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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de C. Wright MILLS (1969), “L'élite du pouvoir.” Un texte publié dans Sociologie politique. Tome 1, pp. 182-213. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris: Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [M. Pierre Birnbaum nous a accordé le 28 septembre 2010 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[182]

Sociologie politique.
Tome 1.

L’élite du pouvoir.”

C. Wright MILLS

Si l’on excepte la Guerre civile, qui fut un échec, les transformations dans le système de pouvoir des États-Unis se sont déroulées sans que l’on remette sérieusement en question ses légitimations fondamentales. Même quand ces transformations ont été assez décisives pour mériter le nom de « révolutions », elles n’ont pas entraîné le « recours aux baïonnettes, le renvoi d’une assemblée élue par les baïonnettes, ou le mécanisme d’un État policier » [1]. Elles n’ont pas non plus entraîné, de façon décisive, une lutte idéologique visant à s’emparer des masses. Les transformations de la structure du pouvoir en Amérique ont généralement été provoquées par des modifications institutionnelles survenues dans la position relative des ordres politique, économique et militaire.

Nous étudions l’histoire, dit-on, pour nous en débarrasser, et l’histoire de l’élite du pouvoir est un exemple qui prouve nettement la véracité de cette maxime. Comme le rythme de la vie américaine en général, l’évolution à long terme de la structure du pouvoir s’est énormément accélérée depuis la Deuxième Guerre mondiale, et certaines nouvelles tendances apparues à l’intérieur des institutions dominantes et dans leurs rapports entre elles ont aussi façonné l’élite du pouvoir [183] et donné un sens historique particulier à sa période actuelle.

1. Dans la mesure où l’explication structurale de l’élite actuelle réside dans le domaine politique, cette explication est le déclin de la politique en tant que débat public authentique portant sur le choix entre plusieurs décisions — avec des partis responsables devant la nation et suivant une ligne politique cohérente et avec des organisations autonomes reliant les échelons moyen et inférieur du pouvoir aux échelons supérieurs de la décision. L’Amérique est aujourd’hui beaucoup plus une démocratie politique formelle qu’une structure sociale démocratique, et le mécanisme politique formel est lui-même peu solide.

La tendance déjà ancienne qui va vers un rapprochement et une interaction complexe des entreprises et du gouvernement a pris, à notre époque, un aspect implicite qu’elle n’avait pas auparavant. On ne peut plus aujourd'hui considérer ces deux mondes comme nettement distincts. C’est dans le cadre des organismes exécutifs de l’État que ce rapprochement s’est opéré de la façon la plus décisive. Le développement du secteur exécutif du gouvernement, avec ses organismes qui surveillent une économie complexe, ne signifie pas seulement « le développement du gouvernement » considéré comme une espèce de bureaucratie autonome ; il a impliqué l’accession du dirigeant d’entreprise à l’éminence politique.

Pendant le New Deal, les patrons des entreprises se sont mêlés au directoire politique ; à partir de la Deuxième Guerre mondiale, ils sont arrivés à le dominer. Liés depuis longtemps au gouvernement, ils sont à présent devenus les maîtres de l’économie nationale pour la mobilisation industrielle et l’après-guerre. Cette entrée des dirigeants d’entreprise dans le directoire politique a accéléré la tendance à long terme qui relègue les politiciens professionnels du Congrès aux échelons moyens du pouvoir.

2. Dans la mesure où l’explication structurale de l’élite actuelle réside dans l’état militaire élargi, cette explication [184] apparaît de façon évidente dans l’avènement des militaires. Les seigneurs de la guerre ont acquis une importance politique décisive, et la structure militaire de l’Amérique est à présent dans une très large mesure une structure politique. La menace de guerre, apparemment permanente, amène au premier plan les militaires, et le fait qu’ils disposent des hommes, du matériel, de l’argent et du pouvoir ; pratiquement toutes les mesures politiques et économiques sont à présent évaluées en fonction des définitions militaires de la réalité ; les grands seigneurs de la guerre ont accédé à une position solide au sein de l’élite du pouvoir dans notre période.

Cela est dû, au moins en partie, à un fait historique simple, et essentiel pour les années qui ont suivi 1939 : le centre d’intérêt de l’élite est passé des problèmes intérieurs, axés sur la crise pendant les années 1930, aux problèmes internationaux, axés sur la guerre pendant les années 1940 et 1950. Comme l’appareil gouvernemental des États-Unis, par suite d’une longue habitude historique, s’est adapté aux conflits et compromis intérieurs, et a été façonné par eux, il n’a créé dans aucun domaine des organismes ni des traditions lui permettant de traiter les problèmes internationaux. Les mécanismes de démocratie formelle qui sont apparus pendant le siècle et demi de développement national antérieur à 1941 n’ont pas pénétré dans le domaine des relations internationales. C’est en grande partie dans ce vide que l’élite du pouvoir a pu se développer.

3. Dans la mesure où l’explication historique de l’élite actuelle du pouvoir réside dans l’ordre économique, cette explication est le fait que notre économie est à la fois une économie de guerre permanente et une économie de l’entreprise privée. Le capitalisme américain est à présent, dans une très grande mesure, un capitalisme militaire, et la plus importante des relations entre les grosses entreprises et l’État repose sur la coïncidence d’intérêts qui existe entre les besoins militaires et ceux de l’entreprise, tels que les définissent [185] les seigneurs de la guerre et les riches de l’entreprise. À l’intérieur de l’élite, prise dans son ensemble, cette coïncidence d’intérêts entre le chef militaire et le patron les renforce tous les deux et diminue encore le rôle des hommes qui ne sont que les politiciens. Ce ne sont pas les politiciens, mais les dirigeants des entreprises, qui siègent avec les militaires pour préparer la mobilisation industrielle du pays.

On ne peut comprendre la forme et la signification de l’élite actuelle que si l’on voit clairement trois groupes de tendances structurales à leur point de coïncidence : le capitalisme militaire des entreprises privées vit dans un système de démocratie formelle et affaiblie, qui renferme un ordre militaire déjà politique dans ses opinions et son comportement. Par conséquent, au sommet de cette structure, l’élite du pouvoir est façonnée par la coïncidence d’intérêts entre ceux qui disposent des principaux moyens de production et ceux qui disposent des moyens de violence récemment accrus ; du fait que le politicien professionnel est en déclin et que les chefs d’entreprise et les seigneurs de la guerre professionnelle ont pris un commandement politique explicite ; du fait qu’il n’y a pas en Amérique de véritable corps de fonctionnaires capables et intègres, indépendants des intérêts privés.

L’élite du pouvoir se compose d’hommes politiques, économiques et militaires, mais cette élite instituée est souvent soumise à des tensions : elle ne fait bloc que sur certains points de convergence et dans certaines circonstances de « crise ». Dans la longue période de paix du xixe siècle, les militaires ne siégeaient pas dans les grands conseils de l’État ni dans le directoire politique, et il en était de même pour les hommes économiques ; ceux-ci faisaient des incursions dans le domaine de l’État, mais n’étaient pas admis au sein de son directoire. Pendant les années 1930, l’homme politique a été dominant. Aujourd’hui, ce sont les militaires et les dirigeants d’entreprise qui occupent les positions clés.

Des trois cercles qui composent l’élite actuelle, c’est le militaire [186] qui a gagné le plus de pouvoir, bien que le cercle des hommes d’affaires se soit lui aussi installé de façon explicite dans les cercles de décision les plus connus du public. C’est le politicien professionnel qui a perdu le plus, à tel point que lorsqu’on examine les événements et les décisions on est tenté de parler d’un vide politique dans lequel les riches de l’entreprise et les grands seigneurs de la guerre règnent dans une communion d’intérêts.

