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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Sylvie FAINZANG, “Les sexes et leurs nombres. Sens et fonction du 3 et du 4 dans une société burkinabé”. Un article publié dans la revue L’HOMME, vol. 25, no 95, 1985, pp. 97-109. Paris: Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. [Autorisation accordée par l'auteure le 11 février 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Sylvie FAINZANG

Les sexes et leurs nombres.
Sens et fonction du 3 et du 4
dans une société burkinabé
”.

Un article publié dans la revue L’HOMME, vol. 25, no 95, pp. 97-109. Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Résumé

Généralement rapporté dans la littérature ethnologique aux particularités anatomiques des sexes masculin et féminin, le système numérique symbolique associant respectivement les nombres 3 et à l'homme et à la femme, qui prévaut dans la majeure partie de l'Ouest africain, est ici pensé dans des termes nouveaux et soumis à une analyse sociologique. À partir de matériaux recueillis dans la société bisa (Burkina Paso), l'auteur tente de dégager le sens et la fonction de ce symbolisme, en montrant la cohérence qu'il entretient avec les représentations de la personne (l'une part, et avec les espaces sociaux qui la définissent à travers les règles de résidence d'autre part. Cet article suggère en particulier que lu discours dont ce symbolisme est porteur tend à fonder les rapports sociaux de sexe et à légitimer la domination masculine.

Abstract

Sylvie FAINZANG, The Sexes and their Numbers. The Meaning and Function of 3 and 4 in a Burkinabe Society. - The author analyzes in sociological terms the widespread West-African tendency to associate the numbers 3 and with man and woman respectively, practice usually attributed to certain aspects of male and female anatomy An analysis of Bisa society (Burkina Faso) shows how the meaning and function of this symbolism are directly related to representations of the person on the one hand, and to social space as defined by residence rules on the other. The author suggests that the discourse implied by this symbolism serves to found social relations between the sexes and to legitimize male domination.

Resumen

Sylvie FAINZANG, Los Sexes y sus nombres. Sentido y función del 3 y et 4 en una sociedad burkinabesa. - El sistcma numérico y simbólico asociado respectivamente a los números 3 y 4 al hombre y la mujer, prevalece en la gran mayoria del Africa occidental y es generalmente relatado en la literatura etuológica a las particularidades del sexo masculino y femcnino Este sistema es pensado en este artículo en términos nuevos y sumetido a un análisís sociológico. A partir de material recogido en la sociedad bisa (Burkina Faso), el autor intenta despejar e1 sentido y la función de este simbolismo, mostrando la coherencia que ella contiene con las represeotaciones de la persona pur un lado, y con los espacios sociales que la definen a través de las reglas de residencia por otro lado. Este artículo demuestra en particular que cl discurso cuyo simbolismo es portador, tiende a fundar las relaciones sociales del sexo y a legitimizar la dominación masculina.

*   *   *

Il est commun de considérer, dans la littérature ethnologique relative aux systèmes numériques africains, que la symbolique des nombres 3 et 4 respectivement assignés à l'homme et à la femme dans diverses sociétés, est en rapport avec la spécification anatomique de chacun, et plus précisément avec leurs organes sexuels. Étudiant ce symbolisme dans une société hausa, Guy Nicolas écrit : « L'importance du système symbolique numérique et son sens profond paraissent fondés sur le fait que ce système est enraciné au sens d'un symbolisme sexuel que l'un trouve partout en oeuvre dans la société locale. » [1] Nicolas explique ainsi le fondement physiologique de ce système symbolique en se référant à l'image des sexes masculin et féminin, et à l'interprétation qui en est donnée localement. Le 3 représenterait ici la verge et les testicules, tandis que le 4 correspondrait au clitoris, aux deux lèvres et à la vulve. Le 4 ou le carré est donc un symbole féminin, le 3 ou le triangle, un symbole masculin.

À partir de là se comprendrait la nécessité de soumettre hommes et femmes à une série de rituels différents, comme par exemple les pratiques thérapeutiques, chaque sexe devant être l'objet d'un traitement spécifique qu'impose sa particularité physiologique.

