RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, nos 12-13, printemps 1984
Présentation (no 12-13)


Une édition électronique réalisée à partir du texte de la revue INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, nos 12-13, printemps 1984, 296 pp. Un numéro intitulé: “Emploi: éclatement ?”. Montréal: département de science économique, Université du Québec à Montréal. [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Présentation (no 12-13)

Un numéro double sur le travail et l’emploi


Le dossier qui suit renoue avec la problématique qui avait constitué l’ossature du numéro 4 de la revue, il y a de cela 4 ans déjà. Ce fait nous semble significatif à deux égards. Tout d’abord, il consacre la continuité de la question du travail et de l’emploi, dans notre réflexion bien sûr, mais aussi dans la pratique militante. D’autre part, il marque un déplacement de la perspective qui éclaire sans doute l’évolution des interrogations sur ce problème qui, tout en prenant des proportions de plus en plus considérables, semble échapper à toute thérapeutique, voire même à tout diagnostic. Le phénomène est devenu tellement énorme qu’il semble presque s’être dissipé...

L’ampleur du problème, le nombre important de contributions reçues et leur qualité nous ont forcés à opter pour la formule du numéro double. Par le passé, nous devions souvent retrancher des articles et essayer de les réinsérer dans des numéros ultérieurs. Cette fois-ci, nous n’avons pas cru bon ni même possible de retenir cette solution. La recherche de la cohérence et de l’exhaustivité, toujours partielle bien sûr, exigeait de faire le saut et de tenter l’expérience. Nous espérons que nos lecteurs et lectrices endosseront ce choix et le trouveront justifié par le produit final qui leur est proposé.

Les thèmes du numéro 4

Lors de notre premier dossier sur le travail et l’emploi, nous avions traité du chômage dans un premier temps, en cherchant d’abord une description, puis une mesure du phénomène, [8] en nous interrogeant ensuite sur son incidence. Qui subit davantage le chômage, demandait alors l’article du Mouvement Action-Chômage ? Les femmes et les jeunes, répondait-il. On peut toujours affiner et préciser l’analyse, le fait demeure que l’incidence du phénomène est fort inégalement répartie. Par-delà la dimension descriptive, le même article reprenait la thèse marxiste de l’armée de réserve afin d’expliquer le caractère structurel du chômage dans le capitalisme. En outre, la montée du chômage en période de crise était elle aussi interprétée selon la théorie marxiste comme conséquence de la surproduction/sous-consommation propre au blocage du cycle d’accumulation du capital. Cette interprétation était alors mise en relation avec celle de la théorie néo-classique pour qui les mécanismes du marché sont autorégulateurs, et celle de la théorie keynésienne qui démontre la nécessité et l’efficacité de l’intervention conjoncturelle de l’État dans les circonstances.

La réflexion sur le travail proprement dit s’était organisée autour de quatre thèmes : le travail à temps partiel, le travail des femmes, la santé-sécurité au travail et l’insatisfaction au travail. Colette Bernier et Hélène David de l’IRAT avaient tracé l’évolution absolument frappante vers l’extension du travail à temps partiel dans les pays capitalistes avancés au cours des années soixante-dix. Notons que la tendance s’est maintenue depuis. Concentré dans le tertiaire, ce travail est caractérisé par son statut précaire, les heures de travail hebdomadaire variables, les bas salaires, l’absence ou l’insuffisance de la protection législative et réglementaire, l’insécurité dans l’emploi, le faible taux de syndicalisation, la présence massive des femmes, etc. Le travail à temps partiel apparaît alors lié à un processus de déqualification et de précarisation de l’emploi. Par ailleurs, au-delà des conditions immédiates de travail, les auteures mettaient en cause toute la dimension de l’organisation du travail dans l’entreprise, et également la division du travail à l’échelle de la société. Soulignons que depuis la parution de cet article le gouvernement canadien a institué une commission d’enquête sur le sujet, la Commission Wallace, dont la présidente a déposé le rapport final à l’automne 1983. Nombre de recommandations contenues dans celui-ci font écho aux problèmes soulevés par les chercheures de TIRAT. Mentionnons aussi que ce rapport fut violemment attaqué par le milieu patronal et ses hérauts qui y ont vu une menace, dans la mesure où l’arbitraire associé à cette forme d’utilisation de la main-d’oeuvre risque d’être sérieusement circonscrit si jamais ses recommandations sont adoptées, ce qui risque d’ailleurs de ne pas se produire de sitôt.

