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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Michel PELLETIER, “Le contrôle des universités québécoises : objectifs, stratégie, escarmouches.” In ouvrage sous la direction d’André Vidricaire, Le syndicalisme universitaire et l’État. Un collectif d’universitaires, pp. 83-96. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1977, 208 pp.

[83]

Deuxième partie 
Planification universitaire
Chapitre 1

Le contrôle
des universités québécoises :
objectifs, stratégie, escarmouches
.” *

Michel PELLETIER
Chercheur

Avant-propos

Le texte qui suit est un condensé d'un document de près de trente pages rédigé en février-mars 1971. Ce condensé fut publié pratiquement tel quel dans le numéro d’avril 1972 de la revue Relations. Il nous était matériellement impossible de reprendre l’analyse pour tenir compte de l’évolution du contexte universitaire depuis 1970-71 de même que des répercussions possibles de l’élection du Parti Québécois le 15 novembre 1976. Nous avons préféré ne rien changer au texte de 1972 pour éviter d’introduire des distorsions en mettant à jour certains aspects de l’analyse sans pouvoir le faire simultanément pour tous les aspects. Les notes qui suivent sont destinées à mieux situer notre analyse dans le contexte d’aujourd’hui.

Il s’agit donc d’un texte daté. Il porte sur la situation qui prévalait à peine un an après l’accession au pouvoir du gouvernement Bourassa. Nous appuyant sur une analyse des enjeux en matière d'enseignement universitaire, des intérêts en présence et de leurs rapports de force au plan politique, nous prédisions que l’Université du Québec ne serait plus une institution privilégiée aux veux du gouvernement du Québec, comme cela avait été le cas sous les gouvernements précédents. Nous prédisions aussi que le gouvernement de M. [84] Bourassa n’accorderait pas la même importance que ses prédécesseurs à la recherche d’un meilleur équilibre dans la répartition des ressources universitaires disponibles entre Québécois francophones et anglophones.

Bien que nous ne puissions pas en faire la démonstration ici, nous croyons que nos prédictions se sont avérées justes. Après quelques soubresauts, l'Université du Québec est finalement entrée dans le rang et on chercherait en vain aujourd’hui ce qui, institutionnellement, en ferait une université « d'État » différente des autres institutions universitaires. Quant à la répartition des ressources entre les fractions francophones et anglophones de la population québécoise, rappelons simplement que c’est sous l’administration Bourassa que le Collège Loyola a finalement accédé au statut d’université qu’il convoitait depuis si longtemps ; malgré le grave déséquilibre qui existait déjà, on créait donc de fait une université anglophone, grâce à cette fiction juridique qu’est l’Université Concordia.

Par ailleurs, l'accession au pouvoir du Parti Québécois replace au premier plan les questions que nous soulevions dans notre analyse de 1970-71. Le nouveau ministre de l'Éducation, M. Jacques-Yvan Morin, a déjà invité les commissions scolaires à reprendre avec lui la « Révolution tranquille » qui fut, entre autres choses, la politique de « rattrapage » en faveur des universités francophones, telle que conçue sous le gouvernement de M. Lesage, et telle qu’assumée par ta suite par les gouvernements d’Union Nationale. Aux yeux du gouvernement, à l’époque de sa création, l’Université du Québec devait être un instrument de cette politique, ainsi que nous le démontrons. Le gouvernement de M. Lévesque trouvera-t-il l’appui nécessaire au sein de la population québécoise pour reprendre à son compte ces politiques qui n’avaient pas pour but de brimer nos concitoyens anglophones, ainsi que certains auraient intérêt à le faire croire, mais qui allaient plutôt dans le sens d’une plus grande équité sociale ? Disposera-t-il surtout de la marge de manœuvre nécessaire pour réussir là où ses prédécesseurs ont en bonne partie échoué ? Ce sont ces questions qu’il faut à nouveau nous poser, et que notre texte invite à se poser, tout en indiquant dans quelle voie on pourra trouver des éléments de réponse. Mais la réponse ne peut provenir d’une analyse théorique, mais bien du rapport de force qui pourra éventuellement se développer, au plan concret de l’action politique ; à cet égard, des facteurs extérieurs à l’entité québécoise pourraient bien jouer un rôle déterminant, comme naguère.

Enfin, puisque ce texte de 1972 est maintenant repris dans le contexte des conflits qui paralysent depuis plusieurs semaines déjà l'Université Laval et l’Université du Québec à Montréal, conflits où la question de la liberté académique constitue un des points fondamentaux du litige, il importe, pour éviter toute confusion possible, de bien distinguer entre ce que nous pourrions appeler une politique de « rationalisation » du développement du réseau québécois d’enseignement universitaire, et une politique de « rentabilisation » de l’enseignement et de la recherche universitaires.

