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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean LECA, La démocratie à l'épreuve des pluralismes”. (1996)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean LECA, La démocratie à l'épreuve des pluralismes”. In : Revue française de science politique, 46e année, n° 2, 1996. pp. 225-279. [M. Jean Leca nous a accordé le 3 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[225]

LA DÉMOCRATIE
À L'ÉPREUVE DES PLURALISMES
.”

JEAN LECA

« Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire ».
Isaiah Berlin

Introduction

Si les sociétés humaines étaient des systèmes, ce seraient des systèmes auto-contradictoires et non dialectisables parce que non réductibles à une seule finalité ou à un seul moteur originel. La ténacité et la séduction des « hérissons », qui ne savent qu'une chose mais grande, n'ont jamais convaincu la population des « renards », qui savent la pluralité des choses mais s'emmêlent parfois dans leurs tours parce que l'excès de leur(s) théorie(s) ne peut cacher leur(s) paralogisme(s) et le vide de leur morale et de leur métaphysique (c'est du moins la réponse invariable des hérissons) [1]. Les oppositions de la raison et des sentiments, de la coopération et de la guerre, de l'homme et de la femme, de la ville et de la campagne, du Capital et du Travail, de l'Église et de la cité, du privé et du public, du droit et de la loi, du nationalisme et de l’universalisme, de la liberté positive et de la liberté négative, des intérêts et des passions, du self interest et de la sympathie, de l'individualisme et du holisme, du libéralisme et du communautarisme, du relativisme et de l'essentialisme, du sujet et de sa déconstruction, prouvent, s'il en est besoin, la validité du pluralisme en même temps que l'insatisfaction chronique qu'il engendre, soit que l'hydre moniste relève régulièrement une tête, religieuse, rationaliste, scientiste, économiste, voire « démocratique » (non « formelle » bien entendu), que l'on croyait cent fois coupée, soit que telle forme de pluralisme soit qualifiée de sournoisement moniste et exclusionnaire. L'opposition pluralisme-monisme devient elle-même un élément du pluralisme et de la suspicion qui le frappe.

Laissons cela pour l'instant et traitons le problème dans un contexte plus précis, celui de la démocratie. Le pluralisme des « sociétés plurales » (Kuper, Smith, 1969 ; Legassick, 1977 ; voir cependant Young C, 1976) [226] n'est donc pas directement intéressant pour l'instant pas plus que le pluralisme de l'Angleterre de la Grande Charte avec son Église, ses « hommes libres », cités, bourgs, villes et marchands, comtes, barons, officiers et tous leurs « fidèles », ou des Empires musulmans avec leurs corporations, docteurs, « écoles » et « sectes », confréries, tribus, janissaires, mameluks et « religions protégées » (dhimmi) [2]. Le problème ne prend son aspect moderne que quand se développe à la fois l'idée d'une légitimité « ascendante » venant du « bas », d'une souveraineté de l'État et d'une autonomie de l'individu. La poussée démocratique tend à unifier « le peuple » au-delà de la diversité des « populations », la poussée vers la souveraineté transfère l'unité indivisible du souverain vers le peuple cependant que la poussée autonomiste tend à diviser la société qui n'est plus organiquement structurée en collectivités « naturelles », (bien que celles-ci puissent être maintenues avec des statuts divers) (Donegani, Sadoun, 1994, p. 184). Dès lors, en termes de logique sociale, quelle forme de pluralisme permet une démocratie viable ? Y a-t-il une compatibilité entre deux types de principes et de pratiques ? La question paraît mal posée et suscite aussitôt deux objections familières : 1) les sociétés historiques ne sont pas des systèmes cohérents et homogènes mais des combinaisons variables et souvent logiquement improbables de traditions et de principes potentiellement contradictoires (Arjomand, 1992, p. 75) que l'on ne saurait enfermer dans un modèle présumé exprimer la réalité (et pas seulement supposé permettre une hypothèse heuristique conduisant à la déchiffrer partiellement comme dans la méthode de l'idéal-type) ... à moins que 2) ne soit construit un modèle « pour » la réalité, sous forme de conjecture valorisante exprimant un parti (et un pari) normatif sur ce que la combinaison démocratie-pluralisme ne peut (c'est-à-dire ne doit) pas être, ce qui relèverait d'un choix « philosophique ». Objections fortes mais non sans réplique.



[1] On fait ici allusion à l'essai fameux d'Isaiah Berlin sur Tolstoï (Berlin, 1984). Comme l'a remarqué Gil Delannoi, Berlin le renard doit parfois se faire hérisson (Delannoi, 1989). Je ne connais pas d'effort plus déterminé pour prendre le renard au piège, et le forcer à rester le hérisson de la « grande chose » qu'est ... le pluralisme des valeurs, que le dense essai de John Gray (1995) ni de critique plus subtile, et plus sympathique pour Berlin et Gray que celle de Michael Walzer (1995 car) : à ses yeux, Gray a bien posé son piège mais une fois celui-ci refermé, Berlin n'est pas dedans ; le renard court encore ... Ce sera le thème de cet article : le pluralisme n'est pas un système et ses rapports avec la démocratie ne peuvent être réglés par un diktat philosophique ou sociologique mais par une analyse contextuelle et une démarche prudentielle tenant compte des différents héritages historiques.

[2] Pour la distinction de la pluralité et de la division dans les sociétés musulmanes qualifiées de « plurales » ou « plurielles » mais non de « pluralistes », voir Braude, Lewis, 1982. Pour de brèves et excellentes introductions aux débats contemporains sur islam, pluralisme et démocratie, on consultera Kramer, 1992, Butterworth, Zartman, 1992. Lewis, 1993.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 10 juin 2018 15:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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