Il ne faut pas dire que les trois ordres prennent l’initiative « chacun à son tour », car le mécanisme de l’élite du pouvoir est rarement aussi prémédité que cette expression semblerait l’impliquer. Bien entendu, il l’est parfois — par exemple quand les hommes politiques, en voulant utiliser le prestige des généraux, s’aperçoivent qu’il faut en payer le prix, ou quand, pendant les grandes crises, les hommes économiques éprouvent le besoin de trouver un politicien à la fois sûr et capable de gagner la faveur du peuple. Aujourd’hui, les trois ordres sont pratiquement impliqués dans toutes les décisions qui ont de profondes ramifications. Lequel des trois semble le chef ? Cela dépend des « tâches urgentes » telles que l'élite elle-même les définit. À l’heure actuelle, ces tâches sont centrées sur la « défense » et les affaires internationales. Par conséquent, comme nous l’avons vu, les militaires sont gagnants à deux points de vue. En tant que personnel et en tant qu’idéologie de justification. C’est pourquoi maintenant il nous est plus facile d’analyser l’unité et la forme de l’élite du pouvoir par rapport à l’avènement des militaires.

Mais il faut toujours garder la spécificité historique et accepter les phénomènes complexes. Le marxisme simple fait du grand homme économique le véritable détenteur du pouvoir ; le libéralisme simple fait du grand homme politique le chef du système de pouvoir ; et certains autres voudraient considérer les seigneurs de la guerre comme des dictateurs en puissance. Chacun de ces points de vue est une simplification excessive. C’est pour les éviter que nous utilisons « élite du [187] pouvoir » au lieu d’un autre terme, par exemple « classe dominante » [2].

Dans la mesure où l'élite du pouvoir a attiré l’attention du grand public, elle l’a fait sous la forme de « la clique militaire ». En fait, l’élite du pouvoir doit sa forme actuelle au fait que les militaires y ont fait une entrée décisive. Leur présence et leur idéologie sont les grandes légitimations auxquelles l’élite a recours quand elle éprouve le besoin de se justifier. Mais ce qu’on appelle « la clique militaire de Washington » ne se compose pas seulement de militaires, et elle ne règne pas qu’à Washington. Ses membres sont partout dans le pays, et c’est une coalition de généraux qui jouent les présidents d’entreprise, de politiciens déguisés en amiraux, de dirigeants d’entreprise qui font les politiciens, de fonctionnaires qui deviennent commandants, de vice-amiraux qui sont également assistants d’un ministre, qui lui-même fait vraiment partie de l’élite directoriale.

[188]

Ni l’idée d’une « classe dominante » ni celle de la simple ascension monolithique de « politiciens bureaucrates » ou d’une « clique militaire » ne suffisent. L’élite actuelle du pouvoir implique une coïncidence, souvent génératrice de malaise, entre les pouvoirs économique, militaire et politique.

Même si notre analyse se limitait à ces tendances structurales, nous aurions de bonnes raisons de considérer l’élite du pouvoir comme un concept utile, voire indispensable, pour interpréter ce qui se passe au sommet de la société américaine d’aujourd’hui. Mais, bien entendu, nous ne nous limitons pas à ces tendances ; notre conception de l’élite du pouvoir ne repose pas uniquement sur la correspondance existant entre les hiérarchies institutionnelles en question, ou sur les nombreux points où leurs intérêts changeants se trouvent coïncider. L’élite du pouvoir, telle que nous la concevons, repose aussi sur la similitude qui existe entre ses membres, sur les relations personnelles et officielles qu’ils ont les uns avec les autres, et sur leurs affinités psychologiques et sociales. Afin de comprendre la base personnelle et sociale de l’unité de l’élite, il faut tout d’abord se rappeler les faits concernant l’origine, la carrière et le style de vie de chacun des cercles dont les membres forment l’élite du pouvoir.

L’élite du pouvoir n’est pas une aristocratie, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un groupe politique dominant fondé sur une noblesse héréditaire. Elle n’a pas une base solide formée d’un petit cercle de grandes familles dont les membres peuvent occuper et occupent régulièrement les positions de commandement dans les divers cercles supérieurs qui s’entrecoupent pour former l’élite du pouvoir. Mais la noblesse n’est que l’une des bases possibles d’une origine commune. Le fait qu’elle n’existe pas dans l’élite américaine ne signifie pas que les membres de cette élite soient socialement originaires de toutes les couches formant la société américaine. Ces membres proviennent, dans une proportion considérable, des classes supérieures, anciennes et nouvelles, de la société locale et des 400 des grandes villes. La masse des richissimes, [189] des dirigeants d’entreprise, des intrus politiques, des grands militaires provient du tiers supérieur de la pyramide des revenus et des professions. Leur père appartenait au minimum aux couches des petits hommes d’affaires et membres de professions libérales, et était souvent beaucoup plus haut placé. Ce sont des Américains de naissance, fils d’Américains de naissance, originaires principalement des zones urbaines et, à une majorité écrasante, sauf pour les politiciens, de l’Est. Ils sont généralement protestants, plus particulièrement épiscopaliens ou presbytériens. En général, plus la position est élevée, plus les hommes qui l’occupent sont originaires des classes supérieures et restent liés à elles. Cette similarité générale d’origine entre les membres de l’élite est accentuée et approfondie par le fait que leur éducation se conforme de plus en plus à un même schéma. Une majorité écrasante d’entre eux a un diplôme de collège et une proportion importante a fréquenté les collèges de la Ivy League, bien qu’évidemment l’éducation des chefs militaires soit différente de celle des autres membres de l’élite.

Mais que signifient vraiment ces faits apparemment simples concernant la composition sociale des cercles supérieurs ? En particulier, que signifient-ils pour qui essaie de comprendre le degré d’unité, la coordination des politiques et des intérêts qui règnent dans ces divers cercles ? Le mieux est peut-être de poser cette question d’une façon si simple qu’elle ressemble à un piège : du point de vue de l’origine et de la carrière, de qui ou de quoi ces grands sont-ils les représentants ?

Bien entendu, s’il s’agit de politiciens élus, ils sont censés représenter leurs électeurs et, s’ils sont nommés, ils sont censés représenter, indirectement, les électeurs de ceux qui les ont nommés. Mais on admet que cela est une sorte d’abstraction, une figure de rhétorique par laquelle les puissants justifient leur pouvoir de décision dans presque tous les systèmes de gouvernement actuels. Elle correspond parfois à la réalité, à la fois sous l’angle des mobiles des [190] puissants et sous l’angle des groupes qui bénéficient de leurs décisions. Cependant, il ne serait pas prudent, quel que soit le système de pouvoir, de poser pour principe cette représentativité.

Le fait que les membres de l’élite du pouvoir proviennent des échelons supérieurs de classe et de status de la nation ne signifie pas qu’ils sont nécessairement « représentatifs » de ces seuls échelons supérieurs. Et s’ils étaient, en tant que types sociaux, représentatifs d’une coupe transversale de la population, cela ne voudrait pas dire que la politique actuelle est automatiquement dirigée par une démocratie équilibrée des intérêts et des pouvoirs.