[85]

La première vise essentiellement à faire en sorte que l’affectation des ressources disponibles pour l’enseignement et la recherche universitaires soit conforme aux besoins de la collectivité québécoise, à long terme. C'est de cela que nous traitons dans notre analyse. Cette « rationalisation » implique par exemple qu’on établisse certaines priorités dans l’affectation de ressources pour l’ouverture de nouveaux programmes d’enseignement, qu’on tienne compte des besoins des différentes régions du Québec, qu’on tienne compte aussi du fait que les universités, selon quelles sont francophones ou anglophones, desserviront principalement telle ou telle fraction de la collectivité québécoise... Il y aura toujours place pour ce type de « rationalisation », sans qu’il soit nécessaire ni même souhaitable que ce soit l'État lui-même qui s’en occupe directement et exclusivement ; elle peut en effet résulter d’une concertation organisée entre les institutions universitaires, les universitaires eux-mêmes, et non pas seulement les administrateurs d'université, avant leur mot à dire. L'instance « siège social » de l’Université du Québec a certainement été pensée en fonction de ce besoin de concertation entre les « constituantes » du réseau, c’est-à-dire entre les universités proprement dites.

Toutefois, il faut reconnaître que la distinction est ténue entre un objectif de « rationalisation » et un objectif de « rentabilisation ». // est donc très facile d’invoquer la première pour rechercher en réalité la seconde. Selon ce dernier objectif, tout enseignement, toute recherche doit « rapporter quelque chose », « servir à quelque chose » pour avoir sa place et sa justification à l’Université. « Rapporter à qui », « servir à quoi », cela n’est évidemment pas précisé : tout suggère cependant que le « bénéfice » doit en être un de court terme, et non plus de long terme.

Quoi qu’il en soit, le critère de la rentabilité ne porte plus sur le domaine de la connaissance où l’activité universitaire devrait s’exercer pour répondre aux besoins de la collectivité, mais bien sur la substance même de l’activité universitaire. Tel cours de tel professeur « sert-il » à quelque chose, compte tenu du fait qu’il s’adresse à de futurs avocats, à de futurs dentistes, à de futures infirmières, etc. ? On constate que c’est la nature même de l’activité universitaire qui est remise en question par ce biais, en même temps que la nature même de l’Université elle-même évidemment. L’enseignement universitaire ne peut plus être l’enseignement pro fessé par une personne qui a atteint un niveau de connaissances tel qu'il peut se poser des questions sur l’état de la science, entrevoir des solutions, et faire part de ses interrogations à ses étudiants qui eux-mêmes auront à chercher des solutions ou des réponses. L’enseignement universitaire serait au contraire rabaissé au rang d’enseignement technique, c'est-à-dire à la transmission de « recettes » à l’intention de futurs techniciens. Plus de place à l'Université pour les questions, pour les critiques, que ces questions portent sur Létal des connaissances, lorsqu’on œuvre dans le domaine proprement scientifique, ou encore sur la société, lorsqu’on œuvre dans le domaine des sciences sociales. Place plutôt aux recettes, aux techniques, aux futurs techniciens, aux futurs administrateurs, aux futurs bureaucrates.

[86]

Pour te progrès même de toute société, il est indispensable qu’il y ait place quelque part pour une certaine activité critique. De par leur nature même, compte tenu de la place qu’elles occupent dans le système d’enseignement, les universités ont toujours été un des lieux où a pu s’exercer cette activité critique, dans le domaine des connaissances et des idées reçues. Qu’on ne se leurre pas cependant : les universités n’ont jamais été révolutionnaires pour autant, loin de là. Mais cette constatation ne doit pas servir de prétexte pour déprécier et même faire fi de cette faible part d’activité critique qui peut s’y exercer.

Qu’on prenne garde aussi à une certaine confusion des choses qui tend à se répandre depuis quelques années. Les administrateurs d’universités invoquent en effet cette activité critique nécessaire pour réclamer pour eux-mêmes ce qu'ils appellent la « liberté universitaire », c’est-à-dire la liberté de gérer « leur » institution plus ou moins selon leur bon plaisir. En réalité, aussi importante que puisse être cette autonomie administrative des diverses institutions, c’est d'abord et avant tout la « liberté académique », c'est-à-dire la liberté des universitaires, de ceux dont l’activité principale est de type universitaire (et non pas administratif) qu'il importe de sauvegarder.

