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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Frédéric Lesemann, “La restructuration de la politique sociale: la situation aux États-Unis ” in ouvrage sous la direction de Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Néo-conservatisme et restructuration de l’État. Canada - États-Unis - Angleterre. Quatrième partie : Stratégies d’opposition au néo-conservatisme (pp. 185-204). Collection Études d’économie politique. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 1986, 274 pp. [Une première version de cette traduction a été assurée par Victor Piché.]. [Autorisation accordée par l'auteure le 22 décembre 2003].

[185]

TROISIÈME PARTIE.
Restructuration de la politique sociale

LA RESTRUCTURATION
DE LA POLITIQUE SOCIALE :
LA SITUATION AUX ÉTATS-UNIS
.”

Frédéric LESEMANN

Dans le cadre de cet article, je ne voudrais pas traiter de la question de la restructuration de la politique sociale aux États-Unis de façon trop restrictive, trop technique. J'ai donc pensé qu'il serait préférable, dans une première partie de mon exposé, d'opter pour une définition large de la politique sociale qui se rapproche pratiquement de la notion de politique intérieure. Je présenterai sommairement, dans une seconde partie, les débats relatifs aux coupures budgétaires de l'administration Reagan dans le domaine social et à la question de la pauvreté qui font généralement l'objet de la réflexion sur la politique sociale au sens strict. J'ai pensé esquisser quelques réflexions sur la situation au Canada en conclusion de mon exposé. J'insisterai en particulier sur les différences considérables qui existent entre les deux pays et donc sur le risque de procéder à des comparaisons voire à des assimilations abusives.

Pour avoir eu l'occasion tout récemment de passer une année aux États-Unis à étudier, en particulier, l'évolution récente de la politique sociale américaine, je dirais d'emblée que je suis fasciné par l'ampleur et le dynamisme de la restructuration économique et politique en cours dans ce pays. Mais, en même temps, en tant que produit professionnel et moral d'une culture du Welfare State, je suis scandalisé par les conséquences sociales de cette restructuration et l'injustice économique criante qu'elle entraîne. La restructuration de la politique sociale au sens large, c'est-à-dire la restructuration de l'intervention de l'État en politique intérieure, est un des instruments majeurs de la tentative de restructuration de l'accumulation.

L'État-providence des vingt dernières années, l'État de Kennedy et de Johnson, l'État interventionniste dans la régulation sociale interne, a définitivement vécu. Ce type d'État qui, au Québec comme dans la plupart des pays industrialisés, a permis la constitution de couches sociales fortement scolarisées, impliquées dans l'élaboration des sciences sociales et la conduite de l'action [186] sociale et politique, ce type d'État est en voie d'élimination aux États-Unis. C'est une autre société qui se construit dans laquelle l'intervention de l'État est menée non pas au nom de la régulation et de la redistribution, mais de l'accumulation et de la concentration.

Loin de décliner — contrairement aux proclamations de l'administration Reagan — l'intervention de l'État s'accroît en fonction des secteurs d’accumulation les plus prometteurs, en vue de favoriser directement l'accélération de cette accumulation ou d'en écarter le plus possible les obstacles et les freins institutionnels. Je pense par exemple aux mesures de déréglementation.

Dire que l'intervention Étatique se poursuit au profit des riches est bien sûr évident, mais insuffisant. Elle est menée en fonction des régions économiques, des stratégies industrielles, des secteurs économiques les plus prometteurs pour favoriser un immense effort de restructuration industrielle. C'est une gigantesque mobilisation nationale pour tenter de reconstruire l'hégémonie de l'empire. Pour le dire autrement, si, il y a vingt ans, la politique sociale était obsédée par la pauvreté et par l'intégration des minorités, elle l'est aujourd'hui par la compétitivité du système de production et par la concurrence japonaise.

Cette restructuration obéit à une logique fondamentale : celle de la dualisation activement poursuivie de l'économie et de la société. Des régions entières, des pans entiers de l'industrie, des groupes entiers sont explicitement abandonnés à eux-mêmes. Pour la première fois depuis la crise des années 1930, l'État prend le risque de ne plus viser l'intégration et la redistribution, mais d'accepter la mise à l'écart et l'abandon, que seule peut éventuellement tempérer, à défaut d'un choix politique voire moral, une tactique électorale à court terme.

C'est dans le cadre de ces enjeux que je vais situer mon exposé sur la politique sociale américaine. En effet, l'autonomie du domaine des politiques sociales (au sens restreint) s'est amenuisée considérablement au cours des dernières années, dans la mesure même où l'action de l'État-providence associée à la gestion du social se déplace progressivement vers l'économique.

[187]

1. La restructuration de la politique sociale dans ses liens avec la restructuration de la politique fiscale et monétaire
et avec la restructuration des politiques
relatives au travail et à l'emploi


1.1. Politique fiscale et monétaire


1.1.1. L'Empire-providence

Au risque de sembler faire des détours indus, il faut, à mon avis, absolument mentionner d'emblée, au titre de la politique monétaire des États-Unis, la stratégie du déficit budgétaire systématique poursuivie par l'administration Reagan depuis quatre ans. Ce déficit, on le sait, contribue à maintenir des taux d'intérêt très élevés qui permettent de drainer une part considérable des capitaux étrangers, freinant dans les pays concurrents les investissements que nécessiterait la modernisation des structures de production. Par contre, les secteurs de pointe de l'industrie américaine bénéficient de cette masse de capitaux et, avec le support direct de l'État, en particulier par le biais des contrats militaires, se développent activement en vue de retrouver le leadership mondial qui leur est disputé. À titre indicatif, la dette publique américaine s'élevait en 1984 à 1 573 milliards $. Au rythme actuel des dépenses gouvernementales, la dette pourrait être de 2 500 milliards $ en 1988, à la fin du deuxième mandat de l'administration Reagan [1]. Comparativement, la dette totale des pays du Tiers-Monde était de 810 milliards $ en 1984. Quant à la dette des entreprises américaines, elle atteignait l'an dernier 2 589 milliards $.

