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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Joëlle Robert-Lamblin, (1984) “L'expression de la violence dans la société ammassalimiut (côte orientale du Groenland)”. Etudes Rurales, juil.déc., 95-96, pp. 115-129. [L'auteure nous a autorisé le 5 mars 2020 la diffusion en libre accès à tous de cette publication dans Les Classiques des sciences sociales.]

[115]

Joëlle Robert-Lamblin

Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres,
Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008
(CNRS, France)

L'expression de la violence
dans la société ammassalimiut
.
(Côte orientale du Groenland).”

Un article publié dans la revue  Études rurales, juillet-décembre 1984, nos 95-96, pp. 115-129.

Introduction [115]
LE CONTEXTE ECONOMIQUE ET SOCIAL [115]
LA VIOLENCE DANS LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE [117]
LA VIOLENCE DANS LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE [120]
Notes [127]
Bibliographie [128]

Introduction

Les observateurs contemporains sont frappés par l'éclosion de manifestations de violence qui, depuis deux décennies environ, atteint les populations arctiques. Apparition et développement de délinquance, criminalité et suicide chez les Inuit du Groenland, d'Alaska et du Canada — phénomènes en général associés à un problème croissant d'alcoolisme — révèlent un grave malaise social qui touche ces communautés.

L'exposé que nous présentons ici se limite à l'analyse de quelques formes actuelles d'expression de la violence au sein de la petite société groenlandaise d'Ammassalik ; on peut toutefois lui accorder une portée plus générale en raison de la similitude des situations dans lesquelles se trouvent les différentes communautés du monde inuit qui partagent les mêmes origines biologiques et culturelles et sont toutes confrontées aux difficultés créées par une acculturation très rapide.

Il nous a paru intéressant de chercher à relier ces phénomènes, en apparence nouveaux, aux faits de violence qui fuient observés dans la société ammassalimiut traditionnelle.

LE CONTEXTE ECONOMIQUE ET SOCIAL

Située à l'extrémité orientale de la chaîne des migrations eskimo parties de Sibérie, l'ethnie ammassalimiut ne fut connue du monde occidental qu'il y a un siècle.

Tandis que les habitants de la côte occidentale du Groenland franchissaient progressivement les étapes de la colonisation européenne depuis 1721, les chasseurs nomades de la côte orientale demeuraient dans un isolement presque total, en raison de l'extrême difficulté d'accès à cette partie du pays.

C'est donc une petite communauté de 413 individus, prise entre les glaces de la banquise et celles de l'inlandsis, que le Danois Gustav Holm découvrit en 1884, dans la région d'Ammassalik, juste au-dessous du cercle polaire.

Dix années après la découverte de cette ethnie de chasseurs de mammifères marins, vivant en autarcie totale dans un environnement difficile, un comptoir commercial fut établi à Ammassalik et un missionnaire luthérien danois commença son œuvre d'évangélisation auprès de ces derniers païens du Groenland.

[116]

Nous n'entrerons pas dans lé détail de l'évolution des Ammassalimiut au contact de la civilisation occidentale qui a été traitée longuement dans un travail récent [J. Robert-Lamblin 1983], mais nous rappellerons ici brièvement les étapes marquantes de leur histoire récente.

Initialement, le Danemark, soucieux de protéger cette population sortant véritablement de la « préhistoire », appliqua à Ammassalik une politique d'isolation et de colonisation lente et prudente ; ceci devait durer de 1894 jusqu'au début de la Deuxième guerre mondiale. Malgré ces précautions, des transformations internes de très grande importance s'opéraient déjà au sein de la petite communauté eskimo. Parmi les plus décisives, on peut citer : une fragmentation de la grande famille patriarcale (liée à la soudaine explosion démographique du groupe [1]), un début de sédentarisation de ces nomades, attirés parles petits centres où s'étaient installés comptoir commercial et mission religieuse, et surtout l'introduction dune religion et d'une morale nouvelles entraînant l'abandon des pratiques chamaniques.

Pendant la Deuxième guerre mondiale, protection et isolation ne purent être maintenues : la côte orientale, coupée de tous liens tant avec le Danemark qu'avec le reste du pays, se trouva pendant cinq années sous la dépendance directe des Etats-Unis. En 1942, la construction, en plein cœur du district d'Ammassalik, d'une base militaire pouvant accueillir jusqu'à 800 hommes devait provoquer de nombreuses perturbations dans la vie de la population locale.

À partir de la fin des années 50, le Danemark change de politique à l'égard du Groenland oriental et incite la population à se regrouper dans des villages plus importants et mieux desservis par les divers services, commerciaux, médicaux, scolaires ou religieux. À côté de la traditionnelle chasse au phoque, une activité nouvelle se développe, la pêche morutière commerciale, impliquant l'installation d'équipements particuliers pour traiter et conditionner le poisson, et une concentration de la population autour de ces points. Enfin, l'ouverture d'une ligne aérienne commerciale, au début des années 60, rend désormais possible en toute saison des échanges avec le monde extérieur et favorise les mouvements migratoires.

Dans le courant des années 60 et 70, le district d'Ammassalik sort ainsi de son isolement, les Groenlandais de l'Est sont invités à devenir, comme leurs compatriotes de l'Ouest, de véritables Danois du Nord [2]. Le district se modernise, les communications se développent, un effort de scolarisation et de formation professionnelle vise à transformer cette population en une société de type européen.