Un enseignement universitaire « rentabilisé » serait par définition un enseignement conservateur, un enseignement qui contribuerait à maintenir le statu quo en le reproduisant tel quel, un enseignement par conséquent éminemment « utile » à ceux qui occupent une position privilégiée dans la société d’aujourd’hui. À partir du moment où les administrateurs des universités, ou les fonctionnaires, ou même les hommes politiques prétendent juger la substance même des activités des universitaires dans le court terme, ils sortent de leur domaine de compétence et mettent gravement en péril les possibilités d’évolution et, à long terme, de survie de notre collectivité.

Voilà ce que ne paraissent pas comprendre bon nombre d’administrateurs de nos universités québécoises francophones. Ce faisant, Us font donc preuve d'« incompétence », à moins que ne se cache derrière cette incompétence une volonté politique inavouable d’épurer nos universités de leurs éléments les plus critiques et, par conséquent, les moins « rentables » à court terme. Peut-être aussi, derrière cette attitude, se cache-t-il le besoin de se donner à tout prix un certain pouvoir, une certaine raison d’être : faute de pouvoir ou d’avoir le courage politique de faire porter leurs efforts là où ils devraient, c’est-à-dire dans le sens d'une plus grande rationalisation du réseau universitaire au Québec, compte tenu des intérêts bien compris de toute la population du Québec, ils se tournent contre les universitaires, plus précisément contre ceux dont l’attitude est ta plus critique et qui sont sans doute de ce fait les plus vulnérables.

Puisque notre analyse n’aborde pas du tout cet aspect du problème, il importe ici d’en souligner l'importance et de rendre hommage à ces universitaires de l’UQÀM et de l’Université Laval, ainsi qu’à tous ceux qui leur sont associés (étudiants et « employés de soutien ») dans leur grève, parce qu’Us n’ont pas hésité à payer de leur personne pour la défense de la liberté académique, ce [87] gage essentiel à l’existence d'un certain pluralisme et d’une certaine possibilité d’évolution au sein de notre société.



Décembre 1976

LE CONTRÔLE
DES UNIVERSITÉS QUÉBÉCOISES :
OBJECTIFS, STRATEGIE,
ESCARMOUCHES


Introduction

Depuis plusieurs années déjà, la politique du gouvernement québécois en matière d’enseignement supérieur se caractérise par son ambiguïté. Cette ambiguïté se « manifesta » d’abord en décembre 1968, lorsque l’État québécois institua simultanément l’Université du Québec et le Conseil des universités, deux organismes qui étaient appelés à se faire inévitablement concurrence, à plus ou moins longue échéance. Chacun de ces organismes, de par sa nature propre et chacun à sa façon, a pour mission de contribuer à la mise sur pied d’un « réseau intégré d’institutions universitaires » au Québec.

Si cette politique du gouvernement n’est pas mieux définie en mars 1972 qu’en décembre 1968, c’est que derrière les débats autour de la prédominance de telles institutions plutôt que telles autres (Conseil des universités versus Siège social de l’Université du Québec, ou encore, universités « privées » versus constituantes de l’Université du Québec « publiques », etc.) comme instruments de développement d’un système québécois d’enseignement supérieur et de recherche, se déroulent de véritables luttes entre des intérêts économiques et politiques opposés. L’enjeu politique qui se cache derrière les options fondamentales auxquelles le Québec procédera de gré ou de force en matière d’enseignement supérieur est le suivant : quels intérêts, et à l’aide de quels instruments institutionnels, s’assureront finalement le contrôle des universités québécoises. [88] Le gouvernement fédéral, entre autres, est particulièrement présent à cet affrontement politique majeur [1].

Les intérêts en présence
— Importance stratégique de l’Université


Dans les questions qui nous occupent, à savoir le contrôle des universités sur la scène « québécoise », nous pourrions admettre schématiquement que les forces sociales qui s’affrontent présentement ne sont pas deux classes sociales distinctes, mais plutôt deux catégories d’intérêts appartenant à une même classe : la classe capitaliste. D’un coté, on trouve le « grand capital », dont les assises principales se situent aux États-Unis, et qui fait sentir son poids au Québec surtout par l’intermédiaire de l’axe Toronto-Ottawa.

Notons toutefois qu’il faut distinguer le grand capital américain du grand capital « canadian » ; leurs intérêts fondamentaux sont convergents, mais ils peuvent à l’occasion entrer en concurrence, sinon s’opposer l’un à l’autre. En face, on trouve une section « de la petite bourgeoisie » capitaliste ou libérale du Québec, à savoir les petits entrepreneurs et commerçants québécois, les médecins, avocats, notaires etc., ceux-là même qui tout récemment encore occupaient une position dominante et incontestée dans la société québécoise, en étroite association avec le clergé.

