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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de David EASTON (1966), “Catégories pour l’analyse systémique de la politique.” Un texte publié dans Sociologie politique. Tome 1, pp. 84-103. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris: Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [M. Pierre Birnbaum nous a accordé le 28 septembre 2010 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[84]

Sociologie politique.
Tome 1.

Catégories pour l’analyse
systémique de la politique
.”
[1]

David EASTON

La question fondamentale dans une analyse rigoureuse de la vie politique considérée comme système de comportement peut être formulée de la manière suivante : comment les systèmes réussissent-ils à persister dans un monde où règnent à la fois stabilité et changement ? La recherche d’une réponse à une telle question met en lumière, en fin de compte, ce que nous pouvons appeler les processus vitaux des systèmes politiques, c’est-à-dire les fonctions fondamentales, sans lesquelles aucun système ne pourrait durer, ainsi que les différents types de réponses par lesquels chaque système s’en acquitte. L’analyse de ces processus, de la nature et des conditions des différentes réponses, constitue dans ma perspective le problème majeur de toute théorie politique.

[85]

La vie politique, système ouvert et adaptable

S’il est utile, ainsi que je serai amené à le soutenir en conclusion, d’interpréter la vie politique comme un ensemble complexe de processus grâce auxquels certains inputs sont transformés en outputs que nous pouvons appeler mesures autoritaires, décisions et actions exécutoires, il est préférable de partir de remarques plus simples. Nous pouvons envisager la vie politique comme un système de comportement inclus dans un environnement, exposé ainsi aux influences de ce dernier, mais avec la possibilité d’y répondre. Des considérations capitales sont impliquées dans cette interprétation et il est essentiel que nous en ayons conscience.

Premièrement, un tel point de départ pour une analyse théorique suppose, a priori, que, dans une société, les interactions politiques constituent un système de comportement. Cette proposition est trompeuse dans sa simplicité. La vérité est que si l’on utilise rigoureusement l’idée de système et si l’on admet toutes les implications habituellement inhérentes à ce concept, ce point de départ se trouve déjà chargé de lourdes conséquences pour l’ensemble du schéma d’analyse.

En second lieu, même si nous réussissons à isoler analytiquement la vie politique comme système, il est évident qu’on ne peut utilement considérer ce système comme existant dans le vide. Il faut le concevoir comme entouré d’environnements physique, biologique, social et psychologique. Ici encore, le caractère évident de cette affirmation ne doit pas nous détourner de son importante signification théorique. Si nous négligions ce qui paraît si incontestable une fois qu’on l’a admis, il serait impossible de fonder une analyse sur la manière dont les systèmes politiques réussissent à persister dans un monde de stabilité et de changement.

On est ainsi conduit à notre troisième remarque. Ce qui rend l’identification des environnements utile et nécessaire, c’est l’hypothèse supplémentaire que la vie politique constitue [86] un système ouvert. Par sa nature même de système social isolé par l’analyse des autres systèmes sociaux, un tel système doit être considéré comme exposé aux influences des autres systèmes dans lesquels il est immergé. Ils sont la source d’un flot continu d’événements et d’influences qui créent les conditions dans lesquelles les éléments du système doivent agir.

Enfin, le fait que certains systèmes survivent effectivement malgré les coups reçus de leurs environnements, nous révèle qu’ils doivent avoir l’aptitude et les moyens de répondre aux perturbations et par-là de s’adapter aux conditions dans lesquelles ils se trouvent. Si on veut bien admettre que les systèmes politiques s’adaptent aux influences extérieures, qu’ils ne sont pas nécessairement passifs, on est en mesure de cerner les complexités de l’analyse théorique. L’organisation interne d’un système politique possède, comme tous les autres systèmes sociaux, une extraordinaire capacité de réponse aux conditions dans lesquelles il fonctionne. En réalité, les systèmes politiques accumulent tout un répertoire de mécanismes de réaction à l’environnement. Ces mécanismes commandent leur évolution, transforment leurs structures internes et même entraînent une révision de leurs objectifs fondamentaux. Peu de systèmes possèdent cette propriété en dehors des systèmes sociaux. Dans les faits, les chercheurs en science politique ne peuvent l’ignorer, et aucune analyse de simple bon sens ne peut négliger ce fait. Pourtant, cette propriété constitue rarement l’élément central d’une structure théorique et ses implications pour le comportement interne des systèmes politiques n’ont en fait jamais été mises en lumière et approfondies [2].