Aujourd’hui, ce district compte près de 2 800 habitants (environ 2 600 Groenlandais et 200 Danois). Une partie de la population est encore attachée à la vie de chasse, mais d'autres secteurs d'activité se sont développés (pêche commerciale, artisanat, emplois salariés) et une partie de la population vit d'autres sources de revenus monétaires telles que retraites ou pensions et aides sociales diverses. La société ammassalimiut est ainsi devenue hétérogène : elle s'est diversifiée dans ses activités économiques, ses rythmes et modes de vie, ses habitudes alimentaires, ses rapports familiaux et sociaux, ses loisirs et ses intérêts culturels. Une hiérarchie sociale commence à s'ébaucher, avec l'apparition d'une classe bourgeoise de salariés vivant à l'occidentale.

[117]

LA VIOLENCE
DANS LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE


Dans le courant des années 60, on observe à Ammassalik une augmentation sensible des affaires pénales et le lien entre une criminalité croissante et le développement de la consommation d'alcool au sein de la population autochtone est généralement reconnu.

Alors que jusque là les affaires portées devant le tribunal local [3] étaient limitées à quelques vols, et des cas de recherche en paternité, après sa création en 1964, la cour de justice locale a vu rapidement augmenter les délits et les crimes : vols, vandalisme, coups et blessures, viols ou tentatives de viols de mineures de moins de 15 ans, homicides ou tentatives d'homicides...

L'examen des différents cas récents de violence ou de délinquance montre qu'ils sont le plus souvent liés à l’éthylisme, ce nouveau fléau social qui a pris rapidement des proportions très préoccupantes : les vols sont en général commis par des hommes âgés de 18 à 35 ans qui cherchent à se procurer de l'alcool ou de l'argent pour en acheter, en pénétrant dans les magasins ou chez des résidents danois. Les coups et blessures, allant parfois jusqu'à l'homicide, sont, le plus souvent, des actes commis sous l'influence de l'alcool, et les victimes sont soit un membre de la famille proche (souvent le conjoint), soit un rival dans une situation suscitant la jalousie sentimentale. Il est à remarquer que, jusqu'à présent dans cette région, l'agressivité ne se manifeste pas contre les étrangers, sauf éventuellement de façon verbale.

Les actes criminels qui sont surtout le fait de la population masculine (les vols, s coups et blessures ou tentatives d'homicides, perpétrés par des femmes sont rares), sont en majorités commis par les hommes de la génération de 20 à 30 ans. Enfin, les localités les plus peuplées, c'est-à-dire la petite capitale administrative (Tasiilaq) ainsi que les deux plus gros villages (Kuummiut et Kulusuk), sont les foyers où criminalité et délinquance se sont le plus développées.

L'alcool est généralement considéré comme la cause de tous les maux, alors qu'il pourrait n'être en réalité que le révélateur des tensions internes sous-jacentes. En son absence, ces tensions demeurent à l'état latent ou peuvent se manifester soit de façon non violente, par l'anxiété, l'angoisse, l'instabilité dans les actions entreprises ou la passivité devant les événements ; soit de façon détournée, par exemple par des brutalités envers les chiens ; soit encore de manière occulte par l'utilisation de pratiques magiques visant à nuire à autrui, dans ses actes (échec à la chasse) ou dans sa personne physique (stérilité, maladie ou mort).

Jusqu'en 1956, la vente d'alcool était interdite au Groenland oriental ; elle devint ensuite rationnée jusqu'en 1962, puis libre de 1963 à 1979, avec toutefois certaines restrictions quant aux jours et aux heures de vente. En 1979, le nouveau gouvernement d'autonomie interne groenlandais mit sur pied un système de rationnement qui ne réussit pas à enrayer l'alcoolisme et dut être abandonné plus lard.

Les diverses tentatives faites pour diminuer la consommation de boissons alcoolisées : élévation des prix, restrictions du nombre de jours et d'heures de vente, rationnement, ne sont pas parvenues à régler ce problème crucial. [118] Périodiquement, le débat reprend entre partisans de la suppression de toute importation d'alcool sur le territoire groenlandais et partisans de sa libération totale, ces derniers jugeant nécessaire que les Groenlandais apprennent par eux-mêmes à boire « raisonnablement » et à gérer leur budget personnel.

En fait, il conviendrait de déceler et de combattre les raisons pour lesquelles les Groenlandais recherchent à tout prix l'ivresse, plutôt que de s'efforcer de trouver des moyens artificiels, et finalement inefficaces, pour limiter la consommation de boissons alcoolisées. La plupart des buveurs d'alcool boivent réellement dans le but de parvenir à un stade d’ébriété avancé ; ils le déclarent eux-mêmes, dans leurs phases de sobriété, et le démontrent quand l'occasion de se procurer de l'alcool se présente. Ils n'ont de surcroît jamais de regrets le lendemain d'une soirée d'ivresse ayant engendré bagarres ou incidents.

Le plus souvent, c'est à leur domicile, en compagnie de membres de leur famille, que les Ammassalimiut consomment les boissons alcoolisées qu'ils se sont procurées. Lorsque l'alcool a produit ses effets, ils utilisent entre eux des mots étrangers (ouest-groenlandais, danois ou même anglais) ; les conversations s'échauffent et tournent en discussions fortes et vives entre proches, mari-femme, père-fils, mère-fils, frère-sœur, et peuvent s'achever en violences physiques.

