe de son apparence. L’identification au sexe opposé peut être telle que les instituteurs danois ont parfois découvert avec stupéfaction, à l’occasion d’une visite médicale ou d’une séance de lavage à l’école, qu’un des jeunes garçons de leur classe était en réalité une fille.

Un garçon élevé comme une fille a les cheveux longs, éventuellement tressés, il porte des robes et apprend les travaux ménagers : couture, cuisine, garde des plus jeunes enfants, etc.  ; il reste avec les femmes, tourné vers le monde clos de la maison. La fille élevée en garçon est initiée aux techniques de chasse par son père ou son grand-père ; elle apprend à tirer avec un fusil, à s’occuper des chiens et du traîneau, à naviguer en bateau (éventuellement à aller en kayak). Son univers est la chasse dans les vastes espaces extérieurs. Au-delà des signes apparents (coiffure, vêtements, activités), le contexte familial et social dans lequel grandit l’enfant contribue à modifier profondément son caractère et sa personnalité.

Les raisons invoquées par les parents de ces enfants sont presque toujours : nous souhaitions tout particulièrement avoir un fils (ou une fille) et lorsque tel de nos enfants est né (du sexe non désiré), nous avons décidé qu’il serait tout de même notre fils (ou notre fille). Certains parents répondent pour leur part qu’ils ont élevé de cette façon un de leurs enfants parce qu’ils venaient de perdre un autre enfant de ce sexe : le nouveau-né est venu alors remplacer intégralement le jeune défunt, prenant non seulement son nom mais encore son identité sexuelle. En réalité, cette deuxième raison rejoint souvent la première lorsque l’on connaît le détail de l'histoire familiale : l’enfant décédé avait été du sexe souhaité par les parents, le nouveau-né le « réincarnant » devait donc aussi être en conformité avec le désir des parents. Mais à part ces exceptions, [103] le mode de transmission du nom et de certains éléments de la personnalité d’un mort n’implique pas, en règle générale, à Ammassalik, de prendre aussi l’identité sexuelle du défunt.

À l’analyse du contexte familial des différents cas, on peut constater que les enfants « changés de sexe » appartiennent effectivement le plus souvent à des familles ayant connu un déséquilibre dans la répartition entre garçons et filles. Quelques-uns d’entre eux « réincarnent » en outre un frère ou une sœur décédés peu avant leur naissance, dont ils ont pris l’identité sexuelle.

Le choix définitif
de l’identité sexuelle


Il est vraisemblable que dans la société traditionnelle, les enfants ainsi « transformés » par leur éducation familiale conservaient à l’âge adulte le rôle et les activités assignés dès leur naissance et que c’est sous l’influence de la colonisation européenne que les enfants « changés de sexe » ont repris, à la puberté, leur identité biologique. Dans la société d'aujourd’hui, christianisée et acculturée, ces enfants prennent en effet l’apparence physique de leur sexe physiologique vers l’époque de leur confirmation religieuse (c’est-à-dire à l’âge de 14 ans), ou parfois plus tôt, et changent d’appartenance : ils doivent s'intégrer dans le groupe des adolescents de leur véritable sexe. Toutefois, ce passage d’un statut sexuel à un autre ne semble pas être vécu sans difficultés psychologiques et sans conflits internes.

En été 1979, j’ai revu une jeune fille que j’avais déjà rencontrée plusieurs fois lors de missions précédentes, alors qu’elle était un garçon, apprenti-chasseur, accompagnant son grand-père des années entières dans des lieux de migration éloignés de tout village. Parvenue à l’âge de 15 ans, elle s’initiait à un rôle nouveau auquel elle n’avait pas été préparée, celui d’une femme, habillée en jupe avec les cheveux plus longs, contribuant aux tâches domestiques. Manifestement, elle était fort mal à l’aise dans cette nouvelle situation et ne désirait qu’une chose, repartir chasser, plutôt que de servir le café aux visiteurs ou laver le sol de la maison.


Dans une autre famille où deux fils (le 2e et le 3e) [104] avaient été élevés en fille avant que ne vienne la fille tant souhaitée, elle-même suivie d’un autre fils élevé cette fois en garçon, on pouvait observer à quel point les comportements et les occupations des deux jeunes gens éduqués précédemment en filles étaient différents, à l’âge adulte, de ceux de leur frère aîné ou de leur plus jeune frère. Orientés vers les activités domestiques, sachant coudre et tenir un intérieur et ne chassant pas, ils sont restés célibataires et devenus des employés bien appréciés des services administratifs.

Un autre cas similaire est celui d’un homme âgé de plus de quarante ans qui, né et élevé dans une maison de chasse totalement isolée et n’ayant eu que des frères, fut éduqué en fille de la maison. Il est plus tard devenu domestique chez des Groenlandais et ne s’est jamais marié. Une de ses congénères me raconta avec quel étonnement elle découvrit que c’était un garçon lorsque, à l’adolescence, il prit l’apparence extérieure de son sexe véritable.

Les hommes qui ont vécu une enfance féminine et n’ont, par conséquent, pas suivi l’apprentissage de la chasse, ont la possibilité, dans la société moderne, de s’orienter vers les emplois salariés : employés de maison ou de bureau, catéchistes, etc. Leur destin n’est pas inéluctablement de rester célibataires ; quelques-uns se sont mariés et ont eu des enfants. Mais le suicide, à l’âge de 23 ans, d’un jeune homme élevé en femme et toujours désigné par sa mère par le terme « ma fille », n’est pas sans rapport, selon mes informations, avec des difficultés majeures à vivre en adulte une identité différente de celle de l’enfance.

