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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Lessard, “La déception des « classes moyennes » à l’égard de l’École. Le cas du Canada.” In Revue internationale d’éducation de Sèvre, no 46, décembre 2007, pp. 77-86. Numéro intitulé: “L’émergence d’une autre école.” [Claude Lessard nous a accordé, le 27 avril 2022, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[77]

Claude Lessard

Professeur titulaire, Université de Montréal

“La déception des « classes moyennes »
à l’égard de l’École.
Le cas du Canada.”

In Revue internationale d’éducation de Sèvre, no 46, décembre 2007, pp. 77-86. Numéro intitulé : “L’émergence d’une autre école.”

Il n’y a pas si longtemps, les sociologues semblaient quasi unanimes à constater la « classe moyennisation » des sociétés de la modernité avancée. En effet, ils observaient un vaste mouvement de convergence et d’homogénéisation des niveaux et des modes de vie tout au long des trente glorieuses. Ils pouvaient ainsi se représenter la société comme une poire avec un ventre de plus en plus gros et un cou étroit ou aminci. Si des inégalités économiques persistaient, elles apparaissaient moins grandes qu’autrefois et nettement plus tolérables. Surtout, tous étaient convaincus que ces inégalités continueraient à s’atténuer avec le temps et une croissance économique continue et généralisée.

École et classes moyennes

Cette convergence des modes de vie et ce rassemblement de grands nombres autour de l’imaginaire des classes moyennes se sont ainsi et d’abord vécus sous le mode heureux de l’expansion des classes moyennes, de la tertiarisation de l’économie, d’une consommation et d’une culture de masse à leur image, et d’une politique de plus en plus « centriste » et « réformiste » (sur ce dernier point, il y a bien évidemment des exceptions, comme la France). Les sociétés de classes moyennes apparaissaient apaisées et « sans problèmes ». La croissance économique, l’innovation technologique, le développement des services requéraient, en même temps qu’ils rendaient possible, une mobilité sociale accrue. L’ascenseur social, pour parler comme les collègues français, loin d’être en panne, semblait fonctionner à pleine vitesse ! « Qui s’instruit s’enrichit », disait-t-on dans le Québec de la Révolution tranquille et ma foi, cela fut reçu par les parents des classes moyennes à l’époque émergentes, sinon comme une vérité certaine, du moins comme un pari sur l’avenir qui méritait d’être relevé, tant l’optimisme de classe était grand.

Pour le moment, reconnaissons que l’éducation a été et est toujours au cœur de ces évolutions. Car la « classe moyennisation » de la société, liée à la tertiarisation de l’économie, suppose des travailleurs instruits, détenteurs de titres scolaires. Ces titres sont censés assurer aux employeurs des travailleurs fiables et responsables, capables d’exercer leur jugement à l’intérieur du cadre du travail bureaucratiquement réglé ; pour d’autres, les qualifications requises [78] pour occuper des fonctions d’encadrement intermédiaire au sein des entreprises, assumer les responsabilités des semi-professionnels et des professionnels au sein des bureaucraties publiques et para-publiques, sont plus élevées et nécessitent une scolarisation plus longue. Dans ce dernier cas, les travailleurs instruits doivent être davantage autonomes, capables de décision, de créativité et d’innovation. Mais la différence entre les premiers et les seconds en est une de degré et non de rapport au travail.

L’École, en tant qu’employeur, est aussi un acteur de la tertiarisation de l’économie. Dans toutes les sociétés développées, l’institution scolaire est un des plus gros employeurs. L’éducation nationale demeure l’une des plus grandes bureaucraties qui emploie des enseignants, des gestionnaires et des cadres. Ces travailleurs sont tous dotés de titres scolaires et appartiennent tous aux classes moyennes. Pour bon nombre d’entre eux, l’enseignement a permis une certaine mobilité sociale ; ils sont donc la preuve que l’ascenseur social fonctionne et que les principes méritocratiques ont véritablement pénétré le champ social.

