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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Lapointe, “La culture dans l'oeuvre de Jacques Grand'Maison.” In ouvrage sous la direction de Guy Lapointe, Crise de prophétisme hier et aujourd’hui. L’itinéraire d’un peuple dans l’œuvre de Jacques Grand’Maison. Actes du colloque interdisciplinaire organisé par la Section des études pastorales de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, tenu du 5 au 7 octobre 1989, pp. 209-220 Montréal: Les Éditions Fides. 1990, 353 pp. Collection: “Héritage et projet”, no 43. Une édition numérique réalisée avec le concours de Loyola Leroux, bénévole, professeur de philosophie retraité du Cégep de Saint-Jérôme, près de Montréal.

[209]

Crise de prophétisme hier et aujourd’hui.
L’itinéraire d’un peuple dans l’œuvre
de Jacques Grand’Maison.
Quatrième partie : Culture et société

La culture dans l’œuvre
de Jacques Grand’Maison
.”

Guy LAPOINTE

Comme entrée de jeu à cette intervention, je reprendrai les termes mêmes de Jacques Grand’Maison tirés d’un article publié dans le collectif Le christianisme d’ici a-t-il un avenir ? [1], où il faisait un bilan de son propre itinéraire et de sa productivité :

« Quand je reprends le fil des ouvrages que j’ai publiés, je constate que je n’ai cessé de rencontrer des changements culturels qui me forçaient de réviser constamment mes problématiques sociales et politiques, pastorales et théologiques. Mon propre bilan est dérisoire par rapport à la profondeur de ce défi des médiations chrétiennes en dialectique avec des médiations culturelles à la fois critiques et innovatrices. Le bilan du christianisme d’ici en la matière n’est pas plus rutilant, loin de là. Dans le même texte, il remarque : L’analyse culturelle est souvent le parent pauvre de nos théologies et de nos pastorales, de nos discours et de nos pratiques » [2].

C’est à reprendre quelques moments significatifs de la prise de conscience que fait Jacques Grand’Maison du rôle et de l’importance des médiations culturelles dans la société québécoise que j’aimerais consacrer cette communication. Je le ferai en deux temps.

Dans un premier temps, j’esquisserai quelques traits du milieu et des premières expériences qui ont certainement orienté la vie de Jacques Grand’Maison et en ont fait un observateur privilégié en même temps qu’un interprète lucide de notre société ; en un deuxième temps, j’essaierai de montrer comment la médiation culturelle, [210] présente au tout début de l’œuvre de Jacques Grand’Maison, tend à recevoir une définition large, mais aussi — et c’est là un paradoxe — plus précise.

1. L’observateur et l’interprète
de la société québécoise


Jacques Grand’Maison fait partie de cette génération qui a été formée dans les milieux de l’Action Catholique. Dans les années 50, alors qu’il étudiait au Séminaire de Ste-Thérèse, il était déjà militant dans la J.É.C. (Jeunesse étudiante catholique). Se développait en ces milieux une intelligence chrétienne à même des orientations culturelles autres que celles du système d’éducation de l’époque. Puis, après son ordination presbytérale, il se lance dans l’action pastorale. Ce fut l’expérience de la J.O.C. (Jeunesse ouvrière catholique). Dès le départ, il oriente son action pastorale auprès des jeunes travailleurs et travailleuses et des jeunes chômeurs.

Jacques n’œuvre pas d’abord dans les salles paroissiales, mais en plein « dans le trafic ». Il vit un choc quand il sent que la structure de chrétienté commence à montrer des failles dans les milieux ouvriers. Il observe la distance entre l’entreprise dogmatique de l’Église, même renouvelée avec Vatican II, et tout le cadre symbolique et culturel qui est en train de se mettre en place. « La J.O.C. m'a fait comprendre que la vie chrétienne a d’autres exigences que celles d’aller à la messe le dimanche, de réciter des prières du matin et du soir et d’éviter le péché grave. Elle m’a habitué à juger chrétiennement des faits et des événements de la vie » [3]. Il est déjà, d’une certaine façon, aux prises avec une lecture autre de l’expérience chrétienne, à même les enjeux et les événements de la vie.