La paysannerie québécoise n’est pas totalement absente de la scène, mais on peut se demander si la dernière défaite de l’Union Nationale et la montée concurrente du Parti Québécois, nouveau parti de la bourgeoisie nationale québécoise dont l’implantation dans les milieux ruraux est bien faible, ne signifient pas sa mise à l’écart au moins provisoire de la scène politique, conformément à l’évolution des structures économiques qui tendent à la rendre de plus en plus marginale. On notera par contre une absence de taille : celle de la classe ouvrière.

[89]

L’Université est une institution sociale à ce point importante que, de tout temps et dans toutes les sociétés, chaque fois qu’une nouvelle classe sociale dominante a surgi, l’Université fut entièrement remodelée à l’image de cette classe ou de ses institutions spécifiques, de façon à satisfaire aux besoins nouveaux de cette nouvelle classe dominante.

Cela s’est produit au Moyen Âge, alors que les rois qui cherchaient à asseoir leur pouvoir sur les seigneurs féodaux, instituèrent les universités selon le modèle des corporations municipales ou de métiers, les structures d’émancipation de l’époque. Cela s’est reproduit à la suite de la révolution industrielle, lorsque les capitalistes créèrent leurs universités selon le modèle de leurs entreprises, avec un président, un conseil d’administration composé de chefs d’entreprises et de notables ; en Angleterre, les « red brick universities » allaient jusqu’à reproduire l’architecture des manufactures. De nos jours, les universités sont en voie de se modeler sur la nouvelle structure prédominante des sociétés capitalistes avancées, les « conglomérats » d’entreprises, qui supplantent progressivement les entreprises capitalistes traditionnelles. Parallèlement, on commence désormais à parler de « multiversités » [2].

Au Québec, en 1968, lorsque fut créée l’Université du Québec, la situation était à peu près la suivante : l’État québécois était dirigé par un gouvernement d’Union Nationale, dont la base politique résultait d’une alliance plus ou moins explicite de la petite bourgeoisie, nationaliste et conservatrice puisqu’elle occupait encore une position dominante, avec une partie importante de la paysannerie québécoise. Sur le plan de l’enseignement supérieur, la conjoncture exigeait, par ailleurs et de toute urgence, la création de nouvelles institutions universitaires au Québec, en prévision de la vague exceptionnellement grande de jeunes qui devaient accéder au niveau universitaire en 1969. C’était l’année où la dernière génération des bacheliers arrivait au niveau universitaire, en même temps que la première promotion de cégépiens. Parallèlement, on sentait depuis quelque temps déjà, au moins confusément, que les [90] principales universités québécoises — des universités « privées » — échappaient de plus en plus à un contrôle « québécois », même si elles étaient majoritairement financées à même des fonds publics « québécois » ; ces universités « privées » se permettaient même à l’occasion d’être arrogantes à l’égard du gouvernement québécois.

Dans ces circonstances, quoi de plus naturel pour ce gouvernement d’Union Nationale, représentant de la petite bourgeoisie nationaliste du Québec d’aspirer à réussir d’une pierre deux coups : créer les nouvelles institutions universitaires dont on avait matériellement besoin, mais en même temps, jeter les fondements d’un réseau « public » d’institutions universitaires, qu’on pourrait ultérieurement utiliser pour reprendre peu à peu le contrôle des universités « privées ». Ce double objectif se traduisit concrètement par la création de l’Université du Québec. C’est au siège social de l’Université du Québec qu’il appartiendrait de développer le réseau, en fonction des besoins de « l’ensemble » de la société québécoise. Les premières constituantes de l’Université du Québec formaient l’embryon du réseau, tout en fournissant le nombre de places additionnelles rendues nécessaires par l’accroissement de la population étudiante. Et même si on n’insista pas outre mesure sur ce détail, l’intégration future des universités « privées » au réseau de l’Université du Québec était déjà explicitement prévue dans la Loi de l’Université du Québec (S.Q. 1968, chap. 66, art. 48-49).

Le Conseil des universités :
une mesure de diversion


Dans le cadre de cette stratégie globale, la création simultanée du Conseil des universités ne pouvait être qu’une mesure de diversion. Pendant que les universités « privées » se tirailleraient autour du Conseil des universités, l’Université du Québec aurait tout le loisir de se consolider, de façon à mieux absorber ultérieurement ces institutions « privées ».