L’institution scolaire a donc contribué de manière significative à la « classe moyennisation » de la société. Car ce qui définit les classes moyennes, c’est bien leur capital scolaire, qui leur donne accès aux positions sociales qu’elles valorisent et qui leur confère du prestige, de l’influence et du pouvoir. Puisque ce capital scolaire ne peut se transmettre de génération en génération comme d’autres formes de capital, il faut que les enfants de classes moyennes réussissent leurs études comme les enfants des autres milieux sociaux (méritocratie oblige !), s’ils veulent reproduire la position sociale de leurs parents ou l’améliorer. On comprend que le rapport des classes moyennes à l’école est éminemment intéressé. Pour elles, c’est une affaire d’identité et de maintien de leur mode de vie. La réussite scolaire des enfants a en quelque sorte, pour les parents, valeur d’assurance pour la reproduction de leur mode de vie et atténue la crainte de la chute sociale, que plusieurs auteurs (notamment Ehrenreich 1989, Ball 2006, Dubet et Duru-Bellat 2006) estiment au cœur de l’inquiétude et de l’anxiété des classes moyennes actuelles.

Une harmonie mise en question

À bien des égards, le sort des classes moyennes et celui de l’école et de ses agents sont donc historiquement liés, et ce d’une manière forte et durable. Or plusieurs phénomènes semblent indiquer que tout ne tourne pas rond entre l’école, et notamment l’école publique, et les classes moyennes.

L’analyse de la stratification canadienne et de sa dynamique faite par J. Létourneau (1996) m’apparaît riche et stimulante. Je crois que son modèle est transférable à d’autres contextes et que, sur ce plan, la dynamique des sociétés [79] développées du Nord est convergente. Pour Létourneau, les transformations économiques actuelles, associées à la mondialisation, induisent des processus de changement rampant et non systématique, mais néanmoins aux conséquences majeures, de telle sorte qu’il nous faut parler d’une transition ou d’une mutation dont on ne connaît pas encore le terme. Si les sociétés d’après-guerre furent des totalités en mouvement et en relatif équilibre, nous serions présentement dans une situation de déséquilibres, de désarticulations, de déphasages, de turbulences, sans image précise du point d’arrivée. C’est l’économie en voie de mondialisation qui est ici motrice.

L’idée d’une ligne de fracture au sein même des classes moyennes et la double direction de la mobilité sociale, à la fois ascendante pour les migrants et les gagnants, et descendante pour les enracinés et les perdants, m’apparaît correspondre à la réalité observable. Létourneau n’hésite d’ailleurs pas à parler de dualisation de la société qui se manifeste par la bipolarisation des classes moyennes, une minorité de ses membres tirant son épingle du jeu de l’économie migrante, et la majorité, soucieuse de maintenir sa position, luttant pour en contrer les effets négatifs : précarisation, diminution de son train de vie, tassement de ses aspirations et dévalorisation de sa culture seraient le lot de cette population en chute sociale.

Cette idée d’une mobilité sociale descendante accrue est aussi au cœur du travail de Guibert et Mergier (2006). Ces chercheurs affirment que « depuis le début des années quatre-vingt-dix, nous vivons plus l’éclatement de la fameuse “classe moyenne” que la fin de la classe ouvrière, qui date du début des années quatre-vingts. Le chômage de masse, la précarisation des contrats de travail, les mutations induites par le “capitalisme total”, les nouvelles technologies et la tertiarisation traversent l’ensemble du salariat et redessinent la cartographie sociale. » (2006 : 61-62). Ce constat amène les auteurs à conclure que mieux vaut dorénavant parler de « milieux sociaux » et non plus de classes sociales, au sens classique du terme, telles que définies par la sociologie française d’après-guerre.