Un des premiers traits prophétiques de Jacques Grand’Maison sera de réfléchir pour savoir pourquoi et comment sortir l’Église de son enfermement social et culturel. D’ailleurs, un de ses premiers livres sera intitulé : L’Église en dehors de l’église [4]. De plus, à cette époque, Jacques fait partie de réseaux, comme celui de la revue Parti pris, où il se confronte avec des militants politiques contestataires ; il participe également à la revue Maintenant où on pratique une critique plus interne à l’Église. Mais son action le [211] place déjà au cœur des questionnements d’une société qui se découvre dans une subjectivité à fleur de peau et d’une culture en train de prendre ses distances par rapport à l’Église.

Autour des années 60, arrivent deux événements qu’il est impossible de ne pas confronter l’un à l’autre : la Révolution tranquille et le Concile Vatican II. Au moment où émerge une société séculière sujette d’elle-même, tout le monde pastoral dans lequel œuvre Jacques Grand’Maison concentrait son attention sur le « d’abord l'Église ». Effectivement, chez nous, la foulée conciliaire et post-conciliaire s’est vécue plus à partir de Vatican II que du dedans des défis internes à la nouvelle société séculière en train de bâtir sa structure et ses orientations. Grand’Maison remarque, dans Crise de prophétisme et ailleurs, que presque toutes les aires déconfessionnalisées ont été délaissées, comme si on ne savait ni le quoi ni le comment d’un témoignage chrétien, d’une évangélisation sur des terrains séculiers qu’on ne contrôle plus : « Combien peu les milieux sont évangélisés par l'intérieur, parce qu'on ne rejoint pas les hommes sur le terrain propre de leur vie réelle... Chez beaucoup de chrétiens, le monde de la foi est devenu abstrait, subjectif, privé, marginal » [5].

C’est sur ce fond d’engagement et d’observation de la société et de l’Église que se situent l’action et la réflexion de Jacques Grand’Maison. On verra peu à peu apparaître dans ses œuvres la conscience de la profondeur et de l’urgence d’une société et d’une Église qui, dans leurs pratiques et dans leur dynamique, prennent acte de la médiation culturelle comme lieu de fabrication d’une nouvelle subjectivité québécoise. Mais tout au long de son itinéraire, il gardera le style d’écriture d’un observateur. Il ne réfléchit pas d’abord à partir de concepts, mais à partir des grands mouvements de société qu’il essaie d’abord de s’expliquer à lui-même.

2. L’émergence de la pratique culturelle

Si on reprend quelques-unes des publications de Jacques Grand’Maison, on peut, il me semble, dégager certains moments de son itinéraire en regard de la culture.

Dans Crise de prophétisme en 1965, Grand’Maison dévoile déjà la toile de fond de sa réflexion sur la culture. Chose étonnante, sauf pour un intitulé de paragraphe, « Culture chrétienne et conditions [212] d’existence » [6], il n’utilise jamais le mot « culture ». Ce terme ne fait pas partie de son vocabulaire, même si la réalité y est présente. Une affirmation comme celle-ci l’exprime assez bien : « L’effort prophétique d’intériorisation ne se sépare pas d’une vigilance assidue aux conditions concrètes d’existence » [7]. Mais Grand’Maison prend conscience d’une chose : dans la perspective du Concile, les évêques se définissent à partir de Rome, alors qu’ici, de nouvelles façons de penser et de faire — disons la culture nouvelle —, sont en voie de changer le visage de la société. Les évêques du Québec ne ressentent pas ce changement.

