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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Systèmes et politiques de santé: de la santé publique à l'anthropologie. (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Bernard Hours, Systèmes et politiques de santé: de la santé publique à l'anthropologie. Paris: Les Éditions Karthala, 2001, 358 pp. Collection: “Médecines du monde dirigée par Jean Benoist. [Livre diffusé en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales avec la permission de l'auteur accordée le 4 août 2022.]

[5]

Systèmes et politiques de santé.
De la santé publique à l’anthropologie.

Introduction

Pour une anthropologie de la santé
en sociétés
.”

Bernard HOURS

La santé ne concerne plus la gestion individuelle du corps, ni le seul corps individuel. La santé publique transforme l’objet de la santé en corps socialisé et corps social normalisé. Lorsqu’elle devient un droit et un devoir, la santé fait l’objet d’une mutation majeure qui se déroule désormais très explicitement, à notre époque et sous nos yeux.

En moins de deux décennies, la maladie, objet d’élection de l’anthropologie, a dû faire une place croissante aux systèmes de santé où s’observent des logiques sociales et institutionnelles qui ont transformé le rapport thérapeutique autour de la maladie en tentative de planification de la santé. Cela constitue un projet politique global extrêmement radical, même si toutes les sociétés ne sont pas situées au même point d’un processus désormais bien clair, dans une vision managériale ou technocratique de la santé des hommes. Cet article ne prétend pas qu’il n’y a plus lieu d’étudier les registres antérieurs d’interprétation du mal, ou les pratiques passées et les revivalismes observés. Il se penche sur la santé comme objet de l’anthropologie, objet nouveau dans une large mesure dès lors que se manifestent des évolutions extrêmement rapides dans ce domaine dont l’une des principales est peut-être que la maladie devient progressivement une simple ratée de la santé, conçue comme un processus inéluctable qui marginalise à la fois les malades, les thérapeutes, [6] les maladies, au profit d’une vaste kermesse à la gloire de la santé parfaite, c’est-à-dire de la prévention permanente des risques envisagés finalement, eux-mêmes, comme des pathologies sociales.

La quête collective de la santé dans les pays riches, qui pourrait bien être demain le prétexte pour remettre sous tutelle les pays pauvres aux pratiques « inadéquates » à « normaliser », provoque une évolution rapide des représentations du corps, du malade, du médecin, du mal.

D’aucuns pourraient considérer que les propos qui suivent constituent une forme de science-fiction peu fréquente en anthropologie. Qu’ils se retournent vers les certitudes des années « avant sida », tant en anthropologie qu’en biologie pour mesurer les mutations en cours et constater que si la conception de l’homme connaît une évolution liée aux questions de santé, les anthropologues, comme les politologues, les sociologues, les épidémiologistes, les biologistes, ont à dire sur ces questions où l’image de l’homme pour lui-même est au cœur des débats, lorsqu’ils ont lieu.

L’anthropologie dite médicale, après s’être penchée sur la maladie et les représentations dont elle est l’objet, développe aujourd’hui ses investigations en direction des systèmes et des politiques de santé, où s’observent des logiques propres, autant sociales que culturelles, à la fois micro et macrosociales, dans des sociétés diverses où apparaissent des phénomènes de systèmes de santé analogues, liés à des contraintes analogues, gérées par des politiques analogues (voire uniques). L’évolution de la notion de santé (dont le concept n’existait pas dans beaucoup de langues) met désormais cette dernière au cœur du questionnement anthropologique, comme un objet autonome autour duquel des pratiques et des représentations s’inscrivent, qui font et créent un sens nouveau pour des conduites en partie nouvelles. Sens total et englobant par excellence, la santé est bien un objet anthropologique contemporain, tout comme elle est l’objet d’une anthropologie du monde contemporain amenée à considérer les us et coutumes de notre époque avec un intérêt égal à celui déployé hier pour les tribus et ethnies de la planète, aujourd’hui exposée à un processus de globalisation dont la quête collective de santé est une part essentielle.

[7]

Comme la maladie, qui parle du « sens du mal » (Augé et Herzlich 1984) et de la mort, la santé donne à une époque et dans une société donnée, le sens du bien, aujourd’hui largement considéré comme vie prolongée ou fantasme d’éradication de la mort.