Pour sa part, F. Dubet, qui s’interroge sur la pertinence actuelle de la notion de classe sociale, la société actuelle ne pouvant plus à ses yeux être saisie comme une totalité fonctionnelle ou conflictuelle (1994), estime néanmoins que cette notion demeure toujours utile pour analyser les rapports de domination au sein de la société. Cependant, il propose de faire éclater le modèle classique des trois classes, en de multiples rapports de domination, liés à la mondialisation de l’économie. Selon lui, « les rapports de classe se sont désarticulés et ne se jouent plus dans l’espace homogène de la société industrielle nationale. Ceci nous conduit à proposer une représentation assez complexe de la structure sociale dans laquelle les rapports de classe se jouent dans plusieurs ensembles entretenant, entre eux, des rapports de domination, pour ne pas dire des rapports de classe » (2003 : 77). Dans ce nouveau contexte, il y aurait quatre ensembles :

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– l’ensemble des compétitifs, qui regroupe les entreprises et les travailleurs tournés vers l’exportation, les nouvelles technologies et la recherche et le développement ; ce sont les « migrants » et les « gagnants » de Létourneau ;

– l’ensemble des précaires, qui regroupe les entreprises et les travailleurs qui dépendent du premier ensemble et qui selon Dubet, « se voit réserver… le travail le plus pénible et le plus exposé à la concurrence de la main-d’œuvre des pays pauvres » (2003 : 77) ; les précaires se vivent comme la nation blessée et menacée de chute et de marginalisation sociale ; ils sont inquiets, déstabilisés et craignent l’avenir pour eux comme pour leurs enfants ; ils prennent une place croissante parmi les classes moyennes « enracinées » de Létourneau ;

– l’ensemble des protégés, insérés dans les structures de l’État ; leur revenu est fixé pour une bonne part par la force de leur corporation ou de leur syndicat, davantage que par les forces du marché ; les protégés se vivent comme « le cœur de l’intégration et de la nation, ce qu’on appelle en France la République » (Dubet, 2003 : 77) ; ce sont les « enracinés » de Létourneau ;

– l’ensemble des exclus, qui regroupe les prestataires d’aide sociale, et celles et ceux qui survivent grâce à l’économie informelle ; ce sont les « démunis » de Létourneau.

Selon Dubet, il y a des rapports de domination, et donc de classes, à la fois au sein de chacun de ces ensembles et aussi entre eux. Cette analyse a le mérite de s’ouvrir à des perspectives qui tentent de prendre en compte les évolutions économiques, politiques et sociales actuelles. Reformulée avec en tête la problématique des classes moyennes, elle donne à penser que celles-ci, qui sont présentes dans les trois premiers ensembles de travailleurs, se retrouvent dans des situations génératrices de fortes tensions entre elles. Ainsi, les jeunes familles de classes moyennes, qu’elles participent à l’ensemble des compétitifs ou des précaires, ne perçoivent pas comme nécessaires et équitables les protections dont jouissent les protégés et elles pourraient être intéressées à faire sauter les verrous qui assurent la protection de l’ensemble des protégés. Cela est particulièrement vrai pour les précaires, chez qui la crainte de la chute est à la fois fortement ressentie et objectivement fondée. Cette chute sociale n’est pas que subie comme une fatalité : elle est vivement crainte, c’est-à-dire représentée et intégrée dans l’imaginaire des acteurs. Pour autant que les classes moyennes se caractérisent par une certaine capacité de réflexivité induite par leur scolarisation et par le type de travail qu’elles effectuent, on peut penser que cette vision de la stratification et surtout celle de cette double dynamique ascendante et descendante pénètre leur conscience, en même temps qu’elle trouve sa place dans les différents discours politiques actuels. Cette crainte n’est donc pas que conjoncturelle, même si les transformations économiques actuelles l’accentuent. Elle est au cœur de l’éthos des classes moyennes.