Face aux nouveaux enjeux politiques, sociaux et religieux qui se dessinent, Jacques Grand’Maison ouvre le procès des diverses pratiques d’Église, à partir d’exemples très concrets tirés de la vie de famille, de l’école, de la paroisse etc. Il écrit : « La médiation ‘événementielle’ est ici d’un intérêt capital, puisqu’elle est si peu présente à la pensée et à l’action de tant de pasteurs. Ceci est d’autant plus grave que nous vivons de plus en plus dans un monde de l’événement connu de tous, grâce aux techniques de diffusion, de l’événement qui déclenche des attitudes très révélatrices des mentalités » [8].

Relations clercs-laïcs et émergence de la culture

Il apparaît que la rencontre et la prise de conscience de la dimension culturelle se font à cette époque à l’intérieur même de l’Église, là où son héritage l’a laissée, plus précisément dans les enjeux autour de la relation clercs-laïcs. Ce sont les laïcs qui aideront l’Église à rejoindre et à se situer dans les nouveaux mouvements de la société et de la culture. « L’histoire nous apprend que souvent les laïcs ont été à l’origine des réformes nécessaires et adaptées aux conditions des temps » [9]. Derrière la problématique clercs-laïcs émerge une autre société, un monde nouveau, alors qu’à ce moment — et c’est là le cri du prophète —, on est en train d’apprivoiser le Concile comme si on était incapable d’entendre ses ouvertures à même notre contexte culturel. La question fondamentale que pose Grand’Maison est celle-ci : est-on capable de ré-écrire notre héritage religieux du dedans même de cette nouvelle société, [213] de cette nouvelle culture, qui émerge ? Peut-on repenser la foi à même le nouveau contexte ?

Le contexte culturel nouveau qu’il observe, il cherche à le nommer. Mais une chose est certaine, il est pris par ce que l’héritage chrétien nous a apporté et il sent que quelque chose d’autre est en train de naître. « Nous venons d’une expérience historique de chrétienté, de non-écart, où nous ne savions pas trop si nous étions catholiques parce que canadiens-français ou canadiens-français parce que catholiques, où il y avait confusion entre Église et société » [10]. Là cependant commence à s’expliciter l’idée de la culture, perçue comme expérience historique reçue, comme héritage. Et la manière de reconsidérer cet héritage, et de l’accueillir de façon critique se joue dans la relation clercs-laïcs. Les laïcs sont ceux et celles qui pouvaient prendre le risque de la culture, et de la foi vécue à même la culture.

Une fois ce problème retourné sur tous les bords, Jacques Grand’Maison semble sortir de la maison-église pour prendre les véritables dimensions de notre culture à travers des expressions de cette figuration de cette même culture. Mais la culture qu’il ne définit pas comporte d’abord, sinon exclusivement, une dimension de reçu, d’héritage.

Six années d’observation et d’interprétation

Mais à partir de 68, Grand’Maison vit six années de gestation en relation directe avec son travail comme membre de la Commission Dumont. Ce temps d’observation et d’interprétation va aboutir, en 1973, à la publication de La seconde évangélisation [11]. Avec le groupe de la Commission Dumont, il se met à l’écoute de ce qui se passe, en ratissant l’ensemble du Québec. Il se rend compte que constamment le pôle-religion reste, dans la culture en train d’émerger, un barrage fort et étonnant contre l’anonymat. Il est devant un défi de ré-interprétation qui rejoint les sources profondes des Québécois et il sent un certain nombre de freins qui empêchent d’aller jusque-là. « Les Églises, écrira-t-il, ont contribué à déchirer des soutiens culturels lentement tissés par des millénaires d’expérience humaine.... Ce qu’il fallait faire après les provocations [214] purificatrices de la sécularisation et de l'athéisme, c’est beaucoup plus une transmutation culturelle des symboles religieux eux-mêmes » [12]. Si le christianisme au risque de l’interprétation était déjà en voie, on est maintenant devant un christianisme qui consent à se ré-interpréter profondément.

