RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de la revue Interventions critiques en économie politique, Les marxistes et la question nationale.” Extraits de textes de K. Marx, V. Lénine, J. Staline, L. Trotsky, et Mao Tsé Toung.” In revue Interventions critiques en économie politique, no 2, automne 1978, pp. 103-115. Numéro intitulé : “L’impérialisme et le développement économique.” [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[103]

Interventions critiques
en économie politique
No 2
TEXTES À L’APPUI

“ LES MARXISTES
ET LA QUESTION NATIONALE
.”

Extraits de textes de K. Marx, V. Lénine,
J. Staline, L. Trotsky, et Mao Tsé Toun
g

Nous présentons dans ce numéro une série de textes venant d’auteurs marxistes de diverses tendances. Le but que nous recherchons en publiant ces extraits N’EST PAS tant de présenter les réponses et les interprétations qu’ont pu apporter ces auteurs aux problèmes que soulèvent la question nationale que d’inciter « os lecteurs et lectrices à aller lire, dans leurs textes originaux, ces réponses. Ceci est d’autant plus nécessaire que les réponses sont parfois très divergentes, et cela, les textes que nous présentons le laisse voir.

Pour être rigoureux, il nous aurait fallu replacer chacun des textes dans son contexte historique et social. Mais cela nous fut impossible faute de temps et d’énergie. Pour cela, nous renvoyons nos lecteurs et lectrices à l’excellente anthologie publiée par les éditions L Etincelle, intitulée Les marxistes et la question nationale, 1848-1914.

Par contre, nous avons indiqué dans les références les dates auxquelles furent produits ces textes.


[103]

Marx et Engels, 1848,
Le manifeste du Parti Communiste.


La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, [104] ce constant ébranlement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier [1]. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leur rapports réciproques avec des yeux désabusés.

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.

Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes [2], mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les oeuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine [3] et contraint à la capitulation les [105] barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.

La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celle des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident.

La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence fatale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier.

[106]

Lénine, 1914,
Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.


Le 10 décembre 1869, Marx écrit que son rapport sur la question irlandaise au Conseil de l'Internationale sera conçu de la façon suivante :

... En dehors de toute phraséologie « internationaliste » et « humanitaire » sur la « justice envers l'Irlande », — car la chose va de soi au Conseil de l'Internationale — les intérêts directs, absolus, de la classe ouvrière anglaise exigent que soient rompus ses liens actuels avec l’Irlande. Telle est ma conviction la plus profonde, basée sur des raisons que, partiellement, je ne puis découvrir aux ouvriers anglais eux-mêmes. J'ai longtemps pensé qu'il serait possible de renverser le régime irlandais grâce aux progrès de la classe ouvrière anglaise. J'ai toujours défendu cette opinion dans le New York Tribune [journal américain auquel Marx a longtemps collaboré). Une étude plus approfondie de la question m'a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne pourra rien faire tant qu'elle ne sera pas débarrassée de l'Irlande... La réaction anglaise en Angleterre a ses racines dans l'asservissement de l'Irlande.

Maintenant, la politique de Marx dans la question irlandaise doit être parfaitement claire pour le lecteur.

L’ « utopiste » Marx est si « peu pratique » qu’il se prononce pour la séparation de l’Irlande, laquelle, même un demi-siècle plus tard, n’est pas encore réalisée. D’où vient donc cette politique de Marx, et n’était-elle pas erronée ?

Marx avait d’abord pensé que ce n’était pas le mouvement national de la nation opprimée, mais le mouvement ouvrier au sein de la nation oppressive qui libérerait l'Irlande. Marx ne fait pas des mouvements nationaux un absolu, sachant que seule la victoire de la classe ouvrière peut entièrement affranchir toutes les nationalités. Tenir compte à l'avance de toutes les corrélations possibles entre les mouvements émancipateurs bourgeois de nations opprimées et le mouvement émancipateur prolétarien de la nation oppressive (problème qui rend précisément si difficile la question nationale dans la Russie moderne) est chose impossible.