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Le rapport social à l’école

Le sociologue britannique S. Ball n’hésite pas parler d’une « ontologie » des classes moyennes qu’il définit comme un « mélange paradoxal de confiance et de crainte, ou d’efficacité et d’incertitude » (2003 : 179). De nombreuses études (Hyman, 1965) ont mesuré les valeurs des classes moyennes et inféré qu’elles étaient de nature à soutenir l’effort scolaire, la motivation, la réussite et l’accomplissement d’un long parcours scolaire. Selon ces études, les parents de classes moyennes transmettent à leurs enfants des valeurs de réussite personnelle et professionnelle, ils soutiennent le « need achievement » de leurs enfants et valorisent une de ses conditions essentielles, soit l’acceptation par ces derniers de la gratification différée. Tout en reconnaissant la valeur du plaisir et de l’expression, les classes moyennes instillent à leurs enfants la nécessité du report à plus tard de l’assouvissement du plaisir légitime, ainsi que le sens de la discipline, du travail et du contrôle de soi. La croyance profonde dans la méritocratie et dans la réussite personnelle fonde cette échelle de valeurs. Cette réussite personnelle prend diverses formes (économique, sociale ou culturelle), mais elle comporte un souci du bien public et de la collectivité. Vous l’aurez compris, ces études anglo-saxonnes nous ont montré que les parents de classes moyennes demeuraient encore, dans la seconde moitié du vingtième siècle, fidèles à l’éthique protestante du travail ! Elles ont de plus permis de confirmer que ces parents sont aussi plus égalitaires et « démocratiques » dans leurs rapports avec leurs enfants, les écoutent davantage, discutent et négocient avec eux plus souvent. Dans ce cadre et à cette fin, ils utilisent un langage plus élaboré, moins rigide, plus nuancé et plus riche. Ils développent dans leurs interactions avec leurs enfants ce sens de la délibération et du compromis, si peu congruent avec des modes d’éducation autoritaires ou autoritaristes.

Ce mélange de soutien et de contrôle des enfants, de valeurs expressives et instrumentales, d’ambition imposée et d’autonomie personnelle, d’individualisme et de souci de l’autre, d’égalité des échanges et d’autorité parentale ferme est typique des classes moyennes ou, si l’on préfère, de la représentation que nous avons construite de ces classes. Il permet aux classes moyennes de se projeter comme acteur de la modernité culturelle et du progrès social.

Pour autant que ces études empiriques comportaient des échantillons représentatifs de l’ensemble de la population, l’image des milieux populaires qui s’en dégageaient n’était guère positive. Fatalistes dans leur vision de l’avenir, moins ambitieux en matière de travail ou plutôt résignés et prêts à se contenter de ce que leurs enfants reproduisent les mêmes modes de vie qu’eux (Willis, 1977), vivant dans le présent, incapables de gratification différée et de planification à long terme, autoritaires dans leurs modes d’éducation, parlant une langue pauvre, les milieux populaires manquaient en somme de tout ce que les classes moyennes affichaient de bon et de valable et qui semblaient requis par la scolarisation et pour la réussite sociale. Au jeu de la scolarisation longue, au [82] sein d’un système de masse, différencié suivant de multiples filières, options, points de transition et de bifurcation et vécu comme le parcours du combattant, des connaissances et des compétences stratégiques s’imposent pour y survivre et y réussir. Ces habiletés seraient plus développées parmi les parents de classes moyennes que parmi les parents de milieux populaires dont le parcours scolaire a été en général moins long et moins heureux.

Ball (2003) conclut une analyse de la gestion des risques scolaires par les parents de classes moyennes en affirmant que le quasi-marché éducatif actuel, même et peut-être à cause même des risques qu’il comporte, est bien adapté aux dispositions et aux intérêts des classes moyennes. Celles-ci combinent en effet à la fois un fort sens de la responsabilité individuelle dans la conduite de la vie, l’importance de l’éducation dans la construction de soi et dans la reproduction sociale et un sens aigu des risques liés à ce parcours qu’il faut gérer adéquatement. Ce sens des risques serait en quelque sorte accentué par les évolutions typiques de la modernité avancée et de la mondialisation.

