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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel DORÉ, “La CSN : 1975 à aujourd’hui.” In ouvrage sous la direction de Yves Bélanger et Robert Comeau, La CSN. 75 ans d’action syndicale et sociale, pp. 45-56. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 1998, 335 pp. [M. Bélanger nous a accordé le 22 mai 2005 l’autorisation de diffuser en libre accès libre à tous l’ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[45]

La CSN. 75 ans d’action syndicale et sociale

PREMIÈRE PARTIE
La CSN et l’évolution du mouvement ouvrier

La CSN :
1975 à aujourd’hui.”

Michel DORÉ

Il est téméraire de tenter, en quelques lignes, un résumé de l’histoire de la CSN pour les vingt dernières années. Je ne prétends pas non plus faire œuvre d’historien. Un travail sérieux de préparation aurait nécessité que l’on analyse la portée et le sens de milliers de conventions collectives, de centaines de grèves, de luttes de toutes natures et d’un très grand nombre de réunions d’organismes qui caractérisent la vie d’une organisation syndicale comme la CSN. Outre la connaissance personnelle que j’ai acquise par mon travail à la CSN depuis vingt-trois ans, mon exposé repose principalement sur la relecture des rapports de l’exécutif soumis aux congrès de 1974 à aujourd’hui. Il s’agit d’une source d’information importante, car ces derniers comportent toujours un bref bilan des activités pour les deux années qui précèdent les congrès et présentent les orientations et revendications pour les années qui suivent.

Pour les vingt dernières années, il se dégage nettement deux périodes : de 1974 à 1985, cette dernière année ayant été marquée par la tenue d’un congrès spécial d’orientation, et de 1985 à aujourd’hui. Entre ces deux périodes, il existe des éléments de continuité, mais aussi des transformations majeures. C’est maintenant un cliché de rappeler qu’au cours des deux dernières décennies, le monde a subi des mutations tant globalement que localement. On parle de crises structurelles aux niveaux économique, politique, social et culturel. Le monde du travail est en transformation profonde. Les modèles d’explication et de régulation de l’évolution des sociétés ont éclaté à droite et à gauche.

Il est donc normal que la CSN se soit aussi transformée et qu’elle doive faire face encore aujourd’hui à de nouveaux défis. C’est à une époque comme celle que nous vivons, que le retour à l’histoire et à la tradition est le plus nécessaire, non pas pour se replier dans la nostalgie ou pour éviter l’angoisse et la confusion qui naissent des enjeux nouveaux. Paul Valéry écrivait : « La véritable tradition dans les grandes choses n’est point de refaire ce que les autres ont fait mais de retrouver l’esprit qui a fait ces grandes choses et qui en ferait de toutes autres en d’autres temps ». Ce qui a toujours caractérisé la CSN, c’est sa volonté de concilier la défense et la promotion des conditions de travail de ses membres avec les progrès de la justice, des libertés et de la démocratie pour l’ensemble de la société. En ce sens, la CSN a toujours été [46] porteuse d’un projet de société qui manifestait historiquement ses valeurs. Après soixante-quinze ans, dans un monde en crise, elle doit donner un sens nouveau à ces grandes valeurs et modifier ses stratégies pour être un acteur de premier plan dans la construction de l’avenir.

Période 1975 à 1985 :
les années de radicalisme


Cette période s’inscrit dans la continuité de la réflexion amorcée par la publication en 1971 et 1972 des documents II n’y a plus d’avenir pour le Québec dans le système économique actuel et Ne comptons que sur nos propres moyens, de la radicalisation des luttes et de la politisation des relations de travail face à l’État-employeur et législateur à la suite du Front commun de 1972. Ces événements, on le sait, sont aussi à l’origine de la scission et de la création de la CSD en 1972.

Les analyses contenues dans les deux documents et les rapports soumis aux congrès sont formulées en termes d’exploitation de classe qui se manifeste par le contrôle de l’impérialisme américain sur l’économie du Québec et par la domination de nos élites politiques qui sont complices de cette exploitation. Les conséquences se traduisent par la concentration du capital, le blocage du développement du Québec, la fuite des capitaux, les fermetures d’usine, la dégradation des conditions de travail et de vie.