Mais les circonstances ont fait que la classe ouvrière anglaise est tombée pour un temps assez long sous l'influence des libéraux, qu'elle se traîne à leur remorque, et qu'elle est décapitée par une politique ouvrière libérale. Le mouvement émancipateur bourgeois en Irlande s'est renforcé et a pris des formes révolutionnaires, Marx révise son opinion et la corrige. « C’est un malheur pour un peuple d’en avoir asservi un autre. » La classe ouvrière d’Angleterre ne s’affranchira pas aussi longtemps que l'Irlande ne sera pas affranchie du joug anglais. L’asservissement de l'Irlande raffermit et alimente la réaction en Angleterre (comme l’asservissement d’une série de nations alimente la réaction en Russie !)

Et Marx, tout en faisant voter par l’Internationale une résolution de sympathie à la « nation irlandaise », au « peuple irlandais » (le subtil L. VI, aurait certainement mis en pièces le pauvre Marx pour son oubli de la lutte de classes !) recommande la séparation de l'Irlande d’avec l’Angleterre « dût-on, après la séparation, aboutir à la fédération ».

Quelles sont les prémisses théoriques de cette conclusion de Marx ? D’une façon générale, la révolution bourgeoise en Angleterre est depuis longtemps [107] terminée. Mais en Irlande elle n’est pas achevée ; les réformes des libéraux anglais ne l’achèvent qu’aujourd’hui, après un demi-siècle. Si le capitalisme avait été renversé en Angleterre aussi rapidement que Marx l’avait d’abord espéré, il n’y aurait pas eu place en Irlande pour un mouvement démocratique bourgeois, national. Mais puisqu’il est apparu, Marx conseille aux ouvriers anglais de le soutenir, de lui imprimer une poussée révolutionnaire, de le mener jusqu’au bout dans l’intérêt de leur propre liberté.

Les relations économiques de l’Irlande et de l’Angleterre étaient, vers 1860- 1870, certainement plus étroites que celles de la Russie avec la Pologne, avec l’Ukraine, etc. Le caractère « peu pratique » et « irréalisable » de la séparation de l’Irlande (ne fût-ce qu’en vertu des conditions géographiques et en vertu aussi de l’énorme puissance coloniale de l’Angleterre) sautait aux yeux. Ennemi en principe du fédéralisme, Marx admet dans ce cas particulier la fédération [4], à la condition que l’émancipation de l’Irlande se fasse par la voie révolutionnaire et non réformiste, par un mouvement des masses populaires d’Irlande que soutiendrait la classe ouvrière d’Angleterre. Il ne peut faire de doute que seule cette solution d’une tâche historique aurait le mieux favorisé les intérêts du prolétariat et accéléré le développement social.

Les choses ont tourné autrement. Le peuple irlandais et le prolétariat anglais étaient faibles. C’est seulement maintenant que la question irlandaise se résout (l'exemple de l’Ulster montre combien laborieusement) par de misérables transactions entre les libéraux anglais et la bourgeoisie irlandaise, par une réforme agraire (avec rachat) et par une autonomie (pour le moment encore inappliquée). Qu’est-ce à dire ? S’ensuit-il que Marx et Engels étaient des « utopistes », qu’ils formulaient des revendications nationales « irréalisables », qu’ils se laissaient influencer par les nationalistes petits-bourgeois d'Irlande (le caractère petit-bourgeois du mouvement des fenians est indubitable), etc. ?

Non. Dans la question irlandaise également, Marx et Engels ont mené une politique prolétarienne conséquente, propre à éduquer réellement les masses dans l’esprit du démocratisme et du socialisme. Seule cette politique était capable d’épargner, à l’Irlande comme à l’Angleterre, le retard d’un demi-siècle apporté dans la réalisation des réformes indispensables, ainsi que leur mutilation par les libéraux désireux de plaire à la réaction.