Mais peut-on tenir cette analyse pour acquise ? On se heurte, en vérité, à une objection préliminaire, car si elle était exacte, autrement dit si la particularité physiologique était déterminante, ce symbolisme devrait se retrouver partout le 3 être toujours attribué à l'homme, le 4 à la femme, Or, s'il en est ainsi dans de nombreuses sociétés de l'Ouest africain, notamment chez les Bisa du Burkina, on rencontre dans beaucoup d'autres le système inverse, en particulier chez les Mano, Kpelle, Sherbro, Kissi, Kono et Bété de Sierra Leone et du Liberia [2], ainsi que chez les Serer et les Mandingues [3], où le 4 est au contraire attribué à l'homme et le à la femme.

De plus, même dans le cas des sociétés où prévaut le couplage 3/4 homme/femme, il semble difficile d'étendre l'hypothèse de Nicolas lorsqu'on prend en considération les organes concernés par ce symbolisme sexuel d'une part, et que l'on s'attache à en définir la représentation sociale d'autre part. Si dans la majeure partie de la population hausa, l'excision semble inconnue, il n'en va pas de même dans la plupart des sociétés ouest-africaines où le clitoris est conçu comme un organe masculin, équivalent de la verge, qu'il faut ôter chez la fillette pour qu'elle se réalise socialement comme être féminin. Dès lors, on voit mal comment le clitoris pourrait être retenu comme un des éléments qui caractérisent la femme (un quart de l'entité quatre), alors que c'est précisément el] raison de son caractère viril que sa présence empêche une fille de devenir femme. Les sociétés où l'on pratique l'excision ne pourraient vraisemblablement pas accréditer l'explication fournie par les Hausa de la région de Maradi. L'énoncé de Nicolas selon lequel « les fondements sexuels du quatre et du trois [...] sont clairement rattachés à la sexualité la plus apparente » (op. cit. : 604) ne nous semble donc pas si évident.

Selon Germaine Dieterlen [4] - qui s'est également essayé à rechercher un fondement physiologique à ce système symbolique -, les Bambara, par exemple, ont sur ce point un discours différent de celui des Hausa. Car si le chiffre 3 correspond, ici encore, à la verge et aux deux testicules, le chiffre 4 représenterait quant à lui les quatre lèvres chez la femme (p. 5, n. 4), en vertu de quoi chacun, selon son sexe, répète trois ou quatre fois ses actes (p. 17). On notera en premier lieu qu'il n'y a aucune raison de croire qu'une telle représentation puisse être partagée par toutes les sociétés ouest-africaines où se pratique l'excision, puisqu'aussi bien il n'est pas rare que les petites lèvres fassent l'objet d'une ablation, l'explication parfois donnée à cette pratique étant qu'elles occuperaient à l'égard du clitoris une place équivalente à celle des testicules auprès de la verge ; elles auraient donc également une connotation virile. Par ailleurs, on est en droit de se demander si le chiffre 4 ne renverrait pas tout aussi bien, dans des sociétés voisines, à d'autres particularités anatomiques de la femme, car enfin, la désignation des parties du corps les plus spécifiquement féminines n'est guère moins arbitraire que la construction sociale de la sexualité féminine elle-même, et l'on pourrait fort bien imaginer, par exemple, que les seins soient comptés au nombre de ces quatre éléments. L'arbitraire de l'interprétation anatomique apparaît d'autant plus clairement qu'elle est paradoxalement utilisée par certains auteurs pour expliquer le système symbolique inverse, à savoir l'attribution du 3 à la femme et du 4 à l'homme : le 3 représentant les seins et la vulve, le 4 les seins, le pénis et les testicules [5].

La question se pose alors de savoir si la tentative de trouver un fondement physiologique au symbolisme des chiffres 3 et 4, ou de restituer un discours local qui les rapporterait à la spécificité anatomique des sexes masculin et féminin, peut suffire à élucider leur sens profond et, pourquoi pas, la fonction sociale de leur constante réitération.