La Révolution tranquille est un échec puisqu’elle n’a rien changé substantiellement à l’état des choses. Les quelques tentatives de planification économique ont avorté. La trahison de la bourgeoisie nationale, de ses porte-parole et des médias est évidente. Il est impossible de changer le capitalisme ou de le civiliser. Il faut que le peuple compte uniquement sur « ses propres moyens » pour passer à une société socialiste. L’État pourrait alors procéder à la nationalisation des grands moyens de production, à la planification démocratique et à la gestion collective des entreprises par les travailleuses et travailleurs.

L’action politique est indispensable et doit compléter l’action syndicale. Les comités populaires mis en place dans un certain nombre de régions peuvent servir de base à la construction d’un parti de travailleurs. Jusqu’en 1982, on rappelle constamment la nécessité de la formation d’un tel parti, sans que la CSN ne s’implique jamais dans sa création puisque l’on réaffirme aussi que l’action syndicale doit conserver toute son autonomie. On assiste au début des années 1980 à la fondation du Mouvement socialiste sous la direction, entre autres, de Marcel Pépin, qui a quitté la présidence de la CSN en 1976. Il réunit quelques dizaines de syndicalistes des trois centrales et un certain nombre d’intellectuels. Ce parti ne prendra jamais de véritable expansion et disparaît quelques années plus tard.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, le débat politique devient plus compliqué en raison de la présence de groupes gauchistes qui [47] interviennent dans plusieurs grèves, qui militent dans les syndicats et les instances décisionnelles de la CSN. Dénonçant les directions syndicales, ils causent beaucoup de confusion sur la question des liens entre l’action politique, l’action syndicale et la définition du projet socialiste. Finalement, la remise en question des régimes communistes dans les pays de l’Est, en particulier par le mouvement syndical Solidarnosc en Pologne au début des années 1980, fera en sorte que la référence au socialisme disparaîtra graduellement des documents de la CSN au cours des années 1980.

Depuis le milieu des années 1970, les rapports aux congrès insistent sur l’analyse de la crise économique qui s’amorce et qui s’approfondira. On parle d’une crise structurelle aussi grave que celle des années 1930. L’inflation, qui est « un vol organisé par le capital financier », se conjugue au chômage permanent. Dans une action commune inter-centrale, on lance le mot d’ordre de réouverture, même illégale, des conventions collectives pour négocier des clauses d’indexation à l’augmentation du coût de la vie.

Entre 1976 et 1980, le nombre de grèves atteint des sommets historiques. Il s’agit souvent de luttes longues, difficiles, quelquefois violentes, en particulier, contre des firmes multinationales. Les tribunaux interviennent fréquemment, les injonctions et les amendes se multiplient contre les syndiqués, ce qui démontre le caractère de classe de l’appareil judiciaire. Le fonds de grève est fortement sollicité et devra être renfloué à deux reprises.

C’est au cours des années 1970 que deux champs de revendications deviendront des priorités majeures de la CSN : la condition féminine et la santé-sécurité. En 1974, le comité de condition féminine est remis en place dans le contexte de la montée du mouvement féministe au Québec. On publie plusieurs documents de réflexion qui analysent les diverses formes de discrimination dont sont victimes les femmes. Les militantes s’organisent dans des comités au sein des syndicats. Dorénavant, les revendications spécifiques aux femmes seront très présentes dans les négociations, en particulier dans le secteur public où elles représentent la majorité de la main-d’œuvre. Des gains importants, qui auront une portée sociale générale, seront obtenus : salaire égal pour un travail égal, congés de maternité, retrait préventif des femmes enceintes, réseau de garderies sans but lucratif, etc. Les femmes revendiquent aussi de façon continue une meilleure représentation dans les lieux de décision de la CSN.

Suite à la grève de l’amiante de 1975, qui met de nouveau sur la place publique le problème dramatique de l’amiantose, de nombreuses luttes nous placent devant une dure réalité : trop souvent le travail tue ou rend malade. La CSN mettra beaucoup d’efforts pour faire les recherches nécessaires, sensibiliser les syndicats, mettre en place des comités syndicaux de santé-sécurité, dénoncer les causes des problèmes. Tous ces efforts amèneront, entre autres, l’adoption par le gouvernement québécois de la loi générale en santé-sécurité [48] en 1979. La santé-sécurité au travail devient donc une préoccupation constante de la CSN.