Pour aborder le vaste champ d’une anthropologie de la santé en sociétés, j’aborderai d’abord le mythe contemporain et « futur proche » de la santé parfaite, avant d’envisager la place de la santé dans le cadre des nouvelles frontières de la globalisation. Dans une dernière partie, je m’efforcerai d’analyser les modalités de développement d’une anthropologie de la santé par les anthropologues et avec les anthropologues.

Pour conclure, la place de l’homme face à un projet de santé parfaite dévorante sera caractérisée car elle ne va pas de soi et les anthropologues ne sont pas les plus mal placés pour l’affirmer et le justifier.

La santé parfaite :
de la chair à l’écran du moniteur


Dans le contexte de l’anthropologie de la maladie, qui interroge le « sens du mal » la notion d’interdit et de transgression est au cœur des causes de la maladie. De nombreux ouvrages illustrent cette affirmation (Zempléni, Augé) qui montrent que le respect des interdits fonde l’ordre social dont la maladie signale la rupture.

Dans une optique de santé publique, le sens du bien est formulé à travers non plus des interdits mais des prescriptions positives et des recommandations concernant l’hygiène de vie, en vue de limiter les risques encourus et de les « optimiser », afin d’optimiser l’espérance de vie de la population. Les prescriptions, par leur cohérence, tendent à devenir des normes appliquées non plus à des individus, mais à des cohortes de malades potentiels définis par leur âge, leur sexe, leur mode de vie, leurs habitudes alimentaires, etc. Ces normes positives de maintien des équilibres biologiques sont mises en œuvre par des mesures qui établissent des marqueurs qui sont la traduction du respect ou du non-respect de la norme en usage. La conception populaire traduit cette [8] situation à sa façon, en affirmant que la santé est un capital qu’il faut préserver par une hygiène de vie adéquate et entretenir, comme un magot. C’est évidemment occulter l’inégalité de capital génétique et les caractères héréditaires. La métaphore de la santé comme capital est néanmoins notable et particulièrement contemporaine. Elle se situe aux antipodes des causes du mal comme transgression active puisqu’elle est fondamentalement conservation et thésaurisation.

De la santé comme capital à la santé comme droit et devoir apparaît un nouveau registre problématique.

La santé a d’abord été considérée comme un droit social lié à l’amélioration des conditions de vie des classes les plus exploitées. La santé se développe avec une meilleure alimentation qui va souvent avec moins d’alcoolisme, des conditions de travail moins dures, des congés payés. Droit lié à l’accès à un genre de vie moins pathogène, le droit à la santé est aussi le droit à l’accès aux soins, à l’assurance maladie, c’est-à-dire le droit d’être soigné lorsqu’on est malade. Il ne fait aucun doute que le déficit de la sécurité sociale est lié à des coûts de prévention élevés, à une surconsommation de médicaments, phénomènes résultant d’un message préventif de vigilance généralisée qui angoisse les citoyens et les rend dépendants et surconsommateurs. Les politiques de santé publique, tout comme les politiques en général, montrent ainsi leurs limites où le mieux peut devenir l’ennemi du bien. La mise en œuvre sans mesure des progrès de la médecine apparaît ainsi comme la première cause des désordres ou tensions dans les systèmes de santé. La politique de la technique ou de la technologie n’est pas une politique mais une absence de choix et de stratégie.

Contrairement au devoir d’ingérence qui a été transformé en droit d’ingérence humanitaire, le droit social à la santé a généré progressivement un devoir de santé, d’obéir aux recommandations susceptibles d’éviter le déclenchement de pathologies coûteuses pour la collectivité. Mais le devoir de santé ne répond pas seulement à un impératif de maîtrise des coûts. C’est aussi un processus social et culturel d’imprégnation des valeurs de la santé parfaite, une conception de la vie et du bonheur. Puisque la maladie c’est le mal, la [9] pauvreté, la mort, l’incapacité, le handicap, le malheur, la santé c’est la vie identifiée largement au bonheur de vivre qui serait quasiment une sensation biologique dans les publicités d’eaux minérales, et autres marchandises purificatrices voire lustrales au même titre que les crèmes de beauté ou les after-shave.