La politique de Marx et d’Engels dans la question irlandaise a fourni le plus grand exemple, qui conserve jusqu’à présent une énorme importance pratique, de la façon dont le prolétariat des nations qui oppriment doit se comporter envers les mouvements nationaux ; elle a été une mise en garde contre 1’ « empressement servile » que les philistins de tous les pays, de toutes les couleurs et de toutes les langues, mettent à qualifier d’« utopique » une modification des frontières des États créées par la violence et les privilèges des [108] grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie d’une nation.

Si les prolétariats d'Irlande et d’Angleterre n’adoptaient pas la politique de Marx et ne faisaient pas de la séparation de l’Irlande leur mot d’ordre, ce serait de leur part le pire opportunisme, un oubli des tâches du démocrate et du socialiste, une concession à la réaction et à la bourgeoisie anglaises.


[109]

Mao Tsé Toung, 1948,
Sur la question de la bourgeoisie nationale
et des hobereaux éclairés.


Dans la bourgeoisie nationale, un petit nombre d’éléments de droite attachés à l’impérialisme, au féodalisme et au capitalisme bureaucratique et opposés à la révolution démocratique populaire sont aussi des ennemis de la révolution, tandis que les éléments de gauche, attachés au peuple travailleur et opposés aux réactionnaires, ainsi que le petit nombre de hobereaux éclairés qui se sont détachés de la classe féodale sont aussi des révolutionnaires. Mais les premiers ne sont pas plus la force principale de l’ennemi que les seconds ne sont la force principale des révolutionnaires. Ni les uns ni les autres ne peuvent déterminer le caractère de la révolution. La bourgeoisie nationale est une classe politiquement très faible et fort hésitante. Mais la plupart de ses membres, du fait qu’ils sont persécutés et bridés par l’impérialisme, le féodalisme et le capitalisme bureaucratique, peuvent ou se joindre à la révolution démocratique populaire ou adopter une position neutre. Ils sont une partie des larges masses populaires, mais ne constituent ni leur corps principal, ni une force qui détermine le caractère de la révolution. Cependant, comme ils présentent une importance économique et peuvent ou se joindre à la lutte contre les États-Unis et Tchang Kaï-Chek ou rester neutres dans cette lutte, il nous est possible et nécessaire de les unir à nous. Avant la naissance du Parti communiste chinois, le Kuomintang, sous la direction de Sun Yat-sen, représentait la bourgeoisie nationale et jouait le rôle dirigeant dans la révolution chinoise de cette époque (révolution démocratique inconséquente de type ancien). Mais dès que le Parti communiste chinois fut né et eut prouvé ses capacités, le Kuomintang ne fut plus à même d’assumer la direction de la révolution chinoise (révolution de démocratie nouvelle). La bourgeoisie nationale se joignit au mouvement révolutionnaire des années 1924-1927, puis, durant les années 1927-1931 (avant l’Incident du 18 Septembre 1931), une bonne partie de ses éléments se rallia à la réaction dirigée par Tchang Kaï-Chek. Mais ce n’est absolument pas une raison de dire que durant cette période nous ne devions pas chercher à rallier à notre cause la bourgeoisie nationale sur le terrain politique, et à la protéger sur le terrain économique, ou que notre politique ultra-gauchiste d’alors à l’égard de la bourgeoisie nationale n’était pas une politique aventuriste. Au contraire, durant cette période, nous aurions quand même dû appliquer la politique de protéger la bourgeoisie nationale et de la rallier à notre cause pour nous permettre de concentrer nos efforts dans la lutte contre nos ennemis principaux. Pendant la Guerre de [110] Résistance, la bourgeoisie nationale a pris part à la guerre tout en hésitant entre le Kuomintang et le Parti communiste. À l’étape actuelle, la majorité de cette classe éprouve une haine croissante pour les États-Unis et Tchang Kaï-Chek ; ses éléments de gauche se rattachent au Parti communiste, et ses éléments de droite au Kuomintang, tandis que ceux du centre, restant dans l’expectative, hésitent entre les deux partis. Dans ces circonstances, il nous est nécessaire et possible de gagner la majorité de la bourgeoisie nationale et d’isoler sa minorité. Pour atteindre ce but, nous devons agir avec circonspection dans ce qui touche à la position économique de cette classe et adopter en principe une politique générale de protection. Sinon, nous commettrions des erreurs politiques.

