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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La sociologie historique. Traditions, trjectoires et débats. (2015)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Frédérick Guillaume Dufour, La sociologie historique. Traditions, trjectoires et débats. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2015, 458 pp. Collection “Politieia” dirigée par Alain G. Gagnon. [Livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation formelle de M. Alain G. Gagnon, directeur de la CRÉQC (Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes, accordée le 17 septembre 2020.]

[1]

Introduction

Toute sociologie digne de ce nom est une sociologie historique.
(C. Wright Mills, 1967, p. 154)

Près d'un siècle après la publication de l'ouvrage Économie et société, un étudiant en sociologie qui entamerait une thèse de doctorat sur l'économie politique de l'Empire romain, les guildes médiévales ou le judaïsme antique rencontrerait plusieurs obstacles. Plusieurs sociologues estiment que ces thèmes sont à exclure de ce qu'il est méthodologiquement raisonnable d'aborder en sociologie. De fait, ces objets requièrent souvent des compétences linguistiques et des connaissances historiques qui incitent à sortir des sentiers battus de la sociologie contemporaine. Les méthodes d'enquête de terrain et de collecte de données qui se sont développées notamment dans le sillon de l'école de Chicago sont peu adaptées à de tels objets. Enfin, les retombées pratiques, voire pécuniaires, des recherches sur ces objets ne sont pas évidentes. Ces réserves sont pertinentes, mais elles ne justifient pas l'interdit en faveur duquel militent certains méthodologues. Elles montrent, d'une part, la nécessité d'explorer une collaboration plus soutenue entre les sciences sociales et l'histoire. C'est cette tâche que se sont donnée des revues comme Social Science History, Comparative Studies in History and Society, Journal of Historical Sociology, History and  [2] Theory et le Journal of World History pour ne nommer que les plus spécialisées. Ces réserves permettent, d'autre part, l'exploration des débats méthodologiques et épistémologiques entourant la relation des sciences sociales à la discipline historique. Cette exploration est en partie l'objet de cet ouvrage.

Weber (1991, 2001, 2010) ne considérait pas les objets énumérés précédemment comme des préoccupations byzantines. Les catégories idéales-typiques répertoriées dans Économie et société étaient engagées dans un dialogue avec l'histoire. L'engagement de Max Weber à l'endroit de l'histoire comparée du droit et de la religion était sans équivoque. Le « père » de la sociologie allemande estimait que cette discipline devait conserver un dialogue avec l'histoire afin de construire des catégories sociohistoriques s'inscrivant dans des modèles théoriques. Weber était animé par le souci de développer, clarifier, mettre à l'épreuve ou invalider les idéaux-types et les hypothèses théoriques en conservant une modestie à l'égard de leur portée heuristique.

Cette orientation historique de la discipline signifie-t-elle qu'il faille sans cesse mettre à l'épreuve et renouveler les idéaux-types en fonction des fondements de la discipline sociologique ? Certainement pas. Cela suppose-t-il que toute problématique sociologique requiert une mise en contexte historique exhaustive ? Non. Des volets importants de la recherche contemporaine en sociologie s'inscrivent dans le cadre d'une période de « science normale », pour reprendre l'expression de Thomas Kuhn. Le point important est plutôt que les programmes de recherche portant seulement sur la courte durée ne permettent pas d'enquêter sur un ensemble de questions sociologiques que les sciences humaines ont hérité de Karl Marx, Max Weber, W. E. B. Du Bois et Emile Durkheim. L'enfermement dans le temps présent entraîne des contraintes théoriques et politiques. Non seulement il appauvrit la portée de la réflexion sociologique, mais il limite l'imagination de ce qu'ont été d'autres mondes que le nôtre. Face à ces périls, la théorie sociale continue d'avoir besoin « d'une approche qui enquête sur la constitution historique des catégories théoriques de base » (Calhoun, 1997a, p. 328).

[3]

Cet ouvrage se penche sur les trajectoires, débats et concepts au cœur des développements de la sociologie historique comparative. La sociologie historique est un sujet modulaire qui ne fait pas l'objet d'une définition consensuelle. Nous reprenons et développons la définition qu'en propose l'institutionnaliste George Lawson qui l'a décrite comme

une tentative, datant d'au moins deux cents ans (quoique cela dépende à certains égards de quand et d'où l'on commence à compter), d'économistes, de philosophes de l'histoire et de sociologues de fournir une explication à la fois historique et généralisable de l'émergence du capitalisme, de l'industrialisation, du rationalisme, de la bureaucratisation, de l'urbanisation et d'autres aspects centraux du monde moderne (Lawson, 2007, p. 344).

Cet ouvrage aborde la sociologie historique à la fois comme un carrefour disciplinaire, un ensemble de convictions méthodologiques, un espace de débats traversé par différentes traditions théoriques et un certain nombre d'objets. Il met l'accent sur des contributions qui permettent de problématiser l'historicité du social et du politique.

La sociologie historique
comme carrefour (in)disciplinaire


Plutôt que comme une discipline ou une sous-discipline, nous abordons la sociologie historique comme un carrefour de trajectoires disciplinaires et antidisciplinaires en sciences sociales. Entendue dans son acception large, celle-ci est le lieu où convergent des chercheurs œuvrant en sociologie (politique et culturelle), en économie institutionnaliste, en politique comparée, en relations internationales, en anthropologie économique et dans différentes branches de l'histoire sociale, démographique, économique, politique et des idées politiques. Ce carrefour est le lieu où peuvent dialoguer un politologue qui reconstruit les transitions entre les différents systèmes internationaux ou les différents appareils statistiques ; un comparativiste qui analyse les dynamiques patrimoniales de différents États ; une sociologue qui s'intéresse aux développements [4] des États et des nationalismes ; un historien qui compare les processus de démocratisation, les stratégies matrimoniales ou les cycles de consommation ; et une économiste qui s'intéresse aux conditions d'émergence du capitalisme. Ce carrefour est antidisciplinaire dans la mesure où celles et ceux qui s'y aventurent cherchent à sortir des contraintes de leurs disciplines respectives et remettent en question la division du travail entre les sciences sociales et l'histoire (Wallerstein, 2000).

Circonscrire le champ de la sociologie historique exige qu'on situe celle-ci par rapport à la politique comparée et à l'étude des relations internationales. Cet ouvrage soutient qu'il s'agit dans une large mesure de vases communicants. Avec Lawson, nous refusons la frontière disciplinaire entre l'étude des relations internationales et la sociologie : « both arenas share common dynamics of social action and social change made observable through the historical, comparative study of institutions » (Lawson, 2004, p. 45). Comme aimait à le répéter Charles Tilly, la sociologie et la science politique peuvent difficilement se passer d'une certaine forme d'analyse historique (Tilly, 2006b, p. 417-421) [1]. L'influence des Stein Rokkan, Charles Tilly, James Mahoney, Theda Skocpol, Barrington Moore, Ernst Gellner, John A. Hall, Michael Mann, Michael Hechter, Dietrich Ruschemeyer, Rogers Brubaker et Andréas Wimmers se fait sentir dans une discipline comme dans l'autre. Si la politique comparée met l'accent sur les propriétés formelles des organisations, institutions, processus et mécanismes politiques, la sociologie historique s'intéresse à leurs trajectoires historiques en fonction des changements sociaux et politiques (Buzan et Little, 1996 ; Hobden, 1998 ; Hobden et Hobson, 2002). La politique comparée, par exemple, permet de dégager une typologie des conflits susceptibles d'être engendrés par la répartition constitutionnelle des pouvoirs au sein d'un régime politique unitaire, fédéral ou confédéral ; ou, encore, les dynamiques formelles associées aux différents modes de scrutin. Elle n'explique pas nécessairement pourquoi telle ou telle trajectoire [5] constitutionnelle a été adoptée par un État, mais plutôt les dynamiques que la répartition des pouvoirs enchâssée dans une constitution engendre entre les différents niveaux de législation [2]. La sociologie historique, elle, s'intéresse également aux causes de la variation de ces trajectoires constitutionnelles.

Des convictions méthodologiques

John M. Hobson propose de « définir la sociologie historique [...] comme une approche critique qui refuse de traiter le présent comme une entité autonome en dehors de l'histoire, et qui insiste pour l'enchâsser dans des lieux sociotemporels particuliers » (Hobson, 2002, p. 13). Dans cette veine, les sociohistoriens sont animés par deux convictions. Selon la première, il y a une valeur ajoutée à étudier ou comparer les phénomènes sociaux sur la longue durée, soit dans des contextes délimités au moyen d'une périodisation contrôlée par la théorie [3]. Selon la seconde, un des piliers d'une démarche rigoureuse en sociologie politique est l'adoption d'une méthode comparative.

Suivant la première conviction, la sociologie historique se distingue de la politique comparée, moins par sa méthode et ses objets que par l'échelle à laquelle elle opère (Elias, 1987). Elle aborde des échelles macrosociales, bien que ce soit de plus en plus à partir de méthodes mésosociologiques (relationnelles, cognitivistes et interactionnistes symboliques). La longue durée permet de procéder à des comparaisons diachroniques contrôlées par la théorie. Cette échelle met en relief des tendances imperceptibles à de plus petites échelles (Collins, 1999 ; Fukuyama, 2011, p. 17 ; Bonnell, 1980). Affirmer que les périodisations doivent être contrôlées grâce à une théorie veut dire que l'individualité historique des objets étudiés doit être délimitée en fonction d'une théorie. Ainsi, plutôt que de découper l'histoire en procédant par périodes, le XVe siècle, le XVIe siècle, on compare des processus structurants, les cycles hégémoniques, [6] les transitions ou, encore, la guerre civile européenne, le court XXe siècle, le long XIXe siècle, etc. La longue durée est parfois évoquée également pour faire éclater des mythes. Jean-François Bayart, par exemple, l'utilise pour remettre deux mythes en question : celui de l'isolement immémorial de l'Afrique subsaharienne par rapport au reste du monde et celui du rapport de dépendance passive qu'entretiendrait le même continent face à des forces externes (Bayart, 2006). La longue durée permet également de reconstruire l'évolution du pouvoir d'agir des divers acteurs et d'illustrer des schèmes d'action qui se forment et se transforment au fil de temps.

Si l'histoire est une valeur ajoutée, alors il est légitime de se demander jusqu'où il faut faire remonter la chaîne causale qui a mené à un événement, un mécanisme, une relation sociale, un processus ou une institution donnés. Raymond Aron soulignait que la première étape de la démarche sociohistorique de Weber consistait en l'identification, la construction et la délimitation de l'« individualité historique » d'un objet ou d'un problème précis (Aron, 1967, p. 510-512). Force est de constater que ces objets varient beaucoup en sciences sociales. Certains, comme le géographe Jared Diamond (2000), l'historien Ian Morris (2010) et le politologue Francis Fukuyama (2011), nous proposent de remonter à l'organisation sociale des primates pour aborder des enjeux contemporains. Justin Rosenberg (2010) ainsi que Barry Buzan et Richard Little (2000) font remonter leurs enquêtes aux sociétés de chasseurs-cueilleurs. Dans la même veine, Christopher Chase-Dunn et Thomas D. Hall (1991,1997) cartographient la présence de systèmes-mondes à l'ère des sociétés tribales. Le sociologue Michael Mann (2012a), l'anthropologue Jack Goody (2012) et les théoriciens du système-monde André Gunder Frank et Barry Gills (1993) remontent à la Mésopotamie ou aux cinq derniers millénaires. Plus modestes, le sociologue Shmuel N. Eisenstadt (1986) et d'autres spécialistes de la question (Bozeman, i960 ; Arnason, 2003) explorent l'âge axial des civilisations (-800 à 200). À la suite de Weber, John A. Hall prend pour point de départ le développement des religions et des éthiques universelles du vie siècle avant l'ère chrétienne jusqu'au VIIe siècle (Hall, 1986). Janet Abu-Lughod (1989) et [7] John M. Hobson (2004) explorent les systèmes-mondes préeuropéens (600-1200). Victoria Hui, Edgar Kiser et Yong Cai analysent l'origine militaire de la bureaucratie chinoise dans des temps anciens (Hui, 2005 ; Kiser et Cai, 2003). Charles Tilly (1992) propose un modèle de la convergence organisationnelle vers le modèle de l'État national portant sur la période allant de 990 à 1990. La figure de proue de l'école historique des Annales, Fernand Braudel (1996,1998), nous amène en voyage autour de la Méditerranée du XIVe siècle, alors qu'Immanuel Wallerstein (2011a) entame son étude de la division internationale du travail autour du pôle européen vers 1450. Thomas Ertman (1997), Brian M. Downing (1992) et Geoffrey Parker (1988) s'intéressent aux transformations constitutionnelles et militaires du début de l'ère moderne européenne (voir aussi Hintze, 1975 ; Kiser et Linton, 2001). Des chercheurs travaillant dans la mouvance du marxisme politique diagnostiquent les conséquences économiques et géopolitiques de la transformation de l'État anglais durant sa transition vers le capitalisme (1550-1688) (Brenner, 1990, 2003 ; Lâcher, 2006 ; Teschke, 2003, 2006c ; Wood, 2003), alors que l'École historique californienne se penche sur les divergences fondamentales qui se creusèrent entre l'Europe, la Chine et l'Inde à partir du xixe siècle (Bayly, 2007 ; Burbank et Cooper, 2011 ; Wong, 1997 ; Parthasarathi, 2011 ; Pomeranz, 2000). Encore plus près de nous, plusieurs auteurs se penchent sur les empires nationaux européens (Cooper, 2010 ; Mahoney, 2010 ; Barkey et Von Hagen, 1997) ; les révolutions sociales (Lawson, 2005 ; Klooster, 2009 ; Paige, 1978 ; Skocpol, 1985 ; Goldstone, 1983, 2001 ; Teschke, 2005) ; les régimes autoritaires et fascistes (Paxton, 2004 ; Griffin, 1993, 2007 ; Eatwell, 2003 ; Kershaw et Lewin, 1997 ; Mann, 2004 ; Downing, 1992 ; Moore, 1966) ; les vagues de décolonisation et les dynamiques néopatrimoniales (Bach et Gazibo, 2011 ; Durazo-Hermann, 2010, 2011).

Une seconde conviction animant la recherche sociohistorique est que la démarche comparative est essentielle pour isoler les causes et les spécificités des phénomènes étudiés. Weber avait recours aux analyses comparatives contrefactuelles pour mettre à l'épreuve des explications. Pour la tradition wéb-rienne, il en va de la rigueur de la démarche sociohistorique [8] d'effectuer de telles comparaisons entre l'Europe, l'Inde, la Chine et le Proche-Orient afin d'isoler leur spécificité. C'est généralement au moyen de telles analyses que procèdent les comparativistes. Sceptique, l'anthropologue Jack Goody (2004) demandait récemment comment on peut évaluer un ouvrage décrivant les Pays-Bas comme la première société moderne sans procéder à des comparaisons. D'où l'intérêt des sociohistoriens pour la diversité des trajectoires en Europe (Anderson, 1978a, 1978b ; Brenner, 1987 ; Lachmann, 2000), dans le « Nouveau » monde (Delâge, 1991 ; Trigger, 1992 ; Blackburn, 1998 ; Bouchard, 2000 ; Weaver, 2003 ; Tomich, 2004 ; Gréer, 2009 ; Mahoney 2010) ; à l'échelle euroasiatique (Bayly 2007, 2012 ; Chaudhuri, 1985, 1990 ; Goody, 2004, p. 80-125, 2010a ; Hodgson, 1993 ; Huang, 1990 ; Isett, 2007 ; Mazumdar, 2001 ; Pomeranz, 2000 ; Brenner et Isett, 2002) et à une échelle plus globale (Bendix, 1978 ; Moore, 1966 ; Mann, 2012a, 2012b ; Goody, 2010a, 2010b).

Des traditions théoriques

Tout programme de recherche en sociologie politique s'inscrit dans un horizon normatif. Inversement, la théorie politique est rarement exempte d'hypothèses sociohistoriques, à propos de ce qui est susceptible d'entraîner la stabilité ou l'instabilité des régimes politiques, par exemple (Somers, 1998, p. 731). C'est parce qu'ils ont proposé des hypothèses fortes sur les causes du développement économique ou social qu'Adam Smith, Karl Marx et Max Weber sont désormais incontournables en sociologie historique. En cherchant à comprendre les transformations qui bouleversaient leurs univers, ils mirent en chantier des programmes de recherche qui résistent aux effets de modes. Lorsque ces théoriciens ont remis en question les transformations sociales à l'œuvre dans le monde qui les entourait, les sciences sociales en étaient encore à leurs balbutiements. Les récits des historiens sur lesquels ils se basaient étaient d'un style bien différent de celui des récits d'aujourd'hui. Pourtant, lorsqu'on regarde l'évolution de la réflexion sociohistorique depuis un siècle, on ne peut qu'être frappé par la perspicacité des questions et des intuitions théoriques à l'origine de [9] leur réflexion. Si plusieurs classiques des sciences sociales ont effectué des contributions importantes à des questions sociohistoriques - Malthus à l'étude de la démographie ; Tocqueville à l'étude des mécanismes démocratiques ; Jefferson à l'étude du fédéralisme ; Durkheim à l'étude de la division sociale du travail -, peu d'auteurs hormis Smith, Marx et Weber ont proposé des explications aussi puissantes des origines sociales et géopolitiques du capitalisme et de l'État moderne ainsi que de leurs incidences sur le façonnement du monde. Quoi qu'en disent l'ensemble des « post » ceci et des « post » cela, la majorité des processus et mécanismes à l'œuvre dans notre monde avaient été repérés par ces classiques.

La sociologie historique s'est renouvelée au XXe siècle en intégrant les contributions d'autres secteurs des sciences sociales. Ainsi, bien que l'influence de Marx et Weber soit omniprésente, celle d'Erving Goffman, de Norbert Elias et de Charles Tilly n'est pas moins importante pour l'analyse de mécanismes sociaux et des interactions sociales. Les travaux de sociologues comme Bruce Curtis, Pierre Bourdieu, Philip Corrigan, Derek Sayer, Charles Tilly ou George Steinmetz sont pour leur part incompréhensibles sans un détour par les écrits d'Antonio Gramsci, Michel Foucault ou Roland Barthes. Dans l'ensemble, ces emprunts sont allés de pair avec des développements tant empiriques que théoriques. Un ensemble d'institutions juridiques, administratives et politiques doivent être analysés à l'aide d'outils théoriques permettant une compréhension subtile de l'État et des relations de pouvoir. Même la division des économistes a renoué avec l'interdisciplinarité et a été récemment le lieu d'importantes analyses hétérodoxes d'objets sociohistoriques (Acemoglu et Robinson, 2012 ; Easterly 2014 ; Piketty, 2013).

Des thèmes classiques

Il est difficile de délimiter la sociologie historique par des thèmes. Le répertoire habituel comporte généralement « les structures, l'histoire et les bibliographies » (Wright Mills, 1967) ; « les dynamiques sociétales ; les époques de transformation culturelle ; [10] les structures sociales » (Skocpol et Somers, 1980) ; ou encore « les structures, l'histoire et l'international » (Hobson, Lawson et Rosenberg, 2010). Plus concrètement, l'institutionnaliste George Lawson (2007, p. 344) propose « l'émergence du capitalisme, de l'industrialisation, du rationalisme, de la bureaucratisation, de l'urbanisation et d'autres aspects centraux du monde moderne ». Parmi ces thèmes centraux de la sociologie, cet ouvrage met l'accent sur la formation des classes sociales, le développement de l'État moderne, la transition au capitalisme, le processus de rationalisation, les processus de démocratisation et le nationalisme.

Alors que la sociologie prenait ses distances avec Parsons, des auteurs comme Barrington Moore, Charles Tilly, Immanuel Wallerstein, Shmuel Eisenstadt, Randall Collins et Theda Skocpol ravivèrent une imagination sociohistorique inspirée de Weber et Marx. Ces chercheurs se demandèrent dans quelle mesure les grandes matrices sociohistoriques que furent le développement du capitalisme et celui d'un système d'États nationaux souverains contribuèrent à la mise en place d'un ensemble d'institutions modernes. Quelles institutions furent nécessaires et suffisantes à l'émergence de ces deux matrices de transformations sociales (Hartman, 2004 ; Tilly, 1981, 1984, 1992) ? Aujourd'hui, plusieurs axes de recherche en sociologie historique demeurent inscrits au sein de ces grandes problématiques. On pense aux nationalismes et aux racismes ; aux conflits sociaux et aux révolutions sociales ; à l'action collective et aux mouvements sociaux ; à la violence collective et aux génocides ; aux inégalités sociales ; et aux organisations et régimes politiques.

À lui seul, Tilly analysa les processus de formation étatique ; les révolutions européennes ; les processus de démocratisation et de (dé)démocratisation ; les inégalités sociales ; la sociologie urbaine et l'histoire du travail ; et l'étude des formes de contestation sociale (Tilly, 1992, 1995c, 2003, 2007 ; Tilly et Tarrow, 2008). Plusieurs travaux macrosociologiques ont cherché à rendre compte des corrélations entre de grands phénomènes sociaux : les tendances démographiques, les stratégies matrimoniales et le développement (Goody, 1976 ; Bouchard, 1996 ; [11] Hartman, 2004 ; Miller, 1998 ; Laslett, 1972,1977,1984 ; Wrigley, 1988 ; Wall, Rodin et Laslett, 1983) ; l'industrialisation et le nationalisme (Gellner, 1964,1983,1997) ; les dynamiques patrimoniales et patriarcales (Adams, 2005a ; Bach et Gazibo, 2011 ; Durazo-Herrmann, 2010, 2011 ; Weber, 1991, 1995a, 1995b) ; les révolutions (Goldstone, 1983, 2001 ; Halliday, 1999 ; Lawson, 2005 ; Skocpol, 1985), la guerre et les génocides (Aron, 1962a ; Derriennic, 2001 ; Fortmann, 2010 ; Halperin, 2004 ; Kiernan, 2007 ; Mamdani, 2001 ; Melson, 1996 ; Shaw, 2003, 2005 ; Tilly 2003 ; Wimmer, 2013) ; le développement de l'économie de marché (Brenner, 1990,1997 ; Polanyi, 1994 ; North et Thomas, 1973) ; les révolutions bourgeoises (Comninel, 1990 ; Mooers, 1991 ; Davidson, 2012) ; la variation des systèmes géopolitiques (Aron, 1962a ; Cox, 1987 ; Fortmann, 2010 ; Giddens, 1987 ; Hall, 1986 ; Lâcher, 2006 ; Rosenberg, 1994 ; Ruggie, 1986,1993 ; Spruyt, 1994 ; Teschke, 2002) ; le développement des États modernes et la variation des régimes politiques (Barkey, 1994 ; Barkey et Von Hagen, 1997 ; Bendix, 1978 ; Ertman, 1997 ; Eisenstadt, 2000 ; Fukuyama, 2011 ; Moore, 1966 ; Porter, 1993 ; Rokkan, 1975 ; Tilly, 1992, 2006a) ; la trajectoire comparée des États-providence (Marshall, 1967 ; Orloff, 1993 ; Orloff et Skocpol, 1984 ; Baldwin, 1990 ; O'Connor, Orloff et Shaver, 1999 ; Esping-Andersen, 1999 ; Petitclerc, 2011/2012 ; Skocpol, 1995 ; Katznelson, 2013 ; Quadagno, 1984, 1985).

Les objectifs et particularités de l'ouvrage

Cet ouvrage présente un panorama de débats liés à des thèmes classiques de la sociologie historique et politique : le changement social, les conflits sociaux, les clôtures sociales, la transition au capitalisme et le « miracle » européen, ainsi que les formes historiques de l'État et de la domination politique. Son objectif n'est pas de proposer des solutions définitives à ces débats. S'il reconstruit d'une certaine manière le champ de production intellectuelle de la sociologie historique, cette reconstruction tend volontiers à mettre en valeur des auteurs marginalisés par les courants dominants et à contrer des effets de mode. Notre objectif est également de présenter soit de nouvelles façons [12] d'aborder des questions classiques, soit des recherches empiriques mettant à l'épreuve des réponses traditionnelles à ces questions. Bref, il s'agit de réactiver, alimenter et approfondir des débats classiques. L'ouvrage cherche également à établir un dialogue entre les méthodes et les questions classiques de Marx et de Weber et les innovations théoriques de recherches contemporaines.

Notre présentation de la sociologie historique du politique survole des développements américain, britannique et canadien qui ne sont pas toujours accessibles en français [4]. Les chapitres sont souvent organisés autour d'un auteur dans l'orbite duquel s'inscrivent des débats importants : Robert Brenner, Rogers Brubaker, Charles Tilly, Ernest Gellner et Max Weber, par exemple. Les deux premiers chapitres de l'ouvrage traitent des enjeux relevant davantage de la méthode et de l'épistémologie des sciences sociales. Le chapitre 1 effectue un survol de la problématique de la relation entre la sociologie et l'histoire. Il souligne l'influence de Parsons dans l'articulation de cette problématique avant de revenir sur la rupture qui s'opéra avec lui durant les années 1970. Le chapitre 2 porte sur les objectifs des méthodes comparatives en sociologie historique et sur leurs conséquences sur la prise en compte des dimensions temporelles et spatiales du développement social. Les chapitres suivants abordent des thèmes classiques de la sociologie historique de Weber et Marx. Le chapitre 3 se penche sur la question des classes sociales, des relations sociales de propriété ainsi que des familles et des ménages comme agents au cœur des processus sociohistorique. Plus que les autres, il entre en dialogue avec l'histoire sociale, notamment parce que celle-ci s'est intéressée davantage à l'histoire des femmes que ne l'a fait la sociologie historique. Le chapitre 4 a pour objet l'étude de l'État en sociologie historique. Il en examine de nombreuses dimensions : la question du pouvoir, ainsi que celles de la centralisation, de [13] l'autonomie, de la souveraineté et des formes de catégorisation et de groupalité dont l'État est à l'origine. Le chapitre 5 s'intéresse aux imposantes problématiques de la transition au capitalisme et de la trajectoire de l'Occident. Il revient sur le débat concernant la place de l'esclavage dans le développement du capitalisme, ainsi que sur le renouveau des études comparatives de l'Asie et la Chine en particulier. Les chapitres 6 et 7 étudient deux problématiques connexes : les processus révolutionnaires et les processus de démocratisation. Le chapitre 8 est consacré à la sociologie du nationalisme.

Si la sociologie historique est un carrefour, on peut y arriver par différentes avenues. Cet ouvrage ne fait pas exception. Il accorde une place importante à la sociologie historique des relations internationales et à l'étude des trajectoires globalisantes (Hobson, Lawson et Rosenberg, 2010). Puis il adopte une conception ouverte de la sociologie historique. Si plusieurs ouvrages sur la sociologie historique adoptent une perspective néowébérienne, le présent ouvrage cherche à rétablir un équilibre, non pas un consensus, entre les intuitions théoriques de Karl Marx et de Max Weber en les situant par rapport à l'héritage d'Adam Smith. Il ne faut pas lire l'ouvrage en quête de ce que Marx ou Weber « auraient vraiment voulu dire ». L'ouvrage s'intéresse plus aux questions que ces auteurs ont suscitées qu'à l'exégèse de leurs textes. L'ouvrage entre également en dialogue avec des disciplines voisines : l'histoire sociale et globale notamment. Bien souvent, une conception étroite de ces champs est un obstacle à l'avancée des connaissances. Si cette introduction à la sociologie historique peut aider, d'une part, à combattre un traitement positiviste et anhistorique du monde social et, d'autre part, à supprimer les écueils d'un relativisme faussement sophistiqué, il aura atteint ses objectifs.



[1] Sur cette question, voir Bayly et al, 2011.

[2] Pour une approche sociohistorique des constitutions, voir Thornhill, 2011.

[3] Sur l'analyse politique contextualisée, voir Goodin et Tilly, 2006.

[4] D'importantes traditions sociologiques et historiques développées dans la francophonie sont donc absentes de cet ouvrage, la sociologie de Michel Freitag à titre d'exemple. Sur cette tradition, nous renvoyons le lecteur à l'important ouvrage d'introduction de Jean-François Filion (2006).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 25 octobre 2020 18:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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