Et c’est bien ce que révèle un examen attentif du statut et des pouvoirs du Conseil des universités. Si on se reporte à l’organigramme reproduit ci-après, on constate que le Conseil se situe « en marge » des rapports formels qui doivent exister entre les divers paliers de prise de décision et les institutions en présence. En fait, le Conseil est presque exclusivement dépendant du bon vouloir du ministre de l’Éducation ; par opposition, le Siège social de l’Université du Québec constitue une entité véritablement autonome, qui « s’interpose » entre chacune des constituantes de son réseau et le ministère de l’Éducation.

Les universités « privées » ne furent pas entièrement dupes de cette stratégie du gouvernement. Elles tentèrent néanmoins d’utiliser au mieux le Conseil des universités, aussi faible et dépendant fût-il. Cette contre-stratégie des universités « privées » se manifesta à l’occasion de quelques « escarmouches » ; lors de la création de l’Institut national de la Recherche scientifique (I.N.R.S.) par exemple, en incitant le Conseil des universités à formuler un blâme formel à l’endroit de M. Jean-Guy Cardinal, le ministre de l’Éducation [91] de l’époque [3] ; ou encore, à l’occasion d’une campagne de presse menée tambour battant par l’Université McGill, à propos d'une formule de répartition des subventions gouvernementales qui était à « l’étude » au Conseil des universités et qui était censée mettre en péril l’existence même de l’Université McGill, de l'avis des administrateurs de celle-ci ; il fut évident que l’objectif de McGill

Organigramme

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Le ministre est tenu de transmettre au Conseil des universités les budgets des institutions universitaires, que celles-ci doivent lui soumettre annuellement. Il est également « tenu de consulter » le Conseil sur un certain nombre de questions importantes, notamment la répartition des fonds publics entre les différentes institutions. La communication directe entre le Conseil des universités et les institutions universitaires n’est pas prévue explicitement dans la Loi du Conseil des universités (Bill 57, chap. 64, 1968), mais il a le droit de consulter qui il veut, donc les universités, et inversement quiconque peut à loisir s’adresser au Conseil directement, sans passer par le ministère, y compris les universités. Dans les faits, il y a donc de nombreuses communications directes entre le Conseil et les universités québécoises.

[92]

était, d’une part, de forcer la main au Conseil des universités pour qu’il donnât satisfaction à ses récriminations, tout en plaçant le gouvernement Bertrand dans une situation telle qu’il fût obligé de suivre l’avis du Conseil des universités.

On connaît bien maintenant les liens étroits de l’Université McGill avec la haute finance anglo-canadienne. On n’a qu’à se rappeler à cet égard l’intervention directe en faveur de McGill du syndicat financier auquel le gouvernement québécois était forcé de recourir pour effectuer ses emprunts publics : ce syndicat obligea, en 1966, le gouvernement québécois à augmenter ses subventions à l’Université McGill, s’il voulait avoir accès au marché nord-américain des capitaux [4].

On sait aussi que les institutions universitaires anglophones du Québec sont sur-développées par rapport au bassin de population qu’elles sont censées desservir. D’après des statistiques fournies par l’Association des universités et collèges du Canada (Annuaire 1971), les institutions universitaires anglophones accueillaient 36% de tous les étudiants du Québec, en 1969-70. Si on inclut parmi ces institutions anglophones le Collège Loyola, c’est 41% des places disponibles au niveau universitaire qui sont destinées à des étudiants anglophones. Or, selon le recensement de 1961, seulement 10.7% des citoyens québécois étaient d’origine anglaise. On comprend dans ces conditions que les institutions anglophones du Québec doivent importer de l’extérieur du Québec et même du Canada, une proportion importante de leurs étudiants et de leurs professeurs [5] pour demeurer anglophones.

À titre d’indice seulement de ce sur-développement, rappelons par exemple qu’en 1969-70, les « deux tiers » (65.7%) des étudiants étrangers au Québec (il s’agit bien d’étudiants étrangers, et non pas d’étudiants qui viendraient d’une autre province que le Québec) étaient inscrits dans l’une ou l’autre des institutions universitaires « anglophones » du Québec. Le quart (24.4%) de ces étudiants étrangers étaient des « Américains », de sorte qu’une bonne partie de nos subventions à l’étranger, en matière universitaire, allaient aux ressortissants de nos riches voisins, tandis que l’accès de Québécois francophones à ces mêmes institutions était contingenté (pour maintenir leur caractère anglophone unilingue) et qu’ils devaient se trouver de peine et de [93] misère une place dans les universités francophones du Québec, moins riches en moyenne [6].

