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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Algérie : politique et société. Les trois débats algériens :
La politique décide, la culture contrôle, l’économie commande
.” (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean LECA, Algérie : politique et société Les trois débats algériens : La politique décide, la culture contrôle, l’économie commande.” in revue Monde arabe Maghreb-Machrek, no 133, juillet-septembre 1991, pp. 89-138. [M. Jean Leca nous a accordé le 3 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[89]

Jean LECA

politologue français [1935-]

Algérie : politique et société.

Les trois débats algériens :
La politique décide,
la culture contrôle,
l’économie commande.”

in revue Monde arabe Maghreb-Machrek, no 133, juillet-septembre 1991, pp. 89-138.

Introduction

La « démocratie », cette panacée, dernière version de la potion magique (sauf pour quelques religieux obstinés, tel l’imam Ali Ben Hadj, qui rappellent qu’après tout le « peuple » ou ses représentants peuvent valider de mauvaises solutions), a pour particularité de ne fonctionner pour résoudre les problèmes sociaux qu’une fois que ceux-ci sont déjà préalablement, sinon résolus, du moins traités de telle façon qu’ils puissent se prêter à une solution « démocratique » : la discussion publique et pluraliste, l’accommodation et les alliances à l’ombre du « règne du droit » garantissant à chacun la sécurité, le dialogue entre un gouvernement et son opposition, l’arbitrage des conflits centraux par des élections critiques où le peuple trancherait, tout ceci suppose d’abord que chaque « partie » puisse faire suffisamment confiance aux autres et au « système » pour préférer le binôme « victoire incomplète (avantage)-défaite provisoire et relative (risque) » au binôme « victoire totale (avantage)-défaite absolue (risque) ». Il faut donc que le premier binôme en vaille ta peine : si l’on pense que la victoire incomplète équivaut à une quasi-défaite et que la défaite relative peut se transformer en réalité en une défaite absolue, la démocratie ne fonctionne pas. Seule « la liberté ou la mort » s’impose. La démocratie, pour fonctionner, exige que « la liberté ou la mort » soit écartée des perspectives des acteurs, et il ne suffit malheureusement pas de proclamer, même de bonne foi, le respect de la démocratie, pour conjurer le slogan. Il faut que les parties de la population les plus importantes et/ou les mieux armées en moyens de combat violent soient déjà convaincues qu’elles ont intérêt à gagner ou à perdre modérément : cela suppose qu’elles admettent que leurs intérêts fondamentaux (ceux qui justifient qu’on meure ou tue massivement pour eux) ne sont pas irrémédiablement menacés, ou bien qu’on doit se faire une raison et renoncer à la victoire totale.