1.1.2. L'État-providence pour les entreprises

L'administration Reagan a comme jamais auparavant accordé à certaines catégories d'entreprises des exemptions d'impôts considérables. Par exemple, 50 très grandes entreprises des secteurs de l'électronique, des télécommunications, des transports, de la recherche biomédicale qui avaient réalisé plus de 58 milliards $ de bénéfices en 1984 ont été totalement exemptées d'impôts. Plusieurs dont Boeing, par exemple, ont même reçu des remboursements de taxes de plusieurs centaines de millions de dollars perçues par l'administration Carter. Les plus grandes firmes [188] bénéficient de contrats fantastiques accordés par le Pentagone, en particulier dans le cadre du programme Star Wars pour le financement duquel le président Reagan a demandé au Congrès une première tranche de 26 milliards $, au titre du financement de la recherche pour 1985, sur un budget estimé à plus de 1000 milliards $ pour les quinze prochaines années [2]. Dans un article du 22 avril 1985 consacré à l'économie de la défense, le Washington Post mentionnait que le Pentagone dépense en 1985 28 millions $ par heure, 24 heures par jour, 7 jours par semaine, dirigeant ainsi la deuxième plus importante économie planifiée du monde après celle du Kremlin. Les treize premières entreprises qui font affaire avec le Pentagone lui ont vendu pour 122 milliards $ de matériel en 1984.

Je mentionne ces chiffres dans le but d'indiquer à quel point cet « État-providence pour les entreprises » de l'administration Reagan est activement impliqué dans la restructuration économique de l'Amérique, et ceci de façon sélective. Car, pendant ce temps, des pans entiers de l'industrie lourde, en particulier dans les grands bassins industriels traditionnels, s'effondrent sans aucun secours fiscal du gouvernement fédéral. Le projet de réforme fiscale présenté par le Président au printemps 1985 confirme et accentue cette orientation très sélective de la taxation des entreprises.

1.1.3. L'État-providence au service
d'une concentration de la richesse


Dès 1978, le Congrès a abandonné le recours à la législation fiscale comme instrument de répartition relativement progressif du fardeau des impôts, en réduisant, en particulier, le taux d'imposition des gains de capital et la taxe sur l'héritage, deux mesures hautement favorables, par définition, aux possédants. En mars 1981, deux mois après l'inauguration de son premier mandat, le Président a présenté au Congrès et obtenu des coupures de budget dans les programmes sociaux totalisant 57 milliards $ pour la période 1982-1985. Les programmes touchés concernaient essentiellement les pauvres. En même temps, dans le même Economic Recovery Tax Act, il a accordé des réductions de taxes à l'endroit des hauts revenus totalisant 749 milliards $. Il faut, bien entendu, mettre en parallèle ces deux chiffres. Je reviendrai sur les coupures des programmes destinés aux pauvres dans la deuxième partie de mon exposé.

Pour le moment, il est déjà intéressant de souligner la nécessité de saisir l'ensemble du processus fiscal non seulement en fonction des coupures, mais beaucoup plus en fonction du [189] déplacement majeur, de la réallocation des ressources et de l'investissement. Il faut encore mentionner que l'administration Reagan prévoyait en 1981 couper de 90 à 100 milliards $ dans la sécurité sociale et le Medicare, mais qu'elle en fut empêchée pour des raisons électorales, les retraités dont 65 % appuient le Parti républicain comptant parmi les principaux bénéficiaires de ces programmes.

En outre, il convient de signaler que la loi de 1981 qui accordait déjà 749 milliards $ de réduction d'impôts aux plus fortunés contenait également de nouvelles réductions des taux d'imposition des gains de capital et une nouvelle diminution de la taxe sur l'héritage. Enfin, dans le projet de réforme de la taxation qui est actuellement devant le Congrès, le Président propose de limiter le taux d'imposition des revenus supérieurs à 35 % alors qu'il est actuellement de 50 %, en vertu de la loi de 1981. C'est donc un nouveau gain très considérable que les plus riches risquent de réaliser.

On le sait, théoriquement le but poursuivi par toutes les réformes est la relance de l'investissement qui, à son tour, devrait relancer l'emploi et par conséquent améliorer le sort de tous les Américains. Nous allons donc maintenant examiner brièvement la politique sociale relative au travail et à l'emploi.

1.2 Politique du travail et de l’emploi

De même que la fiscalité est en complète restructuration, de même le domaine du travail et de l'emploi fait l'objet d'interventions politiques multiples dont le but, là aussi, est de favoriser une croissance rapide de l'accumulation, ainsi qu'un dégagement de l'État des processus de médiation et de régulation entre le Capital et le Travail propres à l'État-providence.

Bien entendu je ne peux qu'indiquer ici quelques-unes des tendances les plus significatives de la restructuration des politiques concernant le travail et l'emploi. Dans tous les cas, elles connaissent un affaiblissement systématique du caractère de protection de la main-d'œuvre que leur avait jusqu'ici conféré les interventions de l'État-providence. Elles vont désormais contribuer à consacrer l'existence et le développement d'une dualisation multiforme de l'organisation et du marché du travail, au point de chercher à rompre ce lien intense entre les politiques sociales et le travail qui a historiquement caractérisé le développement de l'État-providence.