Le devoir de santé génère la santé comme une vertu ou une sagesse, c’est-à-dire comme une vraie philosophie, un réservoir de valeurs non plus sanitaires mais existentielles et morales. La santé, d’hygiène devient une éthique, un corps sain exprimant une âme saine, suivant une logique apte à déboucher sur l’hygiène morale, voire l’hygiénisme moral de type totalitaire.

Il ne s’agit pas d’affirmer que l’hygiène de vie débouche nécessairement sur l’hygiène morale, mais de souligner que des glissades dangereuses peuvent éventuellement se produire par extension de sens. L’idéologie de la santé parfaite est à ce titre guettée par des ambiguïtés analogues à celles dans lesquelles a sombré l’idéologie humanitaire (Hours 1998). Un certain biologisme raciste tel qu’il s’exprime aux USA fournit l’illustration d’une telle dérive, car toute norme lorsqu’elle est poussée à ses conséquences extrêmes ou paroxystiques devient une rupture de sens, c’est-à-dire produit un sens nouveau. Ce phénomène est bien connu en psychanalyse.

Un message moins radical de la santé comme morale sociale produit néanmoins des critères de dignité et de discrimination. Puisque la santé est une vertu, la maladie est potentiellement stigmatisante et indigne malgré le contrepoids important que représente l’idéologie de défense des droits des minorités déviantes telle qu’elle s’est développée d’abord aux États-Unis. Si une telle pression a dû être développée, c’est bien parce que les normalités sexuelles ou sanitaires étaient extrêmement fortes. Le sida a servi de révélateur à tous ces phénomènes en introduisant un défi producteur de normes nouvelles. C’est une pathologie contre laquelle on tarde à trouver des moyens thérapeutiques décisifs malgré les recherches engagées. Il s’agit ensuite de l’émergence d’une maladie nouvelle. Il impose l’évidence qu’il existe une dynamique historique et épidémiologique des [10] atteintes biologiques et il renforce donc l’idée que la santé, comme la maladie, sont des processus qui se gèrent sur le long terme, tant collectivement qu’individuellement.

Les progrès de la biologie mettent ainsi en scène une saga de luttes, de victoires douloureuses, bref une épopée dont l’espèce humaine serait un des acteurs, mais pas le seul. Ainsi, la première créature artificielle est une brebis et porcs et vaches ne sont plus seulement au service des hommes mais peuvent transmettre des maladies mortelles. La biologie tend à mettre les corps animaux ou humains presque sur un même plan et seuls les scrupules éthiques font obstacle à la production de brebis humaines ou d’humains moutons.

Dans un récent article intitulé « L’obsession de la santé parfaite », (Le Monde Diplomatique, mars 1999, p. 28), Ivan Ilitch dresse un réquisitoire vigoureux contre les effets secondaires de cette quête angoissée. Il note : « ... de l’œil droit, on est accablé par les statistiques de mortalité et de morbidité, dont la baisse est interprétée comme le résultat des prestations médicales ; de l’œil gauche, on ne peut plus éviter les études anthropologiques qui nous donnent des réponses à la question : « Comment ça va ? » ... La réponse à la question : « Comment ça va ? » est : « Ça va bien, vu ma condition, mon âge, mon karma » ... l’angoisse mesure le niveau de la modernisation et encore plus celui de la politisation. L’acceptation sociale du diagnostic « objectif » est devenue pathogène au plan de la subjectivation. »

Dès lors que le médecin n’écoute presque plus et qu’il attribue une pathologie, le patient qui s’autovisualise à travers un moniteur ou un tensiomètre renonce à se sentir comme sujet et chair intime et individuelle. Les marqueurs biologiques, au service d’une médecine désormais autant prédictive que curative, désincarnent le sujet qui doit s’identifier à des probabilités, espèce inhumaine numérique où la personne se réduit aux regards angoissés portés à des statistiques ou à des instruments de mesure.