Au cours des périodes où les ventes d'alcool ont été brusquement suspendues, par décision du conseil municipal, une diminution radicale des conflits a pu être constatée. Personnellement, j'ai observé ce « calme social » à deux reprises, en 1977 et en 1979. La population exprimait ainsi son soulagement : « On est bien quand il n'y a pas d'alcool ; il n'y a pas d'histoires ; il n'est plus nécessaire de fermer sa porte à clé le soir (dans les plus gros centres), car on n'a pas peur ;les gens ne se bagarrent pas et parlent de façon agréable : c'est comme autrefois lorsqu'on ne connaissait pas encore l'alcool ». Et les appels à la police ou aux urgences de l'hôpital se font beaucoup plus rares dans ces périodes de sobriété générale forcée.

En définitive, l'alcool agit sur les individus comme le stimulant d'une agressivité qui, en temps normal, reste contenue et dominée. Conflits, disputes et violences éclatent dans ces circonstances où les règles généralement admises du contrôle social ne parviennent plus à exercer leur emprise sur les comportements individuels. Lorsqu'elle s'exprime, cette violence n'est pas dirigée contre des personnes extérieures, elle demeure interne à la société ammassalimiut.

Avec l'augmentation de la criminalité, une autre forme de violence est devenue très préoccupante depuis la fin des années 60 : c'est le nombre croissant des suicides. Le taux annuel de suicide qui était à Ammassalik de 19,7 (pour 100 000 habitants) en 1961-65, est passé à 27,0 en 1966-70, puis à 52,7 en 1971-75 et à 124,9 en 1976-80. S'agissant d'une petite population, il faut prendre les nombres et les taux avec beaucoup de prudence, mais le fait est que la mort volontaire connaît de nos jours un tel développement au Groenland oriental (à Ammassalik, et plus encore au Scoresbysund, selon I. Lynge [19811)]), comme ailleurs dans l'Arctique, que certains ont parlé de véritable « épidémie » et que beaucoup s'interrogent sur les raisons d'un tel comportement d'auto-destruction.

[119]

Parmi les 26 cas de suicide ayant entraîné la mort, survenus à Ammassalik entre 1964 et 1980, il se trouvait 4 suicides masculins pour 1 féminin. La distribution par classe d'âge montre qu'il s'agit le plus souvent d'adolescents ou de jeunes adultes « âgés de 15 à 34 ans, et que la classe d'âge de 20 à 24 ans est celle qui présente actuellement le plus haut risque. Les mêmes observations concernant le sexe et l'âge des suicidés ont été faites pour l'ensemble de la population groenlandaise par I. Lynge [1979], de même que pour les populations d'Alaska par R. Kraus et P. Buffler [1979]. Et ce point est important car il indique, dans les populations arctiques d'aujourd'hui, une démarcation du comportement vis-à-vis de la mort volontaire, tant à l'égard de la tradition eskimo, que du modèle occidental (représenté par les Danois ou les Américains « Blancs »). Les statistiques soulignent en effet que le taux d(e suicide augmente avec l'âge, au Danemark comme aux Etats-Unis. Quand au suicide eskimo, il touchait plus particulièrement les personnes vieillissant, souffrant physiquement ou moralement, ou devenant une charge, pour le groupe, par exemple les hommes ne se sentant plus aptes à la chasse, ou les infirmes, mais la catégorie des hommes actifs (20-24 ans) n'était pas atteinte ; nous reviendrons sur ce point plus loin.

Parmi les décédés par suicide depuis 1964, à Ammassalik, 73% étaient célibataires et 27 % mariés. Pour ce qui est des causes ou des motifs que l'on peut connaître, un seul cas peut être défini comme un cas pathologique, le sujet ayant été soigné dans des services de psychiatrie. Pour les autres cas, l'absorption d'alcool est parfois associée, le suicide pouvant coïncider avec une phase dépressive succédant à l'état d'ébriété. Les motifs semblent être souvent d'ordre affectif ou sentimental, le sujet s'étant donné la mort après la rupture d'une liaison amoureuse, après une dispute avec un membre de sa famille, ou après départ ou abandon de la part d'une personne chère. A cet égard, l'éloignement de la famille ou de la société, comme c'est le cas pour les jeunes envoyés en pension ou les travailleurs émigrés, crée une vulnérabilité accrue.

Une autre raison de se supprimer peut être le sentiment de ne pas avoir sa place dans la société, d'être inutile ; les jeunes célibataires qui changent souvent de lieux de résidence et tentent différents types d'existence peuvent entrer dans cette catégorie « à haut risque ». Il y a aussi les situations considérées comme insupportables par les individus qui les vivent, par exemple on dit qu'un jeune homme s'est donné la mort parce qu'il devait payer les pensions alimentaires de deux enfants illégitimes.

On constate qu'existent également des cas de suicide au sein de familles ammassalimiut qui, en apparence, avaient bien réussi leur percée dans le monde moderne contemporain.

La petite capitale Tasiilaq est la localité qui présente le plus grand nombre de cas de suicide. 11 faut préciser que c'est là que convergent ou passent beaucoup de jeunes, attirés par la vie urbaine. L'insertion sociale des individus y est plus faible que dans les petits villages, où la solidarité joue encore fortement et un sentiment d'insécurité, d'isolement ou de frustration peut être ressenti « à la ville » de façon plus aiguë. On peut aussi remarquer que Tasiilaq se trouve être la seule localité du district où les institutions séparent les modes de vie des diverses [120] générations : la maison des vieux, le pensionnat pour les écoliers, les foyers pour les jeunes travailleurs célibataires, l'orphelinat et le jardin d'enfants contribuent à isoler les diverses générations qui, traditionnellement, cohabitaient de façon très sécurisante et profitable pour chacune d'entre elles.