Tout ce mouvement de ré-interprétation est identifié par Grand'Maison comme atteignant les profondeurs culturelles. Et la question qui est posée est la suivante : acceptera-t-on une foi au risque de la culture, en même temps qu’une culture au risque de la foi ? « Retenons que la culture est sans doute un lieu humain privilégié pour connaître le vrai visage d’une communauté et de ses membres ; elle est un miroir d’identification, un ciment de solidarités particulières, un levier de motivations et d’engagement, un tissu historique » [13]. Dans le tome deuxième de La seconde évangélisation, il empruntera d'un article de Fernand Dumont cette distinction de deux couches de la culture : la première comme enracinement et milieu, la seconde comme fin et horizon. La culture première s’exprime à travers des représentations collectives et des schèmes qui trouvent leur canevas de fond dans un sujet historique déterminé. La culture seconde est la résultante des projections et des créations du groupe humain correspondant. C’est cette dernière couche qui permet une distance dynamique [14]. Il saisit donc la culture comme « héritage et projet », comme reçu et construit. Il se confrontera à ce problème sur deux dimensions très importantes de notre tradition : le couple nationalisme-religion et la sortie des femmes du domaine privé pour entrer dans le public.

Nationalisme et religion :
la culture comme facteur d’identité


De cet héritage comme donné-reçu-construit, Grand’Maison va par exemple, en 1970, entreprendre une réflexion sur le nationalisme et la religion. « Nationalisme et religion lui sont apparus comme deux composantes culturelles de l’itinéraire du peuple québécois. Devant la montée des remises en question inédites et des violences face à des systèmes politiques et économiques dans les années 60-70, et voyant que le Québec en était déjà profondément marqué, il remarque : « Ce n’est pas d’abord l’homme économique ou politique qui se révolte, c’est l’homme culturel, plus encore [215] l’homme tout court... Cette prise de conscience passe par la remontée du facteur culturel » [15]. Sa conviction, et je cite, est que « beaucoup de nouveaux nationalismes rejoignent avec plus ou moins de bonheur cette révolution culturelle. Ils cherchent à lui donner une signification et un dynamisme politiques » [16].

S’il aborde le nationalisme, c’est qu’il lui semble être un pôle de référence privilégié pour dire l’identité des peuples. Dans la révolution culturelle du Québec comme ailleurs, la question religieuse est elle aussi un pôle privilégié pour comprendre la recherche d’identité. Beaucoup d’interrogations modernes intègrent, au moins implicitement, des dimensions d’ordre religieux.

« Chez nous au Québec, notre histoire repose sur deux idéologies principales qui ont été en synergie constante surtout au cours des deux derniers siècles, à savoir un nationalisme et un catholicisme de type particulier. Au premier abord, le nationalisme apparaît comme une idéologie totalisante qui peut produire le meilleur et le pire. C’est aussi pourquoi le regain de nationalisme accompagne la crise d’identité, le besoin de communautés à taille humaine et de solidarités culturelles enrichissantes ». [17]

Or, fait remarquer Grand’Maison, dans notre passé récent, l’Église catholique a en quelque sorte, au Québec, domestiqué et émasculé le nationalisme ; elle l’a engagé sur des voies d’évitement et dans des conceptions très conservatrices de la société ; elle bloquait aussi l’esprit d’entreprise et l’instauration de politiques audacieuses à la mesure de toute communauté. Il remarque également que notre nationalisme se fonde sur cette assise religieuse, à la manière du Chanoine Groulx [18].

Dans la recherche d’identité des années 60-70, Grand’Maison se demande si les Québécois pourront se repositionner culturellement en regard de ce tandem nationalisme et religion. Comment l’Église va-t-elle accepter de laisser reposer la question du nationalisme ? Comment va-t-elle y contribuer ? « Qu’advient-il de ce phénomène encore massif qu’est le catholicisme québécois ? Comment se situent l’Église institutionnelle, les communautés chrétiennes, les [216] individus croyants dans ce mouvement historique indéniablement sur le chemin de la sécularité ? » Mais la réponse va dans le sens de nouvelles interrogations. Il termine son livre en disant : « Je n'ai pas voulu apporter de réponses immédiates à ces questions, pour plusieurs raisons : d'abord, parce qu'il fallait élucider des préalables négligés jusqu'ici, à savoir les divers fondements idéologiques en dessous des deux termes de la relation ; politique et religion en situation chez nous ; ensuite, parce que le contexte critique de l'engagement chrétien en politique nécessite l'articulation d'une conscience politique cohérente et d'une conscience chrétienne bien différente des praxis et des expériences chrétiennes privilégiées dans notre milieu » [19].