La réflexion que nous avons menée à ce sujet à partir des informations dont nous disposons sur une société du Burkina Paso (ex-Haute-Volta), les Bisa, population d'origine mandé, nous a conduit plutôt à mettre l'accent sur la valeur sociologique d'un tel symbolisme et à repérer la fonction assumée par le discours qui lui est sous-jacent, comme fondateur des rapports outre les sexes.

Il est remarquable en effet que l'explication bisa de l'utilisation des chiffres 3 et 4 renvoie aux conceptions relatives aux composantes de la personne d'une part, aux espaces sociaux qui la définissent d'autre part. La représentation bisa de la personne humaine fait une place tout à fait prépondérante à la notion de nyi, notion fort complexe qui recouvre plusieurs acceptions ou, plus précisément, dont l'acception diffère selon les êtres ou les choses auxquels elle s'applique. Composante fondamentale de la personne, le nyi n'est cependant pas l'attribut exclusif de celle-ci, puisque les puissances, les animaux et les arbres en sont également pourvus, mais c'est en elle qu'il paraît avoir sa forme la plus achevée, dans la mesure où les différentes notions qu'il recouvre y sont toutes rassemblées. Le nyi renvoie en fait à des principes distincts qui tous coexistent dans la personne humaine, mais dont certains seulement sont présents dans les autres catégories de la cosmologie

1) Il est l'équivalent de ce que l'on peut appeler la force vitale. En ce sens, tous les êtres « animés » (arbres, animaux, génies) sont pourvus d'un nyi, au même titre que les hommes. Le nyi représente aussi une sorte de quantum de vie que certains individus sont supposés vouloir s'approprier un mangeur d'âme (ou sorcier) s'attaque ainsi au nyi d'une personne dans l'intention de s'emparer de sa force vitale, de l'adjoindre à la sienne propre et d'accroître son potentiel de vie personne !

2) Le nyi a également le sens de « double » il quitte le corps de l'homme et mène sa vie, la nuit, tandis que celui-ci sommeille. Il est l'acteur des rêves [6]. Sous ces deux acceptions, le nyi semble réunir à la fois les caractéristiques du ni (« âme », « souffle », « force vitale ») et du dya (« double immatériel »), composantes dc la personne dans la représentation bambara [7].

3) Mais le nyi est aussi tin principe de puissance. Ainsi les personnages détenteurs de pouvoir sont-ils réputés avoir un nyi « fort » (c'est le cas des chefs, des devins, des sorciers et des hommes riches), ce qui leur vaut de ne pas avoir « peur des gens » [8] Des qualités comme le courage, l'intelligence et l'autorité sont ainsi mises en partie sur le compte du nyi. C'est ce nyi que possèdent également les génies.

4) Enfin, le nyi peut désigner un principe immortel il est ce qui survit à la personne ; lors des funérailles, c'est lui qu'on interroge sur les conditions de la mort du défunt. C'est aussi le nyi qui, après les funérailles, ira rejoindre le village des ancêtres. On raconte que lorsqu'une personne meurt accidentellement, son nyi pleure plusieurs jours durant sur les lieux de l'accident où il erre, abandonné, jusqu'à ce que soit accompli un rite destiné à ramener le défunt à l'endroit où il aurait normalement dû mourir. Tout décès survenant à l'extérieur de la maison et, à plus forte raison, du village, est une mort accidentelle, non naturelle. Un homme doit mourir chez lui, sinon le nyi qui s'échappe du cadavre risque de se perdre. Il existe ainsi un rituel visant à permettre au nyi (le réintégrer le lieu de résidence du mort afin qu'il puisse ensuite regagner le village des ancêtres sur les lieux de l'accident, les parents du défunt placent un caillou qu'ils viennent reprendre trois jours plus tard (quatre s'il s'agit d'une femme) après l'avoir emporté dans la cour du mort, ils lui offrent de l'eau de farine et du (plat de mil traditionnel dans la région). Le nyi retrouvera son chemin et reviendra peu après.