À la quête traditionnelle du « pourquoi moi ? » s’est substituée une approche macroscopique et anonyme où le malade s’est volatilisé, car il n’est plus qu’un risque virtuel, [11] puis une pathologie actualisée dont la réalité dépasse sa personne. Les mesures d’accompagnement ou la prise en charge psychologique ne sont développées que pour adoucir ou masquer la brutalité de cette désincarnation laïque. Comme le souligne Ivan Illich (art. cité) « le consultant devient psychopompe dans une liturgie d’initiation au tout statistique ». Dans un tel programme, la peur liée elle-même est superfétatoire : « Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de chair ? » note encore I. Illich.

La peur de la douleur est symptomatique de cette nouvelle liturgie. Elle se substitue à l’angoisse métaphysique de la mort devenue platement biologique et cellulaire. Ce dégoût de la souffrance, fondatrice dans plusieurs civilisations, ressemble fort à un refus de la condition humaine comme différente de l’animalité.

Sur ce processus de banalisation de l’homme en espèce naturelle, I. Illich ajoute : « La santé se conçoit comme un équilibre entre le macrosystème socio-écologique et la population de ses sous-systèmes de type humain. Se soumettant à l’optimisation, le sujet se renie. » Ainsi le biologisme qui nourrit le mythe de la santé parfaite programme la mort du sujet dans l’espèce par l’optimisation des risques qui alimente une anthropologie bassement comportementaliste, tendant à réduire les sujets humains à des animaux aux émotions provoquées, comme les chiens de Pavlov. Cette gestion de la personne comme un « paquet de risques » déplace radicalement le rapport thérapeutique et le recompose.

Dans le domaine des sciences de la santé et de la maladie, une irréductible opposition doit demeurer entre des approches naturalistes, pertinentes lorsqu’elles demeurent dans leur registre, et des approches sociologiques affirmant le primat du social comme critère d’humanité. Comme le relève Robert Aronowitz (1999), « le langage contemporain des facteurs de risque nous encourage à interroger l’individu — son héritage génétique, son comportement et son degré de responsabilité dans sa maladie — mais non le contexte social et biologique plus large dans lequel les humains vivent et trouvent une signification. »

[12]

La globalisation est un concept flou et pourtant décisif des mutations sociales, mais aussi anthropologiques de notre époque. La santé parfaite est un mythe rêvé pour réaliser des processus de gestion collective des risques et d’optimisation des coûts de la bête humaine. C’est cette globalisation que nous abordons maintenant.

Santé et nouvelles frontières
de la globalisation


La globalisation désigne précisément l’extension mondiale du capitalisme dérégulé et délocalisé. C’est d’abord l’extension planétaire d’un système de production, de travail et de consommation qui est ainsi signifiée. Mais les processus de globalisation révèlent aussi des effets politiques comme l’extension volontaire ou forcée du type de la démocratie libérale comme système de « bonne gouvernance » selon l’expression de la Banque mondiale, c’est-à-dire comme modèle de référence potentiellement unique.

Toujours par extension, la notion de droits de l’homme conçue en Occident a désormais vocation à s’étendre à tous les hommes de la planète à travers l’idéologie humanitaire. Le droit à la santé trouve une place centrale dans ce contexte et permet un début de gestion planétaire des pathologies, de leur prévention, et la diffusion de messages qui promeuvent progressivement l’obsession occidentale de la santé parfaite comme signe d’une humanité parvenue à maturité, au moment même où la prise de décision individuelle ou familiale est victime de pressions et d’angoisses collectives croissantes provoquant des transferts de responsabilités manifestes. Qui aurait cru en 1900 qu’un ministre de la santé pourrait être accusé devant un tribunal pour du sang contaminé, ou que les médecins américains dépenseraient des fortunes pour assurer leur responsabilité face à leurs patients hors de tout colloque singulier et dans la plus brutale des exploitations de compétences et de services, dès lors qu’ils tendent à être réduits au rôle de « machines » à diagnostics et à l’énoncé de protocoles thérapeutiques où le dialogue a peu de place ?

[13]

Là ou régnait auparavant la responsabilité individuelle du médecin et du malade, de deux personnes, s’installe désormais une notion de responsabilité collective des usagers des services de santé, des médecins et personnels de santé, des « responsables » en charge de la décision politique.