Une comparaison des taux annuels de suicide pour 100 000 habitants dans divers pays permet de mesurer l'importance alarmante du phénomène dans l'Arctique :



Les actes de violence qui se manifestent actuellement et tendent à se développer de plus en plus parmi les populations des régions arctiques, préoccupant à juste titre tant les sociétés elles-mêmes que les observateurs extérieurs, apparaissent comme la conséquence de l'évolution trop rapide de ces régions, le contrecoup du choc entre deux cultures — eskimo et occidentale — fondamentalement différentes, le reflet d'une crise d'identité chez les peuples brait. Cette violence contre autrui ou contre soi serait l'expression d'un sentiment d'impuissance et d'insécurité de la part de générations qui ne savent plus vers quelles valeurs se tourner, quelle est leur place dans une ère nouvelle dont le présent est fluctuant et l'avenir incertain, et quel est leur rôle dans une situation qu'elles ne maîtrisent pas, que d'autres dirigent pour elles.

Les difficultés d'adaptation au monde moderne peuvent en partie expliquer la montée de violence que l'on observe dans les populations arctiques. Ce que l'on connaît des sociétés traditionnelles, avant qu'elles n'aient été profondément transformées par les contacts avec les Occidentaux, montre toutefois qu'il ne s'agit pas d'un phénomène nouveau. Agressivité et violence faisaient en effet partie de la vie quotidienne des ancêtres des Inuit contemporains ; cependant elles avaient certaines formes d'expression admises et institutionnalisées et il existait des mécanismes sociaux de maîtrise ou de contrôle destinés à empêcher l'agressivité non contenue de déboucher sur des actes violents, considérés comme déviants et pouvant mettre en danger l'équilibre du groupe.

LA VIOLENCE
DANS LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE


Les premiers visiteurs étrangers entrés en contact avec l'ethnie ammassalimiut ont été particulièrement frappés par les manifestations de violence dont ils ont pu être témoins ou qui leur ont été relatées. Les coups et blessures, homicides et suicides ont été fortement dénoncés par ces Occidentaux et ont servi de justification à l'urgence de venir coloniser et « pacifier » (en l'évangélisant) cette petite société qui, outre les risques de famine, encourait, selon eux, les dangers d'une auto-extermination.

[121]

G. Holm, E. Mikkelsen, K. Rasmussen et W. Thalbilzer font état des brutalités de certains maris envers leurs épouses, de rivalités — pouvant se régler au cours de « duels de chants », mais parfois se terminant en assassinats — de vengeances familiales, où le meurtre devait répondre au meurtre, sans oublier les cas de mort par magie, où le « vol de lame » d'un ennemi avait pour effet de le tuer à distance ; ils signalent enfin plusieurs cas de suicides.

Au sujet des violences entre conjoints, G. Holm écrit :

« It is true that quarrels between husband and wife are by no means unusual ; they are settled by the wife receiving a good whipping, or a knifethrust in her arms or legs. This puts an end to the quarrel, and they remain as affectionate as ever, that is if the wife has children. » [in W. Thalbitzer 1914 : 68] L'auteur ajoute que la femme peut également frapper son mari.

L'homicide est décrit comme fréquent au XIXe siècle :

« Homicide was not uncommon among the East Greenlanders. And it was nearly always men who were killed and who did the killing. » [K. Rasmussen in H. Ostermann 1938 : 85]

Les motivations de ces actes meurtriers étaient la colère, souvent déclenchée par des ragots ou des calomnies, la jalousie au sujet d'une femme, ou l'obligation pour un membre d'une famille de venger le meurtre perpétré contre un de ses proches parents (vengeance de type vendetta). Harpon, lance ou couteau étaient les armes employées pour un meurtre, avant l'introduction de l'arme a feu et l'adversaire était le plus souvent attaqué de dos, ou attiré dans une embuscade par le meurtrier aidé d'un complice.

G. Holm et J. Petersen [1921 : 618], de même que E. Mikkelsen [1934 : 51] font état de 9 homicides commis dans la région d'Ammassalik entre 1885 et 1893 (alors que l'effectif de population se situait autour de 300 individus), dont deux auraient été exécutés au couteau et sept au harpon pendant que les victimes chassaient en kayak.

Mais c'est sans doute le récit de vie du chasseur groenlandais Georg Qupersimân, né à Ammassalik en 1889, qui illustre le mieux le contexte social qui existait à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, avant que l'évangélisation de la population ammassalimiut ne. soit encore très avancée (elle fut achevée en 1921).

Georg Qupersimân fut lui-même baptisé en 1915, à l'âge de 26 ans, et il renonça alors à son engagement dans la voie du chamanisme.

Le troisième jour après sa naissance, Georg Qupersimân devint orphelin de père : pendant qu'ils chassaient en kayak, son père et son oncle paternel furent assassinés par deux chasseurs, Qaqaluk et Isimarteq.

« La raison pour laquelle Qaqatuk voulait supprimer mon père et son frère remonte à un événement antérieur, au cours duquel Qaqatuk avait tenté d'assassiner mon grand-père Pitsuana. La tentative avait échoué et Qaqatuk craignait que les fils de Pitsuana ne cherchent à se venger, à l'occasion. Je ne connais pas exactement la cause véritable de cette affaire, mais d'après ce qu'on m'a raconté, c'est la jalousie qui est à la source de tout ce mal. » [Extrait de l'édition danoise, G. Qupersimân 1982 : 9-10].

[122]

Qaqatuk avait blessé grièvement Pitsuana mais celui-ci était parvenu à se remettre de sa blessure...