[111]

Staline, 1913,
Le marxisme et la question nationale
et coloniale.


Qu’est-ce que la nation ?

La nation, c’est avant tout une communauté, une communauté déterminée d’individus.

Cette communauté n’est pas de race ni de tribu. L’actuelle nation italienne a été formée de Romains, de Germains, d’Etrusques, de Grecs, d’Arabes, etc. La nation française a été constituée par des Gaulois, des Romains, des Bretons, des Germains, etc. Il faut en dire autant des Anglais, Allemands et autres qui se sont constitués en nations avec des hommes appartenant à des races et à des tribus diverses.

Ainsi, la nation n’est pas une communauté de race ni de tribu, mais une communauté humaine historiquement constituée.

D’autre part, il est hors de doute que les grands États de Cyrus ou d’Alexandre ne pouvaient pas être appelés nations, bien que constitués historiquement, formés de tribus et de races diverses. Ce n’étaient pas des nations, mais des agglomérats de groupes, agglomérats dus au hasard et peu cohérents, qui se désagrégeaient ou se soudaient, suivant les succès ou les défaites de tel ou tel conquérant.

Ainsi, la nation n’est pas un agglomérat accidentel ni éphémère, mais une communauté humaine stable.

Mais toute communauté stable ne constitue pas une nation. L’Autriche et la Russie sont aussi des communautés stables, pourtant personne ne les appelle nations. Qu’est-ce qui distingue la communauté nationale de la communauté d’État ? Entre autres, le fait que la communauté nationale ne saurait se concevoir sans une langue commune, tandis que pour l’État la langue commune n’est pas obligatoire. La nation tchèque en Autriche et la nation polonaise en Russie seraient impossibles sans une langue commune pour chacune d’elles, cependant que l’existence de toute une série de langues à l’intérieur de la Russie et de l’Autriche n’empêche pas l’intégrité de ces États. Il s’agit évidemment des langues populaires parlées, et non des langues officielles des bureaux.

Ainsi, la communauté de langue est l’un des traits caractéristiques de la nation.

Cela ne veut évidemment pas dire que les diverses nations parlent toujours et partout des langues différentes, ou que tous ceux qui parlent la même langue constituent forcément une seule nation. Une langue commune pour chaque nation, mais pas nécessairement des langues différentes pour les diverses nations ! Il n’est pas de nation qui parle à la fois plusieurs langues, mais cela ne signifie pas encore qu’il ne puisse y avoir deux nations parlant la même langue ! Les Anglais et les Américains du Nord parlent la même langue, et cependant ils ne constituent pas une même nation. Il faut en dire autant des Norvégiens et des Danois, des Anglais et des Irlandais.

Mais pourquoi, par exemple, les Anglais et les Américains du Nord ne constituent-ils pas une seule nation, malgré une langue commune ?

Tout d’abord parce qu’ils ne vivent pas côte à côte, mais sur des territoires différents. Une nation ne peut se former qu’à la suite de relations prolongées et régulières, qu’à la suite d’une vie commune des personnes, de générations en générations. Or, une longue vie commune est impossible sans un territoire commun. Les Anglais et les Américains habitaient autrefois un seul territoire, [112] l’Angleterre, et formaient une seule nation. Puis une partie des Anglais a émigré d’Angleterre dans un nouveau territoire, l’Amérique, et c’est là, sur ce nouveau territoire, qu’elle a formé, avec le temps, une nouvelle nation, la nation américaine. La diversité des territoires a entraîné la formation de nations diverses.

Ainsi, la communauté de territoire est l’un des traits caractéristiques de la nation.