Pour les femmes élevées en hommes, ce qui est le cas le plus fréquent et ce qui se conçoit mieux dans une société qui a toujours accordé plus de valeur et de prestige au sexe masculin, il semble qu’il soit plus facile, une fois les difficultés de transition surmontées, de concilier ultérieurement les deux identités et d’avoir une famille ; mais elles conservent une personnalité particulière. À leur première maternité, événement qui consacre la vie d’une femme, elles cessent de chasser : vis-à-vis de la société, elles font alors partie du monde des femmes. Toutefois, ces femmes-chasseurs gardent certainement une place à part dans la [105] communauté, car elles cumulent exceptionnellement le savoir et l’expérience des deux sexes.

Cette pratique « d’interversion » du sexe d’un enfant, dont on observe aujourd’hui la survivance dans un contexte culturel et socio-économique transformé, était peut-être destinée à éviter l’infanticide à une époque où la tribu vivait dans un équilibre démographique fragile, avec des risques réels de disparition. Lorsque la mortalité infantile était très élevée et la survie des enfants précaire, pour ne pas supprimer un enfant du sexe non désiré, on l’aurait ainsi « changé de sexe » en lui assignant une fonction économique nécessaire à la vie communautaire familiale. L’infanticide aurait alors été réservé aux cas extrêmes, aux situations anormales : enfants conçus hors mariage, cas d’inceste, orphelins de mère, enfants nés faibles ou atteints d’anomalies, situations de famine.

Le fondement de cette coutume, aujourd’hui résiduelle et vraisemblablement appelée à disparaître prochainement, est assurément complexe et correspond à différentes préoccupations sociales : nécessités de la vie domestique, tradition de « réincarnation » du nom, remplacement d’un enfant disparu... De l’observation d’un tel usage, où le passage d’un statut sexuel à l’autre se fait sans que le tempérament propre de l’individu ou son choix personnel entrent en jeu, il ressort que l’éducation familiale et sociale reçue au cours de la petite enfance joue un rôle fondamental dans l’acquisition de l’identité sexuelle des individus.


Certains exemples fournis par la littérature témoignent que des pratiques analogues à celles qui sont encore en vigueur au Groenland oriental existaient également dans d’autres populations arctiques. 11 apparaît, en définitive, que la différenciation entre masculin et féminin, si marquée chez les Inuit, ne repose pas exclusivement sur les critères biologiques, puisque les statuts et les rôles sexuels peuvent être interchangés, mais aussi pour une part importante sur les facteurs sociaux ou économiques.

[106]

Bibliographie

Gessain Robert : « Makout mon frère, fils de mon fils », 1967, Sciences, 49-50, pp. 35-41.

_____, « Nom et réincarnation chez les Ammassalimiut (côte est du Groenland) », 1979-1980, Boréales, Revue du Centre de Recherches Inter nordiques, 15-16, pp. 407-419.

Holm Gustav : « Ethnological sketch of the Angmagsalik Eskimo » in William Thalbitzer ed., The Ammassalik Eskimo, Meddelelser om Gronland, XXXIX1, pp. 3-147.

Kleivan Inge : « Status and rôle of men and women as reflected in West Greenlandic petting songs to infants », 1976, Folk, 18, pp. 5-22.

Ostermann H. ed. : « Knud Rasmussen’s posthumous notes on the life and doings of the East Greenlanders in olden times », 1938, Meddelelser om Gronland, 109 (1), pp. 1-214.

Robert-Lamblin Joëlle : « “Changement de sexe’’ de certains enfants d’Ammassalik (Est Groenland) : un rééquilibrage du sex ratio familial ? », 1981, Études Inuit, V (1), pp. 117-126.

_____, À paraître : « Ammassalik (East Greenland) End or persistance of an isolate ? Anthropological and demographical analysis of change. » (Thèse de Doctorat d’État.) Meddelelser om Gronland, Copenhague.

ROSING Christian : Ostgronlaenderne. Tunuamiut, 1946, Ejnar Munksgaards Forlag, Copenhague, 150 p.

Saladin D’Anglure Bernard : « Nom et parenté chez les Esquimaux Tarramiut du Nouveau-Québec (Canada) », 1970, in Jean Pouillon et Pierre Maranda éds. Échanges et communications, mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Mouton, Paris, pp. 1013-1039.

_____, « Mythe de la femme et pouvoir de l’homme chez [107] les Inuit de l’Arctique central (Canada). », 1977, Anthropologie et sociétés, 1 (3), pp. 79-98.

THALBITZER William : « Language and folklore », 1923, Meddelelser om Gronland, XL3, pp. 113-566.

Ammassalik Eskimo : social customs and mutual aid, 1941, Meddelelser om Gronland, XL4, pp. 571-739.

WASHBURNE Heluiz Chandler et ANAUTA : Land of the good shadows, 1940, The life story of Anauta, an Eskimo woman. New York, John Day, 329 p.



* Laboratoire d‘Anthropologie. Musée de l'Homme.

(Certains éléments de cet article sont repris d'une publication antérieure, parue in Études Inuit, 1981).

[1] Les Inuit sont venus par migrations successives peupler les côtes arctiques, depuis le détroit de Behring jusqu’au Groenland. Ils sont aujourd’hui environ 100 000 — habitant la Sibérie orientale, l’Alaska, le Grand Nord canadien et le Groenland — qui se reconnaissent une même origine biologique et un patrimoine commun : la culture eskimo.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 28 mai 2021 6:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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