Itinéraire des femmes

Dans la redéfinition culturelle des gens d’ici, Jacques Grand'Maison rencontre le projet urbain avec toutes ses composantes et ses remises en question. Au cœur de ce projet urbain, de son expérience de terrain, il voit comme un signe de changement culturel profond l’engagement des femmes et leur ouverture sur la scène publique. Il en porte l’interrogation. Dans ce phénomène, Grand’Maison voit un autre versant de la culture qui surgit : d’une certaine façon, les femmes sortent de la domesticité. De la sorte, elles font de nouveaux liens entre le privé et le public. « Le mouvement du privé au public et vice-versa trouve dans l'intervention de la femme sa longueur d’onde la plus humaine, la plus pratique et peut-être la plus efficace. Ce qui suppose une meilleure solidarité des femmes de l’un et l’autre secteurs, de celles qui vont de l’un à l’autre. » [20] Ainsi, le pôle culturel est de plus en plus accentué et sera encore plus marquant dans ses livres Une foi ensouchée et Le Privé et le Public [21].

Clarification du concept de culture

Mais c’est dans l’un de ses livres les plus impressionnants Symboliques d’hier et d’aujourd’hui. Un essai socio-théologique sur le symbolisme dans l’Église et la société contemporaine [22], qu’il [217] clarifiera son concept de culture comme rôle charnière par rapport à la religion et la symbolique. Parlant de la culture, il écrira : « Au ras du sol : elle est cet ensemble vivant des manières de penser, d’agir et de vivre qui identifient un groupe humain comme collectivité particulière et distincte. Elle comporte des modèles affectifs et intellectuels. C’est par elle que les membres d’une collectivité vivent et pensent leurs relations au monde entre eux et avec eux-mêmes. Ainsi elle embrasse toute l'organisation sociale : institutions familiales, scolaires, économiques, politiques, récréatives, religieuses, etc... » [23]. À la suite de Claude Lévi-Strauss, Grand’Maison pense la culture en termes symboliques, comme un réseau intégré de symboles. Il la définit, en empruntant cette fois à Émile Benvéniste, comme un ensemble très complexe de relations et de valeurs : traditions, religion, loi, politique, éthique, arts. En somme, tout ce qui imprègne l’être humain et qui dirigera son comportement [24].

Mais pour ne pas demeurer dans une vision des choses passablement statique, il montre comment les révolutions culturelles récentes veulent faire de l’homme libre, le responsable, le grand artisan de l’élaboration d’une culture. Elles centrent donc l’attention sur l’acteur culturel comme tel, pour qu’il soit davantage producteur de la culture seconde que produit de sa culture première. Il est intéressant de souligner ici le caractère créateur et dynamique de la fonction culturelle, alors que dans les conceptions traditionnelles, la culture avait des fonctions plutôt statiques d’intégration, d’adaptation, d’identification, de cohésion, de communication et d’organisation ritualiste de la vie collective. « L’homme moderne se réapproprie l’instance culturelle d’un façon plus consciente. Il se refuse à considérer la culture comme un pur système hérité et objectif qui l’englobe et le conditionne. Il se veut créateur de son identité, de ses appartenances et des symboles qui l’expriment. Il s’auto-crée, se projette, s’auto-transcende... C’est alors que la culture comme fin et horizon peut jouer un rôle critique, dans la mesure où des systèmes sociaux actuels repoussent les choix décisifs à des périphéries inoffensives... » [25]. Rappelant Margaret Mead, Grand’Maison utilisera le terme de « culture préfigurative », cette nouvelle culture qui véhicule le sentiment d’être projeté vers l’avenir [26].