[190]

1.2.1. Chômage et transformation de l’emploi,
déclin du syndicalisme


L'administration Reagan poursuit avec acharnement une politique de déréglementation et de désengagement de l'État par rapport à l'organisation du travail. Cet effort se produit dans le contexte d'une restructuration du travail caractérisée par un chômage intense : 7,3 % des 115 millions d'Américains constituant la force de travail, soit 8,4 millions d'individus étaient au chômage en mai 1985 tandis que 5,9 millions de personnes étaient à la recherche d'un emploi à plein temps, mais devaient se contenter d'un emploi à temps partiel. Par ailleurs entre 20 et 22 % de la main-d'oeuvre a subi des périodes de chômage d'une durée moyenne de quinze semaines en 1984. C'est donc dire que 25 millions de personnes ont connu des pertes de revenu de l'ordre de 4 000 $ pour le revenu médian. La recherche d'emploi oblige en outre un nombre croissant de travailleurs à se déplacer de régions en perte d'emplois vers d'autres où la situation semble plus favorable : 2,5 millions de travailleurs environ ont été amenés à se déplacer chaque année depuis 1981 [3].

La transformation même de l'emploi constitue l'expression majeure de la restructuration du travail aux États-Unis. L'emploi industriel stable, généralement syndiqué, bien rémunéré est en constant déclin, particulièrement depuis le début des années 1970 et cette tendance s'accélère. Il est principalement remplacé par l'emploi dans le secteur des services où la rémunération est plus faible, l'instabilité nettement accrue, le taux de syndicalisation très faible. Ce type d'emploi, par exemple, a généré 2 millions de postes entre janvier 1983 et mai 1985. Une étude [4] a montré que les travailleurs licenciés dans une structure d'emploi industriel ont une chance sur deux de se retrouver dans le secteur des services avec une rémunération qui équivaut en moyenne à 60 % du salaire antérieur.

Enfin, corrélativement à cette transformation de la structure de l'emploi, à la désaffection des travailleurs eux-mêmes, mais aussi aux attaques menées par l’administration Reagan, on assiste au déclin du syndicalisme et donc de la protection des conditions de travail qui y est associée. On estime [5] qu'en 1984 seul un travailleur sur six, soit moins de 17 % de la force de travail est syndiqué, sans compter d'énormes différences dans le taux de syndicalisation entre les divers secteurs d'activité, par exemple, le [191] rapport est de un pour douze dans le secteur des services. Le rapport était, pour l'ensemble des travailleurs américains de un pour trois dans les années 1950 et encore de un pour quatre en 1975.

1.2.2. Une politique antisyndicale
et antitravailleurs


Le syndicalisme est perçu par l'administration Reagan comme un simple corporatisme à abattre dans la mesure où il empêche le fonctionnement de la libre entreprise. Les initiatives antisyndicales sont innombrables, elles visent à : favoriser la décertification des syndicats existants, empêcher la création de nouveaux syndicats, bloquer le fonctionnement du Labor Relations Board, refuser de poursuivre les compagnies de plus en plus nombreuses qui résistent à se conformer au Labor Relation Act, soutenir explicitement les stratégies de mise en faillite d'entreprises qui cherchent par ce moyen à se débarrasser d'un syndicat, réprimer activement les grèves, refuser d'accorder aux grévistes le droit de bénéficier des Food Stamps. Les attaques contre les droits et la protection des travailleurs sont également nombreuses : accès beaucoup plus difficile aux prestations d'assurance-chômage (seuls 29 % des chômeurs ont pu toucher des prestations en 1984 par rapport à 41 % en 1983 et 60 % en 1980), règles de sécurité grandement limitées, inspections d'entreprises réduites, exposition aux risques accrue, etc.

L'affaiblissement du syndicalisme rend d'autant plus aléatoire l'efficacité de son soutien à la présentation et au développement de mesures de protection sociale au plan politique. Dans le jeu politique, le mouvement syndical est devenu un acteur négligeable, alors que son rôle a été déterminant dans l'adoption des grandes législations du New Deal et des mesures sociales des années 1960 qui, sans son appui, n'auraient pu voir le jour.

1.2.3. Un système salarial à la baisse

L'administration Reagan soutient activement l'introduction – et les syndicats ont dans l'ensemble emboîté le pas – d'un système salarial à paliers Two-tier wages System, surtout dans les secteurs des communications, de l'assurance, de la vente au détail, de l'alimentation, du transport aérien et de l'imprimerie. L'emploi est maintenu conditionnellement à des concessions salariales importantes de la part des nouveaux embauchés : accepter de travailler à un taux de rémunération en moyenne inférieur de 15 à [192] 20 % à celui des travailleurs déjà à l'emploi de l'entreprise, et parfois, en plus, sans clause d'indexation. La formule est si florissante qu'un certain nombre d'entreprises envisage actuellement d'introduire un troisième palier d'embauche, à la baisse évidemment.

Par ailleurs, la revendication des femmes à un salaire égal pour un travail égal est activement combattue ; le salaire minimum qui se situe actuellement à 3,35 $ a subi une baisse de 23 % depuis janvier 1981. Il fait aussi l'objet d'études pour voir dans quelle mesure les jeunes de 16 à 19 ans pourraient y être officiellement soustraits de façon à favoriser leur embauche. Le taux serait ramené pour eux à 2,50 $.