« Pitsuana, bien que déjà assez âgé, aurait pu venir à bout de Qaqatuk, toutefois il ne voulait pas se venger par un meurtre. Il voulait se venger en lui adressant un chant diffamatoire. » [ibid. : 13]

Par ailleurs, au cours de son enfance, G. Qupersimân a été très marqué par la violence de son beau-père Kilimê envers sa mère, qui était devenue sa seconde épouse :

« L'un des premiers souvenirs qui m'ait marqué pendant notre séjour à Sîtsivaraq a été la vue du sang, du sang sur la plate-forme, le sang de ma mère. Cela venait du couteau à large lame de Kilimê qu'il lui plantait de temps à autre dans la cuisse ; il n'avait aucune raison d'agir ainsi car ma mère ne lui faisait aucun mal. » [ibid.]

La souffrance de sa mère était telle qu'elle tenta de mettre fin à ses jours, en entraînant le jeune Georg avec elle :

« Je me souviens très précisément d'un jour où nous étions seuls, où elle me demanda de la suivre. Nous sortîmes et elle me prit la main en m'amenant vers l’est, loin du campement où se trouvait notre tente. Nous sommes ainsi arrivés à une falaise escarpée qui surplombait la mer. Bien que je fusse très jeune, la pensée suivante m'a alors traversé : que veut-elle donc ? Car nous nous arrêtâmes au bord du rocher abrupt et elle dit : 'Pourquoi ne nous jetterions-nous pas de ce rocher ?' Je répondis 'Pour quelle raison ?' 'Si nous demeurons ici chez ces gens-là nos souffrances dureront. Si nous nous laissons tomber, cela ne durera qu'un instant et tu sauras que désormais nous n'existerons plus et que nous ne ressentirons plus rien'. 'J'ai très peur de me jeter' lui dis-je, bien que la souffrance ait été la première chose que j'ai ressentie. Plusieurs fois elle tenta de se jeter, mais comme chaque fois, malgré ma petite taille, je m'y opposais, elle abandonna son dessein. Elle ne dit plus rien et peu après nous rentrâmes. Elle aurait pu en fait tout simplement me prendre par la main et m'entraîner avec elle dans la mer, tellement j'étais petit. » [ibid. : 16-17]

Georg et sa mère réussirent plus tard à s'enfuir de chez Kilimê. Mais pendant de nombreuses années, il mûrit son projet de venger sa mère de cet homme brutal. Pour mettre à exécution sa vengeance, plutôt que le meurtre, il choisit d'utiliser le « chant diffamatoire » et les moyens surnaturels qu'il avait acquis peu à peu au cours de son apprentissage de chaman.

« Le désir de vengeance était constamment présent dans mes pensées, plus présent et plus distinct lorsque je pensais au sang de ma mère. »

À propos des jalousies entre hommes, au sujet d'une femme, Georg Qupersimân décrit encore comment un autre chasseur, qui lui enviait sa future épouse, avait tenté de l'assassiner et de quelle façon Georg devait constamment rester vigilant et garder son harpon prêt à la riposte ; ceci se passait vers l'année 1914.

En fait, au sein d'un groupe humain comme celui-ci, totalement isolé, de faible dimension, vivant dans des conditions extrêmement dures, où les risques de tensions et de conflits étaient particulièrement grands, certaines règles de la vie en société avaient pour fonction de réduire les tensions, d'éviter les conflits menaçant la sécurité et l'équilibre du groupe.

[123]

La maîtrise des émotions, des réactions, des gestes incontrôlés qui font perdre l’isima (la raison, l'esprit, ce qui fait qu'on est humain), est inculquée dès l'enfance, par l’éducation familiale et se trouve étroitement surveillée par l'entité que représente la famille (se reporter à l'analyse de J. Briggs, The Origins of Nonviolence : Inuit Management of Aggression, 1978).

Parmi les comportements ayant pour effet de faciliter la vie commune, d'éviter les heurts, on peut mentionner : l'extrême politesse dans la façon de s'adresser à autrui, l'absence de discussions risquant d'amener la contradiction (« Les Occidentaux discutent en élevant la voix et paraissent toujours se mettre en colère contre leurs interlocuteurs », remarquent les Ammassalimiut), la manière de suggérer plutôt que de donner des ordres ou même des conseils, l'absence d'ingérence dans les affaires des autres, même pour ce qui se déroule juste à côté de soi, le respect d'autrui et de ses possessions, la valorisation des qualités des autres en diminuant les siennes modestement et en utilisant l'ironie à propos de soi, etc.

Le don, le partage et l'échange, en réduisant les inégalités entre les individus, procèdent peut-être aussi du principe d'éviter les manifestations d'envie, de jalousie et les rivalités dangereuses. La division sociale du produit de la chasse a ses règles coutumières : la répartition de la chair des mammifères marins est effectuée avec une extrême précision au sein de la famille et de la belle-famille du chasseur, et le cercle de distribution, relativement restreint, à la famille proche lorsqu'il s'agit d'un petit gibier (phoque de, fjord), s'agrandît aux parents plus éloignés pour les phoques de plus grande dimension (phoques barbus et à capuchon) et va jusqu'à inclure des non-apparentés — présents à la capture ou assistant au dépeçage — pour les plus gros gibiers (ours blanc, morse, narval, bélouga). Tout se passe comme si la société empêchait un individu et ses parents de dominer soudain les autres par la possession d'une richesse exceptionnelle telle qu'un gros gibier ; ce nivellement égalitaire, entraînant une solidarité entre membres de l'ethnie, ne s'applique toutefois qu'à la nourriture, la fourrure et l'ivoire demeurant la propriété d'une seule personne.

