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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Lire Bourdieu de l’usine à la fac. Histoire d’une «révélation». (2017)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Raphaël Desanti, Lire Bourdieu de l’usine à la fac. Histoire d’une «révélation». Les Éditions du Croquant, France, 2017, 168 pp. [Conjointement avec son éditeur, l'auteur nous a accordé, le 27 janvier 2024, son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Lire Bourdieu de l’usine à la fac.
Histoire d’une « révélation ».

Préface

Sur les effets de la lecture de Bourdieu

Gérard Mauger sociologue,
directeur de recherche émérite au CNRS

De prime abord, le livre de Raphaël Desanti se présente comme un récit de vie jalonné d’expériences marquantes et ordonné en séquences chronologiques qui l’ont conduit du Lycée d’Enseignement Professionnel (LEP) à l’usine, de l’autodidaxie à l’université, d’emplois précaires au travail social, de la lecture acharnée de l’œuvre de Pierre Bourdieu à l’animation de la « liste Champs » qui était consacrée au sociologue. Mais, c’est surtout une question souvent posée et restée sans réponse que soulève ce livre : quels sont les effets de la lecture sur le lecteur ? [1]  Dans le cas présent, quels sont les effets qu’a eus sur Desanti la lecture, a priori improbable, de Bourdieu ? [2]

[8]

En dépit des difficultés du déchiffrement, cette lecture fut d’abord génératrice d’« affects joyeux » : Desanti évoque ainsi « l’enthousiasme » qu’a suscité en lui cette épreuve. Tout se passe, en effet, comme si la légitimation qu’il y trouvait de son « indignation » à l’égard de la dureté d’un ordre social éprouvée dans l’expérience de la domination au travail et de la précarité, la validation de sa vision du monde en termes de rapports de classes, de ses convictions « de gauche » et de « l’espoir d’un monde meilleur », c’est-à-dire, en définitive, le crédit fait par le professeur au Collège de France à des schèmes de perception, à des affects - colères et désirs - qui en sont solidaires et à des croyances politiques, avaient engendré une sorte d’exaltation de les voir ratifiés par une autorité reconnue.

Desanti évoque également les effets libérateurs qu’a eus sur lui la lecture de Bourdieu, confirmant ainsi la possibilité d’usages quasi-cliniques de la sociologie conçue comme instrument de libération individuelle [3] : « pour moi, écrit Bourdieu, la sociologie a joué le rôle d’une socioanalyse qui m’a aidé à comprendre et à supporter des choses (à commencer par moi-même) que je trouvais insupportable auparavant » [4]. De façon générale, elle permet, en effet, de déplacer les causes d’un malheur que tout incite à s’attribuer à soi-même vers des causes sociales occultées. Et, si elle ne les fait pas disparaître, du moins permet-elle d’en maîtriser la [9] représentation et d’assumer son habitus et sa position - avec leurs contraintes et leurs limites - sans culpabilité ni souffrance [5]. Pour Desanti, la compréhension sociologique l’a dédouané, par exemple, de la responsabilité personnelle de l’échec scolaire initial qu’implique l’idéologie du don et de la damnation sans appel que contiennent des sentences familiales et/ou scolaires comme « il n’est pas fait pour les études ». Elle l’a sans doute aidé aussi à ne pas « lâcher prise » dans la confrontation aux embûches de toute entreprise auto didactique [6] et à se libérer de lui-même en s’affranchissant des limites intériorisées. Mais, elle l’a aidé aussi à faire face au « mal être » qu’engendrent les situations de déclassement (de bas en haut ou de haut en bas).