Une innovation dans le système de rémunération se répand rapidement. Elle introduit un facteur d'évaluation permanente de la qualité et de l'efficacité du travail dans la détermination de la rémunération qui fonctionne comme incitatif en supplément d'un taux de salaire de base.

L'ensemble de ces initiatives constitue autant de facettes concrètes d'une politique sociale qui contribue activement à une restructuration en profondeur du travail.

1.2.4. Une politique sociale caractérisée
par un retrait massif
de l'implication gouvernementale dans l'emploi


Jusqu'en 1981, le gouvernement américain, comme beaucoup de gouvernements d’États-providence, s'est activement impliqué dans le maintien de l'emploi, dans la création de l'emploi comme alternative au chômage et dans le recyclage professionnel de la main-d'œuvre. L'administration Reagan a rompu avec cette tradition en coupant successivement les programmes de recyclage et de soutien à l’entreprise quand ceux-là étaient reliés à une question de maintien ou de développement de l'emploi. Au nom du libre jeu des forces du marché, l'État a cessé officiellement d'intervenir, en même temps, comme nous le verrons, qu'il réduisait la possibilité et resserrait les conditions d'accès à l'aide sociale pour les sans-travail. La politique sociale reaganienne en ce domaine consiste à ignorer l'existence du chômage et à tenter, en particulier par la déréglementation et la désyndicalisation, de permettre l'accès au marché du travail à peu près à n'importe quelles conditions.

[193]

Bien sûr, là encore, l'administration Reagan n'a pas supprimé son soutien à certaines catégories d'entreprises, bien au contraire, mais ce soutien est tout à fait indépendant de l’emploi. L'administration Reagan a toujours refusé d'avoir une politique de l'emploi. Cette intransigeance a été tempérée, il est vrai, par le Congrès qui a cherché à maintenir partiellement certains aspects des programmes de formation des jeunes chômeurs.

Par ailleurs, nous le verrons, l'administration Reagan a totalement supprimé toute forme d'aide à ceux qu'il est convenu d'appeler les working poor, c'est-à-dire les personnes dont le revenu régulier de travail ne leur permet pas de dépasser 130 % du seuil de pauvreté et qui constituent environ 9 millions de travailleurs aux États-Unis [6]. Ces personnes pouvaient jusque-là bénéficier des Food Stamps et du Medicare. La logique poursuivie, en les soustrayant à ces bénéfices, est de rompre le lien entre l'emploi et l'aide sociale.

L'ensemble de ces mesures sont prises au nom de la nécessité de ne pas affaiblir l'économie nationale par la création d'emplois peu ou pas productifs. Elles tendent là encore à favoriser l'accumulation dans les secteurs les plus dynamiques et, nous allons le voir maintenant, à dissocier totalement le domaine de l'emploi (responsabilité du secteur privé et de l'individu) de celui de l'aide gouvernementale, Welfare qui relève de l'État, dans un climat de suspicion voire de punition des individus qui en dépendent. On retrouve là l'inspiration des Poor Laws du 17e siècle.

2. La politique sociale au sens strict :
les coupures budgétaires et la pauvreté


Nous voici maintenant en mesure de commenter de façon plus spécifique la restructuration de la politique sociale, au sens strict, celle qui a été traditionnellement associée à la redistribution des bénéfices, aux interventions relatives aux irrégularités sociales et surtout, depuis vingt ans, à la lutte contre la pauvreté, la discrimination raciale, l'inégalité des sexes.

Ce sont précisément ces secteurs d'action gouvernementale fédérale et les programmes qui y sont attachés qui ont fait l'objet des coupures draconiennes de la part de l'administration Reagan. Pourquoi ?

[194]

2.1. Les coupures budgétaires des programmes sociaux

Les 57 milliards $ de coupures effectuées, dès l'entrée en activité de l'administration Reagan, en 1981, pour la plupart dans des programmes sociaux explicitement destinés aux pauvres, constituent évidemment un geste hautement symbolique. Ce geste était parfaitement en accord avec la stratégie développée depuis 1978 par les néo-conservateurs laquelle consistait à faire du Welfare State la cible favorite de leurs attaques répétées contre l'action gouvernementale. En effet, le Welfare State est l'incarnation même des deux postulats critiques fondamentaux de l’idéologie conservatrice par rapport à l'État : les dépenses improductives de l'État privent le secteur privé des investissements dont il a besoin pour son développement — « Ce qui va à l'État ne va pas à l'entreprise privée » — et l'intervention sociale de l'État produit un effet de désincitation au travail chez l'individu, contrarie l'éthique du travail et la responsabilité individuelle d'assurer sa propre survie, bref ce qui constitue l'armature morale de l'Amérique. L'existence du Welfare State, pire, sa croissance, sont dès lors directement associées à l'explication néo-conservatrice du déclin américain.

Deux autres dimensions explicitement politiques sont en outre présentes dans la critique du Welfare State.