Malgré les procédés développés pour tenter de maîtriser l'agressivité et prévenir la violence, il n'en demeurait pas moins que des antagonismes surgissaient. Selon leur intensité, ils pouvaient être résolus par l'humour, le rire ou la plaisanterie ; mais, lorsque les tensions devenaient très vives (comme par exemple lors du rapt d'une épouse par un autre chasseur), le recours au « duel de chants » était un mode efficace, pour régler les conflits, en évitant le plus souvent l'effusion de sang. Cette alternative entre agression physique et recours au « chant diffamatoire » apparaît à deux reprises dans l'autobiographie de Georg Qupersimân citée ci-dessus.

Institution sociale tout à fait remarquable, « le duel de chant » opérait un déplacement de la violence physique vers la violence verbale, car devant l'auditoire, seul juge de l'issue du duel, les protagonistes debout, face à face, les genoux légèrement fléchis, à tour de rôle tournaient en dérision leur adversaire. Celui-ci accueillait patiemment, feignant l'indifférence et souriant, sans intervenir et sans bouger de place, cet humour cinglant accompagné de coups de pommettes assénés par l'autre chanteur ; puis, à son tour, il ripostait de la même manière en accablant de moqueries insultantes son rival et sa famille. Le litige d'origine était, bien sûr, [124] évoqué au cours de ces « duels de chant » rythmés au son du tambour, mais également toutes sortes d'autres faits ou événements concernant la vie de chacun et de son entourage.

« II me tardait de te rencontrer, je suis là pour me mesurer avec toi. Je te cherche, tout de suite je t'ai cherché, viens, chante. Si petit que je sois, je dois être ton adversaire, je suis prêt ; mon chant était prêt, avant de partir avec tous ceux-là ; je l'ai exercé, je l'ai appris, je le sais. Tu n'étais pas aussi habile, la dernière fois. As-tu oublié les fautes de ton chant, toutes les fautes de la dernière fois ? [...] Il paraît que le coquin prétend que je bats ma femme trop souvent et que je ne la traite pas bien. Que ne lui donne-je le même traitement ! Un coup de couteau à ce coquin, pour lui montrer que je le traite bien, ce coquin qui m'excite si bien. » [W. Thalbitzer 1929 : 74-75]

Dans les chants, l'adversaire était ridiculisé dans sa façon de chasser, son aspect physique, sa vie familiale, son inaptitude à nourrir sa ou ses femmes...

« Ce Maqaq que va-t-il faire ? Qu'a-t-il en tête ? Va-t-il pendre une femme, va-t-il avoir une troisième femme ? Il les laissera seulement mourir de faim, même pendant les beaux jours d'été. Avez-vous jamais entendu parler d'un bomme qui a trois épouses, mais qui les laisse avoir faim même pendant les beaux jours d'été ? » [K. Rasmussen in H. Ostermann 1939 : 170-171).

Ou bien il était fait allusion à des faits précis tels que le vol :

« Imaginez que celui-ci, à qui nous avons donne une maison, que nous avons accueilli, il voudrait seulement manger et il voudrait seulement voler ! Il n'y a, dans ce monde, que les sales corbeaux à vivre dehors et qu'eux, dans ce monde, à se procurer de la nourriture par le vol ! » [ibid. : 168]

Il pouvait encore être fait allusion à des actes meurtriers :

« Maratse n'a-t-il pas commis un meurtre ? N'a-t-il pas essayé de planter son harpon dans le corps de son beau-père : [...j Celui-ci a tenté de harponner son beau-père. Oui ton beau-père qui était comme un père pour toi. » [ibid. : 170-171]

Et d'autres chants rappellent des actes de cannibalisme perpétrés par l'adversaire ou sa famille en période de famine.

C'était l'auditoire (hommes, femmes, enfants) qui décidait à la fin, par une sorte de jugement tacite, qui des deux rivaux ressortait vainqueur de cette compétition oratoire. L'assistance pouvait être très nombreuse ; le botaniste Kruuse affirme que 200 à 300 personnes assistaient, au printemps 1902, au « duel de chant » de Maratse contre Akernilik.

Le perdant ressortait humilié par cette sanction publique. Toutefois, le litige n'était généralement pas réglé en une seule fois et ces duels continuaient parfois plusieurs années, chacun fourbissant de son côté de nouvelles armes « verbales », comme le premier extrait de chant cité plus haut l'indique. G. Holm et V. Garde [1887 : 308] noient également à ce propos :

« Pendant qu'Igsiavik était à la pêche aux ammassal (capelans) au printemps, sa troisième femme, avec laquelle il n'était marié que depuis une demi-année, a été enlevée par Ipatikajik ; mais il s'en consola rapidement car il prit la deuxième femme de Misuarnienga qui en avait assez de son mari, alors que celui-ci l'aurait volontiers gardée. Misuarnienga provoqua alors Igsiavik en duel de chant parce qu'il lui avait pris la femme qu'il préférait, et dès lors, à chaque fois qu'ils se rencontrent, ils font un duel de chant. »

[125]

Certains hommes avaient plusieurs duels engagés en même temps, avec divers adversaires, et les femmes aussi réglaient parfois ainsi leurs disputes.

Les « duels de chants » constituaient ainsi un rituel d'affrontement non violent. La force de certains coups de pommette était toutefois telle que celui qui les recevait avait du mal à rester debout et pouvait être blesse. Et, dans un cas bien connu, à la fin de la compétition de chants, l'un des adversaires sortit son couteau pour exécuter son rival.