Nous ne pouvons pas déduire l’orientation de la politique en partant uniquement de l’origine sociale et de la carrière de ceux qui la font. L’arrière-plan social et économique des puissants ne nous apprend pas tout ce dont nous avons besoin pour comprendre la répartition du pouvoir social. En effet : 1. les hommes haut placés peuvent très bien être les représentants idéologiques des pauvres et des humbles ; 2. les hommes d’humbles origines, qui se sont faits eux-mêmes à force d’intelligence, peuvent très bien se faire les serviteurs enthousiastes des intérêts les plus matériels et les plus héréditaires ; 3. en outre, pour que des hommes représentent vraiment les intérêts d’une couche sociale, il n’est pas nécessaire qu’ils en fassent tous partie ou qu’ils bénéficient personnellement de la politique qui défend les intérêts de cette couche. Bref, il y a parmi les politiciens des agents sympathisants de certains groupes donnés, qu’ils le fassent consciemment ou inconsciemment, qu’ils soient payés ou non ; 4. finalement, parmi les grands « décideurs », nous trouvons des hommes qui ont été choisis à cause de leur « qualité d’expert ». Voilà quelques-unes des raisons évidentes pour lesquelles l’origine sociale et la carrière des membres de l’élite ne nous permettent pas d’en déduire un système moderne de pouvoir avec une orientation préméditée de la politique par les intérêts de classe.

[191]

Peut-on dire, alors, que l’origine sociale supérieure et la carrière privilégiée des grands n’ont aucune importance pour la répartition du pouvoir ? Pas du tout. Elles nous rappellent simplement qu’il faut se garder de déduire le caractère politique et l’orientation politique des individus de leur origine et de leur carrière, et non qu’il faut les tenir comme facteurs négligeables dans notre analyse politique. Elles signifient simplement qu’il nous faut analyser la psychologie politique et les décisions réelles du directoire politique, en même temps que sa composition sociale. Elles signifient surtout qu’il faut vérifier, comme nous l’avons fait ici, toute déduction partant de l’origine et de la carrière des acteurs politiques en étudiant de près le décor institutionnel dans lequel ils jouent leur pièce. Sinon nous tomberions dans la théorie biographique, quelque peu simpliste, de la société et de l’histoire.

De même que nous ne pouvons pas fonder la notion de l’élite du pouvoir uniquement sur les mécanismes institutionnels qui entraînent sa formation, de même nous ne pouvons fonder cette notion uniquement sur les faits concernant l’origine et la carrière des membres de l’élite. Nous avons besoin de ces deux bases, et les deux sont présentes, avec d’autres, parmi lesquelles le phénomène de la mixité de status.

Mais les similitudes d’origine sociale, d’affiliation religieuse, d’américanisation et d’instruction ne sont pas les seuls éléments qui expliquent les affinités psychologiques et sociales des membres de l’élite. Même si leur recrutement et leur formation universitaire étaient plus hétérogènes qu’ils ne le sont en réalité, ces hommes appartiendraient quand même à un type social tout à fait homogène. En effet, les faits les plus importants à propos d’un groupe d’hommes sont les critères d’admission, de louanges, d’honneur, de promotion qui règnent parmi eux ; si ces critères sont similaires dans un cercle donné, les membres en tant que personnes tendent à devenir similaires. Or les cercles qui composent l’élite du pouvoir ont effectivement tendance à [192] partager les mêmes codes et les mêmes critères. La cooptation des types sociaux qu’entraîne cette communauté de valeurs est souvent plus importante que toutes les statistiques sur la communauté d’origine et de carrière dont nous pouvons disposer.

Il y a dans la confrérie des gens arrivés une sorte d’attirance mutuelle — non pas entre chaque membre du cercle des puissants, mais entre un nombre suffisant de ceux-ci pour assurer une certaine unité. Au niveau des contacts superficiels, c’est une sorte d’admiration mutuelle et tacite ; dans les alliances les plus solides, elle procède par intermariages. Entre ces deux extrêmes, on trouve toutes les graduations et tous les types de relations. Il se produit certainement des recoupements par l’intermédiaire des cliques et des clubs, des églises et des écoles.

Si l’origine sociale et l’instruction communes tendent à créer entre les membres de l’élite des liens de compréhension et de confiance mutuelles, la continuité de leurs relations vient cimenter encore la communauté qu’ils ont conscience de former. Les membres des divers cercles supérieurs ont des relations d’amitié et même de voisinage ; ils se retrouvent au golf, dans les clubs masculins, dans les lieux de villégiature, dans les avions transcontinentaux et les paquebots transatlantiques. Ils se rencontrent chez leurs amis communs, se trouvent face à face devant la caméra de télévision, ou font partie du même comité philanthropique ; beaucoup d’entre eux se croisent dans les potins des journaux, sinon dans les cafés d’où proviennent ces potins. Parmi les « nouveaux 400 » de la café society, un chroniqueur a compté quarante et un richissimes, quatre-vingt-treize dirigeants politiques et soixante-dix-neuf dirigeants d’entreprise.

« Je n’aurais pas pu imaginer, même en rêve, a écrit Whittaker Chambers, l’ampleur et le pouvoir immenses des amitiés politiques d’Alger Hiss [3], et de ses relations mondaines, [193] qui franchissaient toutes les démarcations de parti et allaient de la Cour suprême aux quakers, des gouverneurs d’État et assistants enseignant dans les collèges aux conseils de rédaction des magazines libéraux. Dans la période de dix ans pendant laquelle je l’avais perdu de vue, il avait utilisé sa carrière, et en particulier le fait qu’il s’était identifié à la cause de la paix en contribuant à organiser les Nations unies, pour pousser des racines qui faisaient de lui un arbre dans la jungle de la classe supérieure américaine, de la classe moyenne intellectuelle, des activités libérales et officielles. On ne pouvait par arracher ses racines sans arracher en même temps toutes celles qui l’entouraient. »

Les périodes de l’élite du pouvoir se sont reflétées dans le domaine du status. Pendant la troisième période, par exemple, qui pouvait rivaliser avec les grosses fortunes ? Et pendant la quatrième, avec les grands politiciens ou même les jeunes Turcs du New Deal ? Actuellement, qui peut rivaliser avec les généraux, les amiraux et les dirigeants d’entreprise que l’on présente aujourd’hui sous un jour si sympathique au théâtre, dans les romans et sur les écrans ? Peut-on imaginer Executive Suite comme livre à succès en 1935 ? Ou bien Ouragan sur le Caine ?

La multiplicité des organisations prestigieuses auxquelles appartiennent les membres de l’élite apparaît quand on jette un coup d’œil aux notices nécrologiques du grand homme d’affaires, de l’homme de loi éminent, du célèbre général ou amiral, du sénateur influent : généralement on y trouve l’église de grand prestige, les associations professionnelles, plus les clubs prestigieux et souvent le grade dans l’armée. Au cours de leur vie, le président d’université, le président de la Bourse de New York, le directeur de la banque, l’ancien de West Point se mêlent dans le royaume du status, où ils peuvent facilement renouer de vieilles amitiés et les utiliser pour comprendre, grâce à l’expérience d’hommes dignes de confiance, les contextes de pouvoir et de décision qu’ils ne connaissent pas encore.

[194]

Dans ces divers contextes, le prestige s’accumule dans chaque cercle supérieur, et les membres d’un cercle s’empruntent mutuellement leur status. Ces accumulations et ces emprunts alimentent l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et par conséquent, même si le rôle d’un individu donné peut paraître fragmentaire, il prend conscience d’être un membre « polyvalent » des sphères supérieures, un homme « d’envergure ». Cette expérience d’initié est peut-être un élément important de ce qu’on appelle « le jugement ».

Les organisations essentielles sont probablement les grandes entreprises, car dans les conseils d’administration les membres des diverses élites sont intimement mêlés. Sur le plan superficiel, nous retrouvons ce fait dans les villégiatures d’été et d’hiver, sous forme d’une série de cercles qui se recoupent de façon complexe ; peu à peu tout le monde finit par rencontrer tout le monde, ou par connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la personne en question.