Le travail des femmes avait été traité par deux articles, dont une traduction d’un texte classique de Margaret Benston et une contribution de Christine Dufresne. Les deux articles développaient sensiblement le même point de vue : dans le capitalisme, le travail domestique des femmes n’est pas reconnu comme travail directement social, c’est donc un travail gratuit qui a l’immense mérite, du point de vue du Capital, de réduire les coûts de reproduction de la force de travail. Par rapport au marché du travail, les femmes constituent [9] en outre une fraction de l’armée de réserve qui est appelée ou refoulée selon les besoins du moment de la production capitaliste. Lorsqu’elles ont un emploi salarié, les femmes subissent le plus souvent une double journée de travail, car elles conservent presque toujours la responsabilité des tâches domestiques. La socialisation de ces travaux apparaît alors comme une condition nécessaire, bien que non suffisante notent les auteures, à l’émancipation des femmes.

Les années soixante-dix avaient vu s’ouvrir de nouveaux fronts de lutte syndicale au Québec. Parmi ceux-ci, le dossier de la santé-sécurité au travail avait occupé une place de grande importance. Gisèle Cartier, alors vice-présidente de la CSN, avait signé l’article du dossier qui traitait de cette question. Le contexte était celui du dépôt de la loi 17 parrainée par le ministre du Travail du temps, Pierre Marois. Rappelant les ravages humains causés par les accidents et les maladies du travail, Gisèle Cartier s’en prenait néanmoins à la conception qui avait présidé à l'élaboration de cette législation. L’angélisme du discours gouvernemental, la volonté de court-circuiter les organisations syndicales en place en formant des comités paritaires devant susciter la participation des travailleurs et des employeurs et la recherche de solutions consensuelles, la négation du principe de prévention à la source et la thèse selon laquelle les travailleurs victimes d’accidents ou de maladies du travail, leurs employeurs et la « société » tout entière sont responsables au même titre, tous ces éléments suscitaient alors l’opposition de la CSN à la loi 17. Depuis lors, la Commission de la santé et de la sécurité au travail, CSST, rejeton de cette pièce législative, s’est débattue dans les mêmes contradictions que l’organisme qui l’avait précédée, la Commission des accidents de travail, CAT. Responsable de l’indemnisation des victimes, elle doit aussi agir en bonne gestionnaire, d’autant plus que le patronat qui la finance de ses cotisations est représenté à son conseil d’administration (les organisations syndicales aussi, par l’intermédiaire du président de la FTQ, ce qui n’amoindrit pas la contradiction).

Enfin, nous complétions l’étude du thème par la publication d’un extrait du livre d’Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, paru chez François Maspéro en 1976 dans sa version française. L'auteur y décrivait la perte de contrôle du travailleur sur son travail, sa soumission au système des machines, la dépossession du savoir-faire ouvrier, l'appauvrissement des tâches, leur parcellisation, caractéristiques qui sont à l’origine de l’absentéisme et des différentes formes de refus du travail qui inquiètent tant le patronat car elles réduisent la productivité, nuisent à l’efficacité et augmentent les coûts de production. L’étude de Braverman avait l’immense mérite d’être l’une des premières à remettre en cause les mythes véhiculés au sujet des effets positifs de l’évolution technologique et organisationnelle sur la qualification et la qualité de vie au travail. En plus de démontrer le caractère structurel de la « rationalisation » du travail dans le capitalisme, il soulignait que la réaction conjoncturelle des travailleurs à la détérioration de leurs conditions de travail était d’autant plus forte à la fin des années soixante que le niveau de [10] chômage était à la baisse. En outre, une scolarisation accrue et l’intériorisation des valeurs démocratiques de l’ordre idéologique rendaient insupportables aux travailleurs les vexations et l’autoritarisme quotidiens dans l’emploi. La montée du chômage dans les dernières années a sûrement joué son rôle disciplinaire à ce niveau, car si le problème n’est pas disparu, il ne suscite plus la même inquiétude patronale.