Une véritable contamination de responsabilités apparaît qui, elle aussi, transforme les acteurs individuels, responsables comme tels, en machines à consommer des soins ou en machines à prescrire et produire ces soins. Dès lors que les soins deviennent standardisés et labellisés, des critères de performance et de qualité peuvent être édictés. À ces critères techniques de « sécurité du savoir », selon Illich, s’ajoute, par nécessité, les préoccupations éthiques qui normalisent, à leur tour, les actes.

L’éthique est aujourd’hui un label supplémentaire qui valide ou interdit des pratiques ou des techniques qui seront tolérées lorsque la morale publique ou le profit attendu le permettront. La référence à la personne humaine, singulièrement blessée aujourd’hui, ressemble fort à un alibi, à un signal épisodique, c’est-à-dire sans permanence car soumis à l’idéologie globale, à des degrés variables néanmoins. Dès lors que la santé représente un énorme marché pour les compagnies d’assurances, un investissement très lourd pour les États, un monde où se développe une concurrence de plus en plus vive, les verrous éthiques nationaux ne constituent plus la garantie d’une « moralité » à long terme qu’interdisent les marchés évoqués. Ils sont des instruments dilatoires comme des ralentisseurs de trafic, qui ne modifient pas le sens du processus à moins que s’expriment non plus des scrupules, mais une vraie opposition engageant la majorité des citoyens. Comme le consensus démocratique s’établit aujourd’hui sur la consommation des biens, des droits et d’une moralité en forme de plus petit commun dénominateur, on peut présumer que cette révolte n’est pas pour demain, même si elle est probablement pour après-demain. Entre les populations les plus pauvres, au Nord comme au Sud, privées de soins réguliers, abordables ou sans dangers, et les surconsommateurs de neuroleptiques ou de vitamines des pays où l’obsession de la santé parfaite est [14] installée, la responsabilité individuelle, celle des prescripteurs comme celles des malades est mise à mal.

À force de consommer des droits, à commencer par le droit à la santé, qui serait un dû de l’espèce, la responsabilité collective a dévoré la responsabilité individuelle, laissant le champ libre à l’essor, en voie de globalisation, d’une quête angoissée de la santé parfaite.

Dans les démocraties antérieures, les élus étaient responsables devant leurs électeurs et des mandats en cascades ascendantes rendaient souveraine la décision du ministre de la santé. Le poids des intérêts économiques assimile maintenant cette démocratie parlementaire à un modèle passé, au même titre que la démocratie athénienne. Les risques technologiques, les ambiguïtés d’une éthique à la remorque des événements, dissolvent la prise de décision en exercice de gestion du moindre risque, des contraintes les plus manifestes, nécessairement sans vision à long terme ni inspiration politique assumée. Cette dissolution du pouvoir politique — particulièrement vive en santé publique — résulte et favorise l’établissement de critères globalisés, universels, formulés par des organisations multilatérales qui, parce que leurs membres ne sont soumis à aucun contrôle démocratique et sont cooptés plus qu’élus, sont aptes à décider des objectifs à atteindre et des modèles à viser à l’échelle planétaire où les procès en responsabilité ne sont pas encore fréquemment à l’ordre du jour ...

Ces évolutions des formes et des termes de la responsabilité en santé, responsabilité des malades contaminants, responsabilité des décideurs ou des médecins pour des décisions à risque ou des actes à risque, favorisent la formulation de processus globaux de gestion de ces risques, énonçant des critères de qualité et des labels éthiques fondés sur l’idée de droit à la santé.

Cette notion de droit à la santé n’est rien moins qu’obscure, à moins d’en préciser les contours et les limites, ce qui passe immédiatement pour un droit au rabais ou divisé. Dès lors, ce droit à la santé est appliqué à l’espèce humaine dans sa totalité, et de façon si abstraite et théorique que personne ne va traîner devant les tribunaux les [15] ministres de la santé des pays en développement qui ne décident plus grand chose en termes stratégiques et entonnent la rhétorique globale planétaire d’une seule voix, faute de ressources et de souveraineté.