Les grands membres des ordres militaire, économique et politique adoptent volontiers le point de vue de leurs égaux, toujours avec sympathie, et souvent avec finesse. Ils se définissent réciproquement comme faisant partie des gens qui comptent et dont il faut par conséquent tenir compte. Chacun d’eux, en tant que membre de l’élite, finit par incorporer à son intégrité, à son honneur et à sa conscience le point de vue, les désirs et les valeurs des autres. S’il n’y a pas entre eux une communauté d’idéaux et de critères moraux fondée sur une culture aristocratique explicite, cela ne veut pas dire qu’ils n’éprouvent aucun sentiment de responsabilité les uns vis-à-vis des autres.

La coïncidence structurale de leurs intérêts, comme les faits psychologiques complexes concernant leur origine et leur instruction, leur carrière et leurs fréquentations créent les affinités psychologiques qui existent entre eux, affinités qui leur permettent de dire les uns des autres : « Bien entendu, il est des nôtres. » Et tout cela est la preuve d’une conscience de classe dans son sens psychologique fondamental. Il n’existe [195] nulle part en Amérique de « conscience de classe » aussi claire que celle de l’élite du pouvoir ; nulle part elle n’est organisée de façon aussi efficace. En effet, par conscience de classe en tant que fait psychologique, on entend que l’individu membre d’une « classe » accepte comme personnages significatifs pour l’image de son moi uniquement les hommes que son cercle accepte.

Certes, dans les hautes sphères de l’élite du pouvoir, il existe des factions ; il y a des conflits sur les mesures à prendre, et des heurts d’ambition personnelle. Il existe encore au sein du parti républicain, et même entre les républicains et les démocrates, des divisions suffisamment importantes pour engendrer des différences dans les méthodes d’opération. Mais, plus puissantes que ces divisions, il y a la discipline interne et la communauté d’intérêts qui unit l’élite du pouvoir, même par-delà les frontières de nations en guerre [4].

*
*     *

Cependant nous devons examiner la thèse opposée qui ne met pas en doute les faits, mais l’interprétation que nous en donnons. Il existe un groupe d’objections que l’on fera certainement à l’ensemble de notre conception de l’élite, mais qui porte essentiellement sur la psychologie de ses membres. Ces objections, présentées par des libéraux ou des conservateurs, seront à peu de chose près les suivantes : « Parler d’une élite du pouvoir, n’est-ce pas caractériser les hommes par leur origine et leurs fréquentations ? Cette caractérisation n’est-elle pas à la fois injuste et inexacte ? Les hommes ne se transforment-ils pas, surtout quand il s’agit d’Américains comme ceux-là, à mesure que leur personnalité s’affirme [196] pour répondre aux exigences de leurs fonctions ? Ne finissent-ils pas par adopter des opinions et une politique qui représentent les intérêts de la nation dans son ensemble, dans la mesure où la faiblesse humaine leur permet d’en juger ? Ne sont-ils pas simplement des hommes honorables qui font leur devoir ? »

Qu’allons-nous répondre à ces objections ?

1. Nous sommes persuadés que ce sont des hommes honorables. Mais qu’est-ce que l’honneur ? L’honneur ne peut signifier qu’une chose, à savoir se conformer à un code que l’on considère comme honorable. Or il n’existe pas de code sur lequel tous les hommes soient d’accord. C’est pourquoi, si nous sommes des gens civilisés, nous ne tuons pas tous ceux avec lesquels nous ne sommes pas d’accord. La question à poser n’est pas : ces gens sont-ils honorables ? Elle est : quels sont leurs codes d’honneur ? La réponse à cette question est que ce sont les codes de leurs cercles, des hommes aux opinions desquels ils se rangent. Comment pourrait-on répondre autrement ? C’est là une signification de l’important truisme selon lequel tous les hommes sont humains et tous les hommes sont des créatures sociales. Quant à la sincérité, on ne peut prouver ni son absence ni sa présence.

2. À la question portant sur leur capacité d’adaptation — c’est-à-dire leur capacité de transcender les codes de comportement qu’ils ont acquis au cours de leur travail et de leur expérience — il nous faut répondre simplement : non, ils ne peuvent pas s’adapter, du moins pas dans le peu d’années qui restent à vivre à la plupart d’entre eux. Croire qu’ils le peuvent, ce serait les prendre vraiment pour des hommes extraordinairement maniables ; une telle souplesse impliquerait en fait la violation de ce qu’on peut appeler à juste raison leur caractère et leur intégrité. À propos, n’est-ce pas justement faute de ce caractère et de cette intégrité que les types anciens de politiciens américains ne représentaient pas une menace aussi grave que ces hommes de caractère ?

Ce serait faire injure à la formation efficace subie par les [197] militaires, et aussi à leur endoctrinement, que de supposer que les hauts personnages militaires perdent leur caractère et leurs opinions militaires en se mettant en civil. Cet arrière-plan est peut-être plus important dans le cas des militaires que dans celui des dirigeants d’entreprise, car leur carrière donne aux premiers une formation plus profonde et plus totale.

« Il ne faut pas confondre, a écrit Gerald W. Johnson, le manque d’imagination et le manque de principes. Au contraire, un homme sans imagination est souvent un homme aux principes extrêmement élevés. L’ennui, c’est que ses principes se conforment à la fameuse définition de Cornford : « Un principe est une règle d’inaction qui donne de bonnes raisons générales pour ne pas faire dans un cas donné ce que l’on ferait en suivant son instinct sans principes. »

Peut-on, par exemple, croire sérieusement que, sur le plan psychologique, Charles E. Wilson représentait des hommes ou des intérêts autres que ceux de la grande entreprise ? Non qu’il soit malhonnête ; au contraire, c’est parce qu’il est probablement un homme d’une grande intégrité, franc comme un dollar. Il est ce qu’il est, et il lui est difficile d’être autre chose. Il appartient à l’élite professionnelle de l’entreprise, comme ses collègues du gouvernement et du dehors ; il représente la richesse de la grande entreprise ; il représente son pouvoir ; et il croit sincèrement à sa phrase souvent citée : « Ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour la General Motors Corporation, et vice versa. »

La chose importante que nous révèlent les pitoyables audiences des commissions chargées d’approuver la nomination de ces hommes à des postes politiques, ce n’est pas le cynisme dont ils font preuve à l’égard de la loi et des législateurs des échelons moyens de pouvoir, ni le fait qu’ils répugnent à se séparer de leur portefeuille d’actions. La révélation essentielle, c’est l’impossibilité pour ces hommes de se débarrasser de leur engagement vis-à-vis du monde de l’entreprise en général, et vis-à-vis de leur entreprise en [198] particulier. Non seulement leur argent, mais aussi leurs amis, leurs intérêts, leur formation — toute leur vie, en un mot — sont solidement enracinés dans ce monde. Vendre ses actions, ce n’est, bien entendu, qu’un rite de purification. L’important, ce n’est pas le montant des intérêts financiers et personnels qu’ils ont dans telle compagnie, c’est leur identification avec le monde de l’entreprise. Demander brusquement à un homme de se débarrasser de ces intérêts et de cette sensibilité, c’est presque demander à un homme de se changer en femme.

3. À la question portant sur leur patriotisme, sur leur désir de servir l’ensemble de la nation, il faut répondre d’abord que, comme les codes d’honneur, le sentiment patriotique et l’idée qu’on se fait des intérêts de son pays ne sont pas des faits définitifs, mais des problèmes sur lesquels les opinions divergent énormément. En outre, les opinions patriotiques trouvent aussi leur racine et leur renfort dans le personnage qu’un homme donné est devenu en vertu de la façon dont il a vécu et des gens qu’il a fréquentés. Il ne s’agit pas d’une simple détermination mécanique du caractère individuel par les conditions sociales, mais d’un processus complexe, dont l’étude est solidement établie dans la grande tradition de la science sociale moderne. On peut se demander d’ailleurs pourquoi les sociologues ne l’utilisent pas de façon plus systématique lorsqu’ils réfléchissent sur la politique.