Le contexte du présent numéro

Ce rappel du dossier du numéro 4 permettra sans doute de mesurer davantage l’évolution des préoccupations et de l’analyse sur le thème de l’emploi et du travail depuis les cinq dernières années. À cette époque, la crise était certes manifeste depuis quelques années déjà, mais les récessions qui l'avaient accompagnée n’avaient pas connu l’ampleur de celles qui devaient suivre en 1980 et surtout en 1981-1982. De même, les changements structurels commençaient à se manifester alors, mais ils allaient s’accélérer encore par la suite, notamment sur les fronts de l’emploi et du travail. Qu’on songe à la montée vertigineuse du chômage, à la perte absolue d’emplois, aux avancées de l’informatisation des postes de travail, aux sévères reculs syndicaux dans les secteurs public et privé, aux retournements des politiques économiques et sociales. Il nous apparaissait donc nécessaire à ce moment de faire le point sur ces évolutions et d’interroger les explications traditionnelles que la gauche avançait sur la nature de la crise et du système dans lequel elle se meurt.

La structuration du numéro

Nos interrogations ont porté sur trois niveaux qui correspondent à la structuration du dossier en trois parties. Nous avons voulu d’abord voir quels sont les faits observables qui rendent compte au plan phénoménal de l’évolution de l’emploi et du travail dans la période actuelle. Comment évoluent les agrégats macroéconomiques, que peut-on saisir des politiques d’emploi, comment se vit la recherche d’emploi ? Même si les faits ne sont jamais indépendants du regard qui les produit, il demeure que cette démarche de construction des faits en est une de rigueur et qu’elle est strictement requise dans tout exercice sérieux de réflexion. Cet effort nous a paru d’autant plus nécessaire qu’aujourd’hui les catégories traditionnelles au moyen desquelles on aborde l’emploi et le travail ne renvoient plus toujours au même contenu empirique, et éventuellement théorique, que précédemment. Ainsi, l’emploi qui, il n’y a pas si longtemps, voulait dire l’emploi à temps plein et permanent, n’a plus aujourd'hui ce contenu implicite. Nous nous sommes donc interrogés sérieusement sur ce glissement dans la signification des concepts à caractère empirique utilisés presque automatiquement, l’habitude aidant. Décrire une réalité différente à l’aide des mêmes termes qu’avant, cela risque fort de conduire à la cécité théorique, à l’inintelligibilité du réel, à moins que consciemment on puisse procéder à la réorganisation conceptuelle de faits qui se livrent à [11] l’analyse. La première partie du dossier sans opérer tout à fait cette démarche, la suggère et met en parallèle différents indicateurs officiels de marché de travail pour mettre en évidence le développement important de l'insécurité et de la précarité de l’emploi depuis quelques années.