Le « duel de chant » a fait partie de « ces pratiques païennes » vivement condamnées et combattues par le premier pasteur danois missionnaire à Ammassalik. Ce mode pacifique, de règlements des conflits disparut dans les débuts du XXe siècle.

Certains chants et les récits de quelques duels célèbres font encore partie du patrimoine culturel, transmis de génération en génération par la tradition orale, évoqué par les plus vieux au cours de divertissements collectifs.

Le suicide enfin était un acte assez fréquent dans les sociétés traditionnelles eskimo. Un des motifs principaux pour mettre fin à ses jours était la souffrance physique ou morale provoquée par la maladie, l'infirmité, la vieillesse ou l'absence de soutien économique. Le suicide de personnes âgées, malades ou veuves, se sentant inutiles et devenant une charge pour le groupe, s'apparente à la catégorie des suicides « altruistes », selon l'appellation de E. Durkheim [1897]. La décision de mettre fin à ses jours pouvait être prise individuellement ou bien sous la pression sociale qui pouvait être forte et déterminante, comme dans l'exemple cité par G. Holm [1911 : 147] : « A man reproached his mothcr-in-law with being so old that she was no longer any use in the world, and he told her he could not understand why she did not die. Afler that se went down to the sea-shore and drowned herself. » L'entourage assistait parfois la personne concernée pour qu'elle puisse aller jusqu'au bout de son acte, par exemple en aidant un vieux chasseur a monter pour la dernière fois dans son kayak ou une femme âgée à se rendre jusqu'au rivage d'où elle se jetait à la mer.

En les replaçant dans leur contexte démographique et social, R. Gessain [1975 : 139-140] analyse quatre cas de suicides survenus entre 1884 et 1892 à Ammassalik. Il s'agit d'un homme d'environ 50 ans et de trois femmes d'environ 60 ans, 35-45 ans et 14 ans. L'auteur précise que parmi les trois femmes, deux étaient des veuves appartenant à des lignées peu fécondes, c'est-à-dire privées de soutien familial, et la troisième était une orpheline adolescente. L'homme entre dans la catégorie des chasseurs vieillissant, souffrant de cette incapacité et décidant d’en finir. À ces quatre cas répertoriés, K. Gessain ajouterait les décès de trois autres personnes âgées, mortes de « refus alimentaire » (un couple dont l'homme était âgé d'environ 65 ans et la femme de 70 ans et un autre chasseur, veuf depuis peu de temps, ayant dépassé 60 ans).

Des exemples de suicide par abandon affectif sont également connus. G. Holm [1911 : 147] rapporte le cas d'un père extrêmement déçu que sa fille, rentrant d'une migration lointaine, aille s'installer chez des étrangers au lieu de venir habiter avec lui : il en fut si chagriné qu'il se coucha dehors par une nuit très froide et se laissa mourir de froid. Un autre exemple est. celui d'une jeune femme [126] qui s'est jetée à la mer lorsqu'elle sut que sa mère avait pris pour amant son propre mari [ibid. : 64]. G. Qupersimân de même mentionne, à plusieurs reprises, le désir de mourir de personnes ayant appris la disparition d'un proche.

Les mêmes causes principales de mort volontaire sont énoncées par A. Leighton et Ch. Hughes [1955 : 329] à propos des Eskimo de l'île Saint-Laurence en Alaska : « .The usual reasons for giving up one's life were sickness, suffering and the feeling of uselessness ». « A second cause was prolonged grief over the death of a loved one. » [ibid. : 333]

*

En dehors des facteurs « exogènes » d'aggravation de la situation sociale, évoqués plus haut, qui sont liés au processus d'acculturation accélérée et aux difficultés économiques que traverse actuellement cette région, on peut s'interroger sur les facteurs plus « endogènes » qui ont favorisé la réapparition ou le développement de nouvelles manifestations de violence, depuis un peu moins de deux décennies à Ammassalik ; en d'autres termes, tenter de comprendre les transformations internes des mécanismes sociaux qui entraînent ces situations où comportements agressifs et violents ne sont plus maîtrisés, contrôlés ou canalisés.

La fragilité de l'ordre social que l'on observe à l'époque actuelle peut être imputée à différents facteurs :

- Un affaiblissement, dans l'éducation familiale, de l'autorité morale que représentent les « Anciens » ou la tradition, et une baisse du prestige des vieux auprès des jeunes.

- Une diminution de l'intégration sociale des individus dans la vie d'aujourd'hui, pouvant conduire au suicide de type « égoïste ». Le suicide de type « altruiste » n'a plus de raison d'être dans une société qui subvient, par un système d'aides sociales, aux besoins de ses membres âgés, infirmes, malades, orphelins ou veufs ; ces catégories de personnes ne sont plus une charge pour leur famille. Actuellement, les suicides touchent les personnes en âge d'être actives et tout particulièrement les hommes.

- L'apparition au sein de cette petite société de classes sociales nouvelles, constituées de salariés qui gagnent relativement bien leur vie et qui partagent peu : ceux-ci épargnent, accumulent biens et richesses et détiennent souvent des postes de commandement (capitaines de bateaux de l'administration, responsables des services commerciaux ou administratifs). Les mécanismes anciens de réduction des inégalités tendent donc à disparaître et cette situation nouvelle peut être génératrice de conflits.

- Un affaiblissement de l'influence des responsables religieux sur la population locale. Le fait que les phénomènes de suicide et d'homicide réapparaissent, après avoir été fortement combattus par les premiers pasteurs et pour ainsi dire éliminés dans la première partie du XXe siècle, en est un signe manifeste. Un autre est que séparation et divorce sont actuellement fréquents a Ammassalik, alors que pendant plusieurs décennies la morale luthérienne était parvenue à instaurer l'union conjugale unique et indissoluble.