Les classes moyennes apprennent donc à gérer des risques. Elles ont un capital culturel qu’elles tentent de transmettre à leurs enfants du mieux qu’elles peuvent, par diverses expériences familiales, des échanges culturels, des sorties, des voyages, des vacances, etc. Aussi, elles appartiennent à des réseaux sociaux qui peuvent leur fournir des informations et des indications utiles aux nombreuses décisions à prendre tout au long de la période d’éducation et de scolarisation de leurs enfants. Elles peuvent avoir le sentiment de réduire à zéro les risques en inscrivant leurs enfants dans le réseau privé, comme si ce réseau constituait à leurs yeux une enclave d’instruction et de socialisation, une protection contre l’intrusion en milieu scolaire d’un ensemble de problèmes sociaux interreliés (violence, drogue, incivilité, cultures marginales), une sorte de police d’assurance contre l’échec scolaire, et une garantie de diplômation. Certes, dans la plupart des pays du monde, le secteur privé joue cette carte : il rassure les parents de classes moyennes en construisant un « nous » (les gens de classes moyennes) et « eux » (les autres, divers et différents, nouveaux arrivés, etc.). En ce sens, il inclut et exclut tout à la fois. C’est ainsi que l’inclusion est pour les parents une manière de gérer les risques de la reproduction sociale.

S’ils décident de demeurer au sein du réseau public, les parents de classes moyennes utiliseront diverses sources d’information disponibles, par exemple les palmarès d’établissements publiés dans les journaux ou sur les sites Internet des ministères de l’éducation nationale. Ils consulteront les professeurs de leurs enfants et ou des spécialistes de l’orientation scolaire et professionnelle. Ils fréquenteront les journées portes ouvertes de diverses institutions. Ils liront la publicité des institutions. Ils demanderont l’avis de leurs voisins de quartier et de leurs amis. Ils soumettront le dossier de leurs enfants à plusieurs écoles, question de maximiser les chances ou la variété de choix. Ils parleront enfin [83] avec leurs enfants et leurs amis, bref ils emmagasineront le maximum d’informations, jusqu’à ressentir un sentiment de surdose d’une information somme toute incomplète, partielle et partiale, et difficile à évaluer. Et en effet, plusieurs trouveront difficiles d’estimer lesquelles sont dignes de confiance et rationaliseront leurs choix avec parfois un sentiment d’incertitude maintenue. Ball souligne à juste titre combien les parents semblent avoir un rapport ambivalent à l’égard de l’information transmise et notamment combien ils se méfient de toute information officielle, de quelque source qu’elle provienne.

Si les classes moyennes ne font que s’adapter à une situation que les politiques de l’État plus ou moins inspirées du néo-libéralisme et du New Public Management ont créée, on ne saurait leur en tenir rigueur. Suivant ce point, si elles se comportent ainsi, c’est qu’on les a encouragées à le faire. Par ailleurs, il faut reconnaître que ces politiques ont été édictées afin de répondre aux besoins et aspirations de ces mêmes classes moyennes. On est ici dans la double nature de la structuration où les individus et les groupes sont à la fois le produit et les producteurs de la structure.

La quête d’un équilibre ?

Jusqu’ici, j’ai voulu montrer que le lien qui unit les classes moyennes à l’école est profond et historique, que l’éthos de classe moyenne est un mélange de valeurs d’épanouissement personnel et de réussite professionnelle, et que l’éducation, en tant que distributrice du capital culturel, suscite chez les parents des diverses classes moyennes un fort intérêt, dans tous les sens de ce mot. Elle est donc par le fait même au cœur des stratégies de reproduction. Il y a certes des nuances à apporter suivant les sous-groupes concernés : les anciennes classes moyennes ont un patrimoine économique non négligeable ; les classes moyennes inférieures valorisent certes l’éducation, mais aussi la patiente ascension au sein des bureaucraties qui, moyennant travail assidu et conformité de leur part, procure la sécurité et la respectabilité recherchées ; les classes moyennes supérieures, bien dotées en capital culturel et économique, nourrissent leur capital social. Bref, il n’y a pas que l’école et les diplômes qui comptent dans la vie. Mais cela compte quand même…

Surtout dans la vie actuelle, ainsi que les analyses de Dubet (2003) et de Létourneau (1996), axées sur les effets de la mondialisation économique sur la stratification sociale, ont tenté de le montrer. Dans un contexte où la mobilité sociale ascendante semble à la fois limitée et excessive pour les individus choyés, comme le révèlent les fortunes gigantesques des Bill Gates de ce monde, et la mobilité descendante de plus en plus médiatisée, on comprend que les tensions entre les fractions des classes moyennes paraissent vives en même temps que se répand la peur de la chute sociale.