Mais ce n’est pas encore tout. La communauté du territoire par elle-même ne fait pas encore une nation. Pour cela, il faut qu’il y ait en outre une liaison économique interne, soudant les diverses parties de la nation en un tout unique. Une telle liaison n’existe pas entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord, et c’est pourquoi elles forment deux nations différentes. Mais les Américains eux-mêmes ne mériteraient pas d’être appelés nation si les différents points de l’Amérique du Nord n’étaient pas liés entre eux par le développement des voies de communication, etc.

Prenons, par exemple, les Géorgiens. Les Géorgiens d’avant la réforme vivaient sur un territoire commun et parlaient une seule langue ; et pourtant ils ne formaient pas, à parler strictement, une seule nation, car, divisés en une série de principautés détachées les unes des autres, ils ne pouvaient vivre d’une vie économique commune, se faisant la guerre depuis des siècles et se ruinant mutuellement, en excitant les uns contre les autres les Persans et les Turcs. La réunion éphémère et accidentelle des principautés, qu’un tsar chanceux réussissait parfois à réaliser, n’englobait dans le meilleur des cas que la sphère administrative superficielle, pour se briser rapidement contre les caprices des princes et l’indifférence des paysans. Et il ne pouvait en être autrement, vu le morcellement économique de la Géorgie... Celle-ci n’apparut en tant que nation que dans la seconde moitié du xixe siècle, lorsque la chute du servage et le progrès de la vie économique du pays, le développement des voies de communication et la naissance du capitalisme eurent institué la division du travail entre les régions de la Géorgie et porté un coup définitif à l’isolement économique des principautés pour les unir en un tout.

Il faut en dire autant des autres nations qui ont franchi le stade du féodalisme et développé chez elles le capitalisme.

Ainsi, la communauté de la vie économique, la cohésion économique sont l’une des particularités caractéristiques de la nation.

Mais cela non plus n'est pas tout. En plus de cc qui a été dit, il faut encore tenir compte des particularités psychologiques des individus réunis en nation. Les nations se distinguent l’une de l’autre non seulement par les conditions de leur vie, mais aussi par leur psychologie qui s’exprime dans les particularités de la culture nationale. Si l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Irlande, qui parlent une seule langue, forment néanmoins trois nations différentes, c’est qu’un rôle assez important est joué en l’occurrence par cette formation psychique originale qui s’est élaborée, chez elles, de génération en génération, par suite de conditions d’existence différentes.

Évidemment, la formation psychique en elle-même, ou, comme on dit encore, le « caractère national » apparaît à l’observateur comme quelque chose d’insaisissable ; mais pour autant qu’elle s’exprime dans l’originalité de la culture commune à la nation, elle est saisissable et ne saurait être méconnue.

Inutile de dire que le « caractère national » n’est pas une chose établie une fois pour toutes et qu’il se modifie en même temps que les conditions de vie ; mais, pour autant qu’il existe à chaque moment donné, il marque de son empreinte la physionomie de la nation.

[113]

Ainsi, la communauté de la formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture, est l’un des traits caractéristiques d’une nation.

De cette façon, nous avons énuméré tous les indices qui caractérisent la nation.

La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture.

Avec cela, il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise à la loi du changement, qu’elle a son histoire, un commencement et une fin.

Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés ne suffit, pris isolément, à définir la nation. Bien plus : il suffit qu’un seul de ces indices manque pour que la nation cesse d’être nation.

On peut se représenter des hommes ayant un « caractère national » commun, sans que l’on puisse dire toutefois qu’ils forment une nation, s’ils sont économiquement dissociés, s’ils vivent sur des territoires différents, s’ils parlent des langues différentes, etc. Tels sont, par exemple, les Juifs russes, galiciens, américains, géorgiens, ceux des montagnes du Caucase, qui, à notre avis, ne forment pas une nation unique.

On peut se représenter des hommes dont le territoire et la vie économique sont communs et qui cependant ne forment pas une nation, s’ils n’ont pas une communauté de langue et de « caractère national ». Tels sont, par exemple, les Allemands et les Lettons dans la Province balte.