Si on ajoute à ceci que les universités anglophones du Québec sont traditionnellement favorisées par les subventions à la recherche du gouvernement du Canada [7] et que McGill à elle seule se ménage toujours la part du lion, on comprend que McGill se sente particulièrement visée chaque fois qu’elle peut simplement soupçonner une velléité du gouvernement québécois de porter atteinte à ces privilèges exorbitants. On comprend aussi que de toutes les universités québécoises, McGill soit celle dont les yeux et les liens sont le plus systématiquement tournés vers l’extérieur du Québec, vers le reste du Canada et vers les États-Unis.

Or, au moment de cette « nouvelle affaire des subventions », cette même université McGill, si proche de la haute-finance et réciproquement si précieuse aux yeux de celle-ci, se trouvait en présence du gouvernement Bertrand, un gouvernement de la petite bourgeoisie nationaliste du Québec avec lequel ses communications étaient pratiquement nulles.

Une contre-attaque imprévue

Ces « escarmouches » autour du Conseil des universités avaient sans doute été prévues dans la stratégie du gouvernement québécois, en 1968. Malheureusement, cette stratégie savamment élaborée de la petite bourgeoisie québécoise en vue de reprendre le contrôle de « ses » universités avait une faille majeure, fondamentale. On avait négligé le fait qu’au besoin, le grand capital pouvait déloger la fraction nationaliste de la petite bourgeoisie québécoise du gouvernement québécois lui-même.

C’est ce qui se produisit au Québec le 29 avril 1970, lorsque M. Robert Bourassa, ce « young executive » construit de toutes pièces à l’image de son homologue Elliot-Trudeau, prit le contrôle du gouvernement québécois. Au préalable, Bourassa, qui proclamait pouvoir traiter directement avec la haute [94] finance des Rockefeller et consorts, avait dû vaincre dans la course au leadership du Parti Libéral son collègue Pierre Laporte, qui se présentait comme le candidat des petits entrepreneurs québécois. Le grand capital avait trouvé en Bourassa et ses associés les alliés de l’intérieur qui ne répugneraient pas, après avoir supplanté les représentants de la petite bourgeoisie québécoise au sein du Parti Libéral québécois, à devenir les « rois nègres » de ce peuple que Pierre Vallières a rangé parmi les « nègres blancs d’Amérique ».

Dans ce contexte, on comprend mieux la présence active du gouvernement du Canada dans cet affrontement politique majeur qui se déroule présentement au Québec. De même que les entreprises géantes du XXe siècle ont « besoin » d’institutions universitaires à leur mesure, les « multiversités », de même n’hésitent-elles pas à susciter l’apparition de structures politiques correspondantes. À l’ère des grandes entreprises multinationales, correspond l’ère des grandes entités supra-nationales : Communauté économique européenne, Association européenne de Libre Échange... et État fédéral canadien. Si, au niveau d’un État local, le Québec par exemple, un gouvernement s’avère trop casse-pied, ces intérêts interviendront de concert pour mettre en place leurs serviteurs dévoués. D’où l’alliance dont nous avons été témoins au début de 1970 entre le gouvernement fédéral libéral, la haute-finance et leurs représentants attitrés au Québec, la minorité anglophone qui a voté à 94% pour le parti de M. Bourassa.

Depuis avril 1970, les positions des forces en présence ont donc été profondément modifiées [8]. En ce qui concerne la politique québécoise, on a pu noter un changement d’attitude de la part du gouvernement à l’égard du Conseil des universités et de l’Université du Québec. Mais les jeux ne sont pas encore faits. Ou ils ne sont pas encore complètement joués...

Conclusions :
pour une politique québécoise
de l’enseignement supérieur


Il n’est pas facile de formuler des conclusions et recommandations au terme de cette analyse. C’est à titre indicatif qu’elles sont proposées.

Il ne fait pas de doute que c’est l’Université du Québec qui doive servir de cadre d’intégration aux institutions universitaires québécoises ; le Conseil des universités pourra être maintenu, comme organisme consultatif auprès du ministre, mais son importance devrait diminuer progressivement, à mesure que l’importance relative des universités privées diminuera par rapport au réseau des constituantes publiques.