Selon Desanti, la lecture de Bourdieu fut encore « une révélation », non au sens mystique mais photographique du terme : le révélateur permet que les images négatives latentes deviennent visibles. Elle permet de nommer, de donner à voir, de rendre intelligible, de « convertir le malaise social en symptômes lisibles, susceptibles d’être traités politiquement » [7] [10] et, ce faisant, de maîtriser, au moins symboliquement, ce qui était confusément ressenti, sans pouvoir clairement l’exprimer et encore moins l’expliquer. À cet égard, les citations de Bourdieu dans les encadrés qui jalonnent le texte mettent en évidence le genre d’« éclairage » ou de « révélation » qu’on peut attendre de la sociologie.

En fait, la lecture de Bourdieu (et de quelques autres) a surtout infléchi la trajectoire biographique de Desanti jusqu’à reproduire finalement, après bien des aléas, la position de sa famille d’origine, en faisant de lui un intellectuel, passé de l’usine au travail social. Ce faisant, elle a également guidé le récit qu’il fait ici, attentif aux pièges de « l’illusion biographique » [8], d’une trajectoire marquée par le désajustement perpétuel des dispositions aux positions successivement occupées : du lycée professionnel à l’usine, de l’Université à l’exercice du métier de moniteur-éducateur. Desanti explique d’abord comment l’éducation petite-bourgeoise et l’héritage de la bonne volonté culturelle familiale - celui d’un père animateur socioculturel « post-soixante-huitard » et d’une mère auxiliaire puéricultrice et adepte du Livre de poche - engendrèrent à la fois l’échec scolaire d’un élève « paresseux » et « trop peu scolaire », le désajustement d’un élève de LEP que sa manière de parler et ses goûts vouaient à y être traité d’« intello » ou de « pédé », mais aussi les dispositions constitutives d’une « vocation d’autodidacte » [9] [11] prédisposé à la rencontre avec Bourdieu. Il montre ensuite ce que fut pour lui, l’inconfort structural des transfuges [10] que leurs incursions « vers le haut » exposent à la domination de classe et à la honte de soi - Desanti raconte ainsi l’humiliation de la confrontation aux « gosses de riches » au Conservatoire ou au club nautique et, ultérieurement, la « torture mentale » que lui infligeait la crainte de « ne pas être à la hauteur » lorsqu’il enseignait la sociologie à l’institut Régional de Travail Social (IRTS) [11] - et, symétriquement, le désajustement, l’inadaptation du « raté petit-bourgeois » chez les « enfants de prolos » (au LEP), celle d’un apprenti qui passait pour « prétentieux » ou, au mieux, « dans les nuages » dans le cadre de l’usine où il travaillait et, ultérieurement, celle d’un moniteur-éducateur « obligé d’en rabattre » et de rabâcher le catéchisme personnaliste en vigueur pour échapper à l’accusation de « se la jouer intello ». Sans doute ce genre d’expériences encourage-t-il à se soustraire à ces situations de porte-à-faux en s’éloignant des positions « du bas » et en s’acclimatant dans la mesure du possible à celles « du haut » [12] : via l’autodidaxie puis les études de sociologie dans le cas de Desanti.

[12]

Mais on peut également s’interroger sur les effets de l’apprentissage progressif de la sociologie, du travail d’objectivation et d’auto-objectivation qu’il implique et, en particulier, sur ses effets proprement thérapeutiques : apprendre à « digérer », à « encaisser », à « dépasser », à « tenir le coup », comme dit Desanti [13]. Recherchant dans les structures sociales, le principe explicatif du mal-être ou du malheur, la socioanalyse tend non seulement à les désindividualiser, à les socialiser, à les politiser, mais, ce faisant, elle infléchit également, en les « nécessitant » comme dit Bourdieu [14], le regard porté sur ce genre de situation et, dans le cas de l’auto-socioanalyse, sur soi-même [15]. En d’autres termes, l’objectivation sociologique qui impose la distanciation et facilite la compréhension, implique, au moins, la dédramatisation et, à terme, la conversion des dispositions et des pratiques qui réduit le désajustement inhérent à toute mobilité sociale.