4. On ne peut pas considérer les membres de l’élite comme des hommes qui font simplement leur devoir. Ce sont eux qui déterminent leurs devoirs, en même temps que ceux de leurs inférieurs. Ils ne se contentent pas de suivre les ordres ; ils les donnent ; ce ne sont pas de simples bureaucrates : ils commandent aux bureaucrates. Ils essaient peut-être de dissimuler ces faits aux autres et à eux-mêmes en faisant appel à des traditions dont ils s’imaginent être les instruments, mais il y a beaucoup de traditions, et il leur faut bien choisir celles qu’ils veulent servir. Ils ont à prendre des décisions [199] pour lesquelles il n’existe absolument pas de tradition.

Que déduire de ces diverses réponses ? Elles nous prouvent que nous ne pouvons pas raisonner sur les événements publics et sur les tendances historiques en nous fondant uniquement sur les mobiles et le caractère des hommes ou des petits groupes qui siègent au sein des puissants. Cela ne veut pas dire qu’il faille nous laisser intimider par les gens qui nous accusent de mettre en cause, par notre façon d’aborder le problème, l’honneur, l’intégrité ou la capacité des hommes en place. En effet, au premier stade de notre étude, ce n’est pas une question de caractère individuel ; et si, dans les stades suivants, nous nous apercevons que cette question est importante, nous n’hésiterons pas à le dire franchement. En attendant, nous devons juger les hommes de pouvoir en fonction des critères de pouvoir, de ce qu’ils font en tant que « décideurs », et non pas en fonction de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils peuvent bien faire dans leur vie privée. Nous ne nous intéressons pas à cela, mais à leur politique et aux conséquences de leur manière de gouverner. Il ne faut pas oublier que ces hommes de l’élite du pouvoir occupent aujourd’hui les postes stratégiques dans la structure de la société américaine, qu’ils commandent aux institutions dominantes d’une nation dominante, qu’ils sont, en tant que groupe, à même de prendre des décisions dont les conséquences seraient épouvantables pour les populations sous-jacentes du monde entier.

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Malgré leur similarité sociale et leurs affinités psychologiques, les membres de l’élite du pouvoir ne constituent pas un club qui aurait un effectif permanent protégé par des frontières fixes et explicites. Étant donné la nature même de l’élite du pouvoir, il se produit en elle un grand remue-ménage, et elle ne se compose donc pas d’un seul petit groupe formé par les mêmes hommes occupant les mêmes positions [200] dans les mêmes hiérarchies. Le fait que les hommes se connaissent personnellement ne veut pas dire qu’ils soient unis sur la politique à suivre ; et le fait qu’ils ne se connaissent pas personnellement ne veut pas dire qu’ils soient désunis. Ma conception de l’élite du pouvoir ne repose pas principalement, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, sur les liens d’amitié.

Comme les conditions requises pour obtenir les postes de commandement des grandes hiérarchies deviennent similaires, en vertu de la sélection et de la formation acquise dans leur travail. Ce n’est pas une simple déduction partant de la structure pour aboutir aux hommes. C’est un fait démontré par le va-et-vient continuel qui a lieu entre les trois structures, selon des schémas souvent très complexes. Les dirigeants d’entreprise, les seigneurs de la guerre et certains politiciens choisis sont entrés en contact intime et actif pendant la Deuxième Guerre mondiale ; après la fin de cette guerre, ils ont continué de se fréquenter à cause de leurs idées communes de leur goût pour les mondanités et de leur coïncidence d’intérêts. Beaucoup de dirigeants du monde militaire, économique et politique ont occupé pendant les quinze dernières années des postes dans un ordre autre que le leur, ou dans deux : entre ces hautes sphères il existe une interchangeabilité des postes, fondée officiellement sur un prétendu transfert des « capacités directoriales », et fondée en réalité sur la cooptation d’initiés par les diverses cliques. En tant que membres de l’élite du pouvoir, beaucoup de gens impliqués dans ce va-et-vient en sont venus à considérer « le gouvernement » comme un parapluie à l’abri duquel ils font leur travail.

Comme les relations entre les trois grands augmentent de volume et d’importance, il en est de même pour le va-et-vient du personnel. Les critères mêmes selon lesquels on choisit les hommes d’avenir sont l’incarnation de ce fait. Le commissaire de l’entreprise qui traite avec l’État et avec ses militaires a intérêt à choisir un jeune homme qui a l’expérience [201] de l’État et de ses militaires, de préférence à celui qui ne l’a pas. Le directeur politique, dont la réussite politique dépend souvent des décisions de l’entreprise et des entreprises elles-mêmes, a lui aussi intérêt à choisir un homme qui a une expérience de l’entreprise. Ainsi, en vertu même du critère de réussite, l’échange de personnel et l’unité augmentent en même temps.

Étant donné la similarité formelle des trois hiérarchies dans lesquelles les divers membres de l’élite passent leur vie active, étant donné les conséquences pour les deux autres hiérarchies des décisions prises dans la troisième, étant donné la coïncidence d’intérêts qui règne entre elles sur bien des points, étant donné le vide administratif de l’état civil américain face à l’accroissement de ses tâches — étant donné ces tendances structurales, et si l’on y ajoute les affinités psychologiques que nous avons notées —, nous serions vraiment étonnés si des hommes dont on vante les talents de contact administratif et la capacité d’organisation devaient se contenter d’entrer en relation les uns avec les autres. Bien entendu, ils ne s’en sont pas contentés : de plus en plus les uns s’installent dans le domaine des autres.

L’unité qui se manifeste par l’interchangeabilité des premiers rôles repose sur le développement parallèle des postes principaux dans les trois grands domaines. L’échange de personnel se produit le plus souvent aux points où leurs intérêts coïncident, par exemple entre l’agence fédérale de réglementation et l’industrie soumise à réglementation ; entre l’agence qui passe un contrat et le fournisseur. Et, comme nous le verrons, il entraîne des coordinations plus explicites, et même officielles.

Le noyau de l’élite du pouvoir se compose d’abord de ceux qui échangent leur rôle de commandement dans une des institutions dominantes contre un rôle équivalent dans une autre : l’amiral qui est en même temps banquier et homme de loi, et qui dirige une importante commission fédérale ; le dirigeant d’entreprise dont la compagnie a été l’un des deux ou trois [202] premiers producteurs de matériel de guerre, et qui est à présent secrétaire à la Défense ; le général qui s’affuble de vêtements civils pour siéger dans le directoire politique et qui devient ensuite administrateur d’une des premières entreprises.

Bien que le dirigeant d’entreprise devenu général, le général devenu homme d’État, l’homme d’État devenu banquier voient beaucoup plus de choses que les hommes ordinaires dans leur milieu ordinaire, les perspectives de ceux-là, malgré leurs hautes fonctions, restent souvent liées à leur principal champ d’activité. Cependant, dans leur carrière même, ils échangent leurs rôles à l’intérieur des trois grandes institutions et ainsi transcendent aisément les intérêts particuliers de l’un de ces milieux. Pour leur carrière et leurs activités, ils tissent une toile unissant ces trois types de milieux. Ils représentent par conséquent le noyau de l’élite du pouvoir.

Ces hommes ne sont pas obligatoirement familiarisés avec chacun des grands domaines de pouvoir. Nous parlons d’un homme qui circule à l’intérieur de deux cercles et entre les deux — par exemple l’ordre industriel et l’ordre militaire —, d’un autre qui circule entre l’ordre politique et l’ordre militaire et d’un troisième qui circule dans le milieu politique et dans celui des faiseurs d’opinion. Ces types d’intermédiaires illustrent fidèlement notre image de la structure de l'élite et de son fonctionnement, même quand elle fonctionne en coulisse. Dans la mesure où il existe une « élite invisible », ces conseillers et agents de liaison en sont le noyau. Même si — et c’est, je le crois, très probable — beaucoup d’entre eux sont, tout au moins dans la première partie de leur carrière, des « agents » des diverses élites, et non des membres de cette élite, ce sont eux qui travaillent le plus activement à organiser les différents groupes supérieurs dans une structure de pouvoir et à préserver cette structure.