[95]

Progressivement, les fonds publics consacrés à l’enseignement supérieur et à la recherche devront être canalisés de plus en plus dans le réseau « public ». Aux yeux de l’État, les institutions privées qui subsisteront éventuellement ne pourront avoir qu’une valeur complémentaire ou résiduaire ; par exemple, dans les cas où le réseau public ne pourra satisfaire certains besoins qu’une institution privée est déjà en mesure de remplir, il serait acceptable que l’État québécois reconnaisse cette institution privée, pour cette fin spécifique, comme étant d’intérêt public. Par conséquent, les universités privées québécoises doivent se poser dès maintenant la question de leur intégration à plus ou moins long terme au réseau de l’Université du Québec. Si elles ne le font pas, leur réveil à la réalité québécoise risque d’être bien brutal et coûteux dans quelques années.

Par ailleurs, toute université québécoise privée qui en ferait la demande, ne devra pas être automatiquement intégrée au réseau public. Ce réseau doit être adapté aux besoins de la population québécoise. Or, à l’heure actuelle, les 10% de citoyens d’ascendance anglophone du Québec bénéficient de près de 40% des équipements universitaires existants. Toutes ne pourront donc être intégrées au réseau public, à moins de se transformer en institutions francophones, de façon à modeler l’utilisation des ressources disponibles sur les besoins réels de la société québécoise.

Selon le même souci d’égalité sociale, entre temps, l’État québécois doit cesser de financer les institutions privées anglophones en fonction de leur population étudiante actuelle. Comme nous l’avons vu, elles sont sur-développées par rapport au bassin de population qu’elles sont censées desservir, de sorte qu’elles sont forcées d’importer des professeurs et étudiants étrangers pour maintenir un taux d’utilisation acceptable de leurs équipements ; au même moment, les besoins de citoyens québécois en matière d’enseignement supérieur ne sont même pas satisfaits.

Par conséquent, la répartition des fonds publics et des équipements consacrés à l’enseignement supérieur devrait se faire en fonction de la population globale (10% d’origine anglaise et 80% d’origine française) de la société québécoise. Bien entendu, la diminution des subventions gouvernementales à ces institutions privées sur-développées, si jamais elles refusaient de se reconvertir, devra être progressive ; l’État québécois doit tout de même leur faire clairement connaître son attitude à cet égard, de façon à ce que ces institutions privées ajustent leurs plans et programmes de développement en conséquence.

Ce sont là quelques-unes des conclusions qu’on peut extraire de l’étude de la situation en matière d’enseignement supérieur au Québec. Chacun pourrait y ajouter les siennes propres. On constate toutefois que le moment est de plus en plus crucial en ce qui concerne les universités, comme il le fut à d’autres niveaux au moment où la Commission Parent siégea. Tous les citoyens québécois doivent être vigilants, s’ils ne veulent pas perdre le contrôle de leurs universités. Mais bien sûr, ils ne peuvent espérer y réussir s’ils ne contrôlent [96] même pas leur État, l’État québécois. On voit comment, à travers les universités, c’est tout l’avenir de la société québécoise qui est posé.


* Version remaniée par l’auteur d’un texte paru dans Relations, avril 1972.

[1] Pour s’en convaincre, on n’a qu’à se rappeler les nombreux rapports de « comités »ou de « commissions » qui ont vu le jour sur la scène fédérale ces dernières années : le rapport Macdonald (Conseil des Sciences du Canada, Le gouvernement fédéral et l'aide à la recherche dans les universités canadiennes. Étude spéciale No 7, Ottawa, 1969), le cinquième rapport du Conseil des Sciences qui en est issu (Conseil des Sciences du Canada, Le soutien de la recherche universitaire par le gouvernement fédéral, Rapport No 5, Ottawa, 1969), les délibérations du Comité spécial de la politique scientifique du Sénat du Canada, mieux connu sous le nom de Comité Lamontagne (Imprimeur de la Reine), le rapport qui en résulte (Information Canada, Une politique scientifique canadienne, Rapport du Comité sénatorial de la politique scientifique, Ottawa, 1971)... Comme on peut s’y attendre, la nécessité pour le fédéral de jouer un rôle plus actif dans ce domaine constitue un élément-clé de tous ces documents. Le rôle réservé aux États provinciaux paraît bien congru, si seulement on tient compte de leur existence. Le rapport Hurtubise-Rowat, qui préconise le transfert aux provinces de toutes les ressources financières nécessaires au plein exercice de leur juridiction exclusive, constitue la seule voix discordante dans ce concert unanime. On en a bien peu parlé, espérant peut-être qu’il tombât rapidement dans l’oubli.