Mais suffit-il de connaître les mécanismes du « mal être », de « la colère », des « ratages » c’est-à-dire du désajustement (de l’habitus à la position occupée), de la violence symbolique ou des manques (de ressources, d’assurance) pour échapper complètement à leurs effets ? « Mon sentiment d’indignité prenait trop le dessus », écrit Desanti. À cela, il n’y a sans doute pas d’autre remède que la considération, [13] la reconnaissance, l’admiration, obtenues dans le cercle de ceux dont on voudrait l’obtenir [16]. Tant il est vrai que la concurrence pour l’estime des hommes les voue tous à la poursuite fascinée de l’approbation d’autrui [17].

[14]


[1] Sur les effets qu’en attendent les lecteurs, voir Gérard Mauger et Claude Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en Sciences Sociales, n° 123, juin 1998, p. 3-24. La question - cruciale pour Desanti - des effets de la lecture de Bourdieu, est aussi celle qu’il posait dans son enquête sur la réception de la sociologie et des auteurs canoniques de la discipline auprès de publics étudiants (voir chapitre 6).

[2] Sur les effets qu’a eus la rencontre avec Bourdieu sur des chercheurs en sciences sociales, voir Gérard Mauger (dir.), Rencontres avec Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2005.

[3] Voir Gérard Mauger, « L’engagement sociologique », Critique, « Pierre Bourdieu », n°579-580, août-septembre 1995, p. 675-696.

[4] Voir Pierre Bourdieu, avec Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 182.

[5] « C’est mon optimisme un peu scientiste, note Bourdieu, mais je pense qu’il vaut mieux savoir la vérité que de ne pas la savoir et qu’on peut fournir à des gens qui souffrent quelques moyens de comprendre un tout petit peu mieux ce qui leur arrive, au lieu de “déplacer” les problèmes, par exemple, du côté du psychologique » (« Questions à Pierre Bourdieu », in Gérard Mauger et Louis Pinto (dir.), Lire les Sciences sociales 1989-1992, Volume 1, Paris, Éditions Belin, 1994, p.318).

[6] La stratégie distinctive qui porte un lecteur autodidacte - comme ce fut le cas de Desanti - à tenter de déchiffrer Heidegger, implique de surmonter de nombreux obstacles et n’est évidemment pas sans risques : à commencer par celui de l’auto-disqualification d’un lecteur forcé de constater qu’il n’y comprend rien ou pas grand chose...

[7] Pierre Bourdieu, Réponses, op. cit, p. 173.

[8] Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°62-63, juin 1986, p. 69-72.

[9] Voir Claude F. Poliak, La Vocation d’autodidacte, Paris, Éditions l’Harmattan, 1992.

[10] Sur ce sujet, voir, par exemple, Gérard Mauger, « Annie Emaux, “ethnologue organique” de la migration de classe », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 177-203.

[11] L’autodidaxie implique, en effet, une incertitude difficile à surmonter dans le classement des autres et de soi-même qui porte (prudemment) à les surévaluer et à se sous-estimer.

[12] L’éloignement des uns facilitant l’acclimatation aux autres et l’acclimatation aux autres garantissant l’éloignement des premiers...

[13] Voir Claude Poliak, « La “démocratisation” de la sociologie. La Misère du monde, une initiation à la “socioanalyse” », in Frédéric Lebaron et Gérard Mauger (dir.), Lectures de Bourdieu, Paris, Ellipses Édition, 2012, p. 207-220.

[14] Voir Pierre Bourdieu (dir.) La Misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1991.

[15] Voir Gérard Mauger, « Incitation à la bêtise. Sur l’excuse sociologique », Savoir/Agir, n° 35, mars 2016, p. 133-144.

[16] « Il est bon de rappeler que le tribunal tient son pouvoir de la reconnaissance qui lui est accordée », écrit Bourdieu (Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 281).

[17] Y compris sous la forme des conduites de « fan ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 29 janvier 2024 23:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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