[84]

Cette inquiétude, il faut le dire, quoiqu’objectivement fondée dans le contexte économique et caractéristique des classes moyennes, est exacerbée par des discours catastrophiques sur l’école publique. En effet, force est de constater que les politiques éducatives des dernières décennies procèdent toutes d’un diagnostic de crise de l’école publique, voire d’une vision catastrophique de sa qualité, dont le rapport Nation At Risk de 1983 demeure le modèle du genre [1]. Certaines évidences reprises par Nation At Risk qui notent un déclin de l’éducation publique américaine sont fausses. Ainsi, les notions de progrès ou de régression en éducation apparaissent comme des construits politiques. Se mêlent ici des jugements sévères et péremptoires sur le corporatisme professoral, sur la bureaucratie scolaire inefficace et coûteuse, ainsi que sur une pensée pédagogique « progressiste » peut-être généreuse, mais à la fois impraticable et génératrice d’« inculture abyssale ». Pour les classes moyennes, il n’y a pas là de signaux très rassurants.

Il y aurait peut-être, suivant des auteurs nord-américains, une voie de dépassement des controverses actuelles. Celle-ci logerait dans une quête pragmatique d’équilibre et d’inclusion et dans le refus des polarisations qui excluent. Il conviendrait que l’État prenne acte de cette absence de consensus et de certitude et qu’il encourage jusqu’à un certain point (id est à l’intérieur d’un cadre civique commun) la diversité des écoles, cette diversité s’enracinant dans les valeurs et les pratiques des agents scolaires, des parents usagers et de la communauté locale. Reconnaissons donc qu’il n’y a pas une et une seule bonne école et une et une seule bonne pédagogie, ou dit autrement qu’il y a diverses manières de statuer en cette matière. L’État doit dès lors encourager la délibération collective locale sur la « bonne « école et la « bonne » pédagogie que les acteurs concernés désirent, et non pas imposer son point de vue. Mettons ainsi fin à l’État-pédagogue !

À mes yeux, pour les États-Unis et pour une bonne partie du Canada anglophone, cette voie de dépassement apparaît « progressiste », tant les politiques éducatives actuelles sont compromises du côté du renforcement du « traditionalisme », d’une réussite scolaire exclusivement définie en référence à des tests standardisés et par là, d’un contrôle externe fort dépossédant les acteurs scolaires de leur autonomie et de leur créativité. Pour le Québec et pour d’autres contextes nationaux, c’est plus incertain, mais c’est peut-être la seule voie pour sauver des espaces d’innovation au sein d’un système qui risque de basculer, d’un ministre à l’autre, dans le retour en force du « traditionalisme ». On le voit, les politiques prennent leur sens du contexte dans lequel elles apparaissent, et c’est ce contexte qui en détermine le sort.

[85]

On l’aura compris, cette voie de dépassement est d’abord et avant tout politique. Elle procède du constat qu’il est de plus en plus difficile de construire des consensus durables et larges sur l’école et ses pratiques, en même temps qu’on convient de la nécessité de leur amélioration. Elle m’apparaît non seulement réaliste, mais aussi la seule viable dans le contexte actuel.

Bibliographie

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[1] Certaines évidences reprises par Nation At Risk, qui notent un déclin de l’éducation publique américaine, sont fausses. Tyack et Cuban (1995 : 36) relatent effectivement le fait que les statistiques selon lesquelles les résultats des élèves américains aux examens seront moins bons, et le taux d’analphabétisme plus haut, ne sont pas correctement interprétées ou sont non valables. Par exemple, on compare les résultats des trois quarts de la population américaine, en sciences et mathématiques, aux 45% des meilleurs élèves de Suède, aux 9% meilleurs élèves de l’Allemagne de l’Ouest et aux 13% meilleurs élèves des Pays-Bas.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 26 mai 2022 18:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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