[218]

C’est à ce point que Jacques Grand'Maison montre comment la foi chrétienne qui fait partie de l’héritage culturel ne se passe jamais d’une culture. Elle y trouve son lieu privilégié, mais elle la transcende en la contestant. En retour, la foi peut également s’aliéner dans une culture et même la détruire : « La chrétienté a eu le baptême facile » [27]. La foi n’est plus le véhicule principal de la culture : et la foi et la culture peuvent se renforcer comme distance critique. Le constat de La seconde évangélisation est qu’on ne remplace pas du jour au lendemain un ensemble symbolique par une nouvelle culture. On retourne souvent à sa vieille symbolique plus ou moins désintégrée. Aujourd’hui, les faits et les attitudes semblent vouloir le confirmer.

C’est enfin dans la trilogie Les tiers que Jacques Grand’Maison reprendra la définition de Fernand Dumont, qui distingue deux couches dans la culture. La première, comme enracinement et milieu, s’exprime à travers des représentations collectives et des schèmes idéaux qui trouvent leur canevas de fond dans un sujet historique déterminé. La culture seconde est la résultante des projections et des créations du groupe humain correspondant. C’est la culture comme fin et horizon au sens marcusien qui peut jouer le rôle de distance critique.

En guise de conclusion

Parti d’une prise de conscience de la situation historique du Québec en relation avec la Révolution Tranquille et le Concile, Jacques Grand’Maison observe et commente les enjeux de l’avenir de la société québécoise en regard de son passé historique. À cette époque, il situe le rôle des laïcs dans l’Église comme des hommes et des femmes qui seront vraisemblablement les passeurs vers une laïcité en train d’émerger. Une histoire liée à l’institution catholique, une histoire dont l’héritage est comme tout à coup lourdement interrogé et dont le fil de continuité semble se perdre. Je pense ici à l’affirmation de A. Arendt : « L’ennuyeux est que nous ne sommes pas équipés, ni préparés pour cette activité de pensée, d’installation de la brèche entre le passé et le futur. Cette brèche a été comblée par ce qu’on appelle la tradition. Lorsque le fil de la tradition se rompt, comment penser ? » [28]

[219]

Lorsque le fil de l’héritage se perd, il faut penser un autre mode d’approche de la culture. De son lieu d’observation, Grand'Maison voit la sortie de l’Église de son propre enfermement précisément dans une interrogation neuve sur le rôle de la culture, à partir de la conception de la culture comme héritage. Dans sa vision de l’Église en clercs-laïcs, ce sont les laïcs qui seront d’abord chargés d’assurer la transition, de faire le passage en vue d’un repositionnement de l’Église dans la culture. Puis il en vient, en abordant comme lieux symboliques du passage du privé au public, les questions de nationalisme et de religion ainsi que celle du rôle des femmes, à penser la culture non d’abord comme un reçu mais comme un construit.

Ce que j’aimerais faire remarquer — et c’est là un trait fort intéressant de la réflexion de Jacques Grand’Maison — c’est qu’il ne définit pas les choses au départ ; il observe, il décrit, il met de l’ordre, il en parle, accrochant au passage une définition de Margaret Mead, de Claude Lévi-Strauss ou de Fernand Dumont. Il se sent à l’aise dans les concepts qu’il emprunte et qui l’aident, d’une certaine façon, à systématiser et à théoriser ses propres observations.

Dans son approche de la culture, Grand’Maison observe d’abord le terrain, le pays réel ; il regarde son monde tel qu’il devient et tel qu’il se présente à lui dans sa nudité. Il tente d’expliquer ce qui se passe. Ce qui l’intéresse, ce sont les mouvements souterrains ou à ciel ouvert de la société québécoise. J’oserais même dire que, en un certain sens, ce n’est pas un intellectuel comme les autres. Il n’utilise pas en premier lieu les concepts pour penser, mais des catégories ; son écriture est à fleur de peau et, en ce sens, étonnante et déroutante. Il cherche sa propre compréhension et s’explique à lui-même ce qui se passe plutôt que de vouloir l’expliquer aux autres. C’est l’être humain comme être social qui l’intéresse, moins peut-être que le sujet au sens de la psychologie. Et sa conception de la culture n’est pas d’abord psychologisante ; elle est sociologique. Ce n’est que de temps en temps qu’il osera se prendre lui-même comme sujet. Ce qui donnera des œuvres aussi belles et sensibles que Au mitan de la vie  [29] et Une foi ensouchée dans ce pays  [30].

[220]

Je terminerai par une dernière observation. Dans sa façon d’observer l’évolution de la culture et dans la présentation qu'il en fait, une chose frappe : la préoccupation de Jacques Grand'Maison de contrer tous les monopoles en gardant une distance critique par rapport aux attentes de fond, que ce soit le monopole de l’institution-église, le nationalisme, les syndicalismes etc. Il se refuse à tout enfermement. C’est pourquoi le lieu de la culture est ce lieu d’écart, cet irréductible. Il sait que les monopoles tuent la culture et l’irréductibilité qui est ouverture à l’autre. Il tente constamment de réouvrir de l’intérieur la médiation culturelle. Y est-il arrivé ? Donne-t-il l’image d’un homme du centre ? C’est plutôt l’image du canard sauvage qui me revenait en tête en relisant une partie de son œuvre.

À la fin de ce parcours de re-lecture, j’ai demandé à Jacques Grand’Maison de formuler une définition de la culture. Voici ce qu’il m’a écrit sur un bout de papier :

« La culture est un lieu d’intelligence sensible, critique et créatrice de sa propre histoire individuelle et collective, à la fois reçue et construite dans un ordre symbolique ».

Voilà qui résume bien, je crois, ce que son observation du pays réel a pu voir et ce que son écriture a voulu fixer pour la suite de la société québécoise et de son héritage culturel si intimement lié à la dimension religieuse.



[1] Collection Héritage et projet, n° 40, Montréal, Fides, 1988.

[2] Op. cit., p. 16.

[3] Crise de prophétisme, L'Action catholique canadienne, Montréal, 1965, p. 74.

[4] Éditions de Communauté chrétienne, Montréal, 1966.

[5] Crise de prophétisme, pp. 103 et 105.

[6] P. 175.

[7] P. 176.

[8] P. 14.

[9] P. 60.

[10] Le christianisme d’ici a-t-il un avenir ?, p. 14.

[11] Livre en deux tomes et trois volumes. (Collection Héritage et projet, 1 et 2), Montréal, Fides.

[12] T. II, 2, p. 62-63.

[13] op. cit., t. II. 2, p. 228.

[14] op. cit., p. 229.

[15] Nationalisme et religion, 2 tomes. Montréal, Éditions Beauchemin, 1970, t. 2, p. 28

[16] Op. cit., p. 35.

[17] Op. cit., p. 15.

[18] Op. cit., p. 16.

[19] Op. cit., t. 2, p. 206.

[20] « La femme peut réconcilier le privé et le public », dans Maintenant, n° 118, août/septembre 1972, p. 10.

[21] Montréal, Leméac, 1980, Montréal, Leméac, 2 tomes, 1974.

[22] Montréal, Hurtubise HMH, 1974.

[23] op. cit., p. 49.

[24] Problèmes de linguistique générale. Paris, Gallimard, 1966, p. 30.

[25] op. cit., p. 243.

[26] op. cit., p. 245.

[27] op. cit., p. 231.

[28] Crise de la culture. Huit exercices de pensée de politique, traduit de l'anglais sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 24.

[29] Montréal, Leméac, 1976.

[30] Montréal. Leméac, 1980.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 2 avril 2021 16:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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