Le Welfare State porte l'odieux d'avoir été mis sur pied et développé par les Démocrates, plus particulièrement, par cette classe de bureaucrates installée au pouvoir à Washington et associée à une clique de Social Scientists new-yorkais libéraux qui se sont arrogés des droits, ceux : de définir ce qui était bon pour l'Amérique des années 1960, de dicter leur volonté à l'Amérique profonde (Silent Majority) et d'imposer leur vision pessimiste de la réalité américaine. Comme l'a dit un jour Reagan : « Sans eux, la pauvreté ne serait pas un problème », faisant ainsi écho à une proposition de Milton Friedman selon laquelle pour régler le problème de la pauvreté aux États-Unis, il suffirait de modifier la définition du seuil de la pauvreté, qui de toute façon est arbitraire, pour le diminuer, par exemple, de 50 %. La pauvreté disparaîtrait comme par enchantement. En outre, si les Démocrates ont édifié le Welfare State des années 1960, ce serait dans une perspective partisane, afin de servir leurs clientèles traditionnelles : les Noirs, les femmes, les pauvres, etc., bref tout ce qui en Amérique n'est pas Blanc, mâle, au [195] travail et si possible, riche. Les statistiques sur les choix de vote par catégories sociales lors de l'élection de novembre 1984 sont, à ce titre, saisissantes.

Le Welfare State symbolise, enfin, pour les néoconservateurs, l'immixtion intolérable du pouvoir fédéral dans les affaires internes des États, des comtés, des municipalités et des diverses instances locales de pouvoir. On sait qu'il existait, il y a vingt ans, et qu'il existe toujours, d'énormes disparités régionales aux États-Unis qui sont à l'origine de l'intervention redistributrice de l'État fédéral. Reagan s'est fait le champion d'un New Federalism qui devrait entraîner une forte décentralisation administrative, une revalorisation du pouvoir des États face à celui de Washington, un démantèlement partiel de la bureaucratie fédérale. Au plan des programmes sociaux, l'administration Reagan a déjà regroupé le financement de plusieurs programmes en une série de Block Grants remis aux États. Ces derniers peuvent les gérer avec une marge de liberté politique considérable — à l'inverse de l'orientation administrative poursuivie par les Démocrates pendant quinze ans et réputée pour sa surveillance implacable des administrations locales — qui a ouvert grande la porte aux influences partisanes et aux pressions des pouvoirs locaux. Par exemple, les journaux rapportent régulièrement l'utilisation de subventions, destinées normalement à des programmes d'aide, pour la construction de centre communautaire dans une banlieue riche ou pour le pavage de routes, etc.

Ainsi donc, pour toutes ces raisons, s'attaquer énergiquement et d'entrée de jeu au Welfare State était un de ces bons coups politiques dont l'administration Reagan a le génie. C'était une bonne façon de démontrer la volonté présidentielle d'exercer en politique intérieure le même type de gestion musclée qu'en politique extérieure, source présumée de recouvrement de la grandeur américaine.

[196]

2.1.1. Haro sur les pauvres !

Pour apprécier l'ampleur et la signification des coupures budgétaires, il faut savoir que le système de la protection sociale aux États-Unis a traditionnellement été divisé en deux sous-systèmes que le public se représente et apprécie très différemment. Le premier est constitué de programmes sinon complètement universels, du moins destinés à de très larges secteurs de la population : sécurité sociale, assurance-chômage, Medicare, bourses d'études et prêts-bourses, etc. Pour la plupart, ils ont vu le jour durant la dépression, dans le cadre du Social Security Act de 1935. Ce sont des programmes « honorables », conçus en rapport explicite à l'effort de travail et à l'autonomie de revenu. Le second rassemble les programmes directement destinés aux pauvres et aux plus bas salariés. Ce sont en particulier les programmes Food Stamps, supplément de sécurité du revenu, Aid to Families with Dependent Children (AFDC – bien-être social) et Medicaid. Ces programmes ont, surtout depuis la Great Society de Kennedy et Johnson, été associés à la pauvreté, à la marginalité et à l'échec que représente la non-intégration sociale et économique. Ils ont été complétés par la série de programmes d'intervention sur la ville et ses ghettos, le logement, l'école, la formation professionnelle, la prévention des comportements menaçants pour l'ordre social des jeunes des minorités raciales urbaines, etc.

L'essentiel des coupures de 1981 a été effectué dans cette deuxième catégorie de programmes. Les principaux programmes de transferts ont subi des coupures de 5 à 20 %, qu'il s'agisse des Food Stamps, de l'aide sociale AFDC, du Medicaid ou du logement social. Les programmes d'intervention ont été encore davantage touchés : l'éducation compensatoire, les garderies, les services communautaires ont vu leurs budgets diminuer le 17 à 40 %, les programmes de Comprehensive Education and Training Act (CETA), les services juridiques aux pauvres ont été quasiment éliminés. Les critères d'admission à de nombreux programmes ont été strictement resserrés : un demi-million de personnes ont été éliminées des listes d'AFDC, autant de celle des Food Stamps, etc.

[197]

Officiellement, ces mesures ont été prises pour lutter contre la paresse et la tricherie afin de ne maintenir sur les listes que les truly needy, ceux qui en ont vraiment besoin. Dans cette opération, l'administration Reagan a obtenu le soutien tant des deux grands partis que de la population : 70 % des Américains, selon les sondages, auraient applaudi aux coupures.