[2] L’expression est de Clark Kerr, qui fut président de l’université Berkeley ( The Uses of the Universiiy, New York, Harper and Row, 1966. Et Métamorphose de l'Université, Paris, 1967). Le conglomérat repose avant tout sur un pouvoir financier qui regroupe sous son autorité des entreprises œuvrant dans les domaines les plus variés ; chacune conserve une bonne part d’autonomie, et les entreprises d’un même conglomérat peuvent à l’occasion se concurrencer les unes les autres... Dans les multiversités, certaines facultés ou « constituantes » atteignent à elles seules les dimensions et l’importance d’une université traditionnelle et aspirent souvent à jouir de la même indépendance : « L’université actuelle n’est pas un organisme intégré. C’est une organisation pluraliste constituée de nombreux éléments, chacun d’eux étant capable de grandeur et de précision dans son objectif, d’unité d’esprit et d’intention, chacun d’eux possédant l’énergie et les fonds nécessaires pour accomplir sa tâche spécifique. » (C. Kerr, dans son Introduction au livre d’Abraham Flexner : Universities : American, English, German, New York, 1968, p. XIV-XV). À titre d’illustration de cette évolution qui se cherche encore, voir le cas français où les universités traditionnelles ont éclaté (Loi d’orientation de l’Enseignement supérieur de 1968) pour céder la place à plusieurs « universités » issues chacune d’une ou deux « facultés » des universités préexistantes. J’ai pu développer de façon plus détaillée ce modèle historique alors que je travaillais avec la Commission Hurtubise-Rowat. On en retrouve l’essentiel au chapitre 1 du Rapport de même qu'un essai d’application à la société canadienne au chapitre 2.

[3] Contrairement aux stipulations de la loi instituant le Conseil des universités, le ministre avait omis de consulter le Conseil à propos de la création projetée de l’I.N.R.S. Mais créer un institut « national » au sein de l’Université du Québec, c’était conférer à celle-ci un statut privilégié par rapport aux universités « privées ». La Conférence des recteurs des universités du Québec réagit à son tour. C’était là la moindre des choses, car comment le Conseil aurait-il pu prétendre constituer un interlocuteur valable pour les universités, si le ministre avait pu impunément l’ignorer à son gré. L’erreur du ministre avait été à ce point grossière qu’il dut faire amende honorable. Ce fut là une première escarmouche, par personne interposée, où les universités « privées » marquèrent un point ; elles ne réussirent pas pour autant à empêcher que l’I.N.R.S. ne demeure, malgré qu’il eût été institué illégalement par le gouvernement de M. J.-J. Bertrand.

[4] D’après Jacques Parizeau : « Les dessous de l’histoire (1963-1970) : De certaines manœuvres d’un syndicat financier en vue de conserver son empire au Québec », dans le Devoir, 2 février 1970.

[5] Selon des statistiques fournies par la Conférence des recteurs des universités du Québec en 1970, seulement 50.8% (29.8% du Québec) des professeurs des universités anglophones du Québec avaient obtenu leur 1er diplôme au Canada, contre 72.7% pour les universités francophones. En utilisant le lieu d’obtention du premier diplôme comme un indice de la citoyenneté, on prend conscience de l’importance des professeurs étrangers dans les universités québécoises anglophones. Peut-on s’étonner dans ces conditions que les étudiants qui en sortent aient une si piètre connaissance du Québec ?

[6] Selon les statistiques fournies par l’A.U.C.C., McGill a une proportion de 17.3% d’étudiants étrangers. Les seules universités au Canada à avoir une proportion aussi importante d’étudiants étrangers étaient toutes, en 1969-70, des universités de second ordre ou encore marginales : McMaster (18.5%), Notre-Dame of Nelson C.B. (18.9%), Saint-Paul d’Ottawa (32.4%) et Lakehead (34.6%). Des universités canadiennes comparables à la réputation internationale dont McGill se réclame, ou encore des universités dont la situation particulière favoriserait la venue d’étudiants étrangers, ont toutes beaucoup moins d’étrangers : Dalhousie, N.E. (6.3.%), Université d’Ottawa (14.3%), Queen’s (7.3%), Université de Toronto (10%), Université de Colombie Britannique (6%), Université du Manitoba (10.1%)...

[7] Selon un tableau intitulé « Répartition régionale de soutien fédéral de la recherche universitaire, 1967-68 » publié dans le Rapport No 5 du Conseil des Sciences du Canada, les institutions québécoises anglophones ont reçu plus ($9,582,000.) que les institutions francophones (9,280,000.). Une fois de plus il n’est pas inutile de comparer ces données à la proportion de citoyens québécois d’origine anglaise, soit 10.7% contre 80.6% d’origine française.

[8] McGill, en particulier, a désormais un porte-parole attitré au sein du cabinet lui-même, et peut par conséquent passer outre au Conseil des universités, le cas échéant.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 mai 2021 18:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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