[87]

Le modèle de l’équilibre et ses limites

Une des insuffisances majeures de la forme d’investigation dominante, quoique souvent implicite en recherche politique — l’analyse en termes d’équilibre —, consiste à négliger les capacités d’adaptation des systèmes pour répondre aux influences de leurs environnements. Bien que la notion d’équilibre soit rarement approfondie, elle a beaucoup influencé la recherche politique, notamment dans ce que l’on a appelé « group politics [3]», et en matière de relations internationales. Une analyse qui conçoit un système politique comme cherchant à se maintenir en état d’équilibre doit postuler la présence d’influences venant de l’environnement : ce sont elles qui dans un système politique modifient les relations de pouvoir en les soustrayant à leur état — présumé — de stabilité. On a coutume alors d’analyser le système (du moins implicitement) comme tendant à revenir à son état — présumé — de stabilité. Si le système n’y parvient pas, on interprète ce fait en disant qu’il se déplace vers un nouvel état d’équilibre ; et c’est ce nouvel état qu’il faut alors identifier et décrire. Une étude attentive du langage montre qu’on donne généralement aux termes d'équilibre et de stabilité la même signification [4].

[88]

L’utilisation de la notion d’équilibre pour une analyse de la vie politique se heurte à de nombreuses difficultés conceptuelles et empiriques [5]. Nous en mentionnerons ici deux qui sont particulièrement importantes pour notre propos.

En premier lieu, une approche fondée sur la notion d’équilibre donne l’impression que les membres d’un système n’ont qu’un seul but fondamental en cherchant à faire face au changement et aux perturbations, à savoir retrouver l’équilibre antérieur ou chercher à en atteindre un nouveau. C’est ce que l’on appelle la recherche de la stabilité, comme si la stabilité était le but primordial. En second lieu, on ne prête que peu d’attention aux voies suivies par le système pour essayer de revenir à son point d’équilibre antérieur, ou pour en trouver un nouveau. Tout se passe comme si les voies suivies ne constituaient pas un centre d’intérêt théorique primordial et n’étaient que des aspects secondaires.

Pourtant, il est impossible de comprendre les processus qui sous-tendent la capacité, pour toute forme de vie politique, de subsister dans une société, si les objectifs ou les formes que prennent les réponses sont supposées données. Un système peut parfaitement avoir un autre objectif que celui d’atteindre tel ou tel point d’équilibre. Même si l’on accepte de ne voir dans l’état d’équilibre qu’une norme théorique jamais atteinte [6], une telle conception se révèle moins utile, comme approximation théorique de la réalité, que des conceptions différentes tenant compte d’autres possibilités. Ainsi, nous trouverions plus féconde une approche conceptuelle qui reconnaîtrait que les membres d’un système peuvent parfois souhaiter prendre des mesures [89] positives pour détruire un équilibre antérieur ou même pour atteindre un nouvel état de déséquilibre permanent. C’est typiquement le cas lorsque les autorités cherchent à se maintenir au pouvoir en entretenant l’agitation à l’intérieur ou des dangers à l’extérieur.

De plus, en ce qui concerne ces différents objectifs, il est une caractéristique première de tous les systèmes : ils sont capables de susciter une série d’actions positives, constructives et innovatrices pour résister à toutes les forces de changement ou les absorber. Un système n’a pas nécessairement besoin de répondre à une perturbation par des oscillations autour du point d’équilibre antérieur ou par un déplacement vers un autre point d’équilibre. Il peut lui faire face en essayant de modifier son environnement pour que ses échanges avec cet environnement cessent d’être menaçants ; il lui est également possible de chercher à s’isoler de toute influence future de l’environnement ; enfin, les membres du système peuvent même transformer fondamentalement leurs propres relations et modifier leurs objectifs et leurs méthodes afin d’augmenter leurs chances de faire convenablement face aux inputs de l’environnement. Grâce à ces moyens et à d’autres encore, un système est capable d’assumer d’une manière constructive et créatrice les perturbations auxquelles il est soumis.

Il est clair que le choix, si implicite soit-il, d’une approche fondée sur l’idée d’équilibre, masque la présence, dans le système, d’objectifs qui ne peuvent être décrits comme état d’équilibre. Un tel choix tend aussi à masquer l’existence d’autres voies pour réaliser d’autres objectifs. Pour n’importe quel système social, y compris le système politique, l’adaptation représente plus qu’un simple ajustement aux événements qui l’atteignent. Elle est faite d’efforts dont la limite est uniquement fonction de l’habileté, des ressources et de l’ingéniosité humaines — pour contrôler, modifier ou changer radicalement l’environnement, ou le système lui-même, ou les deux simultanément. Le système [90] peut au bout du compte réussir à esquiver ou à assimiler toutes les influences qui le menacent.

Concepts indispensables
pour une analyse en termes de système


Une analyse en termes de système permet d’obtenir une structure théorique plus large, plus globale et plus souple qu’une approche, même minutieuse et approfondie, fondée sur la notion d’équilibre. Afin de mener à bien cette tâche, l’analyse systémique doit déterminer ses propres impératifs théoriques. Nous pouvons tout d’abord définir un système comme un ensemble de variables, quel que soit le degré de corrélation qui existe entre elles. La raison qui nous fait préférer cette définition à toute autre est qu’elle nous évite d’avoir à argumenter pour établir si un système politique est réellement un système. La seule question importante à se poser à propos de l’ensemble choisi comme système à analyser est de savoir si cet ensemble constitue un système présentant de l’intérêt et donc s’il nous aide à comprendre et à expliquer les aspects du comportement qui nous intéressent.

Comme je l’ai montré dans The Political System, un système politique peut être désigné comme l’ensemble des interactions par lesquelles s’effectue, dans une société, l’allocation autoritaire des valeurs ; c’est là ce qui différencie le système politique des autres systèmes de son environnement. Ce dernier peut être considéré sous deux aspects : l’environnement intrasociétal et l’environnement extrasociétal. Le premier comprend les systèmes qui ne sont pas politiques, suivant notre définition, mais qui font partie de la même société que le système politique considéré ; les systèmes intrasociétaux comprennent des ensembles de comportements, d’attitudes et d’idées tels que l’économie, [91] la culture, la structure sociale et les personnalités ce sont des éléments fonctionnels de la société dont le système politique lui-même est une composante. Dans une société donnée, les systèmes autres que le système politique sont la source de nombreuses influences qui créent et déterminent les conditions dans lesquelles le système politique doit fonctionner. Dans un monde où de nombreux systèmes politiques se font jour, il n’est point besoin de s’étendre pour illustrer l’influence qu’un changement d’ordre économique, culturel ou structurel peut avoir sur la vie politique.

La seconde partie de l’environnement comprend tous les systèmes qui existent en dehors de la société elle-même. Ce sont les éléments fonctionnels d’une société internationale qui constituent un suprasystème dont font partie toutes les sociétés particulières. Le système culturel international est un exemple de système extra-sociétal.

Pris ensemble, ces deux types de systèmes, intra et extrasociétaux, qui, d’après nous, sont extérieurs au système politique, composent son environnement total [7]. Des influences en proviennent qui peuvent être sources de tension pour le système politique. On peut employer le concept de perturbation pour désigner celles qui se font sentir à partir de l’environnement total d’un système, agissent sur ce dernier et, par conséquent, le modifient. Ces perturbations n’impriment pas toutes nécessairement une tension au système : certaines contribuent à le maintenir et d’autres sont tout à fait neutres. Mais il est certain que nombre d’entre elles concourent à exercer une tension sur le système.

Quand peut-on parler de tension ? Cette question nous conduit à une réflexion assez complexe car la notion de [92] tension recouvre plusieurs notions subsidiaires. Tous les systèmes politiques se reconnaissent à ce fait qu’ils ne peuvent durer que s’ils remplissent avec succès deux fonctions : ils doivent être en mesure de distribuer les valeurs dans une société donnée et capables d’amener la plupart de ses membres a accepter cette distribution comme autoritaire, au moins la plupart du temps. Ces deux propriétés distinguent les systèmes politiques des autres systèmes sociaux.

Ces deux propriétés, distribution des valeurs pour une société donnée et leur acceptation relativement fréquente par les membres de la société en question, sont ainsi les variables essentielles de toute vie politique. Sans elles, nous ne saurions dire d’une société qu’elle a une vie politique quelconque. Et nous devons admettre qu’une société ne peut avoir d’existence sans un système politique sous une forme ou une autre, j’ai essayé ailleurs de le montrer en détail [8].

L’une des raisons les plus fortes qui nous poussent à retenir ces variables essentielles est qu’elles nous permettent de savoir quand et comment les perturbations qui agissent sur un système risquent d’être source de tension. On peut dire qu’il y a tension lorsque l’on peut craindre que les variables essentielles dépassent ce que nous pouvons désigner comme leur seuil critique. Cela signifie qu’il se passe quelque chose dans l’environnement : le système essuie une défaite militaire totale, par exemple, ou encore une crise économique sévère engendre une grande désorganisation au sein du système et une désaffection à son égard. Supposons que de ce fait les autorités soient incapables de prendre des décisions ou que les membres ne se sentent plus liés par elles, ne les reconnaissent plus comme contraignantes ; dans ces conditions, l'allocation autoritaire de valeurs n’est plus possible et la société s’effondre faute d’un système de [93] comportement lui permettant de remplir une de ses fonctions vitales.

Dans ce cas, l’interprétation que voici s’impose : le système politique a subi une tension si forte qu’absolument toute possibilité de persistance pour cette société a disparu. Mais il arrive fréquemment que la dislocation d’un système politique ne soit pas aussi complète et que, malgré les tensions qui s’exercent sur lui, le système n’en continue pas moins à persister sous une forme ou sous une autre. Aussi sévère que soit la crise, il arrive que les autorités puissent prendre certaines décisions et les faire accepter avec une fréquence suffisante pour que quelques-uns des problèmes inhérents à l’existence d’une vie politique puissent être résolus.

En d’autres termes, le problème ne se ramène pas toujours à la simple question de savoir si les variables essentielles sont efficaces ou au contraire inopérantes. Il peut arriver qu’elles soient, en quelque sorte, simplement décalées, ce qui se produit lorsque les autorités sont partiellement incapables de prendre des décisions ou de les faire accepter de façon parfaitement régulière. Dans ces conditions, les variables essentielles restent à l’intérieur d’un champ opératoire plus ou moins normal ; elles connaissent un état de tension mais celui-ci n’est pas d’une ampleur suffisante pour que le seuil critique soit atteint. Aussi longtemps que les variables essentielles opèrent en deçà de leur seuil critique, on peut dire que le système persiste, au moins sous une certaine forme. Comme nous l’avons vu, tout système a la possibilité de faire face aux tensions exercées sur ses variables essentielles ; il n’y réussit pas toujours et un système peut s’effondrer précisément parce qu’il n’a pas su prendre les mesures appropriées pour résister à la tension. Mais l’existence de cette capacité de répondre aux tensions est essentielle. Le type de réponse, quand réponse il y a, nous aide à calculer les chances que le système possède de surmonter l’état de tension. Poser la question de la nature [94] de la réponse aux tensions, c’est souligner les objectifs spécifiques et l’intérêt d’une analyse systémique de la vie politique. Elle permet tout particulièrement en effet d’analyser le comportement des membres d’un système du point de vue des conséquences que ce comportement a pour diminuer ou aggraver les tensions exercées sur les variables essentielles.

Les variables de liaison entre les systèmes

Mais un problème fondamental reste posé : comment les sources possibles de tension se communiquent-elles de l’environnement au système politique lui-même ? Après tout, le bon sens nous dit qu’il existe une très grande variété d'influences agissant de l’extérieur sur un système. Faut-il considérer chacun des changements qui se produit dans l’environnement comme une perturbation séparée et unique dont les effets spécifiques doivent être étudiés à part ?

Si tel était le cas, les problèmes d’une analyse systémique seraient pratiquement insurmontables. Mais si nous parvenons à trouver une méthode générale pour étudier l’impact de l’environnement sur le système, nous pouvons espérer ramener la grande diversité d’influences à un nombre réduit d’indicateurs. C’est précisément ce que je cherche à faire en utilisant les concepts d’input et de output.

Mais comment décrire ces inputs et ces outputs ? A cause de la distinction analytique que je me suis appliqué à faire entre le système politique et les systèmes constitutifs de l’environnement, il est utile d’interpréter les influences liées au comportement des personnes faisant partie de l’environnement en termes d'échanges et de transactions capables de franchir les frontières du système. On parlera d’échanges lorsque l’on voudra se référer à la réciprocité des relations entre le système politique et les autres systèmes de l’environnement [95] et de transactions lorsque l’on voudra insister sur la manière dont joue une influence dans le sens environnement-système politique ou le sens inverse, sans se préoccuper de la réaction correspondante de l’autre système.

Jusque-là, il n’y a pas matière à controverse. Si les systèmes n’étaient pas, en quelque sorte, liés les uns aux autres, tous les aspects analytiquement identifiables du comportement social seraient indépendants les uns des autres, ce qui est manifestement démenti par les faits. Cette liaison constitue cependant plus qu’un simple truisme dans la mesure où elle est accompagnée d’une méthode permettant de retracer les échanges complexes de manière à réduire leur grande diversité à des proportions théoriquement et expérimentalement exploitables.

Pour ce faire, j’ai proposé que nous ramenions les influences les plus significatives de l’environnement à quelques indicateurs. En étudiant ces derniers, nous devrions être en mesure d’apprécier et de suivre l’impact potentiel des événements de l’environnement sur le système. Dans cette perspective, j’ai donné aux effets qui sont transmis d’un système à un autre le nom d’output du premier système ou inversement d’input du second. Une transaction ou un échange entre deux systèmes sera dès lors considéré comme une liaison ayant la forme d’une relation input-output.

Demandes et soutiens
considérés comme formes d’input


La valeur du concept d’input tient au fait qu’il nous permet de saisir les effets de la grande diversité des événements et des conditions de l’environnement sur la durée d’un système politique. Il serait difficile, sans se référer au concept d’input, de décrire, de façon précise et opératoire, la manière [96] dont les comportements dans les différents secteurs de la société affectent la sphère du politique. Les inputs servent de « variables-résumé » conduisant et reflétant tout ce qui, dans l’environnement, concerne les tensions politiques. Le concept d’input devient par-là un puissant instrument d’analyse.

La valeur opératoire des inputs comme « variables-résumé » dépendra, cependant, de la manière dont ils sont définis. Si nous les prenons dans leur sens le plus large, nous considérons qu’ils recouvrent tout événement extérieur qui altère, modifie ou affecte le système d’une façon ou d’une autre [9]. Mais en utilisant le concept dans cette acception large nous ne pourrions jamais épuiser la liste des inputs qui agissent sur un système. Virtuellement, chaque événement et chaque condition de l’environnement pourrait avoir une signification pour le fonctionnement d’un système politique ; un concept défini de telle façon qu’il ne nous aide en aucune manière à organiser et simplifier la réalité, ne répondrait pas à ses propres objectifs.

Mais, comme je l’ai déjà dit, nous pouvons simplifier dans une large mesure l’analyse de l’impact de l’environnement si nous limitons notre attention à certaines sortes d'inputs retenus à titre d’indicateurs résumant les effets les plus importants, dans la constitution des tensions qui s’exercent de l’environnement sur les systèmes politiques. Nous n’aurions plus ainsi à considérer chaque sorte d’événement extérieur et à en rendre compte séparément.

Il est théoriquement utile de ce point de vue de considérer que les influences les plus importantes de l’environnement peuvent être regroupées en deux sortes d’inputs : les demandes et les soutiens. À l’aide de ces deux catégories, on peut suivre, refléter, résumer et rattacher à la vie politique [97] un large éventail des activités de l’environnement. Dès lors ce sont les indicateurs essentiels de la manière dont les influences et les états de l’environnement modifient et façonnent le fonctionnement du système politique. On peut dire, si l’on veut, que c’est à travers les fluctuations des inputs de demandes et de soutien que nous percevons comment les influences des systèmes de l’environnement agissent sur le système politique.

Outputs et rétroactions

D’une façon comparable, l’idée d’output nous aide à saisir d’une manière synthétique les conséquences qui découlent du comportement des membres du système et non plus des actions de l’environnement. Ce qui nous intéresse avant tout c’est évidemment le fonctionnement du système politique. Pour la compréhension des phénomènes politiques, il n’est pas nécessaire d’étudier les conséquences, en tant que telles, des actions politiques sur les systèmes de l’environnement. C’est un problème qui est beaucoup mieux traité par des théories relatives à l’économie, la culture ou tout autre système paramétrique.

Mais les activités des membres du système peuvent avoir de l’importance pour leurs propres actions ou conditions ultérieures. Dans la mesure où il en est ainsi, nous n’avons pas le droit de négliger complètement les actions qui sont dirigées du système vers son environnement. Comme dans le cas des inputs, cependant, il y a une somme énorme d’activités à l’intérieur d’un système politique. Comment peut-on isoler celles qui nous aideront à comprendre les mécanismes de persistance des systèmes ?

On peut utilement, de manière à simplifier et à synthétiser nos observations relatives au comportement des membres du système (comportement reflété dans leurs demandes et leur soutien) examiner les effets que ces inputs [98] ont sur ce que nous appellerons les outputs politiques, à savoir les actions et les décisions des autorités. Certes les processus politiques internes au système, qui ont constitué l’objet privilégié des recherches des sciences politiques depuis de nombreuses décades, ne sont pas le moins du monde étrangers à notre propos : le fait de savoir « qui contrôle qui » dans les différents processus d’élaboration des décisions continuera à être d’un intérêt capital puisque le mode des relations de pouvoir contribue à déterminer la nature des outputs. Mais la formulation d’une structure conceptuelle permettant l’étude de cet aspect du système politique nous conduirait à un niveau différent d’analyse. Ici, je ne recherche que les voies les plus simples pour résumer — et non explorer — les résultats de ces processus politiques internes, qu’il me paraît utile de définir comme les outputs des autorités. Grâce à eux, nous sommes en mesure de percevoir les conséquences, pour son environnement, des comportements au sein d’un système politique.

Non seulement les outputs influencent les événements dans la société plus large dont fait partie le système, mais, ce faisant, ils aident à déterminer chacune des vagues suivantes d’inputs cherchant à pénétrer dans le système politique. Il y a une boucle de rétroaction dont l’identification nous permet d’expliquer les processus à l’aide desquels le système cherche à faire face aux tensions. Grâce à cette rétroaction, le système peut tirer profit de ce qui se passe en essayant d’ajuster son comportement à venir. Quand nous disons que le système agit, nous devons faire attention cependant à ne pas le reifier. Il nous faut avoir présent à l’esprit que, de manière à permettre une action collective, tous les systèmes comportent des membres qui s’expriment généralement au nom et à la place du système tout entier : nous pouvons les désigner comme les autorités. Lorsque l’on doit entreprendre une action pour satisfaire les demandes ou créer des conditions favorables à cet effet, les autorités doivent au moins disposer d’informations sur les effets des [99] vagues précédentes de « décisions ». Sans rétroaction d’information sur ce qui se passe dans le système, elles seraient forcées d’agir à l’aveuglette.

Si nous prenons comme point de départ de notre analyse la capacité de persistance d’un système et si nous considérons comme une source possible de tension une chute du soutien au-dessous d’un minimum clairement défini, nous pouvons nous rendre compte de l’importance pour les autorités d’une rétroaction d’information. Il n’est pas forcément nécessaire que les autorités cherchent à accroître l’input de soutien pour elles-mêmes ou pour le système dans son ensemble, mais si elles choisissent de le faire, et leur propre survie peut dans certains cas les forcer à agir ainsi, une information sur les effets de chaque vague de « décisions » et sur les changements des conditions dans lesquelles se trouvent les membres du système est essentielle. Cela leur permet d’entreprendre toute action qu’elles jugent nécessaire pour maintenir le soutien à un niveau minimum.

Pour cette raison, un modèle de ce type invite à penser que l’examen des processus de rétroaction a une signification vitale. Tout ce qui retarde, fausse ou entrave la bonne information des autorités diminue leur capacité à prendre des mesures, si elles le jugent bon, pour maintenir le soutien à un niveau suffisant.

La boucle de rétroaction elle-même comprend un certain nombre de parties qui valent la peine d’être examinées soigneusement : l’élaboration des « décisions » par les autorités, la réponse des membres de la société à ces décisions, la communication aux autorités d’informations relatives à cette réponse et, enfin, d’éventuelles mesures prises en conséquence par les autorités. Ainsi, une nouvelle vague de « décisions », de réponses, de rétroaction d’information et de réactions de la part des autorités est mise en mouvement et constitue un tissu continu d’activités. Le déroulement des processus de rétroaction a donc une profonde influence sur la capacité d’un système à faire face aux tensions et à persister.

[100]

Le système politique comme processus

Il est clair, d’après ce qui a été dit, que ce mode d’analyse nous permet et même nous oblige à analyser un système politique en termes dynamiques. En effet, non seulement nous constatons qu’un système politique obtient des résultats qui prennent la forme d’outputs mais nous sommes également conscients du fait que chaque action du système influence chaque étape successive de comportement. Nous percevons alors l’urgente nécessité d’interpréter les processus politiques comme un flot continu et entrelacé de comportements.

Si nous devions nous contenter d’une image statique du système politique, nous pourrions être tentés d’en rester là. Et en vérité c’est ce que font la plupart des recherches actuelles de science politique. Leur objet est d’examiner tous les processus secondaires compliqués qui déterminent les décisions et les mettent en œuvre. Par conséquent, dans la mesure où nous nous intéresserions à l’exercice de l’influence dans la formulation et la mise en pratique de différentes sortes de stratégies ou de décisions, le modèle se révélerait utile, tout au moins comme première approximation.

Mais le problème essentiel auquel doit faire face la théorie politique n’est pas seulement de concevoir un appareil conceptuel pour analyser les facteurs qui contribuent à expliquer les décisions que prend un système, c’est-à-dire de formuler une théorie des allocations politiques. Comme je l’ai indiqué, la théorie doit découvrir comment tout système peut arriver à durer assez longtemps pour continuer à prendre ces décisions, comment il se comporte face aux tensions auxquelles il lui arrive d’être, à un moment ou à un autre, soumis. C’est pour cette raison que nous ne pouvons admettre que les « décisions » soient le terme des processus politiques ou celui de l’intérêt que nous leur portons. Aussi [101] est-il important de tenir compte, dans le cadre du modèle, du fait que les « décisions » résultant du processus de conversion ont un effet de rétroaction sur le système et façonnent ainsi son comportement ultérieur. C’est ce trait caractéristique, joint à la capacité du système d’entreprendre des actions constructives, qui le rend capable de tenter de s’adapter ou de faire face aux tensions éventuelles.

Ainsi, une analyse systémique de la vie politique repose sur la notion d’un système immergé dans un environnement et sujet de la part de ce dernier à des influences sous l’effet desquelles un seuil critique pour les variables essentielles du système peut éventuellement être atteint. Une telle analyse suggère que, pour durer, le système doit être capable de réagir en prenant des mesures qui réduisent les tensions. Les actions des autorités sont particulièrement décisives à cet égard. Mais elles ne sont en mesure de répondre aux tensions que si elles peuvent obtenir des informations sur ce qui se passe et réagir en conséquence quand elles le désirent ou quand elles y sont obligées. Bien informées, elles peuvent maintenir un niveau minimum de soutien au système.

Une analyse systémique pose certaines questions primordiales, dont les réponses permettraient d’étoffer le schéma présenté ici dans toute sa nudité : Quelle est exactement la nature des influences qui agissent sur un système politique ? Comment lui sont-elles transmises ?' De quelle manière les systèmes ont-ils généralement cherché à faire face à de telles tensions ? De quels types de processus de rétroaction un système doit-il disposer pour acquérir et exploiter la possibilité d’agir dans le sens d’une diminution des tensions ? En quoi les divers types de systèmes modernes ou en voie de développement, démocratiques ou autoritaires, diffèrent-ils quant à leurs types d’input, d’output, de processus de conversion et de rétroaction ? Quels sont les effets de ces différences sur la capacité de résistance du système aux tensions ?

[102]

Le but d’un schéma théorique ne consiste évidemment pas à proposer sur le fond des réponses à ces questions. Il lui appartient plutôt de poser les questions pertinentes et d’élaborer des modes appropriés de recherche [10].

Varieties of Political Theory,
Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-Hall, 1966,
pp. 143 à 154.


Note : On a cru utile de joindre à ce texte un schéma emprunté à la page 112 de A Framework for Political Analysis et consacré à une présentation du système politique dans ses relations avec l’environnement.

[103]

Modèle simplifié d’un système politique



[1] Cet essai est une version légèrement remaniée du chapitre 2 de mon livre, A Systems Analysis of Political Life, New York, John Wiley and Sons, Inc., 1965. Il est réimprimé ici avec l’autorisation des éditeurs. En fait, il constitue une synthèse de mon livre, A Framework for Political Analysis, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice Hall, Inc., 1965, et annonce l’analyse plus détaillée que l’on peut trouver dans A Systems Analysis of Political Life. Son premier mérite est donc d’offrir un aperçu de la structure analytique exposée dans ces deux ouvrages, mais il a aussi l’intérêt de proposer une théorie générale.

[2] K. W. Deutsch, dans The Nerves of Government (New York, The Free Press of Glencoe, Inc., 1963) a étudié les conséquences de la capacité de réponse des systèmes politiques dans les affaires internationales, mais en termes très généraux. Des travaux ont été également faits pour des organisations particulières : Voir J. W. Forrester, Industrial Dynamics, New York, M.I.T. Press and John Wiley and Sons, Inc., 1961 ; et W. R. Dill, « The Impact of Environment on Organizational Development », dans S. Mailick et E. H. Van Ness, Concepts and Issues in Administrative Behavior, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1962, pp. 94-109.

[3] Voir David Easton, The Political System, New York, Alfred A. Knopf, Inc., 1953, chap. 11.

[4] Dans les « Limits of the equilibrium-model in social research », Behavioral Science, I, 1956, pp. 96-104, je parle des difficultés créées par le fait que les sociologues ne font généralement pas de distinction entre stabilité et équilibre. On considère souvent qu’un état d’équilibre doit toujours se référer à une condition stable, mais en fait il existe au moins deux autres sortes d’équilibre : l’équilibre neutre et l’équilibre instable.

[5] D. Easton, « Limits of the equilibrium model ».

[6] J. A. Schumpeter, Business Cycles (New York, McGraw-Hill, 1939), traite surtout dans le chapitre 2 de l’idée d’équilibre comme norme théorique.

[7] L’environnement total est présenté dans le tableau I, chapitre 5 de A Framework for Political Analysis. Cet ouvrage comprend en outre une discussion complète sur les différentes composantes de l’environnement.

[8] Dans David Easton, A Theoretical Approach to Authority, Office of Naval Research, Rapport technique n° 17, Stanford (Cal.) Department of Economics, 1955

[9] Je limite ici mes remarques aux sources externes d'inputs. Dans le cas d’inputs provenant de sources internes et constituant alors des within-puts, voir A Framework for Political Analysis, chap. 7.

[10] Ce sont les objectifs que je me suis donnés dans A Framework for Political Analysis et A Systems Analysis of Political life.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 21 décembre 2020 19:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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