Cette offensive pour départager les vrais pauvres des faux s'est répercutée sur la catégorie de ceux qu'il est convenu d'appeler les working poor, ceux qui travaillent régulièrement, mais dont le revenu de travail est trop bas pour accéder à une vie décente. Ainsi, en 1980, 43 % des chefs de famille pauvre travaillaient à plein temps, 23 % à temps partiel. Les working poor avaient jusque-là droit à une partie des bénéfices réservés aux personnes inscrites aux programmes sociaux. Depuis 1981, ils ont par contre perdu le droit à tous les services et prestations, y compris l'accès au Medicaid. Il y a plusieurs millions de petits travailleurs qui n'ont actuellement aucun accès aux soins de santé, par exemple. L'élimination des working poor du système d'aide correspond à la volonté de l'administration Reagan de distinguer radicalement les travailleurs des non-travailleurs, de couper toute implication/interférence de l'État dans le marché du travail, même si le revenu de travail régulier doit être inférieur au seuil de pauvreté. Je rappelle que le salaire minimum est établi à 3,35 $, ce qui équivaut, sur une base annuelle aux 2/3 du seuil de pauvreté, fixé en 1984 à 10 170 $ pour une famille avec deux enfants. Les évaluations du nombre de personnes qui travaillent régulièrement à plein temps pour un salaire inférieur au seuil de la pauvreté diffèrent, mais on peut sans se tromper estimer qu'il dépasse certainement la dizaine de millions.

Les programmes explicitement destinés aux pauvres ne représentent qu'environ 1/5 du total du budget du système du Welfare. Ce sont pourtant eux qui font les frais de la politique de rigueur sélective de l'administration fédérale, comme ils ont fait l'objet récemment d'une offensive idéologique massive des penseurs néo-conservateurs qui se sont efforcés, statistiques à l'appui, de démontrer les effets hautement préjudiciables de ces programmes sur les pauvres eux-mêmes. L'une de ces études — il n'est malheureusement pas possible de s'y attarder ici — , Losing Ground [7], fait sensation depuis un an : elle conclut que, dans l'intérêt des pauvres, il faudrait que l'administration Reagan ait le courage politique de couper radicalement et immédiatement tous les programmes qui leur sont destinés. Ces programmes n'auraient qu'entraîné des effets pervers se résumant essentiellement à la [198] création d'un rapport de dépendance qui tue l'initiative individuelle et détermine des conditions de vie infra-humaines. Ce n'est point là l'œuvre de penseurs marginaux. Tout au contraire, ils expriment le point de vue même des conseillers du Président qu'ils fréquentent assidûment.

2.1.2. Accroissement des inégalités

En termes statistiques, les effets des politiques de coupures effectuées de plus dans un contexte de récession économique, au moins pour la période 1981-1983, sont dramatiques : entre 1981 et 1983, 6 millions de nouveaux pauvres se sont ajoutés aux 29,5 millions déjà recensés pour un total de 35,5 millions et un taux de pauvreté de 15,3 %, soit le plus haut taux enregistré depuis 1965, date du déclenchement de la guerre à la pauvreté. Cependant, grâce probablement à la reprise économique de 1984 et à la contrainte au travail très forte exercée par les coupures et les restrictions administratives apportées aux programmes, le taux de pauvreté a chuté spectaculairement en 1984, passant à 14,4 %, soit 1,8 million de personnes en moins. L'administration Reagan crie bien sûr victoire. Selon Newsweek, le Président a déclaré que « c'était là une preuve de plus que le plus grand ennemi de la pauvreté est le système de la libre entreprise... » [8]. Mais ces résultats pourraient être de courte durée puisque l'économie américaine semble montrer des signes de faiblesse et que le taux de chômage demeure stable.

Si l'on compare le taux de pauvreté à l'ensemble de la situation des revenus aux États-Unis, on constate, en quatre ans de politique fiscale et de coupures de programmes néo-conservatrices, une transformation radicale : les pauvres se sont appauvris, les riches se sont enrichis, et de beaucoup dans chacune des catégories. En termes de quintiles, en 1984, les 20 % les plus pauvres se partagent 4,7 % du revenu national, le plus bas pourcentage depuis 1961 ; les 20 % les plus riches, 42,7 %, le plus haut pourcentage depuis 1950. Les 40 % les plus pauvres, 15,7 %, le plus bas pourcentage depuis la guerre ; les 40 % les plus riches, 67,3 %, le plus haut pourcentage depuis 1947. Peut-on imaginer meilleure attestation de la concentration de la richesse à laquelle travaillent activement les politiques fiscales et sociales de l’administration Reagan ? Les chiffres abondent pour confirmer cette inégalité croissante de la répartition de la richesse et de l'impôt. Je n'en mentionne que quelques-uns parmi les plus significatifs : selon une étude du Congressional Budget Office qui analyse globalement les effets cumulés des coupures de programmes et de la restructuration de la fiscalité pour la période 1982-1985, les ménages dont le revenu est [199] inférieur à 10 000 perdent pour cette période de trois ans 23 milliards $, soit 1 100 $ par ménage. Par contre, ceux dont le revenu est de plus de 80 000 $ gagnent 35 milliards $, soit 24 000 $ par ménage, ceux de plus de 200 000 $, 52 000 $ [9].