[127]

- Enfin la disparition de toute forme institutionnelle ritualisant la violence. Il n'existe plus aujourd'hui de mode pacifique de règlement des conflits, comparable au « duel de chants », et aucun substitut ne remplit cette fonction. Un des effets recherches par l'abus d'alcool pourrait être la sensation de libération des inhibitions, car l'ivresse permet de sortir de sa réserve, d'exprimer ce qui, en temps normal, doit rester caché ou contenu. Encore assez nouveau dans cette région, l'alcool joue ainsi un rôle de révélateur des tensions, rivalités ou jalousies qui ne trouvent pas d'exutoire pour éclater.

Nous sommes bien consciente de n'avoir fait qu'aborder ici un problème fort complexe, celui de la fonction et de l'expression de la violence dans une société de chasseurs-cueilleurs eskimo, profondément bouleversée par la colonisation européenne. Le changement rapide qui a atteint à la fois tous les domaines et toutes les valeurs de l'existence des Ammassalimiut (culture, religion, famille, société, économie, mode de vie) semble avoir plongé cette petite communauté dans une crise aiguë dont l'expression la plus manifeste serait le développement de phénomènes anomiques, tels que délinquance, criminalité, alcoolisme, suicides « épidémiques ». Cet état de crise a brusquement libéré une partie de la violence latente que ne canalisent plus ni rituel traditionnel (« duel de chant »), ni institution introduite du dehors (Eglise, administration, police, justice).

Un certain nombre de questions restent posées : s'agit-il, pour Ammassalik, de troubles transitoires d'adaptation qui seraient inévitables dans tout passage d'une société traditionnelle vers une société acculturée, ou dans les processus de développement d'une économie traditionnelle vers une économie plus moderne ? On bien au contraire, l'expression de cette violence — qui par certains côtés s'apparente à ce qui avait pu être observé dans la société traditionnelle — n'est-elle pas un signe de rejet d'une religion et d'une culture imposées de l'extérieur et ne correspond-elle pas à la recherche d'une voie propre qui serait mieux adaptée au mode de pensée de cette population ?

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[129]

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[1] Avec un taux annuel de croissance atteignant jusqu'à 3 ou 4%, la population s'est accrue de façon très marquée, doublant à plusieurs reprises son effectif. En 1925, une partie de la population d'Ammassalik (70 personnes) a été transportée à 1 000 km plus au nord, où clic devait contribuer avec quelques familles ouest-groenlandaises à fonder la colonie du Scoresbysund. En raison des difficultés d'accès à ces régions, il ne devait plus y avoir de contact entre ces populations apparentées — celles d'Ammassalik et du Scoresbysund — sauf quelques échanges isolés. En 1976, l'effectif de l’ethnie ammassalimiut était devenu plus de sept fois supérieur à ce qu'il était en 1896.

[2] En 1953, le Groenland est passé d'un statut de colonie à celui de partie intégrante du Danemark ou « Danemark du nord ». Ceci devait durer jusqu'au 1er mai 1979, date à laquelle Je Groenland acquit un statut d'autonomie interne.

[3] À Ammassalik, jusqu'en 1964, c'était l'Inspecteur du district, représentant local du Roi du Danemark, qui faisait fonction déjuge, assisté de trois assesseurs. Depuis 1964, une véritable cour de justice a été instaurée dans celle région, fonctionnant de façon identique à celles des autres communes du Groenland ; elle se compose d'un juge nommé, qui n'est pas un homme de loi, et de deux assesseurs. Le code pénal particulier établi à l'époque où le Groenland devenait partie intégrante du Danemark, tenait compte de la très faible criminalité qui existait alors sur le territoire groenlandais, de la spécificité de la société groenlandaise et des règles cou lumières demeurées eu vigueur. Malgré l'augmentation ultérieure de la criminalité, cette législation particulière pour les délits et les crimes s'est maintenue. C'est ainsi qu'au Groenland, pour l'attribution des sanctions, les conditions sociales et économiques dans lesquelles vit le délinquant sont davantage prises en considération que l'importance du délit ou de l'acte criminel et la réinsertion sociale rapide du coupable est toujours recherchée, de préférence à une peine d'emprisonnement longue et sévère. Au nom de ce principe, la police groenlandaise ne peut garder en prison un prévenu plus de 24 heures, sauf si l'enquête nécessite un plus long délai. La cour de justice se réunit 1res vite et prononce son jugement après avoir pris connaissance du rapport de police, détaillé et circonstancié, qui propose plusieurs sanctions. Les infractions au code pénal peuvent être sanctionnées, par une interdiction de boire de l'alcool, par une amende qui est fonction des revenus du délinquant et du fait qu'il s'agit d'un premier délit ou d'une récidive, ou encore par l'éloignement du coupable du lieu où s'est déroulée l'affaire. Certains délinquants sont ainsi envoyés dans de petits villages où ils ont pour mission de pratiquer la chasse ou la pèche. Pour les cas les plus graves, tel l'homicide, s'il ne nécessite pas de soins psychiatriques, le criminel est envoyé dans une des trois prisons « ouvertes » qui existent sur la côte ouest du Groenland. Après un séjour assez bref (environ deux années) en résidence surveillée, au cours duquel le condamné travaille à l'extérieur dans la journée, ou bien suit un enseignement professionnel, et regagne la prison le soir, il revient dans sa région d'origine et reprend son existence, ayant souvent acquis un nouveau métier.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 27 mai 2021 17:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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