Nous sommes bien face à une nouvelle frontière et à une forme de colonisation par des normes économiques, sanitaires, juridiques occidentales. Mon propos n’est pas d’en pleurer, mais d’inviter à décortiquer le phénomène sous les ors du verbe technocratique.

D’abord considéré comme un processus d’évolution, une pédagogie, le développement, et celui de la santé en particulier, se présente désormais comme l’observance de normes de plus en plus homogènes, appliquées par des prescripteurs de plus en plus déterritorialisés. Parce que ces normes négligent ou interprètent mal les contraintes et les usages locaux, elles produisent un violent effet de marginalisation et d’exclusion de tous ceux qui ne rentrent pas dans le scénario épidémiologique prévu et observé. Toute forme de normalisation intègre autant qu’elle exclut et exclut de plus en plus à mesure qu’elle se développe de façon monomaniaque. Ainsi, la prévention programmée, à grande échelle, qui constitue le pivot de toute politique de santé au début du troisième millénaire génère la marginalisation de toutes les sociétés qui ne peuvent participer à ce festin préventif.

Le but n’est pas ici de critiquer la nécessaire prévention mais d’évoquer ses effets pervers, démultipliés par son caractère global. De fait, dans chaque société nationale les nantis sains et les précaires en danger sont désormais en place. Le développement ne se pose plus comme un problème entre les nations mais entre les groupes sociaux dans le « village planétaire ». Entre un riche commerçant togolais et un paysan pauvre du Togo, la frontière est désormais la même qu’entre un jeune cadre commercial d’hypermarché et un chômeur de cinquante ans en fin de droits en France. La façon dont ils gèrent leur santé résulte profondément de leur position dans leur société et de la vision du monde qui en résulte.

[16]

La gestion planétaire des risques intègre les groupes sociaux intégrés, c’est-à-dire socialement performants. Elle désintègre tous ceux qui ne sont pas du premier monde. Leur culture de classe, d’ethnie, a peu à voir avec ce phénomène qui est plus fondamentalement lié à leur place sociale dans leur société, véritable raison sociale. L’utilisation du système de soins, les représentations de la maladie, révèlent que la crise survient, sociale et identitaire à la fois, lorsque la pratique a perdu son sens, qu’il s’agisse de la fréquentation de l’hôpital où il faut payer pour rien, ou du rite divinatoire qui s’exporte mal dans les banlieues des métropoles urbaines, sauf à se transformer en syncrétisme ou messianisme producteur de sens.

La santé parfaite, parce qu’elle constitue désormais une incantation collective dont les adeptes s’étendent de jour en jour, tant est forte la pression à cet égard, se présente comme un objet anthropologique central pour l’anthropologie médicale. Elle reformule la place de l’homme dans le monde et dans les sociétés, et à ce titre c’est un objet dont les anthropologues doivent se saisir sans délai, au risque de n’être plus que des commentateurs déphasés du sens des pratiques antérieures.

Pour une anthropologie de la santé
en sociétés


La santé comme projet collectif des hommes en sociétés a acquis une autonomie progressive croissante par rapport aux autres aspirations possibles. Parce que la maladie n’est plus seulement l’occurrence du malheur mais la réalisation d’un risque virtuel passé à l’acte, l’anthropologie doit produire de nouveaux outils d’analyse qui dépassent les banalités liées au constat que « tout est dans tout et rien n’est neuf » ou les litotes d’un culturalisme qui érige la culture en réservoir unique de sens des pratiques. Les hommes, comme les sociétés, inventent quotidiennement leurs usages et le sens de leurs pratiques, en reformulant et en recyclant les sens anciens. C’est cette production du sens des conduites et des valeurs qui les inspirent qui fonde le questionnement anthropologique, bien loin d’un management [17] d’accompagnement culturel ou d’une épidémiologie culturelle qui réduit l’anthropologie à un alibi permanent et les anthropologues au statut de « porteurs de valises » vides.

Le dialogue entre anthropologues et médecins a longtemps constitué l’une des légitimités de l’anthropologie médicale. Parce que ce dialogue est désormais noué et qu’un nombre croissant de médecins et de malades s’interrogent sur le sens de leurs pratiques dans la société, l’heure est venue d’une ambition plus marquée, car une relation n’est pas une ambition suffisante si l’on ne pose aucune question sur son sens.