En ce sens, « la politique décide » de la forme future de la compétition politique et de la substance des décisions publiques en débat. Sur les ruines du [90] FLN, qui n’est plus qu'un syndicat (divisé) de tous ceux qui ont touché les dividendes de leur engagement nationaliste ou de leur fidélité à un groupe sous forme de postes dans les appareils publics — et maintenant privés — (tous ces postes n'étant pas pour autant des prébendes), se détachent tous ceux qui sont susceptibles de mobiliser les ressources de force (militaire ou manifestante) ou de légitimer celles-ci par leur adhésion à tel ou tel groupe détenteur de la force. Ce qui se joue dans un processus complexe et opaque, c’est la structuration de l’offre politique qui sera ensuite proposée au peuple dans des élections que le nouveau Premier ministre souhaite « impeccables ». Il semble que le gouvernement Hamrouche avait joué la marginalisation du FIS [1] tout en suscitant ou encourageant en son sein des divisions déjà existantes du fait entre autres de la présence envahissante (au moins dans les médias) de son leader. II avait de plus préparé une « nouvelle » vague de candidats FLN, ce qui avait indisposé nombre d’élus déjà installés. Une répartition — considérée comme inéquitable — des sièges entre wilayate, un contrôle rigoureux des procurations, tout semblait mis en place pour assurer à un FLN en voie de devenir parti du président ou de son Premier ministre, le rôle, au second tour, de ramasseur de voix pour une majorité silencieuse aussi effrayée par l'autoritarisme du FIS que par la perspective d’une anarchie larvée, sans politique économique et sociale efficace, et, de ce fait, propice à une intervention militaire. À l’opposé se dessinait une tendance visant à intégrer le FIS dans une coalition gouvernementale qui aurait rompu avec la politique économique du gouvernement Hamrouche, jugée trop libérale, trop peu sociale, et peu respectueuse du nationalisme économique, tout en continuant les réformes « gorbatchéviennes » amorcées entre 1980 et 1988. À cette option s'opposait l’intransigeance croissante du FIS (ou de son leader ?) peu désireux de se noyer dans une coalition au moment où la perspective d'une victoire législative aurait peut-être ouvert à son chef la porte des élections présidentielles, vraies clés du conflit politique. La question islamiste, pour le gouvernement, ressemble à la question communiste pour la gauche française dans les années 1950-1970 : « on ne peut rien faire sans eux, peut-on faire quelque chose avec eux ? ». Le gouvernement Ghozali a choisi la répression au sommet, et peut-être la négociation aux échelons intermédiaires. Il n'oubliera pas que la dernière « crise ministérielle » a résulté de l'action du couple de forces FIS-Armée qui a déterminé le jeu de tous les autres acteurs. C'est l'initiative du FIS de prolonger la grève générale diversement suivie, déclenchée pour bloquer le processus qui l’embourbait et compromettait la victoire escomptée, qui a provoqué l’intervention militaire et la chute du gouvernement Hamrouche [2]. Quelles autres forces seront à l'avenir susceptibles de s’introduire dans ce face-à-face ? Cela dépendra dans l'immédiat de la relance du processus électoral, et à terme des types de politique économique et culturelle qui seront adoptées.

« La culture contrôle le débat ». Le sens et la valeur des pratiques sociales sont l’objet d’un conflit d'autant plus intense que c'est le seul qui peut se déployer clairement en public : le conflit politique est par définition opaque, puisque la définition des acteurs y est problématique sauf pour des initiés (Qui est l’armée ? Qui est le gouvernement ? Qui est le FIS ?) ; le conflit économique est, également par définition, trop technique pour être appréhendé clairement par l’opinion, dès qu’on ne le ramène plus à de massives simplifications — couverture des besoins de masse, lutte contre le « trabendisme », monétaristes abstraits contre planificateurs impuissants, etc. Le conflit culturel est au contraire public et interprétable puisque [91] Zone de texte: r
chacun, à tort ou à raison, croit en percevoir clairement les enjeux dans la vie quotidienne, ta vie juridique, la vie intellectuelle. Tout est investi d’un surcroît de sens : la langue d’enseignement, le vêtement féminin, la devise officielle inscrite au fronton des bâtiments publics, le style des mariages [3]. Du côté de la culture savante, aucune gloire nationale n’est à l'abri du conflit des interprétations, de l’émir Abd et Kader à Kateb Yacine. Quelques contradictions frappent : l’obsession momentanée sur l’attitude de réserve imposée aux femmes dans un pays qui, plus qu’aucun autre pays arabe (la Tunisie exceptée, et le Liban étant comme d’habitude hors concours) a adopté une politique d’éducation et d’emploi libérant massivement la force de travail féminine ; le dégoût moral vis-à-vis de la « corruption », alors que les moyens réprouvés par la morale officielle sont couramment employés pour survivre, s’enrichir, voire satisfaire les demandes du marché.