C’est en grande partie les luttes du secteur public qui marqueront l’évolution de la CSN pendant cette période. Les syndicats et les fédérations du secteur public prennent toute leur place au sein de la centrale et sur la scène des relations de travail au Québec. Les affrontements avec l’État se politisent, puisque ce dernier utilise de plus en plus son rôle de législateur pour encadrer les négociations et restreindre le droit de grève de son personnel salarié. L’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976 ne facilite pas substantiellement les choses. Même si les acquis sont nombreux lors des rondes de négociation des années 1970, en particulier quant aux revendications pour un revenu minimum décent (165$ en 1975 et 265$ en 1979), pour les droits des femmes, pour la sécurité d’emploi, etc., c’est toujours au prix de grèves illégales menées surtout par la Fédération des affaires sociales dans le secteur de la santé, en faisant face à des lois spéciales qui portent atteinte aux droits syndicaux.

La défaite du Parti libéral et l’arrivée au pouvoir du Parti québécois avaient été célébrées par la CSN comme une victoire du peuple québécois. Six ans plus tard, invoquant la crise des finances publiques, le gouvernement du Parti québécois adopte une série de lois réduisant les acquis négociés antérieurement, coupent de 20% les salaires, restreignent l’utilisation de la grève et décrètent l’ensemble des autres conditions de travail. En décembre 1982, le Conseil confédéral demande la démission du gouvernement qui « s’était disqualifié au plan national, au plan économique et au plan social ».

La politisation des relations de travail, les conflits avec le gouvernement du Parti québécois feront en sorte que l’invitation à participer à des sommets socioéconomiques et au conseil d’administration de la nouvelle Commission sur la santé-sécurité au travail donnent lieu à de difficiles débats idéologiques au sein de la centrale, même si les recommandations de l’exécutif favorables à la participation sont finalement acceptées, assez tard il est vrai (1984) dans le cas de la CSST.

Pour la CSN, l’arrivée au pouvoir du Parti québécois est un pas important dans l’affirmation nationale du peuple québécois. De plus, elle soutient fortement la promotion du français comme langue de travail et l’adoption de la Charte de la langue française en 1977. Cependant, le fait que la question nationale soit portée par le Parti québécois complique le débat sur la position à adopter lors du référendum de 1980. On a alors parlé d’un « oui critique ». Lors d’un congrès spécial en 1979, la CSN reconnaît la réalité de l’oppression historique du peuple québécois. Elle affirme sa volonté de lutter contre cette oppression et l’inscrit dans son projet de socialisme démocratique. Se démarquant du Parti québécois et sans se prononcer pour l’indépendance, elle recommande de voter « oui » au référendum puisque ce choix « s’inscrit dans [49] une démarche d’appropriation par le peuple québécois des pouvoirs et institutions politiques, économiques et culturels ; cette appropriation nécessite la démocratisation de ces pouvoirs et institutions ».

Les années 1970 sont souvent évoquées comme étant celles du syndicalisme de combat. Ce qui revient constamment dans les documents de congrès et dans d’autres, c’est le désir de construire le pouvoir des travailleurs et des travailleuses dans chaque milieu de travail. « Prenons notre pouvoir », « Élargir nos droits, nos appuis, nos luttes », « Tous ensemble pour de nouveaux pouvoirs », voilà quelques thèmes de congrès de l’époque qui illustrent bien cette préoccupation. Les droits de gérance sur l’organisation du travail sont quasi absolus. Ils sont la négation même de la démocratie. Celles et ceux qui fournissent quotidiennement leur force de travail et qui sont à la source de la création des richesses ne sont pas minimalement respectés. Ils n’ont aucun accès à l’information sur la situation économique de l’entreprise, les changements technologiques, etc. La lutte ouvrière doit se faire chaque jour contre l’exploitation et les multiples formes de domination et d’aliénation. C’est là le premier rôle des syndicats de combat.