Ainsi, si l'on tente une synthèse de ces différentes acceptions, le nyi semble spécifier une dimension spirituelle, métaphysique de l'être, mais aussi, plus simplement, un principe générai d'animation du corps. Toutefois ce nyi est conçu de manière différente selon qu'il est masculin ou féminin. Les Bisa disent en effet que le nyi de l'homme est composé de trois parties ou, plus trivialement, que l'homme possède trois nyi, et que celui de la femme est constitué de quatre parties on encore qu'elle a quatre nyi. Il s'agit alors de savoir ce que sont ces composantes du nyi, et en particulier - question plus brûlante encore - ce qu'est cette quatrième partie qui entre dans la composition du seul nyi féminin. Ici les réponses convergent le nyi de l'homme est composé d'une part de celui de son père, d'une part de celui de sa mère, et de son nyi propre. On trouve ainsi associés les éléments transmis par la filiation cognatique [9] et ce qui est propre à l'individu, ce qui lui vaut par exemple d'être différent de ses germains quand bien même ceux-ci ont également acquis une part du nyi des mêmes géniteurs.

Qu'en est-il à présent du nyi d'une femme ? Celui‑ci est, dit-on, composé d'une part de celui de son père, d'une part de celui de sa mère, du sien propre, et d'une part du nyi de son mari. Aux composantes du nyi évoquées précédemment s'ajoute ainsi, dans le cas de la femme, celle que lui vaut son statut d'épouse et qui ne lui sera conférée que par le mariage. Tout se passe comme si la femme ne pouvait prétendre à l'intégrité de sa personne qu'à la condition d'être mariée, ce qui s'accorde parfaitement avec l'idée qu'une femme doit devenir épouse pour acquérir un statut social. Il est clair que la quatrième composante de l'âme quadri-partite de la femme n'implique pas une supériorité du nyi féminin sur celui de l'homme mais, bien au contraire, suggère que l'âme féminine doit sa complétude et son existence même à l'adjonction d'une parcelle de celle de l'époux. Il n'y a aucune raison de penser que la supériorité masculine devrait entraîner l'attribution à l'homme d'un chiffre supérieur. Au contraire, il faut conclure à la supériorité du chiffre 3 sur le chiffre 4, ce que fait d'ailleurs Nicolas, sans toutefois expliquer pourquoi, comme le remarque Blandine Bril (op. cit., p. 369). En vérité, il semble que l'explication réside dans la « nature » des nombres en question en effet, 3 est un nombre premier, c'est‑à‑dire qu'il n'admet aucune division autre que par lui‑même ou l'unité, tandis que 4 est non seulement divisible par 1 et 4, mais également par z. 13e même, dans les représentations bisa, le nyi masculin n'est pas divisible, si ce n'est par ses trois composantes, tandis que le nyi féminin se compose de deux groupes de nyi. Le premier groupe vaut 3 (le nyi paternel, le nyi maternel et le nyi personnel), le second vaut 1 (l'adjonction du nyi marital). L'homme (3) serait l'être premier, tandis que la femme (4) serait un être secondaire, dérivé, résultant d'une opération supplémentaire (4 = 3 + 1), et ayant dû par conséquent subir un traitement social pour exister. Autrement dit, la femme n'est 4 qu'en tant que femme mariée, soumise à un mari. De même, une fillette n'est femme que parce qu'elle est une épouse potentielle. La détermination métaphysique de l'être féminin (la spécification de son nyi) s'ancre donc dans une détermination sociale. L'être féminin n'est pas un être autonome, mais il est assujetti à un état, en l'occurrence social, qui détermine son existence. Ainsi, la femme ne semble avoir de réalité ontologique que subordonnée à. son être social. À l'inverse de l'homme dont le nyi a une existence en soi, en tant qu'il est engendré dans des conditions définies par la théorie locale de la reproduction biologique, la femme voit la réalité de son nyi soumise à une exigence supplémentaire celle d'être épouse. Son existence métaphysique est définie par un rapport de dépendance à l'égard de son mari, dont la place est celle d'un substitut du père de l'épouse et dont le rôle est de parfaire le nyi de cette dernière ou encore d'achever (l'engendrer ce qui la définit connue personne à part entière.

Il est remarquable que ce glissement du géniteur au mari se retrouve dans la terminologie de parenté, dans laquelle « mari » se dit zim, terme formé selon toute vraisemblance à partir de zi (« père ») + imim (« comme »). La ressemblance entre les mots zi et zim n'est donc pas fortuite et s'inscrit parfaitement dans la logique exposée plus haut. La parenté terminologique entre ces deux termes est révélatrice d'une conception socio-métaphysique de la femme dans laquelle le mari joue le rôle de relais par rapport au père.

À l'existence absolue de l'être masculin s'oppose ainsi l'existence relative de la femme. Cette dépendance apparaît d'autant plus clairement que la nature du quatrième nyi change en cas de remariage de la femme. Le quatrième nyi d'une fillette serait donc en quelque sorte un nyi en creux, présent en elle, mais que devra combler celui de l'homme auquel elle sera liée. L'adoption d'une portion do nyi marital n'implique pas la perte, par le mari, d'une particule de son nyi propre. Celui-ci n'est aucunement transféré, ne serait-ce que partiellement, à l'épouse mais il irradie sur le nyi de cette dernière, tout en gardant en l'homme son essence, et investit de sa substance la parcelle en creux du nyi féminin.

Dans la société bisa, le passage du père au mari se manifeste également dans un des modes de transmission de la fonction divinatoire, dont l'exercice relève à la fois d'une transmission généalogique et d'une élection. En effet, la qualité de devin est une qualité « héritable » dans la mesure où il faut faire partie du réseau de parenté d'un devin pour l'acquérir [10]. Le statut do devin se transmet au sein de la parenté au sens large. La divination est normalement exercée par les hommes, et accessoirement par les femmes c'est idéalement le fils aîné d'un devin qui est appelé à lui succéder. Il existe cependant une dérogation à la règle lorsque le défunt n'a pas de fils ou que celui-ci ne peut remplir cette fonction [11]. Le choix peut alors se porter sur la fille aînée du devin décédé ou sur son époux si elle s'est mariée avant le décès de son père, ou encore sur le fils d'un germain du défunt. Si aucun d'eux n'est jugé apte, le successeur sera impérativement tille personne de la génération suivante, conformément à la règle très stricte selon laquelle les devins doivent réapparaître au minimum toutes les deux générations [12].

En ce qui concerne la transmission à l'intérieur du réseau de parente, les cas de figure sont donc variés. Noua reproduisons ci‑dessous le schéma simplifié de la ligne de transmission de la charge divinatoire à partir des généalogies de dix devins. La transmission est préférentiellement intra-lignagère mais elle peut éventuellement être inter-lignagère par le biais de l'alliance, bien qu'en ce cas il y ait une restriction la transmission ne s'effectue qu'en direction d'un homme. Le mari d'une femme peut donc ici prendre la succession du père de son épouse, voire le remplacer, même s'il n'appartient pas au lignage de celle-ci.

Les signes pleins désignent les personnes chargées de la fonction divinatoire ; les signes barrés, les individus morts jeunes, la mort prématurée d'un devin pouvant entraîner l'élection de sa soeur ou de sa fille.

L'énoncé sous-jacent à la représentation du nyi féminin comme principe quadruple pourrait être ainsi formulé : c'est avec de l'homme qu'on fait la femme. Cet énoncé n'est d'ailleurs pas étranger à d'autres systèmes de représentations qu'on songe au mythe de la Genèse, où Ève doit son existence (matérielle) à celle d'Adam, ou plus exactement à une partie du corps de ce dernier. Ailleurs, c'est son existence spirituelle qui est subordonnée à celle de l'homme, comme en témoignent ces vers de John Milton :

« Mais ces deux créatures n'étaient pas égales,
de même que leur sexe n'était point pareil ;
Lui formé pour la méditation et le courage,
Elle pour la tendresse et la douce grâce séduisante ;
Lui pour Dieu seulement, elle pour Dieu en lui. [13]

L'homme est ici la médiation entre la femme et Dieu, comme, dans le cas qui nous occupe, entre la femme et son être, ou même entre la femme et les puissances surnaturelles, puisqu'il faut à la femme bisa la médiation de l'homme pour accomplir des sacrifices ou interroger les génies, son statut de femme ne pouvant à lui seul lui conférer celui de personne apte à communiquer avec les puissances. Ainsi, ce n'est que par le truchement de l'homme que la femme accède l'existence en tant que personne et qu'elle communique avec le surnaturel.

Dans la société bisa (à résidence patri-virilocale), cette conception se traduit par l'assignation aux hommes et aux femmes d'espaces sociaux différents desquels ils tiennent également leur définition sociale. Un homme est ainsi rattaché à l'espace patrilocal (l'espace parental se résumant à celui du père), tandis que la femme l'est à un espace patrilocal et à un espace virilocal. À l'inverse de l'homme, la femme est donc marquée par deux espaces sociaux (1 + 1), de même que la définition sociale de son être, emblématisée par le chiffre 4, supposait l'adjonction d'une entité supplémentaire (4 = 3 + 1). [14] La double « affiliation » de la femme est réaffirmée claims le discours relatif aux règles d'héritage qui tendent à prévaloir aujourd'hui et qui résultent de modifications apportées aux règles traditionnelles, en raison d'une certaine influence de l'islam dans la région. En effet, traditionnellement, la transmission des biens s'effectuait du père au fils aîné, et de la mère à la fille aînée. En principe, un homme ne peut hériter d'une femme ni une femme d'un homme. Toutefois, la tendance est aujourd'hui à la répartition des biens d'une femme entre tous ses enfants (garçons et filles) ou entre le fils aîné et la fille aînée. En revanche, les biens du père restent aux mains des seuls fils (ou du seul fils aîné), quoique l'islam prescrive, après le décès du père comme après celui de la mère, le partage des biens du défunt entre les fils et les filles (suivant des modalités toutefois inégales). On trouve ici, curieusement, la conservation du droit bisa coutumier pour ce qui concerne l'héritage du père et l'adoption du droit islamique pour celui de la mère. Le système qui en résulte, et dans lequel les droits économiques des filles en matière d'héritage sont de faits minorisés, rencontre dans le discours local la justification suivante « Un homme vit toute sa vie dans une seule maison. Ce qu'il possède doit y rester. Une femme vit dans la maison de son mari mais elle vient d'ailleurs ; ses biens doivent donc être partagés. Une partie doit rester ici, dans la maison de son mari, une partie doit partir ailleurs », disent les Bisa.

En vérité, cette explication a posteriori du modèle de transmission adopté dans les familles islamisées s'appuie sur l'importance qu'accordent les Bisa au fait résidentiel. De cette justification il ressort que les biens d'une personne défunte doivent être répartis entre les différents espaces sociaux qui la définissent de son vivant et qui correspondent à des espaces résidentiels. Comme on l'a vu plus haut, un homme est traditionnellement défini par l'espace patrilocal, tandis qu'une femme l'est par deux espaces l'un patrilocal, l'autre virilocal. Ce sont respectivement l'« ailleurs » et l'« ici » du discours rapporté ci‑dessus. Les biens de l'homme doivent donc, dans cette logique, être exclusivement transmis à ses fils ; ceux de la femme doivent être répartis entre ses fils (qui vivent « ici ») et ses filles (qui se marient « ailleurs »). La perversion de la loi coranique en matière d'héritage, parallèlement à l'adoption de certains de ses éléments, s'accompagne d'un discours justificateur qui emprunte sa logique à l'idéologie bisa de l'inscription sociale des individus dans l'espace et dans le groupe. On assiste ici à une transposition, en termes de résidence, de la définition sociale des individus une fois encore, c'est le mariage, ou plus exactement le mari, qui donne à la femme sa complétude.

S'interrogeant sur la signification sociale du symbolisme des nombres 3 et 4, Guy Nicolas écrit « La représentation sexuelle des nombres et des figures considérés en entraîne d'autres qui relèvent non plus de la sexualité physiologique mais de la sexualité sociale » (op. cit., p. 604). Le 3 représente ainsi le foyer, soit les trois supports sur lesquels repose le pot Il faut ajouter un quatrième support au trépied, pour en constituer un second, la préparation des principaux plats nécessitant deux foyers. Nicolas conclut que le quatrième élément de la figure féminine équivaut au quatrième élément du foyer double et « définit en quelque sorte la nature fondamentale de la femme, qui est la mobilité « (ibid.), s'opposant à la stabilité de l'homme, élément fixe de la parenté, à dominance patrilinéaire et virilocale. L'auteur montre ainsi que les nombres 3 et 4, et les figures qui leur correspondent - le triangle et le carré - « servent à illustrer deux règles fondamentales de la parenté locale (exogamie et virilocalité) et la mobilité féminine » (ibid.). Cependant, Nicolas ne fait pas la lumière sur ce qui nous paraît ici essentiel la légitimation de la domination masculine. Car si son analyse l'amène à conclure que « ce système numérique répond à des exigences sociales auxquelles il fournit la réponse la plus adéquate » (ibid. 605), c'est parce que la « sexualité est rattachée à des cadres sociaux fondés sur la dichotomie de la société locale en deux groupes, masculin et féminin » (ibid.). Mais n'est-ce pas s'arrêter un peu tôt ? Nicolas semble ne pas voir que, par-delà l'expression du système de la parenté et de la mobilité féminine, ce système revêt une signification qui vient justifier l'ensemble des rapports de sexe [15]. Ainsi, chez les Bisa, l'absence d'autonomie sociale de la femme est-elle légitimée par la nécessité où celle‑ci se trouve de subordonner sa personne à celle de son mari pour atteindre à l'intégrité de son être et déjouer l'imperfection qui la caractérise.

Le langage des chiffres est donc ici un rappel permanent, ritualisé, de la différence entre les sexes en un discours implicite faisant apparaître la femme comme nécessairement subordonnée à l'homme [16] et légitimant par là même la domination des hommes sur les femmes. En effet, la logique dans laquelle s'inscrivent les représentations relatives à l'homme et à la femme d'une part, aux nombres 3 et 4 d'autre part, permet de penser que ce système numérique ne sert pas seulement à organiser la vie sociale et à. structurer les rituels (condition où il apparaît comme un pur et simple « instrument intellectuel » utilisé pour ordonner le monde (Nicolas, op. cit. 614). Il sert également à socialiser les sexes en leur assignant une valeur différentielle, soutenue par des représentations diverses (relatives notamment à la notion de personne, comme on l'a vu plus haut), et apte à favoriser la reproduction sociale des rapports sociaux entre hommes et femmes [17]. Ce symbolisme numérique participe donc d'un processus continu de socialisation des sexes grâce auquel chacun doit savoir, à tout moment, comment il se définit par rapport à l'autre. Plus que l'expression d'un monde duel, distinguant nettement univers masculin et univers féminin, et leurs places respectives dans le système de la parenté, c'est l'ensemble des rapports sociaux de sexes que ce symbolisme exprime et légitime à la fois.



[1] Guy Nicolas, « Un Système numérique symbolique le quatre, le trois et le sept dans la cosmologie d'une société hausa (vallée de Maradi), Cahiers d'Études africaines, 1968, no 32, p. 600.

[2] D. PAULME, Une Société de Côte d'Ivoire hier et aujourd'hui : les Bété, Paris, Mouton, 1962, p. 99.

[3] B. Bril, « Analyse des nombres associés à l'homme et à la femme en Afrique de l'Ouest », Africa, 1979, vol. 49, no 4, p. 167.

[4] G. Dieterlen, Essai sur la religion bambara, Paris, Presses universitaires de France, 1950.

[5] H. Sawyerr & S.K. Todd, "The Significance of the Numbers 3 and 4 among the Mende of Sierra Leone", Sierra Leone Studies, 1970, no 26, p. 34.

[6] Lorsque le corps endormi est privé de son nyi , il est dans un état de demi-mort. C'est pourquoi il ne faut pas le réveiller brusquement ; il faut laisser le temps au nyi de réintégrer le corps. Un homme qui se réveillerait sans son nyi pourrait en mourir.

[7] Dieterlen, op. cit., p. 16.

[8] « Si ton nyi a peur, c'est qu'il est faible. C'est lui qui t'empêche parfois de parler » Se taire devant un chef est perçu comme la résultante de la faiblesse du nyi et non pas comme la seule observance d'une règle particulière. Suivant cette logique, un « homme du commun » a un nyi plus faible qu'un « enfant du pouvoir » (correspondant aux deux strates majeures de la société bisa). L'infériorité sociale est ainsi rapportée à une infériorité biologique (celle du nyi).

[9] Les théories locales relatives à la filiation biologique s'accordent pour associer le sang de l'enfant au sperme du père, suivant la même logique patrilinéaire que celle qui détermine la règle de filiation sociale ; l'apport de la femme est néanmoins reconnu, en ce qu'il résulte du contact physique entre le corps de la mère et celui de l'enfant en gestation. La transmission de la parcelle du nyi paternel s'effectue par le sperme, celle du nyi de la mère par contiguïté de l'enfant avec l'utérus maternel.

[10] Nous préférons dire ici que ce caractère est « héritable » et non héréditaire dans la mesure où, comme on le verra plus bas, il n'est pas transmissible aux seuls descendants (consanguins) du début, mais peut également l'être à un allié.

[11] C'est notamment le cas « lorsque les génies ne le jugent pas suffisamment intelligent » pour assumer cette fonction, autrement dit lorsqu'il « manque de foie ».

[12] Cette exigence n'est pas fortuite, eu égard à l'importance que les Bisa accordent à l'existence des devins. Tout se passe comme s'il s'agissait de préserver un certain taux de devins dans la société, que seule une succession régulière peut assurer.

[13] John Milton, Paradis perdu, Livre IV, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 209.

[14] Une conception proche de celle‑ci existe chez les Dogon selon lesquels, rapporte G. Calame-Griaule (Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Paris : Gallimard, 1968, « Bibliothèque des Sciences humaines » 260), la femme possède deux coeurs et non un seul comme l'homme ; son coeur est partagé car elle doit quitter sa propre famille pour venir s'installer chez son mari. Ceci signifie, explique l'auteur, que la femme a deux sources d'affection et qu'il lui manque toujours quelque chose où qu'elle se trouve, d'où sa tendance à l'inquiétude, à l'émotion et à l'instabilité. Ici apparaît bien la notion d'une incomplétude ou d'une imperfection de la personne féminine, notion qu'a également soulignée N. Sindzingre à propos des images de la féminité présentes dans la pratique de l'excision (« Un Excès par défaut. Excision et représentations de la féminité », L'Homme, 1979, vol. XIX, no 3-4, pp. 171-187.)

[15] Il convient de remarquer à cet égard que les Hausa ont pour leur part élaboré la notion de kurwa (généralement traduite par « âme ») avec l'idée que les femmes auraient quatre kurwa et les hommes trois, sans toutefois pouvoir l'expliquer (communication personnelle de Nicole Echard).

[16] Subordination rendue nécessaire par le postulat tacite de son infériorité biologique (l'infériorité naturelle de son nyi).

[17] Certes, cette analyse laisse inexpliqué le couple 3/4 (femme/homme) qui existe dans certaines sociétés. En particulier, la question se pose de savoir si la définition sociale de la femme qui l'accompagne s'articule avec les espaces qui lui sont assignés à travers les règles de résidence. Autrement dit, comment la virilocalité peut-elle être pensée dans un système où la femme est associée au nombre 3, c'est-à-dire où elle n'est pas définie par un espace social supplémentaire ? Et comment intégrer ces données à une réflexion sur les rapports sociaux entre les sexes ? Fait remarquable à cet égard, les Mendé de Sierra Leone (qui associent le 4 à l'homme et le à la femme) ont un modèle de résidence uxorilocal, ce qui n'est pas le cas des Bété, qui sont virilocaux. Il sera utile, pour la poursuite de cette recherche, de recenser toutes les sociétés concernées par ce système symbolique (sous ses deux formes symétriques et inverses - 3/4 H/F' et 3/4 F/H -) et de les mettre en perspective avec leurs modes d'organisation sociale - en particulier les formes de résidence et les représentations de la personne - pour tenter d'élargir l'analyse proposée à partir de nos matériaux bisa.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 31 mars 2009 9:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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