Surtout, l’Algérie, où l’État a été fait par le nationalisme, qui reste le ciment unificateur de la société, est également le pays où la culture nationale demeure l’objet du maximum de débats et d’incertitudes : l’ennui est que, si l’on en croit Gellner [4], la caractéristique fondamentale du nationalisme est la superposition d’une souveraineté politique et d’une culture nationale ; la société ne s’adore pas elle-même (pour paraphraser Durkheim) indirectement par l’intermédiaire d’une religion, mais directement sous la forme d’une culture. De ce fait, les « Algériens » étant aussi et d’abord des « musulmans », la lutte pour l’expression et le contrôle de la « religion de l’État » est avant tout la lutte pour le monopole des symboles légitimes de la représentation nationale. Après avoir tenté sans succès de faire un « islam d’État » au service de la « révolution culturelle », objectif préconisé par la Charte nationale de 1976 (qui s’en souvient encore ?), les gouvernants algériens, par les décrets de mars 1991 sur la mosquée cherchent plus « modestement » à pluraliser les formes légitimes d’expression de l’islam : aucune tendance (et surtout pas le FIS) ne devrait le monopoliser, ce qui assurerait à l’État, toujours détenteur des ressources matérielles, un rôle d'arbitre entre groupes musulmans. Les récents décrets, s’ils sont appliqués, pourraient s’avérer un puissant instrument de contrôle étatique de la religion et de la culture, mais, tels le sabre de Mr Prud’homme dont on se sert « pour défendre les institutions et au besoin pour les combattre », ils pourraient être utilisés par un « gouvernement FIS » pour officialiser son monopole sur toutes les mosquées.

Si « la culture contrôle », « l’économie commande », ne serait-ce qu’à travers la lutte pour obtenir les ressources financières nécessaires pour mobiliser et entretenir les militants culturels et religieux. Elle commande aussi parce qu’elle détermine les places occupées dans la structure sociale moderne : un jeune sans emploi n’est pas mobilisé de la même manière qu'un père de famille salarié permanent. Elle commande enfin et surtout parce que la politique économique (ou ce qui en tient lieu) détermine à court terme les satisfactions ou frustrations de la population, et, à moyen terme, les perspectives de développement socio-économique. Comme on le sait, le court terme social et le moyen terme économique n’ont pas beaucoup de chances d’être en phase et telle mesure (jugée) nécessaire eu égard à celui-ci peut être désastreuse vis-à-vis de celui-là. Ce débat, largement présent dans la presse (surtout francophone) et dans les documents spécialisés, traverse un milieu relativement restreint de technocrates et de décideurs politiques à compétence économique, mieux compris par leurs homologues latino-américains ou est-européens que par [92] leurs compatriotes. Car le public, lui, s'y perd assez vite et s’accroche à des éléments de la vie quotidienne (la baisse du pouvoir d’achat, les prestations sociales etc.) ou, à l’autre bout, à des simplifications porteuses de sens (l’indépendance de l’Algérie, le refus de se soumettre aux diktats des institutions financières internationales etc.).

Débats politique, culturel et économique ne se superposent pas, mais ils se croisent sans arrêt, sans qu’aucune vue d’ensemble incontestable puisse être dégagée. C’est pourquoi le présent dossier tente de saisir par un « arrêt sur image » la façon dont les acteurs algériens s’adressent au public pour décrire leurs situations variées, et la situation d’ensemble de l’Algérie. Au préalable, Rémy Leveau livre sa propre perception globale prise dans l’instant. A. Djeghtoul, lui, replace les derniers événements dans la perspective longue d’une crise ouverte dès 1988, et qui approcherait aujourd’hui, peut-être, de la sortie, et A. Kapil présente les trois principaux partis islamistes et leurs leaders. Les documents qui suivent s’organisent autour de quatre grands thèmes : le programme du Premier ministre Sid Ahmed Ghozali et de son gouvernement, les hommes politiques face à la presse, les enjeux et perspectives de la crise, la levée des tabous dans la presse algérienne. Le débat économique qui complète ce dossier sera publié dans le prochain numéro.



[1] Ne dit-on pas (ou ne laisse-t-on pas dire) que les « gens du FIS suivent AU cl ne suivent plus Mohamed » ?

[2] La relative sérénité du FIS au premier moment de l’intervention militaire tient peut-être au fait qu’il espérait que l'armée était prête à favoriser une victoire islamiste.

[3] « you you or not you-you » ? Ce serait, dit-on à Alger, le grave dilemme posé aux femmes dont les modulations de gorge qui accompagnent traditionnellement avec éclat les cérémonies nuptiales apparaîtraient désormais peu conformes à une interprétation rigoureuse du Livre sacré.

[4] Ernest Gellner. Nations et nationalisme, Paris, Payot 1989.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 10 juin 2018 14:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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