La deuxième partie du dossier porte sur l’éclatement de l’emploi. Ce que nous venons d’expliciter au sujet des concepts reliés à l’emploi et au travail permettra sans doute de comprendre l’à-propos du thème qui est aussi celui du dossier dans son ensemble. La théorie macroéconomique et les agrégats de la comptabilité nationale veulent saisir globalement cette réalité du marché du travail ; or il appert que cela soulève des difficultés particulièrement grandes quand vient le moment de saisir la signification des transformations concrètes qui se déroulent présentement. L’emploi et la participation au marché du travail ont certes toujours recouvert des situations concrètes fort différentes. Malgré cela, les tendances actuelles nous semblent accentuer cet aspect des choses, à un point tel qu’il apparaît nécessaire d’en examiner les manifestations les plus évidentes. Depuis quelques années déjà, différentes études avaient mis en relief l’existence d’une dichotomie fondamentale entre d'une part, l’emploi stable, bien rémunéré, protégé, souvent syndiqué et inscrit dans la perspective de la promotion professionnelle et d’autre part, l'emploi aléatoire, mal payé, peu protégé, faiblement syndiqué et bloqué professionnellement. En fait, on doit dépasser le cadre d’analyse fixé par ce constat de la dichotomie du marché du travail si on espère saisir correctement le phénomène d’éclatement auquel nous assistons. Le travail au noir, celui des femmes, le bénévolat, le travail des jeunes et les autres formes d’insertion ou de rejet du marché du travail s'inscrivent en quelque sorte dans une construction prismatique de celui-ci : ses faces sont multiples et changeantes, ses nuances quasi infinies. Les articles du dossier qui en traitent n’en épuisent pas les variantes, mais ils ont le mérite d’en dévoiler l’existence et de montrer que son appréhension est problématique.

Parmi les conséquences de l’éclatement de l’emploi et du travail, l'une des plus pressantes concerne les options dévoilées par cette évolution. Les principaux débats doivent maintenant porter sur ces questions, notamment celle du partage du travail, de la réduction du temps de travail, de la qualité et du contrôle du procès de travail, et de la stratégie syndicale dans cette période de changements en profondeur de la relation des individus et des groupes au marché du travail, tant en termes d’expérience vécue que de stratégie collective de positionnement face à l’avenir. Ce cadre d’analyse est celui avancé par la troisième partie du dossier.

Nous avons donc recherché diverses collaborations afin de mieux cerner la situation actuelle et sa mouvance. Il en est résulté un dossier qui interroge de nouvelles réalités ou qui aborde les mêmes problèmes avec un regard différent de celui d'il n’y a pas si longtemps. Un fait significatif est l’insistance accordée à la question de l’emploi. On comprendra aisément pourquoi.

[12]

Le contenu des articles

Ce numéro est encore une fois largement redevable de l’apport des chercheures de TIRAT qui continuent leur travail d’enquête et de proposition. Ainsi, Hélène David analyse les programmes d’action positive et leur impact sur la situation des femmes face au marché du travail. Colette Bernier, quant à elle, mesure l’influence des changements technologiques, notamment sur le niveau de qualification des travail- leurs(euses). Ses conclusions sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles nuancent certaines idées reçues sur la question. Diane Bellemare reprend les propositions sur une stratégie de plein-emploi qu’elle avait élaborées conjointement avec Lise Poulin-Simon dans un livre publié Tannée dernière (en coédition IRAT/Presses de l’Université du Québec/LABREV). La recherche de consensus sociaux et de formes institutionnelles aptes à promouvoir l’atteinte de l’objectif visé fait l’objet d’un débat de fond qu’il faut poursuivre ; ce à quoi nous espérons contribuer en présentant cet article.

L’article du collectif sur l’emploi et les politiques économiques se veut une charnière du dossier, du fait qu’il propose une périodisation de ces politiques dans l’après-guerre et qu’il renvoie, parfois de manière interrogative ou critique, à d’autres contributions du dossier, notamment celles de Diane Bellemare et de Vincent van Schendel. En outre, il soulève le thème général du positionnement programmatique face à la crise et aux transformations de l’emploi.