Les programmes associés à la pauvreté ont indéniablement été les plus touchés. Mais ceux de la première catégorie (programmes issus du Social Security Act de 1935), en particulier la sécurité sociale, ne sont pas à l'abri des menaces. J'ai déjà mentionné précédemment qu'il était dans l'intention de l'administration Reagan en 1981 de couper jusqu'à 100 milliards $ dans la sécurité sociale et le Medicare, mais que des raisons de clientèle électorale avaient empêché de telles intentions de devenir réalité. Une menace continue cependant de peser sur la sécurité sociale, en particulier dans le plan budgétaire de 1985-1986 qui prévoit supprimer l'indexation au coût de la vie de tous les bénéfices fédéraux en 1986. Cette mesure permettrait d'épargner 6,6 milliards $ et, grâce à l'effet cumulé d'une seule année de non-indexation, l'épargne réalisée entre 1986 et 1990 serait de 45,8 milliards $. Par contre, cette mesure rendrait pauvres 530 000 personnes [10]. Enfin, le nouveau plan de taxation de l'administration Reagan prévoit l'élimination de la déduction des taxes versées aux États dans la détermination du revenu imposable par le fédéral. Cette mesure va directement pénaliser les États qui dépensent le plus pour les programmes sociaux et qui ont donc toutes les chances d'être ainsi incités à réduire leurs dépenses sociales sous la pression de l'électorat. La pauvreté n'en sera qu'aggravée puisque les prestations des programmes destinés aux pauvres, tels l'AFDC, reposent sur un partage des coûts entre les États et le fédéral. Les États risquent ainsi de devenir de plus en plus réticents à rencontrer les exigences fiscales des programmes fédéraux.

2.2. Deux groupes particulièrement touchés :
les Noirs et les femmes


La pauvreté frappe en particulier deux groupes nettement identifiables : les Noirs et les femmes.

L'État de pauvreté des Noirs américains est particulièrement dramatique. Certes, les programmes de la Great Society, un contexte économique favorable, le développement de l'éducation secondaire et supérieure ont-ils contribué à constituer une classe moyenne noire dont les assises économiques et sociales se sont [200] considérablement renforcées au cours des vingt dernières années. Mais la proportion de Noirs qui demeurent pauvres est démesurée : en 1983, 35,7 % des 28 millions de Noirs américains étaient pauvres (comparativement à 11 % des Blancs), 45 % des hommes étaient au chômage, 56,1 % des femmes noires chefs de famille et 49,5 % des enfants noirs vivaient dans la pauvreté. Chiffres effarants qui font l'objet de très nombreuses études que je ne peux aborder ici. À noter cependant qu'alors que les statistiques de 1984 montrent une diminution généralisée de la pauvreté, cette diminution est systématiquement moindre pour les Noirs et même dans certains cas, comme celui des enfants noirs, le taux de pauvreté est en augmentation : 51 % comparativement aux 49,3 % de 1983. La surreprésentation des Noirs parmi les bénéficiaires des programmes sociaux est flagrante, comme dans le cas de l'AFDC où 43 % des bénéficiaires sont noirs, alors que seuls 52,6 % sont blancs. Cette disproportion alimente les préjugés racistes à l'endroit des Noirs et, par extension, des pauvres ; deux catégories qui dans la représentation publique tendent à se superposer.

Pourtant, si la lecture des statistiques de la pauvreté en fonction de la race met en évidence le nombre disproportionné de Noirs touchés par la pauvreté, une lecture en fonction des sexes fait apparaître au grand jour et de façon encore plus frappante la disproportion de femmes et d'enfants dépendants pauvres. Les femmes sont les premières bénéficiaires des programmes destinés aux pauvres : depuis 1980, elles comptent pour plus des 2/3 des pauvres. Étant donné l'indexation de la sécurité sociale, les femmes pauvres ne sont pas d'abord des femmes âgées, mais surtout des femmes qui doivent assurer seules la direction d'une famille. En 1981, 68 % des femmes seules avec des enfants étaient pauvres. On les retrouve donc massivement parmi les bénéficiaires de l'AFDC qui a versé en 1984 des prestations à 3,4 millions de femmes chefs de famille. En termes statistiques, c'est le statut de famille à chef unique qui conduit à la pauvreté : pour cette raison un enfant sur quatre est pauvre en 1984 et, comme le phénomène des familles à parent unique s'accroît, certaines études prévoient qu'au cours des quinze prochaines années, ce phénomène touchera un enfant sur trois aux États-Unis [11]. Actuellement, 2/3 des bénéficiaires de l'AFDC sont des enfants dépendants.

Que les femmes et les enfants soient les plus touchés par les coupures budgétaires est flagrant. Ce constat donne prise à la tentative néo-conservatrice de revalorisation et de consolidation de la famillecar pour certains analystes, tel Michael Novak de l'American Enterprise Institute [12], une nouvelle pauvreté se développe [201] indépendamment de la situation économique. Elle est directement reliée à la transformation de la famille, ou, plus exactement, à la crise morale de l'institution familiale. La restructuration de la politique sociale débouchera-t-elle sur une restructuration de la morale sociale ?

En guise de conclusion :
quelques réflexions à propos de la situation canadienne


En guise de conclusion, je vais tenter de formuler quelques commentaires à propos de la situation de la politique sociale au Canada, par référence, bien sûr, à ce que j'ai présenté de la situation américaine. La question est, je pense, inévitable quelle que soit la façon dont on la formule : « Y a-t-il des points communs entre les deux situations nationales » ; « Le reaganisme est-il en train de marquer ou risque-t-il d'imprégner la politique sociale canadienne ? » ; « Le néo-conservatisme est-il déjà à l'œuvre ou sur le point de l'être dans ce pays ? ». Questions-pièges par excellence, ne serait-ce qu'à cause du caractère global et comparatif de leur formulation.

Néanmoins, je suis prêt à énoncer quelques éléments de réponse à ces questions qui contribueront peut-être à clarifier la situation. Tout d'abord, quelques constats.

On constate l'existence dans le domaine de la politique sociale canadienne d'un discours d'inspiration néo-conservatrice : insistance sur l'explosion insupportable des coûts des principaux programmes sociaux, en particulier l'assurance-chômage, la santé, par conséquent, nécessité d'opérer un resserrement dans la gestion de ces programmes, d'alléger le fardeau que les dépenses sociales de l'État imposent sur l'économie, de contrôler le déficit budgétaire.

Au plan de la fiscalité, on constate, que ce soit dans le budget Wilson ou dans le livre blanc du gouvernement québécois, une tentative que je qualifierais de modérée visant à favoriser les hauts revenus dans le but de stimuler l'investissement et donc la relance de l'économie.

En ce qui concerne le rapport de l'État au travail, on semble suggérer le retrait progressif des gouvernements des programmes de création d'emploi. Par contre, l'implication des gouvernements dans la formation professionnelle et le recyclage des chômeurs ne semble pas contestée.

[202]

À propos des services, deux débats retiennent l'attention : celui sur l'universalité de certains services et celui sur l’indexation des allocations et des pensions.

Comparativement à ce qui se passe aux États-Unis, il faut souligner le caractère modéré de ces discours et de ces débats. Il faut également insister sur le caractère tempéré et hésitant des quelques tentatives d'interventions gouvernementales qui ont eu lieu jusqu'ici dans le domaine de la politique sociale. Est-ce le calme avant la tempête, le prélude aux grands chambardements de l'État-providence que nous connaissons depuis un quart de siècle ?

Personnellement, je ne le pense pas, à cause même de la nature de l'État canadien et de son rôle majeur dans la gestion du statut de périphérie du pays par rapport à l'empire américain, à cause des conditions historiques et géographiques de sa formation qui exigent l'exercice d'une fonction de cohésion sociale forte que la politique sociale permet de réaliser, à cause de la faiblesse relative de ses classes dirigeantes qui ne peuvent prendre le risque d'un affrontement majeur avec les forces sociales organisées. À cause, surtout, du fait que le Canada n'est pas en train de conduire la restructuration de son système de production avec l'énergie d'un empire qui tente de reconquérir son hégémonie et qui pour cela mobilise toutes ses ressources. Cela tout simplement parce qu'il n'est pas en situation d'empire, au contraire.

Bref, le Canada me semble « condamné » à réaménager, morceau par morceau, le compromis social-démocrate qui caractérise son système politique, ce qu'il a fait depuis la guerre, probablement. Car les conditions structurelles que je viens d'énumérer ne semblent pas pouvoir permettre l'émergence d'un projet néo-conservateur véritablement conquérant comme aux États-Unis, et encore moins d'un projet alternatif, dont on ne voit vraiment pas ce qu'il pourrait être.

C'est pourquoi, à mon avis, les débats sur les enjeux fondamentaux des inévitables réaménagements auxquels il faudra procéder, sous la pression de la rareté des ressources étatiques, vont être sectoriels et extrêmement institutionnalisés — bref, une affaire d'experts — plutôt que généraux et publics. Les enjeux n'en seront pas moins fondamentaux, mais certainement peu visibles, caractérisés par la négociation de compromis détaillés où s'articuleront ou non les objectifs d'égalité des chances et de justice sociale qui sont censés avoir présidé au développement des systèmes de prestations et de services que nous connaissons.

[203]

Dans cette perspective, un débat public et une réflexion en profondeur sont urgents, à propos de la politique sociale et de la fiscalité, sur les thèmes de la progressivité/régressivité des programmes et mesures, du rapport du travail et de la politique sociale, de la notion d'universalité des services et celle d'indexation automatique des prestations, du rôle de l'entreprise privée dans la dispensation des services, du caractère contre-productif de certaines formes d'organisation du travail ou de services, des effets pervers de certaines politiques, du rôle des pratiques alternatives de santé, d'aide, de formation, etc.

En outre, la pression publique des groupes les plus directement concernés par la réorganisation de la politique sociale sera de plus en plus indispensable pour que les débats soient le plus possible portés sur la place publique et que la négociation de compromis — puisque c'est bien de cela qu'il s'agit — soit elle-même la plus publique possible.

La situation de la politique sociale canadienne n'est définitivement pas comparable à celle des États-Unis. Mais, si les menaces de coupures et de restructuration qui pèsent sur le système de la politique sociale canadienne n'ont pas et n'auront pas la violence et le caractère de scandaleuse injustice qu'elles prennent aux États-Unis, elles n'en sont certes pas moins réelles.

Frédéric LESEMANN
École de Service Social
Université de Montréal

[204]

NOTES



[1] The Washington Post, 4 février 1985, p. 5.

[2] The Washington Post, 18 mars 1985, p. 7.

[3] M. Brand, « American Workers, American Labor : Paying the Price », Dissent, été 1985, p. 286 et suiv.

[4] Citée dans le Washington Post, 17 décembre 1984, p. 21.

[5] Thomas B. Edsall, The New Politics of Inequality, New York, Norton, 1984, p. 171.

[6] U.S. Senate, Congressional Record, 17 septembre 1985, E 4051-53. Intervention de Sar. A. Levitan : « Opposition to Job Creation : A Conservative Ideology ».

[7] Charles Murray, Losing Ground, New York, Basic Books, 1984, 323 p.

[8] Newsweek, 9 septembre 1985, p. 24.

[9] In These Times, 22 août – 4 septembre 1984, p.6 et The Washington Post, 26 novembre 1984, p. 25.

[10] New York Times, 20 février 1985, p. 11.

[11] Howe, What Reagan is Doing to us, New York, Harper and Row, 1982, 319 p.

[12] Cité par Newsweek, 9 septembre 1985, p. 24.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 21 novembre 2020 8:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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