Maintenant que la quête de la santé tend à s’imposer comme une « parareligion », en se substituant à la quête du salut dans les sociétés occidentales et où l’éradication de la souffrance et de la mort va tenir lieu de projet civilisateur comme nouveau mythe millénariste, il appartient aux anthropologues de se saisir de cet objet nouveau et durable. Les postures anthropologiques sont aujourd’hui diverses et éclatées. Une critique de la santé publique, un peu hautaine parfois, se manifeste en se substituant à une interrogation sur les croyances de notre époque, dont les acteurs sont les porteurs et les producteurs. D’autres anthropologues adoptent une position de militants ou d’activistes, la santé publique étant incontestablement un enjeu politique. Certains se présentent comme des médiateurs engagés dans une action, un pied dedans, un pied dehors.

Pour ma part, il me semble que l’anthropologue est destiné à être un déconstructeur modeste des mythes et des croyances collectives tout en demeurant l’interprète, le plus fidèle possible, du sens des pratiques, qui ont peu à voir avec ce que les acteurs en disent, au premier degré, mais dont on part nécessairement. Sous prétexte qu’ils s’occupent de totalités, les anthropologues ne sont pas fondés à traiter avec superbe et dédain ceux qui sont engagés dans des actions, aux objectifs réels circonscrits et parfois opaques, mais légitimes ou pertinents sur certains registres. Si nous essayons de « tout comprendre », ou plutôt de comprendre le « tout » qui n’est pas la somme des parties, nous ne comprenons pas tout, ce qui est stimulant.

[18]

Évaluer les politiques suppose de faire la part des choses. C’est participer à leur construction dans une vision non technocratique, mais nous y sommes rarement invités. C’est aussi identifier les logiques sociales, bureaucratiques et technocratiques, qui provoquent des décisions à responsabilité très limitée, tout autant que la nécessité d’analyser de nombreuses situations où l’homme est en danger, bien au- delà de sa vie biologique. Lorsque les institutions délirent — ce qui est fréquent — il est du devoir des anthropologues de le dire et de le prouver. La santé est un phénomène qui fédère désormais les sciences sociales au-delà de leurs paroisses disciplinaires. Les anthropologues accusent un certain retard imputable à une crispation culturaliste naïve, désormais anachronique lorsque les logiques sociales et politiques sont occultées trop sommairement. Il est frappant de constater à quel point les objets scientifiques peuvent être idéologiques. Ainsi, les médecines traditionnelles, oriflammes de l’anthropologie dans les années 70, ont repris leur vraie place, importante mais non centrale ni décisive.

Les institutions elles-mêmes sont en retard par rapport au sens des pratiques que leurs objectifs induisent. Les objectifs sont des boites noires qui ne disent que le but, c’est-à-dire rien sur les moyens, les mobiles, les sens produits par des pratiques nouvelles. Un tel retard de tous les acteurs concernés face aux phénomènes liés à la quête de la santé parfaite, ou même imparfaite, suppose que les chercheurs cessent de recycler des questionnements dont la pertinence s’effrite sans disparaître, pour prendre à bras le corps ou anticiper des événements aussi notables que les procès sur le sang contaminé, les greffes d’organes, la procréation médicalement assistée, le génie génétique, ...

Parce qu’il y va du sens de l’homme au monde et non parmi les espèces, il est temps d’abandonner (pro parte) nos ethnies et tribus pour prendre la parole sur des phénomènes qui ne concernent pas les seuls juristes ou les historiens et encore moins les seuls médecins.

[19]

Conclusion

Ivan Illich (art. cité) note que la recherche de la santé est l’inverse de celle du salut. Il souligne qu’il s’agit d’une « liturgie sociétaire » au service d’une idole qui éteint le sujet, réduisant l’être humain à un sous-système de la biosphère.

La quête de la santé parfaite s’adresse à une espèce réduite à ses fonctions biologiques animales. En se substituant à la quête du salut, elle pourrait constituer un appauvrissement considérable de l’humanité. Il est frappant de considérer que les catégories du bien et du mal sont entrées dans une phase de profondes mutations, à travers la morale humanitaire, qui n’est que le rejeton ou le bourgeon d’une morale de la survie biologique du corps et de la santé parfaite. Le génie génétique, par les manipulations et programmations qu’il permet, constitue une interrogation radicale de la morale du bien et du mal, fondement de l’humanisme antérieur, avec la conception de l’homme qui en découle.

Les rites de santé sont désormais l’objet d’une religion séculaire où l’homme est écrasé par son corps omniprésent, et le sujet omni-absent. Cette absence du sujet laisse mal augurer du projet d’une démocratie sanitaire supposée s’adresser à des citoyens responsables et libres. Cette perte du sujet est le prix calamiteux de la santé parfaite et du monitoring obsessionnel. Ce manque réapparaît cruellement dans les thérapies cliniques productrices de prescriptions d’identités qui rassurent et tentent de reconstruire le sujet individuel hanté, aussi bien désormais par la maladie que par la santé parfaite devenue à son tour pathologie, comme une maladie.

Le professeur Sajay Samuel (cité par I. Illich, art. cité) relève une redéfinition de la maladie qui entraîne « une transition du corps physique vers un corps fiscal ». La dérive de la santé ne manquera pas de développer un tel phénomène qui réduit le sujet à un paquet de risques au coût planifié.

[20]

De la même façon que les poulets sont élevés en batteries, les hommes du XXIe siècle vont être enfermés (ou exclus) dans la cage globalisée de la santé parfaite, le mythe le plus anti-humaniste qu’ils aient inventé. Au terme de ce processus, ils ne seront plus que des ectoplasmes aux angoisses programmées dont la chair n’aura plus qu’une valeur marchande, comme celle des poulets qu’ils mangent. Ce scénario d’une éventuelle catastrophe annoncée devrait mobiliser, pour réfléchir à son éventualité et aux moyens d’y remédier, les anthropologues de la maladie et de la santé, mais aussi tous ceux qui formulent ou contestent des politiques de santé pour que les systèmes de santé désaliènent et libèrent les hommes au lieu de les asservir.

Le progrès médical, l’allongement de la vie ne valent que dans le cadre civilisateur de valeurs multiples et débattues. Des citoyens infantilisés par des inquiétudes programmées ne produisent qu’une parole aliénée, parodie de démocratie de la santé.

La diversité des comportements, légitimement revendiquée, ne peut servir de cache à l’uniformisation du sens car sous ce pluralisme fictif des démocraties (modernes ou occidentales) apparaît le monolithisme accru d’une santé, impératif catégorique, appliquée à des sociétés multiples, tétanisées, comme sous l’ajustement structurel. Dans ce domaine, l’angélisme démocratique peut être aussi redoutable que le technocratisme éradicateur car l’information des patients ne constitue pas un contrepoids suffisant pour affronter les risques que la mise en œuvre du modèle de la santé parfaite ou totale fait courir à l’humanité d’aujourd’hui et de demain.

Des phénomènes naissants tels que l’usage d’internet pour l’accès aux dossiers médicaux, le diagnostic ou la prescription, signalent des changements irréversibles concernant la gestion individuelle et collective de la santé. On ne saurait rejeter en bloc ces évolutions, ni les consommer candidement. La question anthropologique et politique principale est donc celle du sens de ces nouvelles pratiques et de leur prix en termes de liberté et de dignité. En d’autres termes, l’autogestion individuelle de la santé par accès direct à son dossier médical neutralise-t-elle l’aliénation du sujet statistique réduit à un paquet de risques ? Et le risque zéro vaut il [21] la peine d’être vécu en tant que tel ? C’est bien toute l’aventure humaine qui est en question, avec son sens passé, présent et à venir.

Références bibliographiques

Aronowitz R.

1999 Les maladies ont-elles un sens ? Paris, Les empêcheurs de penser en rond.

Augé M. et C. Herzlich

1984 Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie. Paris, Archives contemporaines.

Hours B.

1998 L'idéologie humanitaire ou le spectacle de l'altérité perdue. Paris, L'Harmattan.

Illich I.

1999 L'obsession de la santé parfaite, Le monde diplomatique, mars 1999 : 28.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 septembre 2022 19:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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