Diane Tremblay discute de la perspective du travail partagé et s’interroge sur les possibilités et les implications d’une telle stratégie. Dans un autre article, elle explore le dossier de la formation professionnelle des femmes et se demande si la formation dans des métiers dits non traditionnels n’entraînera pas simplement un déplacement des ghettos féminins. Enfin, elle rend compte des discussions et des débats qui ont animé le colloque sur les femmes et l’économie qui s’est tenu à Montréal à l’automne dernier. Vincent van Schendel fait un historique des débats concernant le plein-emploi et des controverses qui les ont entourées, et il met en doute la volonté qui sous-tendait l’objectif déclaré de plein-emploi. L’article de Bernard Houle fournit un support empirique à l’analyse du marché du travail québécois et canadien au cours des dernières années, en plus de dégager des éléments de cette analyse. Pierre Paquette reprend et élabore les vues syndicales, surtout celle de la CSN, sur la réduction du temps de travail comme outil d’une stratégie de lutte au chômage. Là encore, il s’agit d’une question cruciale qui confronte les travailleurs et leurs organisations, de même que les pouvoirs publics à la recherche de moyens d’apaiser les tensions sociales qui risquent de s’exacerber dans l’avenir.

Marie-Josée Legault traite de l’effet du chômage sur la santé des personnes touchées, à partir des conclusions de diverses enquêtes sur le sujet. Là encore, les résultats sont particulièrement intéressants en ce qu’ils mettent en lumière des développements qui n’ont rien de mécanique. Les réactions des individus et des groupes concernés révèlent des processus d’ajustement qui illustrent des formes étonnantes d’adaptation/réaction aux conditions imposées [13] par les contraintes économiques. Autre forme d'adaptation à la situation, le travail au noir étudié par Denis Perreault et Chantal Maillé. Les auteurs soulignent notamment les problèmes méthodologiques de la prise en compte du phénomène qui apparaît comme une réalité multiforme. Le bénévolat constitue un autre aspect de l’autre travail qui se développe sensiblement à la faveur de la crise, et Francine Sénécal y consacre un article.

Sur le front syndical, le contexte de ces dernières années impose la nécessité de pousser la réflexion sur l’action militante. L’article de Marc Lesage s’adresse directement à cette difficile question, en relation avec les autres articles du dossier qui traitent de sujets d’intérêt stratégique immédiat pour le syndicalisme.

La rubrique Débat nous semble particulièrement riche dans ce numéro car elle prolonge largement la réflexion du dossier. Omar Aktouf y présente un article plein d’idées et de verve sur une méthode de conceptualisation différente des comportements au travail, et ce à partir d'une expérience vécue de la condition ouvrière dans des brasseries de Montréal et d'Alger.

La rubrique Actualité comprend un article de Richard Langlois sur la réforme du régime des rentes. Cette question a fait l’objet de nombreuses études et de recommandations diverses qui vont de l’étatisation complète à une version améliorée du régime mixte actuel. C’est une bonne occasion de faire le point sur ce dossier. De son côté, Jean-Jacques Gislain analyse les lois Auroux qui visent à modifier substantiellement les rapports de travail au sein des entreprises françaises. L’intérêt de sa contribution est double : elle éclaire d'une part un versant de la gestion socialiste en France et elle renvoie à certaines questions du dossier du numéro sur les perspectives stratégiques du mouvement ouvrier d'ici, d'autre part.

En outre, nous vous proposons une entrevue avec Bernard Chavance qui s'intéresse depuis plusieurs années à l’économie soviétique. La rubrique de livres se retrouve à la fin du numéro, comme à l’accoutumée.

Une problématique générale

La diversité des contributions à ce numéro et au numéro antérieur sur le même thème du travail et de l'emploi soulève, nous semble-t-il, la question de sa problématisation. Comment peut-on construire une appréhension de sa totalité et de son unité ? Pour ce faire, il apparaît nécessaire de prendre un certain recul et de théoriser historiquement et anthropologiquement la question de l’émergence et de la transformation du champ économique où se meuvent le travail et l'emploi. En effet, les avatars de la crise et son acuité du moment obscurcissent peut-être davantage sa signification qu’ils ne la dévoilent.