Enfin les Norvégiens et les Danois parlent la même langue, sans pour cela former une seule nation, vu l'absence des autres indices.

Seule, la présence de tous les indices pris ensemble nous donne une nation.

[114]

Trotsky, 1929,
La révolution permanente


Il n’est pas vrai que l’économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n’est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu’un “supplément aux traits généraux”, une sorte de verrue sur la figure. En réalité les particularités nationales forment l’originalité des traits fondamentaux de l’évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années. Il suffit de rappeler que le prolétariat d’un pays arriéré a conquis le pouvoir bien avant ceux des pays avancés. Cette simple leçon historique démontre que, contrairement aux affirmations de Staline, il serait tout à fait erroné de fonder l’activité des partis communistes sur quelques traits généraux, c’est-à-dire sur un type abstrait de capitalisme national. Il n’est pas du tout vrai que “l’internationalisme des partis communistes” se fonde sur cela. En réalité il repose sur la faillite de l’État national qui est une survivance et qui freine le développement des forces productives. On ne peut ni réorganiser ni même comprendre le capitalisme national si on ne l’envisage pas comme une partie de l’économie mondiale.

Les particularités économiques des différents pays n’ont pas une importance secondaire. Il suffit de comparer l’Angleterre et l’Inde, les États-Unis et le Brésil. Les traits spécifiques de l’économie nationale, si importants qu’ils soient, constituent, à un degré croissant, les éléments d’une plus haute unité qui s’appelle l’économie mondiale et sur laquelle, en fin de compte, repose l’internationalisme des partis communistes.

La définition stalinienne de l’originalité nationale comme simple “supplément” au type général se trouve en contradiction éclatante, mais non fortuite, avec la façon de comprendre (ou plutôt de ne pas comprendre) la loi du développement inégal du capitalisme. Comme on sait, Staline l’avait proclamée loi fondamentale, primordiale, universelle. À l’aide de cette loi, qu’il a transformée en une ' abstraction, Staline essaye de résoudre tous les mystères de l’existence. Mais, chose étonnante, il ne perçoit pas que l’originalité nationale représente le produit final et le plus général de l’inégalité du développement historique. Il faut avoir une juste idée de cette inégalité, en comprendre l’importance et l’étendre au passé pré-capitaliste. Le développement plus ou moins rapide des forces productives, l’épanouissement [115] ou, au contraire, l’appauvrissement qui caractérisent certaines époques historiques, comme, par exemple, le Moyen Age, le régime des corporations, l’absolutisme éclairé, le parlementarisme ; l’inégalité dans le développement des différentes branches de l’économie, des différentes classes, des différentes institutions sociales, des divers éléments de la culture, tout cela constitue les fondements des “particularités” nationales. L’originalité d’un type social national n’est que la cristallisation des inégalités de sa formation.



[1] C’est-à-dire devenir rigides.

[2] C’est-à-dire tirées du pays même.

[3] Ici : les moyens de défense de certains pays contre le mode bourgeois de production.

[4] Il est d’ailleurs facile de voir pourquoi par droit de « libre disposition » des nations, on ne saurait comprendre, au point de vue social-démocrate, ni la fédération, ni l’autonomie (bien qu'abstraitement parlant, l’une et l'autre entrent dans la notion de « libre disposition »). Le droit à la fédération est en général un non-sens, car la fédération est un contrat bilatéral. Les marxistes ne peuvent absolument pas inscrire dans leur programme la défense du fédéralisme en général : il ne saurait en être question. Quant à l'autonomie, les marxistes défendent non le « droit à » l’autonomie, mais l’autonomie elle-même comme principe général, universel, d’un État démocratique à composition nationale hétérogène et dont les conditions géographiques et autres seraient nettement différenciées. C'est pourquoi reconnaître « le droit des nations à l’autonomie » serait aussi insensé que reconnaître « le droit des nations à la fédération ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 20 octobre 2023 5:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref