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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Germain Dulac, “Études féministes/études masculines (men’s studies).” In ouvrage sous la direction de André TURMEL, avec la collaboration de Claude Bariteau et Gilles Pronovost, Chantiers sociologiques et anthropologiques. Actes du 58e colloque de l’ACSALF 1990, pp 101-118. Montréal : Les Éditions du Méridien, 1993, 274 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[101]

Chantiers sociologiques et anthropologiques.
Actes du 58e colloque de l’ACSALF 1990.

Études féministes /
études masculines

(men’s studies).

Par Germain DULAC, Ph.D.
sociologue, spécialiste de la condition masculine et paternelle
et de la sociologie des genres.


[102]
[103]

C’est connu, les hommes sont profondément touchés par les changements des rapports sociaux entre les sexes induits par les femmes. Nous connaissons tous un collègue de travail, un ami, un frère confronté, dans sa vie privée, au problème d’intégrer les revendications des femmes pour un partage plus équitable des ressources et des pouvoirs.

Ce qui est moins connu, par contre, c’est la manière dont les hommes ont collectivement, hors de l’espace privé, réagi à toutes ces demandes et interpellations. Généralement passées sous silence, inexplorées, ignorées même, toutes ces réactions, qui relèvent de la mouvance sociale, n’en sont pas moins porteuses de sens. L’analyse de celles-ci est à même de nous renseigner sur les grandes tendances qui sont au cœur de la dynamique des rapports entre les hommes et les femmes. Pour les besoins de la démonstration, disons que ces réactions ont adopté différentes formes et pratiques plus ou moins repérables suivant les traces qu’elles ont laissées. Dans le présent texte, nous traiterons brièvement des réactions à caractère groupal et militant, quoique l’essentiel de notre propos portera sur les réactions à caractère cognitif.

L’état actuel de la recherche permet de dégager trois courants de réactions à caractère groupal et militant, dont le premier concerne les pratiques de croissance personnelle. L’analyse de celles-ci, mieux connues sous le vocable de groupes masculins d’autoconscience, montre la cristallisation de la réflexion masculine hétérosexuelle autour d un groupe particulièrement actif, Hom-Info (1980-1985) [1], [104] où l’accent est mis sur un moi-masculin en quête d’une identité et affublé d’un sentiment de culpabilité résultant de l’association du pouvoir au pouvoir masculin (Dulac, 1984a, 1984b ; Pouliot, 1985).

Avec la flambée des ruptures d’unions, un second courant de réactions voir le jour. Au milieu des années 80, les groupes d’hommes séparés ou divorcés font leur apparition au Québec et au Canada. L’analyse des pratiques de ceux-ci, aussi appelés groupes de pères ou groupes de défense des droits des pères, montre que les revendications touchent des enjeux variés comme la garde des enfants, la pension alimentaire, etc. (Dulac, 1989).

Les groupes d’hommes anti-sexistes, ou groupes pro-féministes, constituent le troisième courant de réactions. Moins populaires auprès des hommes, les trajectoires et pratiques des groupes comme Le collectif masculin contre le sexisme de Montréal [2] sont moins documentées et connues. Le faible attrait qu’exerce ces groupes est fort probablement attribuable à leur orientation idéologique qui tient moins de la promotion de la conscience masculine et de la défense des droits des hommes que de l’action et de l’intervention en faveur de rapports plus égalitaires entre les hommes et les femmes et, plus précisément, de la dénonciation des privilèges masculins.

Loin d’épuiser le sujet, ce bref aperçu des différents courants de réactions publiques et collectives des hommes confrontés au mouvement des femmes et au féminisme vise plutôt à introduire la réflexion qui suit. En effet, si les hommes, interpellés par les changements intervenus dans les rapports entre les sexes, ont réagi individuellement en privé et collectivement dans la mouvance sociale, on peut penser que le mouvement des femmes et précisément les théories et la pensée féministes, lesquelles se concrétisent dans les études féministes, ont également eu un impact sur eux.

Les études féministes [3], c’est-à-dire l’ensemble des recherches ayant comme objectif la promotion de la situation des femmes dans [105] la société (qui sont et ont été le véhicule par excellence de la lutte des femmes qui leur a permis, entre autres, d’affirmer leur voie et destin) ont un impact au niveau cognitif justement parce que la connaissance constitue un enjeu du pouvoir. Nous croyons que l’interpellation du mouvement des femmes est très importante. Non seulement le mouvement des femmes, et les différents courants de pensée qui le traversent, exerce-t-il, dans une société largement dominée par les hommes, une influence considérable, mais encore aiguise-t-il, en tant que rapport social les consciences.

En effet, ce mouvement a produit un savoir différent, subversif même, qui provoque une transformation des connaissances sur les femmes ainsi que les rapports sociaux entre les sexes et qui questionne le pouvoir patriarcal de façon légitime. Bref, ce mouvement a produit une somme de connaissances et de savoirs qui doivent être précisément considérés dans leur contenu cognitif comme l’expression de l’activité humaine sensible, de la conscience des femmes, dont l’émergence constitue un aspect et un enjeu des rapports sociaux.

Ainsi, les études féministes constituent un fait incontournable en raison de la production de savoirs et de connaissances qui questionnent les rapports sociaux auxquels les hommes sont partis prenante. Les études féministes soulèvent le problème du pouvoir associé à la production du savoir et celui de la normativité d’un discours sur les rapports entre sexes, c’est-à-dire qu’elles posent la question de savoir qui a l’autorisation de parler et en quels termes.

Quoiqu’au Québec les hommes ne se soient pas beaucoup penchés, du moins au chapitre de la théorie et de la recherche, sur les rapports entre les sexes et la masculinité, nous pouvons déjà imaginer les différentes tendances et orientations théoriques possibles en s’inspirant de ce qui se passe outre-frontières. Nous examinerons les attitudes qu’adoptent le plus fréquemment les hommes vis-à-vis les études relatives aux rapports entre les sexes et plus spécifiquement les études féministes qui en sont l’expression. Nous montrerons également que chacune de ces attitudes, l’indifférence, l’envie et le sentiment d’exclusion, se matérialise dans les pratiques de la recherche académique.

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Une menace et un rejet : l’indifférence.

Précisons d’abord que bon nombre de chercheurs masculins refusent de prendre en compte l’apport des études féministes. Leur indifférence peut être interprétée comme une réaction défensive devant la menace d’un vaste mouvement dépréciatif des valeurs patriarcales qui risqueraient d’imposer des limites aux comportements individuels des hommes. L’attitude d’indifférence les amène à tourner le dos aux connaissances acquises au fil des années grâce aux études féministes.

La confirmation d’une telle attitude à l’égard des études féministes se remarque chez bon nombre de chercheurs et dans plusieurs études. Nous retiendrons ici les plus frappantes, celles qui reviennent comme un leitmotiv dès qu’il est question de paternité.

Nous sommes tous à même de constater que le discours concernant la paternité, auquel nous sommes confrontés au début de la décennie 90, diffère considérablement de ce dont Parsons entre autres, nous entretenait il y a 40 ans. En effet, depuis quelques années, nous assistons au retour en force du père, lequel se veut désormais tendre, affectueux, présent, compétent, etc. Dans le contexte de la redéfinition sociale de la notion de paternité (Dulac, 1990b), il serait logique que les réflexions et les recherches prennent en compte le travail effectué du côté des femmes, par les études féministes ou, à tout le moins, les travaux concernant la dynamique des rapports entre les hommes et les femmes au sein de la famille.

En fait, dans bien des cas, c’est le contraire. Bon nombre des chercheurs qui s’intéressent à la paternité construisent la légitimité de leur approche sur « l’excessive présence de la parole et du point de vue des femmes » dans les études sur la famille et postulent l’existence d’un biais féminin (gynocentriste, matricentriste ou féministe) qui domine les recherches sur la famille.

De l’analyse de la littérature récente (celle des dix dernières années), se dégage un certain consensus à l’effet que la recherche sur la famille soit biaisée. Le meilleur exemple à cet effet est celui de LeMaster et Defrain (1983). Ceux-ci s’offusquent que les « texts- books » sur la socialisation ne contiennent que peu de références à la [107] question de la paternité et que bon nombre d’études sur l’éducation des enfants s’appuient exclusivement sur le témoignage de mères. Ils citent les nombreux cas où aucun père n’a été interrogé et dénoncent le fait que, pour les études d’impact du divorce sur les enfants et les parents, les chercheurs constituent généralement des échantillons de mères sans soumettre aucun père à l’enquête. Bref, constatant que les recherches privilégient la parole des femmes, ils affichent une stratégie de fermeture et d’indifférence.

La stratégie est de systématiquement aborder la question de paternité, par exemple, par le postulat d’un biais féminin (matricentrique, gynocentrique et féministe), qui taraude les recherches. L’exemple précédent n’est pas unique, et l’on trouve des exemples élogieux de cette tendance dans les publications récentes les plus couramment citées où l’on dénonce l’exclusive parole des femmes dans certains champs de recherche (Lewis et O’Brien, 1987 ; Hanson et Bozett, 1985 ; Lewis et Sait, 1986 ; Stacey, 1980). Précisons toutefois, à la décharge de ces derniers, qu’une telle attitude est plutôt minoritaire contrairement à l’attitude suivante, caractéristique des études masculines.

Un objet d’envie :
la cooptation par les études masculines


Les études féministes suscitent aussi l’envie parce qu’elles constituent un système de pensée subversif. Le mouvement des femmes et plus particulièrement les études féministes s’accompagnent d’une transformation du savoir sur les rapports sociaux. Or, la production des connaissances est névralgique et constitue un enjeu de pouvoir.

La réaction des hommes se caractérise alors par la construction d’un contre-discours : les études masculines ou les MEN’S STUDIES [4], contrairement aux études féministes qui questionnent les rapports entre les sexes, focalisent essentiellement sur le masculin. Plusieurs têtes d’affiche brillent au firmament des ÉTUDES MASCULINES, [108] et nous parlerons ici des écrits et des auteurs américains parce que ceux-ci sont les plus influents [5].

Dans l’introduction du numéro spécial de l'American Behavioral Scientist, sur les rôles masculins, Michael S. Kimmel (1986) livre l’essentiel de la démarche des études masculines. La proposition de Kimmel est claire et prétend dépasser l’approche traditionnelle du masculin en termes de rôles. Toutefois, son idéal ne réside pas dans une perspective d’analyse de la masculinité en termes de rapports entre les sexes. Il est plutôt intéressé à explorer « les relations entre les genres dans la construction historique et sociale de la masculinité », [6] entreprise qui se veut complémentaire aux études féministes (Stimpson, 1987).

À l’instar de Kimmel, certaines institutions américaines [7], s’appliquent à imposer la notion des études masculines. L’ouverture de ce champ de recherche s’appuie sur une volonté de rupture théorique. En effet, on n’y parle plus du masculin en termes de rôles fixes et normés, comme le suppose la théorie fonctionnaliste parsonnienne, mais plutôt en termes de différentes facettes et modèles de masculinité. Bref, on étudie les multiples expériences masculines du monde :

We study men as scientists, as authors, as presidents or other government officials, as soldiers or kings. But rarely, if ever, do we study men as men : rarely do we make masculinity the object of inquiry as we examine men’s lives. If men have traditionnally been the norm (and women the « other »), then studies of men and masculinity have  [109] never made masculinity itself the objectof inquiry. Men’s studies take masc.ulinity as problematic and seek to explore men’s experience as men. (Kimmel, 1986 : 104)

La stratégie consiste à investir les domaines généralement délaissés par les historiens traditionnels et à étudier le masculin tel qu’il se présente chez les garçons, les maris, les pères, les amants, etc. (Kimmel, 1986 : 104).

L’approche relationnelle propre aux MEN’S STUDIES concède que la masculinité se construit en relation avec la féminité. Mais la relation dont il est question dans la démarche de Kimmel ou de Brod doit être explicitée. Le point de vue qu’ils défendent se résume en ces termes : 1.- le mouvement des femmes a engendré une crise du modèle dominant de la masculinité, c’est-à-dire du modèle hégémonique des rôles et comportements masculins ; 2.- les tenants des MEN’S STUDIES considèrent donc qu’il est urgent de trouver des nouveaux rôles en mettant à jour toutes les autres possibilités d’être-un-homme-en-société. Ils veulent en découvrir les multiples facettes. Cet objectif se reflète d’ailleurs dans le titre du livre rédigé par Harry Brod (1987), The Making of Masculinities. Notons qu’il parle bien des masculinités.

Ainsi, à la masculinité définie en termes de normes et de rôles clos par la théorie parsonnienne, les MEN’S STUDIES opposent un modèle éclaté et pluriel. Les tenants de cette école ne peuvent faire autrement que de reconnaître le travail de déconstruction de la légitimité des rôles masculins effectué, entre autres, par les études féministes. Mais au-delà de cette reconnaissance, C’est toujours à l’expérience masculine du monde que l’analyse renvoie. Bien que les chercheurs récusent le principe longtemps dominant qui associe le masculin et l’humain (homme et humanité), ils n’en adoptent pas moins un point de vue qui favorise la seule expérience masculine du monde : « The most general definition of men’s studies is that it is the study of masculinities and male experience as specific and varying social-historical-cultural formation » (Brod, 1987 : 7).

L’institutionnalisation d’un nouveau champ de recherche tel que les MEN’S STUDIES est particulière et significative en regard de la production du savoir et des enjeux sous-jacents. Dans cette ligne de [110] pensée, on peut croire que l’émergence des études masculines s’inscrit dans une tendance en faveur de l’ajout d’études sur le genre masculin. C’est d’ailleurs ce que suggèrent certains auteurs lorsqu’ils se scandalisent du fait que les historiennes féministes parlent des femmes, des mères, des filles, des prostituées, etc., mais que nulle part elles ne parlent des hommes : « mais où sont donc les hommes, les pères, les fils, les pimps ; ils sont absents, retranchés dans un coin sombre de la conscience historique. Qu’on les ramène tous à la vie. » (Filene, 1987 : 113).

Toutefois, il faut préciser que l’institutionnalisation de ce champ de recherche serait selon toute vraisemblance, bien plus qu’un simple complément. Les MEN’S STUDIES ont potentiellement un effet pervers sur l’optique d’analyse féministe. En effet, en plus de se présenter comme une autre voie ou un complément aux études féministes, elles tendent à déplacer le débat d’une problématique axée sur les rapports sociaux entre les hommes et les femmes vers l’individu masculin et une problématique liée à des expériences d’une catégorie sexuelle spécifique, les hommes.

Nous avons déjà mentionné que les études féministes sont, et ont été, le véhicule par excellence de la lutte des femmes qui leur a permis, entre autres, d’affirmer leur voie et leur destin. Les MEN’S STUDIES pourraient donc présenter une menace potentielle pour les études féministes : sous le poids des études masculines, les études féminines risquent d’être transformées en études sur les genres.

Cette menace est d’autant plus grande que la pratique a maintenant établi hors de tout doute que la clientèle des cours sur la masculinité est majoritairement composée de femmes (66,6%) tandis que les hommes sont peu réceptifs (Thiesen, 1988). De la même façon que les lecteurs du magazine Hom-Info, publié au Québec entre 1980 et 1985, étaient principalement composés de femmes, soit entre 60 et 75% (Pelletier, 1984). On doit donc s’interroger sur le sujet qui est interpellé par les études masculines.

Une relation difficile : l’exclusion

L’attrait que le féminisme exerce sur les hommes n’est pas nouveau. La cause des femmes a de tout temps eu des échos favorables [111] dans le camp des hommes. Explorant les racines du « féminisme masculin », durant la première vague du féminisme du XVIIIe siècle, Sylvia Strauss (1982) retrace l’histoire des « père », selon son expression, du féminisme en Angleterre et en Amérique [8]. Elle décrit la contribution d’hommes tels que John Stuart Mill, George Bernard Shaw et Frederick Pethick-Lawrence et plusieurs autres [9]. Elle souligne l’existence d’organisations telles que Men’s Political Union for Women Suffrage et Men’s League for Women Suffrage.

La deuxième vague de féminisme qui frappe les sociétés occidentales modernes aussi trouve un appui chez les hommes. Toutefois, il faudra attendre plus de 30 ans après la publication des textes précurseurs et le développement d’un féminisme plus radical, au début des années 70 (Descarries-Roy, 1988), pour que n’apparaissent quelques sympathisants [10]. Mais, pour une bonne majorité des sympathisants de la cause des femmes, le rapport avec le féminisme et les études féministes a, selon leur propre aveu, « quelque chose d’insupportable », en cela qu’il est vécu sous le mode de l’exclusion.

[112]

Les études féministes posent pour les hommes le problème de la production de la connaissance et soulèvent la question de savoir qui a l’autorisation de parler et en quels termes. Certains hommes sont bien conscients qu’ils vivent une transformation des systèmes de représentation du monde et des rapports sociaux et donc, qu’ils ne peuvent avoir une compréhension du monde dans lequel ils vivent, une grille de lecture de la réalité sociale, dans les mêmes termes qu’auparavant. Toutefois, plusieurs hommes, conscients de ces changements, ne savent trop que faire. Attirés par la puissance et la justesse de l’analyse des études et de la cause féministes, ils se sentent simultanément rejetés. Tout se passe comme s’ils avaient intériorisé le fait qu’ils n’ont pas droit de parole, parce qu’ils ont trop longtemps été les seuls à parler au nom de tous. Comme l’exprime si bien Paul Smith, le discours et les études féministes, sont « preeminently instructive in relation to issues which are simultaneously men’s problems and feminism’s cause », (Smith, 1987 : 33).

Exclus, ils s’interrogent toujours sur la place qu’ils peuvent occuper au sein des études féministes. Les paroles prononcées, il y a déjà presque 20 ans, par Christine Delphy dans sa critique du livre de Claude Alzon, semblent les avoir tous atteints : « Nous comptons de bons amis parmi les hommes. Nous les fuyons comme la peste, et eux tâchent de forcer notre intérêt (...) l’amitié de nos amis est du paternalisme (...) ils ne peuvent se résigner, eux qui sont les premiers partout, à ne plus l’être là aussi » (Delphy, 1971 : 22). en outre, ils ont intégré des conseils semblables à celui d’Irigaray (1984 : 20) voulant que les hommes s’en tiennent à l’admiration des différences.

Le rapport que ces hommes entretiennent avec le féminisme et les études féministes a donc quelque chose d’impossible, mais pourtant d’inévitable et de nécessaire. Une nécessité qui relève d’une certaine exclusion. Pour plusieurs, cette relation est impossible du simple fait, qu’en tant qu’agents sociaux, les hommes et les femmes sont différents ; ce qui sous-tend que la connaissance que les hommes peuvent avoir des études féministes ne puisse dépasser le seuil théorique. Une connaissance qui par ailleurs est toujours menacée par un certain réductionnisme, puisque la lecture qui en est faite renvoie malgré tout à une sensibilité strictement masculine (Heath, 1987 : 6-30).

[113]

Le féminisme constitue donc une préoccupation pour certains hommes et présente même un intérêt cognitif d’autant plus puissant que ceux-ci n’ont pas d’emprise sur les voix qui y définissent le masculin et le féminin. Le féminisme et les études féministes posent pour les hommes le problème de la normativité d’un discours sur les genres et les rapports entre les sexes. C’est-à-dire qu’ils posent la question du pouvoir associé à la production de la connaissance ; la question de savoir qui a l’autorisation et la légitimité de parler et en quels termes.

Conclusion : que faire ?

Les diverses attitudes des hommes vis-à-vis les études féministes sont autant d’indices que ces dernières constituent des éléments incontournables dans l’analyse des rapports sociaux. Dans une société largement dominée par les hommes, ces études exercent une influence considérable et produisent un savoir différent, subversif et névralgique ; un savoir qui questionne le pouvoir.

De nombreux chercheurs poursuivent leurs travaux tout en ignorant le travail et l’expertise des études féministes. D’autres nagent à contre-courant, choisissent d’y opposer un contre-discours et développent leur expertise en s’appuyant sur la seule vision masculine des choses. Finalement, certains ont une attitude plutôt sympathisante à l’égard des études féministes. À l’instar de ces derniers, nous croyons que les hommes trouvent dans les études féministes, la seule issue possible : « the only practical, culturally possible route to their own personal growth. They may comme to feel that not to be in feminism is virtually not to be in the world » (Nelson, 1987 : 161).

Nous croyons en une attitude positive en ce qui a trait aux études féministes et qu’il faille sortir de ce discours de culpabilité auquel se mêlent des sentiments d’envie et de rejet. De plus, il apparaît fondamental de prendre ses distances à l’égard des MEN’S STUDIES et d’adopter une attitude, une démarche de recherche, calquée sur le mouvement politique antisexiste [11]. Certes, nous sommes aussi interpellés [114] par les MEN’S STUDIES. Le développement accéléré de cette spécialité est attirant puisque celle-ci constitue un lieu institutionnel, un créneau idéal, pour qui veut parler de masculinité. Il ne faudrait pas minimiser cet aspect si l’on considère la situation précaire des jeunes chercheurs. C’est pourquoi, il importe de définir les paramètres de base sur lesquels devraient s’appuyer la recherche.

On ne peut parler du masculin sans insérer la réflexion et l’analyse dans le cadre des rapports sociaux entre sexes. Celui-ci s’impose comme cadre théorique d’analyse lorsque, par exemple, l’on s’intéresse à des questions qui relèvent de l’histoire des « rôles » masculins. En outre, et c’est probablement plus fondamental étant donné l’état du débat sur la question masculine, le discours n’est pas neutre. Il participe aux rapports et à la construction sociale des genres où la définition sociale du masculin constitue en quelque sorte une configuration du pouvoir. La frontière est mince entre parler du masculin en des termes qui mettent à jour la présumée face cachée du masculin et parler de la face cachée du masculin qui est socialement cachée justement parce que ce secret constitue une condition de la régulation des rapports sociaux entre les sexes.

Margareth Mead (1966 : 18) écrit : « la question fondamentale et permanente de la civilisation est de définir le rôle de l’homme de façon satisfaisante afin qu’il puisse, au cours de sa vie, parvenir au sentiment stable d’un accomplissement irréversible ». Il appert que cette quête incessante de certification soit un besoin permanent. Ce problème s’est accentué puisque les études féministes ont produit un ensemble de connaissances qui s’attaquent à l’ordre patriarcal, à l’ordre des rapports entre les hommes et les femmes. Elles soulèvent ainsi le problème de la limite-extension du pouvoir et du contrôle que les hommes exercent sur les autres dans la vie de tous les jours, mais aussi sur les institutions qui produisent et diffusent la connaissance ainsi que le savoir (image, idée, langage, information) auxquels les hommes et les femmes s’abreuvent afin de se comprendre eux-mêmes et de comprendre le monde qui les entoure.

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[117]

Résumé

Pour les hommes, les études féministes constituent un fait incontournable, la production de savoirs et de connaissances névralgiques qui questionnent l’ordre des rapports sociaux. Les études féministes posent le problème de la normativité d’un discours sur les genres et les rapports entre les sexes, c’est-à-dire qu’elles s’interrogent sur qui a l’autorisation de parler et en quels termes. Nous examinons les trois attitudes les plus fréquentes qu’adoptent les hommes vis-à-vis les études féministes.

1- Pour beaucoup d’hommes, le féminisme et les études féministes sont individuellement et collectivement à la fois menaçants et à rejeter. Il s’agit dans ce cas d’un refus de prise en compte de l’apport des études féministes et d’une dénonciation de la parole exclusivement féminine qui domine certains champs de recherche.

2- Pour d’autres, le féminisme et les études féministes sont attrayants et objets d'envie. La réponse des hommes passe alors par la mise en place d’un contre-discours axé sur le genre masculin, dont l’objectif est d’exposer les multiples facettes de la masculinité.

3- Enfin pour quelques-uns, le féminisme et les études féministes relèvent d’une relation difficile. Pour cette poignée d’hommes, le féminisme et les études féministes sont à la fois prééminents et instructifs. Comme ils ont une compréhension théorique des études et du féminisme, ils ne pourraient concevoir leur place qu’hors des débats.

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[1] Hom-Info, bulletin d’information sur la condition masculine, (1980-1985), dépôt légal Bibliothèque nationale du Québec.

[2] Le collectif masculin contre le sexisme de Montréal, 913 de Bienville, Montréal, H2J 1V2.

[3] Nous considérons comme études féministes l’ensemble des recherches qui ont pour objectif la promotion de la situation de la femme dans la société. Toutefois, nous désirons signaler que le matériel présenté ici porte parfois sur les rapports que les hommes entretiennent autant avec le féminisme comme théorie, qu’avec les études féministes comme pratique de recherche.

[4] Dans ce domaine comme dans bien d’autres, nous sommes contraints d’utiliser une terminologie anglaise qui se rapporte à une pratique concrète. Voir à ce sujet Resources for Feminist Research/Documentation sur la recherche féministe, (1983-1984).

[5] Les plus influents, car ces auteurs ne sont vraiment connus que des chercheurs québécois qui s’intéressent à la question masculine.

[6] « (...) to move beyond this standard sex-role formulation and explore the component of masculinity as it has been socially and histrically constructed through the process of gender relation » (Kimmel, 1986 : 523)

[7] On peut citer comme exemple Joseph H. Pleck, professeur au Weaton College de l’Université du Massachussets ; Harry Brod a enseigné au département de philosophie de l’Université de Californie du Sud et l’école de droit de l’Université de Harvard, où il effectuait des recherches sur les droits juridiques des hommes dans le processus de reproduction. Il est actuellement au Kenyon College, en Ohio ; Michael S. Kimmel, assistant professeur à l’Université Rutgers et chroniqueur à la revue Psychology Today, Eugene August de l’Université de Dayton ; Lois Banner est attitré au programme Study of Woman and Man in Society, de l’Université de la Californie du Sud. Incidemment, l’institutionnalisation d’un secteur nécessite la possibilité de prendre appui sur un appareil idéologique ayant suffisamment de ressources pour servir de levier.

[8] Elle divise en deux camps les hommes antisexistes des XVIIIe et XIXe siècles ; les féministes domestiques qui perçoivent et essaient d’améliorer les conditions du travail domestique des femmes et les philosophes qui s’efforcent de promouvoir l’accès des femmes à la vie publique. Aux dires de l’auteure, ces derniers avançaient l’idée que la « féminitude » étant plus démocratique que la masculinité et que l’inscription des femmes dans le processus politique en assurerait 1’« humanisation ». On y reconnaît maintenant le biais androcentrique voulant que le bonheur de l’humanité repose essentiellement sur les épaules des femmes.

[9] On peut citer nombre d’écrivains français, surnommés vaginard, par leurs adversaires, tels que Paul et Victor Marguerite (La Garçonne, 1922), Jules Blais, Léopold Lacour et les frères Rosny ; cités dans Anneline Mauge, L'identité masculine en crise au tournant du siècle, Rivarge, 1987, p. 14.

[10] La création du Men’s Center à Berkeley en 1970 sera le point tournant qui permettra la naissance de la vague masculine de sympathisants de la cause féministe pour la période qui nous intéresse. C’est à cette époque que Roberts et Hanig produisent le film Men’s Lives, qui met en lumière la comp.exe situation des hommes interpellés par le mouvement des femmes. Il faut attendre le milieu des années 70 pour qu’un groupe d’hommes, sous la direction de Bob Brannon, se dissocie radicalement des écrits des « Free Men » américains, à tendance masculiniste et fondre une association (N.O.C.M.) pour hommes « pro-féministes ». Dans la même perspective, un autre groupe publie au début des années 80, le magazine M. Gentel Men For Gender Justice qui devient en 1985, Changing Men, Issues in Gender, Sex, and Politics. La trajectoire des groupes pro-féministes québécois du début des années 80 est caractérisée par la difficulté de lier l’aspect collectif et social à l’aspect subjectif et individuel de leur implication.

[11] Une telle démarche est développée dans l’analyse du phénomène et des revendications des groupes de pères séparés et divorcés (Dulac, 1989).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 juin 2020 11:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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