Les lois du travail représentent, dans une certaine mesure, des acquis historiques majeurs du mouvement syndical pour faire avancer la démocratie dans l’ensemble de la société. Cependant, elles sont largement insuffisantes et sont marquées par l’emprise de la classe dominante. À chaque congrès, la CSN reviendra sur la nécessité d’accroître les droits syndicaux : les droits à la syndicalisation, notamment par l’accréditation multipatronale, possibilité d’adhésion individuelle (on examine même la possibilité de remettre en question le monopole de représentation), loi anti-briseurs de grève qui sera finalement accordée par le gouvernement du Parti québécois, droit de grève permanent, droit à l’information, déjudiciarisation des relations de travail, etc.

La CSN prend aussi conscience du fait que les forces syndicales organisées ne peuvent rester isolées si elles veulent être en mesure de faire face aux enjeux de société. On parlera donc de plus en plus de la nécessité de lier l’action syndicale à celle des autres groupes sociaux en lutte. On tentera sans beaucoup de succès d’organiser les chômeurs. Certains conseils centraux seront associés à la tenue de sommets populaires. On incite les organismes de la centrale à s’intéresser aux problèmes particuliers des jeunes, des immigrantes et des immigrants, à s’ouvrir à de nouveaux champs d’interrogation comme celui de l’environnement, aux divers aspects de la consommation et des conditions de vie.

Le début des années 1980 est particulièrement difficile. La CSN vit une période douloureuse en raison de causes externes et internes. C’est l’échec du référendum au Québec, avec la morosité qui en résulte. En 1982, l’économie entre dans une période de récession majeure. Le mouvement syndical est durement attaqué dans ses acquis. Les conditions dans lesquelles se déroulent [50] les négociations dans le secteur privé sont de plus en plus au désavantage des salarié-es. Dans le secteur public, on vit la dure réalité des décrets en 1982. Le secteur public n’apparaît plus comme la locomotive de l’ensemble des syndiqués. La crise de l’emploi est maintenant une réalité permanente qui détériore le rapport de force. La CSN doit de plus subir une grève de ses salarié-es en 1980. Des tensions apparaissent entre le secteur privé, plus ouvert à de nouvelles formes de concertation avec le gouvernement du Parti québécois (sommets socio-économiques, participation à la CSST et projet de négociations nationales) et le secteur public, qui doit affronter comme employeur ce même gouvernement.

Pendant ce temps, on commence à prendre conscience de l’ampleur des changements structurels qui se mettent en place, qui font que les choses ne seront plus jamais pareilles et que, devant l’ampleur de ces changements, une stratégie uniquement défensive devient insuffisante. Ainsi, on prend la mesure de la révolution technologique qui survient dans la société et les milieux de travail. Cette dernière menace d’approfondir la crise de l’emploi et d’affecter profondément les conditions de travail. Mais en même temps, elle apparaît aussi comme une occasion de prendre l'offensive. Dans une politique de revendication publiée en 1983, on insiste sur la nécessité de saisir l’opportunité de ces changements pour mettre de l’avant de nouvelles revendications sur la réduction du temps de travail, la formation professionnelle, des politiques industrielles, etc. La révolution technologique est associée à une remise en question de l’organisation traditionnelle du travail et à de nouvelles stratégies patronales de gestion qui peuvent comporter à la fois des risques et des ouvertures vers une requalification du travail. On insiste donc sur la nécessité, non seulement de négocier les changements technologiques, mais d’en profiter aussi pour remettre en question les droits de gérance sur l’organisation du travail. En somme, la crise qui était vécue uniquement comme une attaque du capital, présente dorénavant de nouvelles possibilités pour reprendre l’offensive. Des changements de stratégies s’amorcent donc à la CSN.

1985 à aujourd’hui :
la difficile recherche d’un nouveau contrat social


L’analyse que la CSN fait de la crise s’approfondit et s’élargit. Cette crise est internationale et est liée à une transformation dans les rapports de force entre les grandes puissances. À l’Est, les régimes communistes sont fortement ébranlés et finalement s’écroulent. Le Japon et l’Europe remettent en cause l’hégémonie économique et commerciale américaine. La division internationale du travail se modifie, accroissant la concentration du capital et les capacités des entreprises désormais mondialisées de délocaliser la production, de généraliser la sous-traitance, d’assouplir les processus de travail. Le capital [51] financier s’autonomise, devient massivement spéculatif et exerce un contrôle toujours plus grand sur les choix politiques des États.

La révolution informatique possède le potentiel de bouleverser les conditions de vie et de travail. Le traitement de l’information et des connaissances, les investissements dans le savoir, dans la recherche et le développement sont maintenant au cœur des rapports de pouvoir entre les groupes et les sociétés.

La société est aussi en mutation profonde. Les valeurs se transforment. On assiste à une montée de l’individualisme, qui est une menace à la solidarité collective. Mais de nouvelles sensibilités émergent aussi chez les femmes, les jeunes, autour de nouvelles préoccupations liées à de nouveaux besoins sociaux d’autonomie et à de nouveaux thèmes comme l’environnement. La société est de plus en plus pluraliste. La CSN doit aussi s’appuyer sur ces nouvelles réalités, et de nouveaux comités confédéraux seront mis sur pied pour intégrer ces préoccupations dans la vie syndicale. Mais la société est aussi de plus en plus divisée, « cassée » en deux à cause du chômage permanent et de l’appauvrissement. L’exclusion devient le drame social dominant. Les fondements de la démocratie sont menacés. Et ce dernier phénomène est aussi aggravé par l’emprise de l’idéologie néolibérale qui remet en question les fonctions de protection de 1 ’État, par les gouvernements qui abandonnent leurs responsabilités, qui attaquent le filet de protection sociale, qui se désengagent de leurs missions essentielles.

La seule protection des acquis des syndiqué-es, la seule solidarité syndicale n’est plus en mesure de faire face à ces enjeux de société, sous peine de verser dans le corporatisme. Il s’agit donc d’une véritable prise de conscience de ses propres responsabilités dans laquelle s’engagera la CSN. Elle doit mettre de l’avant de nouvelles perspectives et de nouvelles propositions pour sortir de la crise et imaginer une nouvelle société. Le monde du travail se transforme, de nouvelles divisions apparaissent entre salarié-es. La part du secteur manufacturier est en déclin. Les emplois se créent maintenant dans le tertiaire privé qui est très peu syndiqué. Il s’agit majoritairement d’emplois atypiques, le plus souvent précaires : temps partiel, à la pige, travail autonome, etc.

Au cours de la dernière décennie, la CSN a fait de l’emploi sa première priorité. Elle incite ses fédérations à développer des politiques sectorielles, à favoriser la reconversion des industries en déclin. Dans le secteur public, les politiques de santé, de services sociaux et d’éducation doivent respecter les grands objectifs de gratuité et d’universalité, mais aussi prendre en charge les nouveaux enjeux sociaux. De nombreux colloques ont lieu sur ces questions. Des plates-formes de revendications sont débattues aux diverses instances, dans les syndicats. Les fédérations du secteur privé participent aussi aux grappes sectorielles et aux tables de concertation mises en place par le gouvernement.

[52]

Les conseils centraux s’impliquent de plus en plus dans le développement régional et local. La CSN appuie plusieurs mesures de décentralisation des politiques économiques de l’État. Des centaines de militantes et de militants vont participer à des tables de concertation sur plusieurs sujets.

L’organisation du travail est aussi un champ privilégié d’action. C’est à la fois un moyen de relancer la productivité des entreprises, d’assurer la qualité des biens et des services et de démocratiser les milieux de travail, de sortir du taylorisme. Dès le milieu des années 1980, la CSN fait preuve d’innovation, en suscitant des débats quelquefois difficiles et en incitant ses fédérations et ses syndicats à « prendre les devants dans l’organisation du travail ». Un grand nombre de syndicats du secteur privé, et plus récemment dans le secteur public, amorceront ainsi de nouveaux processus de collaboration avec les employeurs. Il s’agit en général de démarches très stimulantes puisqu’elles redonnent du pouvoir aux salarié-es sur le contenu de leur travail, le fonctionnement de leurs entreprises, les fait accéder à de nouveaux droits, qui étaient réclamés depuis longtemps. Pour la CSN, la réorganisation du travail est maintenant une voie incontournable pour l’avenir des entreprises et du syndicalisme.

Avec la révolution informatique, il devient aussi indispensable que la formation continue fasse partie de la vie au travail. La CSN insiste auprès de ses syndicats pour qu’ils négocient de nouveaux programmes de formation professionnelle. Elle demande au gouvernement de légiférer sur cette question, supporte l’adoption de la loi sur la formation professionnelle, appuie les programmes d’apprentissage et agit comme partenaire au sein de la SQDM.