Le terrain de l’anthropologie est celui de la culture, c’est-à-dire celui de l’unité significative des pratiques sociales. Culturellement, l'emploi, et surtout le travail, doivent se comprendre dans une perspective plus vaste que celle fournie par la théorie économique, quelle soit traditionnelle ou même critique. Celle-ci est réductrice à un point tel quelle ne nous autorise pas à saisir son objet dans son caractère de phénomène [14] social global. En effet, l’interrogation économique sur le travail et l’emploi se penche sur les mécanismes formels de cohérence et d'ajustement du marché du travail dans la régulation d’ensemble du système économique. Or, les enjeux impliqués sont plus vastes et plus problématiques que ce que nous permet de saisir le discours économique, si pénétrant soit-il. Le travail et l’emploi participent au vécu pratique et symbolique des travailleurs. Leur contenu se rapporte tout autant aux valeurs et aspirations individuelles, aux rapports entre individus, à l’articulation significative du travail et du non-travail, qu'au contenu des tâches, aux rapports hiérarchiques formels et à l’organisation des processus de production. Vivre et produire autrement sont au coeur des préoccupations de nombre d’individus. La perspective instrumentale de travailler pour vivre, quel que soit l'emploi et son rapport à la totalité de l’existence est vide symboliquement. Vivre, c'est d’abord une recherche de sens, une aspiration à l’unité de la vie et de l'expérience, et non pas une simple quête utilitaire.

Historiquement, le champ de l’économie s’est constitué autour de l'institution centrale de la propriété. Celle-ci s’est posée dès son origine dans la société romaine comme rupture avec la tradition culturelle. La propriété est le ius, usus et abusus du droit romain, c’est-à-dire qu’elle est ce mouvement qui vise à soustraire un champ particulier de la pratique sociale à l’univers de la régulation culturelle. Le ius romain est le droit émanant de l'État, qui se pose au-dessus de la société civile et qui établit la relation fondamentale de la société marchande, et plus tard de la société capitaliste, entre l’individu autonome par rapport à la pratique culturelle précédemment intériorisée par chacun des membres de la communauté et le pouvoir politique capable d'institutionnalisation et de sanctions des pratiques particulières libérées de cette référence culturelle contraignante. L'usus, quant à lui, est l’usage traditionnel, alors que l'abusus est l’abstraction de cet usage. C’est donc dire que la propriété est spécifiée par cette capacité nouvelle de l’individu de faire abstraction de l’usage, de la coutume, dans son appropriation et son utilisation des biens soustraits à l’univers de la culture. Cette évolution ne saurait donc se faire sans le pouvoir coercitif de l’État de droit qui la sanctionne et la régularise conditionnellement au respect de normes abstraites et a priori.