Le noyau de l’élite comprend également des hommes appartenant à la catégorie supérieure des juristes et des financiers, [203] aux grandes usines juridiques et aux sociétés d’investissement, qui sont pratiquement les entremetteurs professionnels des affaires économiques, politiques et militaires. Le juriste de la grande entreprise et le directeur de la banque d’investissements accomplissent avec efficacité et énergie les fonctions d’entremetteur. Par la nature de leur métier, ils dépassent le milieu étroit de telle ou telle industrie, et par conséquent sont à même de parler et d’agir au nom du monde de l’entreprise, ou du moins au nom d’importants secteurs de celui-ci. Le juriste de l’entreprise est un maillon essentiel entre les domaines économique, militaire et politique ; le banquier spécialiste des investissements est un agent essentiel d’organisation et d’unification du monde de l’entreprise, et il est également versé dans l’art de dépenser les énormes sommes d’argent dont l’appareil militaire américain dispose aujourd’hui. Quand nous trouvons un homme de loi qui règle les problèmes juridiques d’une banque d’investissements, nous avons un membre essentiel de l’élite du pouvoir.

Pendant l’ère démocrate, la banque d’investissements Dillon et Read servait de lien entre les entreprises privées et les institutions publiques. C’est d’elle que venaient des gens comme James Forrestal et Charles F. Detmar ; Ferdinand Eberstadt en avait été l’un des associés avant de fonder sa propre firme, qui fournit d’autres hommes aux cercles politiques et militaires. Les administrations républicaines semblent donner la préférence à la firme Kuhn et Loeb, et à l’agence de publicité Batten, Barton, Durstine et Osborn.

Quel que soit le parti au pouvoir, il y a toujours le cabinet juridique de Sullivan et Cromwell. Cyrus Eaton, banquier du Middle West, a dit : « Arthur H. Dean, associé principal de Sullivan et Cromwell, au numéro 48 de Wall Street, est l’un de ceux qui ont participé à la rédaction de la loi sur les valeurs boursières de 1933, premier d’une série de textes votés pour réglementer les marchés de capitaux. Lui et sa firme, qui passe pour être la plus importante des États-Unis, sont restés [204] en relations étroites avec la S.E.C. [5] depuis sa création, et ce sont eux qui ont la plus grande influence sur cette commission. »

Il y a aussi la troisième banque des États-Unis, la Chase National Bank de New York (aujourd’hui Chase Manhattan). Quel que soit le parti au pouvoir, les dirigeants de cette banque et ceux de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement échangent leurs postes : John J. McCloy, qui devint président de la Chase National en 1953, est un ancien président de la Banque mondiale ; et son successeur à la présidence de la Banque mondiale était un ancien vice-président de la Chase National Bank. Et en 1953, le président de la Chase National. Winthrop W. Aldrich, fut nommé ambassadeur en Grande-Bretagne [6].

La périphérie de l’élite du pouvoir — qui se renouvelle plus souvent que le noyau — se compose de « gens qui comptent », bien qu’ils ne soient pas forcément « dans le coup » pour telle ou telle décision importante, et qu’ils ne fassent pas la navette entre les diverses hiérarchies. Pour être membre de l’élite du pouvoir, il n’est pas nécessaire de prendre personnellement toutes les décisions que l’on peut attribuer à cette élite. Chaque membre, dans les décisions qu’il prend effectivement, tient grand compte des autres. L’élite n’est pas seulement composée de ceux qui prennent les décisions dans les divers grands domaines de la guerre et de la paix ; elle comprend aussi ceux dont on tient compte même s’ils ne jouent pas un rôle direct dans une décision.

À la périphérie et en dessous, vers les échelons inférieurs, l’élite se perd peu à peu dans les échelons moyens du pouvoir, les membres ordinaires du Congrès, les groupes de pression [205] qui ne sont pas représentés au sein de l’élite, et dans une multiplicité d’intérêts régionaux et locaux. Si les hommes de ces échelons moyens ne font pas tous partie de gens qui comptent, il faut parfois en tenir compte, les manipuler, les cajoler, les briser, ou les admettre dans les hautes sphères.

Quand les membres de l’élite s’aperçoivent que, pour obtenir quelque chose, ils ont besoin de gens situés au-dessous d’eux — par exemple quand il faut faire passer un projet de loi au Congrès —, ils sont obligés de faire eux-mêmes pression. Mais dans le langage de l’élite, ce genre de lobby à l’échelon supérieur s’appelle « travail de liaison ». Il y a des militaires chargés de la « liaison » avec le Congrès, avec certains secteurs capricieux de l’industrie, avec pratiquement tous les éléments importants qui ne sont pas directement impliqués dans l’élite du pouvoir. Les deux membres de l’état-major de la Maison-Blanche qui portent le titre officiel d’agents de « liaison » ont tous deux une grande expérience des questions militaires ; l’un d’eux a été directeur d’une banque d’affaires et homme de loi, en même temps que général.

Ce ne sont pas les associations professionnelles mais les cliques supérieures d’hommes de loi et de banquiers qui sont les chefs politiques actifs des riches de l’entreprise et des membres de l’élite. « Bien que l’on croie généralement que les associations professionnelles ont une énorme influence sur l’opinion publique et sur l’orientation de la politique nationale, certains signes prouvent que l’interaction de ces associations au niveau officiel n’est pas très étroite. La tendance générale des associations semble être de stimuler des activités axées sur les intérêts spécifiques de l’organisation, et l’on fait plus d’efforts pour éduquer les membres de l’association que pour essayer d’influencer les autres associations sur le problème en question. [...] En tant que moyens de définir et de redéfinir la structure générale des valeurs du pays, ces associations jouent un rôle important. [...] Mais quand les problèmes sont nettement tranchés, on demande aux individus reliés aux grands intérêts des entreprises de faire pression au [206] bon endroit et au moment stratégique. Les associations nationales fonctionnent peut-être comme agents coordinateurs de ces pressions, mais il semble que le facteur décisif des choix politiques soit l’intercommunication très poussée entre les membres qui siègent au sommet des grandes entreprises [7]. »

Le système traditionnel du lobby, tel qu’il est appliqué par les associations professionnelles, existe encore, bien qu’il ait lieu généralement aux échelons moyens du pouvoir, car il vise surtout le Congrès, et aussi, bien entendu, la masse des membres de l’association. La fonction essentielle de la National Association of Manufacturers, par exemple, n’est pas d’influencer directement la politique, mais de révéler aux petits industriels que leurs intérêts sont les mêmes que ceux des grandes entreprises. Mais il y a aussi des manœuvres de lobby à l’échelon supérieur. Dans tout le pays les dirigeants d’entreprise sont attirés dans le cercle des chefs militaires et politiques par leurs relations personnelles, par les associations professionnelles et leurs diverses sous-commissions, par les clubs de grand prestige, par les affiliations politiques explicites et par les relations avec leurs clients. « Chez ces dirigeants, affirmait un enquêteur qui connaît ces cliques de près, on a pleinement conscience des grands problèmes politiques qui se posent actuellement au pays, comme la lutte contre l’augmentation des impôts, le transfert de toutes les activités productives à l’entreprise privée, l’augmentation du commerce avec l’étranger, la réduction des mesures sociales et autres interventions intérieures du gouvernement à un minimum, le renforcement et le maintien de la mainmise exercée sur la nation par le parti actuellement au pouvoir [8]. »

En fait, il existe des cliques formées de dirigeants d’entreprise qui jouent un rôle important en tant que meneurs officieux [207] d’opinion aux échelons suprêmes du pouvoir économique, politique et militaire, et non en tant que membres actifs d’organisations militaires et politiques. Dans les cercles militaires, les cercles politiques et « sur la touche » du domaine économique, ces cercles et ces cliques de dirigeants d’entreprise participent à presque toutes les grandes décisions quel que soit le sujet discuté. Et l’important, dans ces intrigues de couloir à l’échelon supérieur, est qu’elles ont lieu à l’intérieur même de l’élite.

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La conception de l’élite du pouvoir et de son unité repose sur l’évolution parallèle des organisations économiques, politiques et militaires, et sur la convergence de leurs intérêts respectifs. Elle repose aussi sur la similitude d’origine et d’idées, sur les relations mondaines et personnelles qui unissent les cercles dirigeants de ces trois hiérarchies dominantes. Cette conjonction de forces institutionnelles et psychologiques se manifeste par le grand va-et-vient du personnel à l’intérieur des trois grands ordres institutionnels et par l’apparition d’entremetteurs, par exemple dans les manœuvres de couloir pratiquées à l’échelon supérieur. Par conséquent, notre conception de l’élite du pouvoir ne repose absolument pas sur l’hypothèse selon laquelle l’histoire de l’Amérique, depuis les origines de la Deuxième Guerre mondiale, serait le résultat d’un complot, ou d’une grande conspiration ourdie et dirigée par les membres de cette élite. Notre conception se fonde sur des raisons totalement impersonnelles.

Cependant, il n’est guère douteux que l’élite américaine du pouvoir — qui contient, paraît-il, certains des « plus grands organisateurs du monde » — ait ourdi des projets et des complots. L’avènement de l’élite, comme nous l’avons déjà montré, n’a pas pu être le résultat d’un complot, et ne l’a pas été ; la force de notre conception ne repose pas sur l’existence d’une organisation secrète ou connue du public. Mais, une [208] fois que la conjonction de la tendance structurale et de la volonté d’utiliser celle-ci a donné naissance à l’élite du pouvoir, alors ses membres ont établi des projets et des programmes, et de fait beaucoup d’événements et de décisions officielles de la cinquième période sont impossibles à interpréter si l'on ne se réfère pas à l’existence de l’élite. « Il y a une grande différence, comme l’a fait observer Richard Hofstadter, entre le fait de découvrir dans l’histoire certaines conspirations, et le fait de dire que l’histoire est en réalité une conspiration... »

Les tendances structurales des institutions apparaissent, à ceux qui en occupent les postes de commandement, comme autant d’occasions. Quand les hommes ont pris conscience de ces occasions, ils essayent d’en profiter. Dans les trois domaines institutionnels principaux, certains types d'hommes plus sagaces que les autres ont travaillé énergiquement à établir la liaison avant qu’elle n’ait vraiment pris sa forme actuelle. Ils l’ont fait souvent pour des raisons que leurs partenaires ne partageaient pas, mais qu’ils ne repoussaient pas non plus ; souvent le résultat de leur travail de liaison a eu des conséquences qu’aucun d’entre eux n’avait ni prévues ni encore moins voulues, et ces conséquences n’ont fait l’objet d’une orientation explicite que plus tard, lorsque l’élite eut atteint un stade élevé de développement. C’est seulement au moment où l’élite était déjà bien installée que la plupart de ses membres ont pris conscience d’en faire partie, avec plaisir et parfois aussi avec une certaine inquiétude. Mais quand le système de coordination est en marche, d’autres hommes y entrent volontiers, et ils l’acceptent sans la moindre hésitation.

Du point de vue de l’organisation explicite — sous forme de conspiration ou non —, l’élite du pouvoir, par sa nature même, a davantage tendance à utiliser les organisations existantes, en les travaillant de l’intérieur ou de l’extérieur, qu’à créer des organisations explicites composées uniquement d’hommes à elle. Mais s’il n’existe pas de mécanisme [209] assurant, par exemple, l’équilibre entre les facteurs politiques et les facteurs militaires dans les décisions prises, elle en inventera un et l’utilisera, comme c’est le cas pour le National Security Council. En outre, dans un système de démocratie formelle, les objectifs et les pouvoirs des divers éléments de l’élite sont encore renforcés par un aspect particulier de l’économie de guerre permanente, à savoir l’hypothèse selon laquelle la sécurité du pays repose sur le secret total qu’il garde sur ses projets et ses intentions. Sous ce manteau du secret, on peut soustraire à l’attention du public beaucoup de grands événements qui pourraient lui révéler le fonctionnement de l’élite du pouvoir. Grâce au secret qui recouvre ses opérations et ses décisions, l’élite du pouvoir peut cacher ses intentions, ses activités et son renforcement. Tout secret imposé à ceux que leurs fonctions mettent à même d’observer les grands « décideurs » joue manifestement en faveur de l’élite, et non contre elle.

Par conséquent, nous avons des raisons — mais, pas de preuves, en raison de la nature même de ce cas — de soupçonner que l’élite du pouvoir n’est pas complètement « en surface ». Il n’y a rien de secret en elle, bien que ses activités ne fassent pas l’objet de publicité. En tant qu’élite, elle n’est pas organisée, bien que ses membres se connaissent souvent, qu’ils paraissent collaborer d’une façon tout à fait naturelle, et que de nombreuses organisations, leur soient communes. Elle n’a rien d’une conspiration, bien que ses décisions soient souvent inconnues du public, et que son mode d’opération soit plus la manipulation que l’action explicite.

On ne peut pas dire que les hommes de l’élite croient à une élite fermée travaillant en coulisse au-dessus de la masse. Ils ne parlent pas ce langage. Ils disent simplement que le peuple a forcément des idées confuses et qu’il doit, comme un enfant confiant, placer entre les mains d’experts le monde nouveau de la politique étrangère, de la stratégie et de l’exécution. Ils disent simplement que chacun sait qu’il faut un chef, et qu’il y en a généralement un. De toute [210] façon, les autres s’en fichent, et en plus ils ne sauraient pas diriger. Ainsi le fossé qui sépare les deux types d’hommes va s’élargissant.

Quand on définit les crises comme totales, et apparemment permanentes, les conséquences des décisions deviennent totales, et l’on finit par intégrer les décisions dans tous les grands domaines de l’existence, et par les rendre totales. On peut mesurer jusqu’à un certain point les conséquences de ce processus pour les autres ordres institutionnels ; une fois ce point dépassé, on prend des risques. C’est alors que le manque de personnes intuitives et imaginatives se fait sentir, et que les dirigeants se plaignent de ne pas avoir de successeurs qualifiés dans le domaine politique, militaire et économique. Ce sentiment les oblige à s’intéresser de plus en plus à la formation de successeurs capables de prendre le commandement quand leurs aînés n’y seront plus. Dans chaque domaine apparaît peu à peu une nouvelle génération, qui a grandi dans une époque où les décisions ont toujours été coordonnées.

Dans chaque cercle de l’élite, nous avons remarqué ce souci de recruter et de former des successeurs considérés comme des « hommes d’envergure », c’est-à-dire capables de prendre des décisions qui impliquent des domaines institutionnels autres que le leur. Les cadres supérieurs ont instauré des programmes officiels de recrutement et de formation afin de peupler le monde de l’entreprise, à peu près comme s’il s’agissait d’un État dans l’État. Le recrutement et la formation de l’élite militaire font depuis longtemps l’objet d’un système professionnel rigide, mais ils englobent à présent des procédés d’éducation que les derniers généraux et amiraux de l’ancienne école considèrent comme absurdes.

Seul l’ordre politique, en l’absence d’un véritable corps de fonctionnaires, est resté à la traîne, créant ainsi un vide administratif qui a attiré les bureaucrates militaires et les intrus de l’entreprise. Mais, même dans ce domaine, depuis [211] la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu de nombreuses tentatives, faites par des membres de l’élite aussi sagaces que feu James Forrestal pour instaurer un corps de fonctionnaires dont les membres passeraient une partie de leur carrière au service des entreprises [9].

Ce qui fait défaut, c’est un programme de recrutement et de formation qui soit vraiment commun à toute l’élite ; en effet, la filière école préparatoire — collège de la Ivy League — école de droit, suivie par les 400, ne correspond pas à ce qu’on attend aujourd’hui des chefs de l’élite. Des Britanniques, conscients de cette lacune, comme le maréchal Montgomery, ont récemment réclamé l’adoption d’un système « selon lequel on pourrait séparer des médiocres une minorité de jeunes étudiants d’envergure, et leur donner la meilleure instruction possible pour doter le pays de dirigeants capables ». Cette proposition est reprise, sous des formes diverses, par beaucoup d’Américains, qui acceptent la critique faite par Montgomery de « la théorie américaine de l’enseignement public pour la raison qu’elle est incapable de produire l’élite de dirigeants [...] dont ce pays a besoin pour faire face à ses obligations de première puissance mondiale ».

Ces exigences reflètent en partie le besoin informulé de dépasser le recrutement fondé uniquement sur la réussite économique, système suspect dans la mesure où il entraîne souvent la pratique d’une haute immoralité ; elles reflètent en partie le besoin formulé d’avoir des hommes qui connaissent, comme ledit lord Montgomery, « la signification de la discipline ». Mais surtout ces exigences reflètent un fait dont les membres de l’élite ont conscience sous une forme plus ou moins nette : l’époque des décisions coordonnées, qui impliquent des conséquences infiniment plus vastes, nécessite une élite du pouvoir d’une envergure nouvelle. [212] Dans la mesure où les problèmes soulevés par une décision sont extrêmement nombreux et dispersés, où l’information nécessaire est complexe et nécessite des connaissances particulières, les dirigeants ne se contenteront pas de se consulter réciproquement ; ils s’efforceront de former leurs successeurs pour les tâches du moment. Ces hommes nouveaux feront l’apprentissage du pouvoir dans un système où les décisions économiques, politiques et militaires sont coordonnées.

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L’idée de l’élite du pouvoir repose sur un certain nombre de faits et nous permet de les comprendre. Ce sont :

1. les tendances institutionnelles décisives qui caractérisent la structure de notre époque, en particulier l’avènement des militaires dans une économie de l’entreprise privée et, sur un plan plus général, les diverses coïncidences d’intérêts objectifs qui unissent les institutions économiques, militaires et politiques ;

2. les similitudes sociales et les affinités psychologiques des hommes qui occupent les postes de commandement de ces structures, en particulier le caractère de plus en plus interchangeable des postes supérieurs dans chacune d’entre elles, et le va-et-vient de plus en plus fréquent des hommes de pouvoir entre ces trois ordres ;

3. la ramification des décisions prises au sommet, qui sont devenues à peu près totales, et l’arrivée au pouvoir d’une catégorie d’hommes qui, par leur formation et leur inclination, sont des organisateurs professionnels de première force et ne sont pas freinés par l’apprentissage de la démocratie dans le cadre d’un parti.

Négativement, la formation de l’élite du pouvoir repose sur :

1. la relégation du politicien professionnel de parti aux échelons moyens du pouvoir ;

[213]

2. l’impasse semi-organisée entre les intérêts des diverses localités souveraines, à laquelle se réduit aujourd’hui la fonction législative ;

3. l’absence à peu près totale d’un corps de fonctionnaires politiquement neutre mais politiquement responsable, qui constituerait un réservoir d’intelligence et de capacités administratives ;

4. le secret officiel derrière lequel on s’abrite de plus en plus pour prendre de grandes décisions sans que le problème soit débattu devant le public, ni même devant le Congrès.

Par suite de ces tendances, le directoire politique, les riches de l’entreprise et les militaires ascendants se sont réunis pour former l’élite du pouvoir, et les hiérarchies élargies et centralisées qu’ils dirigent ont empiété sur l’ancien système d’équilibre et l’ont désormais relégué aux échelons moyens du pouvoir. À présent, la société d’équilibre est une conception qui s’applique de façon précise aux niveaux moyens, et à ce niveau l’équilibre est souvent la résultante de forces retranchées dans une province et irresponsables sur le plan national, plutôt qu’un centre de pouvoir et de décision nationale.

Mais la base ? Tandis que ces tendances se manifestaient au sommet et au milieu, qu’est-il arrivé au grand public américain ? Si le sommet est plus puissant que jamais, plus unifié et désireux d’agir, si les zones du milieu sont de plus en plus condamnées à une impasse semi-organisée, dans quel état est la base, dans quelle situation est le peuple en général ? L’apparition de l’élite du pouvoir repose sur la transformation des publics américains en une société de masse, et fait dans une certaine mesure partie de ce processus.

L’Élite du pouvoir, Paris,
Maspero, 1969, pp. 281-304.



[1] Cf. Elmer Davis, But we were born free, Indianapolis, Bobbs-Merrill éd., 1953.

[2] L’expression « classe dominante » a un contenu trop chargé. « Classe » est un terme économique ; « dominante », un terme politique. Donc l’expression « classe dominante » renferme l’idée qu’une classe économique est politiquement dominante. Que cette théorie en raccourci soit vraie ou non, nous ne voulons pas transporter cette idée assez simple dans tous les termes que nous utilisons pour définir nos problèmes ; nous cherchons à présenter les théories sous une forme explicite, en utilisant des termes ayant un sens précis et unilatéral. Spécifiquement, l’expression « classe dominante » dans son acception politique habituelle n’accorde pas une autonomie suffisante à l’ordre politique et à ses agents, et elle ne dit rien des militaires en tant que tels. Le lecteur doit s’être rendu compte que nous n’acceptons pas l’idée simpliste selon laquelle les grands hommes économiques prennent unilatéralement toutes les décisions d’importance nationale. Nous affirmons qu’à cette idée simple du « déterminisme économique » il faut ajouter le « déterminisme politique » et le « déterminisme militaire », que les agents supérieurs de chacun de ces trois domaines ont souvent aujourd’hui une assez grande autonomie ; et que c’est seulement dans une coalition souvent complexe qu’ils prennent et exécutent les décisions les plus importantes. Voilà les raisons essentielles pour lesquelles nous préférons « élite du pouvoir » à « classe dominante » pour désigner les cercles supérieurs quand nous les considérons sous l’angle du pouvoir.

[3] Alger Hiss, fonctionnaire du département d’État, fut accusé en 1948 par Whittaker Chambers d’espionnage au profit de l’U.R.S.S. (N.d.T.)

[4] Pour une excellente introduction à l’unité internationale des intérêts des entreprises, voir James S. Martin, All Honorable Men, Boston, Little Brown éd., 1950.

[5] Securities and Exchange Commission (commission des valeurs et de la Bourse) : organisme fédéral réglementant le marché des valeurs aux États-Unis. (N.d.T.)

[6] Ajoutons qu’en 1968 Mac Namara, ancien président de Ford, puis secrétaire à la Défense, est devenu à son tour président de la Banque mondiale. (N.d.T.)

[7] Floyd Hunter, « Pilot Study of National Power and Policy Structures », University of North Carolina Research Previews, vol. 2, n° 2, Institute for Research in Social Science, mars 1954.

[8] Floyd Hunter, loc. cit.

[9] Cf. Mills, « The Conscription of America », Common Sense, avril 1945.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 décembre 2020 9:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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