La condition féminine reste toujours une voie d’action privilégiée. Soulignons en particulier le travail important concernant l’équité salariale. Après de nombreuses luttes dans le secteur public, la CSN multiplie les pressions auprès du gouvernement, qui aboutissent à l’adoption récente d’une loi.

Autre mesure importante pour l’emploi, la réduction du temps de travail, mise de l’avant depuis plus d’une dizaine d’années, a été relancée plus récemment. On réclame de nouvelles lois de l’État et on incite les syndicats à intégrer diverses formes de réduction du temps de travail dans leur projet de négociation. C’est une voie nécessaire de partage et de solidarité sociale.

Au cours des dernières années, la CSN aborde d’autres questions d’envergure qui ne suscitent pas toujours l’unanimité dans ses rangs. C’est le cas notamment de l’économie sociale, qui est présentée comme une façon de répondre à de nouveaux besoins sociaux, de créer de nouveaux emplois en dehors des sphères du privé et du public, de reconstruire de nouveaux liens sociaux et de revaloriser la citoyenneté active. C’est aussi le cas de l’implication de la CSN dans la réduction du déficit public. Dans ces multiples débats, la CSN se caractérise par sa capacité à soulever continuellement de nouvelles questions, à ouvrir de nouvelles voies, qui comportent toujours des risques [53] mais qui doivent être néanmoins assumés pour que puisse vivre l’espoir de trouver des solutions adéquates aux grands problèmes de société que vit le Québec.

Sur la scène politique, la CSN reste toujours très engagée. Elle est un acteur majeur à la Commission Bélanger-Campeau. Elle se prononce pour l’indépendance en 1990 et est très active lors du dernier référendum. L’indépendance est maintenant une dimension essentielle de son projet de société.

Ajoutons finalement que la CSN se dote aussi de nouveaux outils pour favoriser le contrôle de l’épargne collective et la création d’emplois. C’est le cas notamment de Bâtirente, du Groupe de consultation pour le maintien et la création d’emplois du Québec et, plus récemment, de Fond action.

Si la CSN et ses organismes se sont résolument engagés dans de nouveaux processus de concertation, cela n’exclut nullement le recours à des conflits ou à l’utilisation de la grève lorsque cela est nécessaire. Même si le nombre de grèves a substantiellement diminué, elle soutient toujours des conflits souvent très longs qui révèlent que beaucoup d’employeurs au Québec n’ont pas encore compris et accepté ce que signifie le respect le plus élémentaire des salariés-es et leur droit à la vie syndicale.

Quelques grands enjeux contemporains

En guise de conclusion, je soulèverai de façon succincte un certain nombre de grands enjeux auxquels la CSN doit faire face.

1.  Les lois du travail au Québec et au Canada sont de moins en moins adaptées aux réalités nouvelles du monde du travail. Il y a dix ans, la Commission Beaudry recommandait un ensemble de mesures pour moderniser les lois du travail. Il n’y eut pratiquement aucune suite. Les lois du travail ne répondent plus à un ensemble de phénomènes : transformation des entreprises et des exigences du travail, développement de la sous-traitance, développement du travail atypique, transformation des processus de négociation, etc.

2.  Les régimes de négociation dans les secteurs privé et public comportent des limites qui doivent maintenant être dépassées. La négociation exclusivement locale dans le privé permet de moins en moins de faire face aux stratégies des entreprises et aux enjeux sectoriels. À l’opposé, la centralisation des négociations dans le secteur public limite sérieusement la capacité des syndicats à prendre en charge des questions aussi essentielles que la réorganisation du travail. C’est donc les niveaux de négociation qui doivent être redéfinis dans leur interdépendance.

[54]

3.  L’une des faiblesses de la CSN, depuis vingt ans, a été son incapacité d’adapter ses structures de représentation aux transformations et à la diversité du monde du travail. Elle a ainsi perdu plusieurs dizaines de milliers de membres, surtout parmi des groupes professionnels. Comme organisation, la CSN possède aussi des caractéristiques bureaucratiques. Les transformations de structures remettent en question les rapports internes de pouvoir, ce qui est toujours ardu et périlleux pour l’unité de l’organisation. Cependant, sa capacité à conserver ses membres et d’en accueillir de nouveaux dépend largement des nouvelles solutions qu’elle pourra adopter.

4.  Dans un monde à la fois globalisé et divisé, face aux pouvoirs internationaux du capital, toutes les organisations syndicales sont confrontées à l’exigence d’un renforcement de l’action syndicale internationale. La nécessité de trouver et d’imposer de nouveaux modes de régulation et de coopération internationale face aux discours totalitaires de la compétitivité et du « libre-marché » nécessite que la CSN renforce son rôle dans l’action syndicale internationale.

5.  La CSN reconnaît que le mouvement syndical n’est plus l’unique porteur des aspirations des classes populaires. De nouveaux mouvements sociaux ont émergé autour de nouvelles sensibilités et de nouvelles revendications. Elle doit maintenant travailler en alliance avec ces mouvements qui sont une richesse pour la démocratie au Québec. Elle doit le faire avec ouverture et souvent avec les compromis que cela implique dans des situations où les intérêts et les orientations de chacun n’apparaissent pas toujours spontanément convergents.

6.  Dans une situation de profondes transformations, quand les stratégies apparaissent moins évidentes, quand les pratiques syndicales doivent changer, la CSN doit poursuivre sa réflexion sur la transformation de ses stratégies. Le sens de ces stratégies doit être partagé par le plus grand nombre de ses militantes et de ses militants. L’action syndicale a toujours reposé sur un équilibre précaire entre des processus de coopération et des actions conflictuelles. La force d’une démocratie repose sur sa capacité de gérer démocratiquement les conflits. La recherche de nouvelles convergences avec les employeurs ne fera jamais disparaître complètement les divergences. Coopération et conflits sont nécessairement liés au sein de rapports de force qui sont le moteur des progrès sociaux.

7.  Derrière les grands enjeux de société qui sont soulevés depuis une vingtaine d’années, par les stratégies patronales, les actions des gouvernements, des organisations syndicales et des autres mouvements sociaux, ce qui est profondément en cause, c’est la conception que se [55] font les divers acteurs sociaux du rôle de l’État, de la démocratie et de la justice dans une société pluraliste. Pour la CSN, l’ensemble des revendications qu’elle met de l’avant renvoie à un projet de société qui n’est pas encore suffisamment explicite et débattu sur le fond de ces grandes questions. Après avoir critiqué pendant longtemps le manque de démocratie dans l’État-providence, la CSN doit maintenant développer une vision progressiste de transformation du rôle de l’État. Comment redéfinir le rôle de la société civile et de la citoyenneté en vue d’accroître la démocratie ? Quelles sont les valeurs communes qui doivent définir les fondements de la justice ? Comment doivent évoluer les droits et les responsabilités ? Voilà autant de questions que la CSN soulèvera dans les années qui viennent.

Ce qui continue à guider la CSN, c’est sa volonté historique de concilier la défense et la promotion des intérêts de ses membres avec ceux des plus démunis de la société. C’est toujours une tâche exigeante, qui implique des avancées et des reculs, qui se heurte parfois à des rigidités idéologiques et bureaucratiques, voire à des replis corporatistes et à des crises organisationnelles. La CSN est une organisation complexe par son membership, ses multiples structures de représentation, ses six cents employés qui ont développé des pratiques et une organisation du travail qui doivent aussi être modifiées.

Sa force demeure ses milliers de militantes et de militants, qui œuvrent quotidiennement à l’avancement de la liberté, à la promotion de nouveaux droits, à la justice et à la solidarité, dans toutes les régions du Québec.

La CSN demeure une formidable école de démocratie, de prise en charge des responsabilités individuelles et collectives, d’expérimentation et d’innovation de toutes natures. Après soixante-quinze ans d’existence, la CSN demeure un outil indispensable à la construction de l’avenir du Québec.

[56]

[329-330]

Michel Doré

Michel Doré est coordonnateur du Service de recherche de la CSN. Conseiller syndical à la CSN depuis 1974, il a été conseiller et coordonnateur au Service [330] de formation de la CSN et a aussi œuvré au Service de recherche. Il est l’auteur de plusieurs documents d’orientation de la CSN et un des coauteurs de L’Histoire du mouvement ouvrier au Québec, une coédition CEQ-CSN.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 15 juin 2024 19:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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