La nature de la société capitaliste s’éclaire donc à partir de cette spécification. Marx posait l’essence de cette société dans la séparation du Capital et du Travail, c'est-à-dire dans la séparation des conditions de production et de l’activité productive. En d'autres termes encore, c’est le divorce entre les producteurs directs et les moyens de production qui institue le capitalisme. À ce moment, l'activité productive devient travail, ou si l’on préfère, pure instrumentalité. Alors que dans l’ordre culturel l’activité productive est significative en ce qu’elle porte en elle la totalité du sens de l’existence humaine, comme elle le fait encore aujourd'hui, du moins virtuellement, dans l’œuvre artistique, le travail instaure une coupure radicale entre la fin qu’il est censé poursuivre et le moyen non signifiant qu’il est lui-même devenu [1]. Le travail [15] est donc aliénation car il impose au travailleur la peine de son exécution sans pour autant lui permettre d’être dans ce qu’il fait. Le capitalisme opère une autre séparation, celle de la valeur d'usage et de la valeur d’échange. Cette dernière recouvre d’ailleurs l’idée d'abusus dont il était question précédemment. Aristote, et plus tard les défenseurs de l’ordre féodal ne s’y trompaient d'ailleurs pas lorsqu'ils condamnaient le commerce, cette pratique si manifestement destructrice de l’ordre culturel, c’est-à-dire de la prééminence de l’usage. Cet ordre culturel est spécifié par la circularité, la répétition ad infinitum de ses pratiques constitutives. Qu'en est-il du capitalisme ? Celui-ci est au contraire caractérisé par son dynamisme, c’est-à-dire par l’accumulation du surplus, par le réinvestissement, par l’élargissement de l’échelle de production, par le bouleversement des normes de production et de consommation. Il ne connaît pas d’autre logique que celle-là. Enfin, le capitalisme dans sa pureté idéelle ne connaît que la régulation du marché garantie par l’État et ses institutions, la propriété privée, le contrat et la personnalité juridique. Donc, la logique de reproduction du capitalisme est économique et elle suppose d’un côté la séparation radicale entre Capital et Travail, et de l’autre l’uniformisation des conditions d’existence à l’intérieur de chacun des deux termes de cette polarité, d’où leur opposition structurelle et irréductible. Par ailleurs, le champ économique est délimité d’un côté par la présupposition de la naturalité des besoins et de l’autre par l’exclusion du non-marchand. Au plan idéologique, cette évolution permet l’apparition d’une science économique qui s’autorise à penser le monde dans ses propres termes, en évacuant notamment la dimension éthique de la pratique sociale.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce schéma théorique ? D'une part, le champ de l’économique n’a pas pu se clôturer définitivement ; l’univers des besoins a été réintégré dans sa logique interne, de sorte que la production est devenue tout autant, sinon davantage, production de besoins que production de moyens de satisfaire ces besoins. Dans ces conditions, la rareté ne peut pas être vaincue puisqu’elle se développe à l'infini, et le socialisme est alors inaccessible s'il se fonde sur cette espérance. En outre, le débordement s’est aussi opéré dans la sphère politique et dans celle de la culture. L’État-providence du XXe siècle manifeste un changement radical par rapport à l'État de droit dont la fonction par rapport à l’ordre économique était d’en garantir de l’extérieur les conditions d’existence. L’État-providence interventionniste fait davantage car il intègre dans son propre fonctionnement une rationalité économique alors que simultanément il impose au processus économique une rationalité qui lui est étrangère. La question de l’emploi est tout à fait fondamentale à cet égard. La variable macroéconomique du plein emploi est radicalement étrangère à la logique économique. Elle est foncièrement une variable de gestion sociale qui est impérative, du moins dans sa virtualité, mais qui entre en contradiction avec l’évolution spontanée du champ économique. La résolution de ce conflit semble impossible car la logique économique n’est pas ou n’est plus dominante, [16] mais elle est encore suffisamment pesante pour que l'impasse demeure. D’où l'échec du keynésianisme qui cherchait la conciliation des deux termes dans la poursuite d’une cohérence globale du capitalisme. La logique économique a aussi empiété sur la dimension culturelle, en proposant ou en suscitant des modes de vie et des valeurs individuelles ou de groupe qui se trouvent à leur tour en contradiction avec le caractère unilatéral du processus économique. Que ce soient les préoccupations écologistes de certains, l’hédonisme de d’autres, ou quoi encore, la production du monde et de la société par l’économie se révèle contre-productive pour celle-ci à maints égards.

D’autre part, la régulation économique n'a pas su reproduire cette condition de sa permanence comprise dans la séparation radicale de la société entre Capital et Travail. La tendance contemporaine a été celle de la multiplication des statuts et des privilèges, la prolifération des droits dont sont porteurs une multitude de groupes d’intérêts les plus divers. C’est ce que certains appellent le (néo-)corporatisme [2]. Cette tendance s’est manifestée très tôt au XIXe siècle, par le développement des bureaucraties, et plus tard des technocraties privées et publique. Le syndicalisme s’est aussi inscrit dans cette évolution, même s'il a tenté, et tente encore aujourd’hui dans certains cas, d’être porteur d’un projet social global. L’État-providence repose également sur la pondération et l’équilibrage d’une foule de forces porteuses de revendications ou d’aspirations qui entretiennent la dimension clientélaire du processus politique. Les droits se multiplient, entrent en conflit, se hiérarchisent et sont arbitrés par un État qi ne trône plus au-dessus de la mêlée, mais qui est devenu un « partenaire social » qui doit répondre de ses faits et gestes aux divers groupes de pression qui s’y associent ou s’y opposent sur des questions particulières. Cette évolution consacre ainsi son impuissance à trancher définitivement les débats, à opter pour ou contre telle ou telle alternative. L’incapacité à formuler une politique industrielle, sans parler de l’appliquer, illustre ce fait.

Curieusement, le néolibéralisme qui fleurit depuis quelques années tente désespérément de renverser cette tendance séculaire de la dissolution d’une régulation strictement économique de la totalité sociale. Pour ce faire, il lui faudrait défaire ce qui s’est construit dans les sociétés occidentales depuis plus d’un siècle. Il participe donc d’une utopie passéiste, en dépit des succès circonstanciels qu'il enregistre à la faveur de l'aggravation de la crise contemporaine. Cette crise n’est donc pas neuve. Les germes se retrouvent dès le XIXe siècle dans les évolutions que nous avons retracées plus tôt et que nous pouvons résumer dans le concept de corporatisation de la société. Alors que la régulation économique se veut totalitaire dans son principe même, la corporatisation tend plutôt vers un éclatement et une multiplication des formes de cette régulation. Les théoriciens de la régulation l’ont senti et l’analyse systémique qui se développe rend compte de la mise en place de mécanismes multiples de stabilisation locale et de rééquilibrage a posteriori de la cohérence globale de la société et de la disparition [17] progressive de Va priori de la régulation économique de la totalité sociale. La théorie économique dominante a aussi saisi cette évolution, à un niveau infra-théorique cependant. Celle-ci a en effet procédé à une dissolution de son champ théorique et s’est transformée en une axiomatique du calcul opérationnel, donc en une pure instrumentalité. Les thèses de Gary Becker de l’école de Chicago constituent sans doute l’aboutissement de cette dissolution de l’objet économique, ce qui paradoxalement a rendu la théorie économique apte à investir toutes les pratiques de gestion sociale. La rationalité économique s’insinuant partout, la science économique prétend être devenue le maître-savoir. Mais l’économique devenant tout, elle n’est plus rien par le fait même, car il ne lui est plus loisible de prétendre que le champ particulier des pratiques économiques règle la totalité de pratiques sociales.

Si l’analyse que nous proposons est juste, si elle saisit adéquatement les transformations de la société capitaliste à l’époque contemporaine, quelles sont les perspectives qui s’en dégagent, comment est-il encore possible de formuler des avenues et d'avancer des propositions qui porteraient sur le changement de la totalité sociale qui subit un fractionnement et un éclatement en multiples sous-systèmes auto-régulés ? La pratique militante, le syndicalisme et les autres formes d'engagement peuvent-elles encore intervenir au plan de cette totalité ? À cette étape de la réflexion, nous ne savons que répondre. Cependant, dans l’épaisseur de la réalité, des cheminements se font et des pratiques se vivent qui laissent espérer que l’invention démocratique n’est pas morte, que la communication entre les hommes et les femmes qui vivent l’absurdité et la dangereuse vacuité de notre époque n’est pas rompue. C'est sans doute cela, être réaliste, travailler à cette synthèse qui produira les moyens de la transformation consciente de cette réalité.

Notes

1. Voir les deux parties de l'article de Michel Freitag, « Transformation de la société et mutation de la culture », parus dans Conjoncture, n° 2, automne 1982, et n° 3, printemps 1983, pour une élaboration de ces idées.

2. Alain Cotta, Le Triomphe des corporations, Paris. Grasset. 1983.

::illustrations:fig_017_low.jpg



[1] Voir les deux parties de l'article de Michel Freitag, « Transformation de la société et mutation de la culture », parus dans Conjoncture, n° 2, automne 1982, et n° 3, printemps 1983, pour une élaboration de ces idées.

[2] Alain Cotta, Le Triomphe des corporations, Paris. Grasset. 1983.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 novembre 2021 18:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref