RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Qui se nourrit de la famine en Afrique. Le dossier politique de la faim au Sahel. (1975)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre du Comité d'information Sahel, Qui se nourrit de la famine en Afrique. Le dossier politique de la faim au Sahel. Paris: François Maspero, Éditeur, 1975, 201 pp. Édition revue et corrigée. Petite collection Maspero. Une édition numérique réalisée avec le concours de Elvis Noël Irambona, étudiant à la maîtrise en informatique au Burundi, avec l'Université de Picardie Jules Vernes d'Amiens, en France. [M. Jean Copans nous a donné le 12 décembre 2016 son autorisation pour la diffusion en libre accès à tous de ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[21]

Qui se nourrit de la famine en Afrique ?.
Le dossier politique de la faim au Sahel.


Introduction


L'exploitation coloniale [23]
L'exploitation néo-coloniale [26]
Le déficit vivrier [29]
La crise de l'agriculture vivrière [34]
Les solutions capitalistes, le super-colonialisme [37]


La grande sécheresse qui s'est abattue sur les zones sahéliennes de l'Afrique tropicale depuis 1969 coïncide à la fois avec une crise de l'impérialisme français vis-à-vis de ses concurrents en Afrique et avec une crise de l'agriculture vivrière provoquée par la politique agricole appliquée dans les pays sahéliens d'expression française. Inscrite dans cette double conjoncture, ses effets ont acquis une portée qui dépasse les problèmes immédiats des populations sinistrées et qui menace leur avenir.

La première crise de l'impérialisme français fut consécutive à la Seconde Guerre mondiale. Le pacte colonial, la politique de chasse gardée avaient donné jusque-là un monopole de fait au capitalisme français sur d'immenses territoires dont les potentialités d'exploitation dépassaient les capacités, situation qui avait contribué à leur sous-exploitation tout en prévenant la pénétration de capitaux concurrents.

La participation des États-Unis à la Seconde Guerre mondiale, la défaite de la France et sa faiblesse politique au moment de l'armistice, l'internationalisation croissante des capitaux rendaient inévitable l'ouverture de ses colonies à la concurrence des autres puissances impérialistes. Malgré des tentatives de reconquêtes armées en Indochine et en Algérie, le gouvernement français fut contraint de céder en Asie devant les États-Unis et de pratiquer en Afrique une politique de libéralisation à l'égard de ses anciennes colonies. Cette libéralisation, dans une première phase, n'eut pratiquement d'effets que sur le plan politique et diplomatique. Les anciennes colonies africaines, converties en États indépendants, se trouvaient dotées du privilège de nouer librement des relations avec n'importe quel État dans le monde. Elles étaient cependant retenues dans l'orbite des intérêts français par leur insertion dans une zone [22] monétaire qui les dépouillait de toute initiative économique, par des accords dits de coopération très étroits, par l'aide liée, qui permettaient l'encadrement de la production agricole commerciale et de l'enseignement par des ressortissants français et livraient en priorité l'industrialisation aux capitaux français. De même qu'au temps de la colonisation, les investissements industriels restèrent très faibles ; de même, après les indépendances, le développement économique fut largement confiné à l'exploitation des matières premières agricoles et minérales. Par contre, le développement industriel et financier fut freiné avec persistance par la bourgeoisie française, qui craignait la concurrence d'une bourgeoisie autochtone. Par rapport aux ex-colonies britanniques, par exemple, le sous-développement des satellites français s'aggravait. Les anciennes colonies françaises demeuraient ainsi pratiquement à l'état de réserves pour l'impérialisme mondial. Aujourd'hui que croissent encore les capacités d'exploitation du grand capitalisme international, ces réserves doivent s'ouvrir plus largement à celui-ci. L'effet de cette pression des forces économiques considérables sur l'impérialisme relativement plus faible de la France se traduit par un renouveau des poussées revendicatives des États francophones. À l'indépendance politique, les gouvernements africains veulent ajouter l'indépendance économique, c'est-à-dire, dans leur perspective bureaucratique, la faculté de livrer leurs richesses aux plus offrants. La hausse des matières premières, en excitant la convoitise des acheteurs internationaux, place les gouvernements des États indépendants dans une position de marchandage international qui les engage à dénoncer les accords de coopération qui les liaient trop étroitement aux intérêts limités du capitalisme français.

C'est dans cette conjoncture que se déclarait la sécheresse, puis la famine de 1969, contre laquelle le gouvernement français et les gouvernements locaux se trouvaient démunis. De plus, cette conjoncture incitait les autorités françaises à en minimiser les effets, afin de ne pas être supplantées ou même évincées de ces pays par le biais de l'« aide » internationale.

[23]

Si la sécheresse est le résultat d'un accident climatique, il n'en est pas de même de la famine qui, pour une large part, est l'effet d'une politique agricole entreprise dans le cadre de la colonisation, puis de la coopération française. Si cette politique est aujourd'hui reconnue officiellement comme une « erreur [1] », elle fut néanmoins pendant un quart de siècle le moyen d'une surexploitation du travail paysan, qui a permis l'approvisionnement du marché international en matières premières à un prix très bas. Le revers de cette politique est d'avoir placé l'agriculture vivrière au bord de la ruine. La famine n'a fait que rendre cette crise évidente. Car, indépendamment de la sécheresse, la politique agricole appliquée à ces pays était déjà la cause d'une pénurie vivrière chronique qui conduisait tôt ou tard à une disette généralisée. Une transformation des conditions économiques et sociales de la production vivrière était déjà en 1969 une nécessité.

Ainsi la sécheresse intervient en un moment où les relations qui lient le capitalisme français à ses anciennes colonies sont en voie de dégradation et exigent d'être transformées. Il est prévisible que, dans ces conditions, la sécheresse et ses séquelles vont accélérer le processus de transformation de la domination du capitalisme étranger dans les pays sahéliens et contribuer à les placer dans une nouvelle dépendance.

La situation actuelle en Afrique sahélienne doit donc être considérée à la fois comme l'aboutissement d'une politique dite de développement dans cette région, en particulier relativement à l'agriculture vivrière, et comme le point d'articulation d'une transformation des modes de domination et d'exploitation des pays dépendants.

L'exploitation coloniale

Dès lors qu'après les conquêtes coloniales le partage [24] des colonies fut réglé par la Conférence de Berlin (1884-85), puis par la guerre de 14-18, s'installe en Afrique sahélienne, comme dans le reste de l'Afrique occidentale française, l'exploitation coloniale. Exploitation qui, disposant de relativement peu de moyens au regard de l'immensité des territoires occupés, s'appuie surtout sur la contrainte militaire, puis administrative. L'exploitation coloniale, c'est une forme d'exploitation destructrice, l'extraction brute des ressources en matières comme en hommes les plus immédiatement disponibles. Elle se manifeste dans les colonies françaises par l'embrigadement du travail. Les villages sont regroupés, déplacés le long des voies de communication ; les hommes adultes sont requis pour le travail forcé, envoyés sur des chantiers publics ou privés, sur des plantations appartenant à des sociétés concessionnaires, employés à construire les routes, les chemins de fer et les ports destinés à drainer hors de leur pays les produits qu'on attend d'eux. Ils sont de surcroît soumis aux corvées de portage ou d'entretien des pistes, de construction des lignes téléphoniques, etc. On impose à chaque village la culture, sur un champ collectif, des produits demandés en France, selon le principe de la « complémentarité économique ». Mais les prix de ces produits sont soumis à de telles fluctuations conjoncturelles que la rémunération en est presque nulle. La colonisation, c'est enfin et surtout l'impôt, d'abord exigé en nature, puis en argent, dont on ne mesure généralement pas la portée et les effets en matière de décomposition économique et sociale. En revanche, on n'apporte aucune amélioration aux conditions de la production agricole.

Pendant la première phase de la conquête, les militaires français, imbus de positivisme et de saint-simonisme, envisagent des projets grandioses de mise en valeur, dont ils auraient l'initiative et la gestion. L'attitude des militaires conquérants est d'abord assez hostile à l'égard des industriels et des commerçants qui viennent prospecter le pays. Au départ, ceux-ci sont d'ailleurs déçus par les conditions d'exploitation des ressources. Ils s'intéressent surtout au fait que « la main-d'œuvre est presque pour rien » et s'en remettent à l'administration — qui trouve là [25] une justification économique à son autorité — pour la lui livrer.

Le principal projet de développement entrepris dans la zone sahélo-soudanienne pendant la période coloniale fut l'Office du Niger, au Soudan [2]. Dès 1920 était née l'idée d'aménager les vallées du Sénégal et du Niger en terres à coton. Une première expérience était entreprise dans la région de Bamako en 1924 sur 7 500 ha. Malgré des résultats médiocres, l'Office du Niger fut créé en 1932, avec comme objectif l'aménagement (irrigation, planage) d'un million d'hectares dans le Macina. Ces travaux et la construction de plusieurs barrages, dont celui, plus important, de Markala sur le Niger, furent exécutés en application du décret du 6 juin 1926, qui autorisait, par la mobilisation militaire de la main-d'œuvre (c'était « la deuxième portion du contingent »), le recrutement, pour une durée de trois ans, de travailleurs sur les chantiers.

Faute d'investissements privés d'ampleur suffisante, le type de développement qui domine dans ces régions est donc largement autoritaire et inspiré par la discipline militaire : mobilisation quasi permanente d'une fraction de la population, organisation disciplinaire et collective du travail, déplacement et concentration des travailleurs. Dans le cas de l'Office du Niger, cette politique se poursuit, au-delà des travaux d'aménagement, par la déportation de « colons » [3] sur les terres nouvellement aménagées, colons dont le cadre social est le plus souvent réduit à la famille conjugale. Privés du milieu qui leur assurerait les possibilités d'un épanouissement social et villageois, privés aussi des moyens d'assurer leur sécurité et leur avenir par leur reproduction, les colons désertent l'Office, malgré les tentatives de les y maintenir de force, et se voient remplacés par d'autres colons tout aussi instables.

Ce qui caractérise donc l'exploitation du travail pendant cette période coloniale, c'est la tendance à extraire le travailleur de son milieu : tantôt il est [26] mobilisé pour des périodes de durées variables, tantôt il est déporté et réinstallé dans des conditions sociales nouvelles, mais souvent inadéquates. Ce faisant, la colonisation ne favorise pas la reproduction de la force de travail. Au contraire, elle applique à cette « ressource » la même politique qu'elle applique aux autres ressources naturelles, celle de l'exploitation destructive.

Soumises à ces contraintes qui entravent leur propre production et leur reproduction, les populations se révoltent, se cachent, émigrent lorsqu'elles le peuvent. Les conditions de la production domestique n'étant plus satisfaites, du fait de la mobilisation ou de la fuite des hommes, les rentrées de l'impôt se font de plus en plus difficiles [4].

Dans cette phase de l'exploitation, la circulation monétaire reste faible, car la force de travail est plus souvent réquisitionnée que rémunérée. Les travailleurs sont nourris pendant leur période de travail forcé grâce aux produits réquisitionnés auprès des paysans.

L'effet de l'ensemble de ces mesures est négatif. Dépeuplement, baisse de la production vivrière, appauvrissement général. Les méthodes de l'exploitation coloniale touchaient à leur terme.

L'exploitation néo-coloniale

L'impôt exigé en numéraire dès 1908, la monétarisation croissante de l'économie, la substitution des [27] produits industriels importés aux produits de l'artisanat local, le développement des transports payants par l'extension du réseau routier et ferroviaire et par la généralisation de l'emploi du camion (surtout à partir de 1924), le développement du commerce et de l'usure, toutes ces circonstances contribuent de plus en plus à faire entrer les cellules traditionnelles de production, c'est-à-dire les communautés domestiques, dans la circulation capitaliste. En introduisant ainsi les conditions de développement d'un marché intérieur, elles favorisaient la mise en place d'un mode d'exploitation plus efficace : l'exploitation néo-coloniale, fondée sur l'extraction d'une rente en travail à partir de la communauté familiale. L'exploitation coloniale, telle que nous venons de l'évoquer, avait en effet un défaut majeur : sa faible efficacité, qui tenait à ses effets destructeurs sur les cadres sociaux traditionnels. Elle n'envisageait l'exploitation de la force de travail qu'en écartant les travailleurs de leurs moyens de production et de reproduction et sans leur en assurer de nouveaux. L'exploitation néo-coloniale, mise en place après la Seconde Guerre mondiale et la suppression du travail forcé (en 1946), est fondée sur un autre principe, rarement explicite cependant : celui de l'utilisation des capacités productives et reproductives de la communauté domestique pour mettre à sa charge le coût de l'entretien et de la reproduction de la force de travail.

Dans la communauté domestique agricole d'auto-subsistance, le temps de travail consacré à la production de subsistances ne représente, pour un niveau donné de la productivité, qu'une fraction de la durée totale de l'année, alors que cette production suffit normalement à nourrir l'ensemble de la communauté pendant toute l'année. En d'autres termes, la communauté domestique produit à la fois un excédent de force de travail disponible pendant les saisons mortes, et les quantités de subsistances nécessaires à la croissance du groupe. L'excédent de force de travail représente une rente potentielle en travail. La communauté domestique peut donc être [28] à la base d'un mode d'exploitation, à condition toutefois que soient préservées les structures sociales qui sont la condition de sa production et de la formation de cette rente. Cette force de travail n'est en effet exploitable que si elle se reproduit régulièrement. Or, elle se reproduit dans le cadre de la communauté domestique, chaque producteur (donc sa force de travail) étant le produit social de l'ensemble de la communauté, comme en témoigne l'analyse des rapports de production et de circulation.

Dans cette perspective, il fallait donc livrer l'agriculture vivrière à l'économie domestique et vouer le paysan à l'autosubsistance, afin d'utiliser la communauté familiale comme cellule organisée capable de produire, par son activité vivrière, une force de travail applicable à la production d'une marchandise. De cette manière, la force de travail est censée se produire et se reproduire dans le cadre des rapports de production non capitalistes qui dominent la production des subsistances. En s'appliquant à la production d'une marchandise vendue sur le marché, une part de cette force de travail est transférée du secteur non capitaliste au secteur capitaliste. Son prix, dans la mesure où n'entrent dans la production vivrière ni capitaux achetés sur le marché capitaliste, ni travail salarié, peut être théoriquement nul : le paysan, en produisant sa propre consommation, se rémunère lui-même. Il est donc possible, par le truchement du produit commercialisable, d'exploiter une force de travail à un prix inférieur à ce que serait son coût si elle était produite et reproduite dans les conditions de la production capitaliste, c'est-à-dire si les agents du travail étaient nourris, eux et leurs enfants et dépendants, dans l'économie de marché et pris en charge par l'économie capitaliste. Pour que se réalise cette surexploitation, il suffit que la marchandise produite dans ces circonstances soit achetée à un prix juste assez élevé pour fournir au producteur, non l'équivalent du coût de production de sa marchandise, mais la quantité de numéraire dont il a besoin d'une part pour se libérer de l'impôt, d'autre part pour substituer aux produits qu'il ne fabrique plus ceux qu'il achètera sur le marché. On perçoit la contradiction de [29] ce mode d'exploitation. La reproduction de la force de travail dans de telles conditions suppose le maintien des rapports de production domestiques et s'oppose aux transformations qui, en changeant les rapports de production, diminuent la valeur de la rente. Ce mode d'exploitation s'oppose donc à l'introduction de capital dans l'agriculture vivrière familiale. Ce faisant, il entretient la basse productivité de cette agriculture. En revanche, en s'opposant à l'introduction des mécanismes de l'économie capitaliste, il s'oppose aussi à l'expropriation du paysannat, lui réservant de ce fait une base de repli sur l'agriculture vivrière lorsque les conditions de la production commerciale deviennent trop contraignantes. En d'autres termes, cette forme d'exploitation perpétue l'accumulation primitive et l'organise. Elle est la clé du prétendu conservatisme paysan.

Toutefois, cette situation est évidemment précaire, car la préservation de conditions de production non capitalistes suppose également qu'on freine l'accès aux revenus monétaires, afin de prévenir une spécialisation agricole qui, en rompant les liens organiques entre les cultures vivrières et commerciales, ferait disparaître la rente. A l'incitation de l'argent s'ajoute donc assez souvent la contrainte, pour persuader les paysans de produire pour le marché. C'est ce passage vers l'intégration capitaliste de l'économie coloniale qui est au cœur de la crise agricole.

Le déficit vivrier

Se basant donc sur le principe implicitement admis que la force de travail se reproduit d'elle-même dans les communautés agricoles préservées, la politique néo-coloniale encouragea, surtout à partir des années cinquante, la production familiale de denrées d'exportation. L'encadrement agricole, la vulgarisation, la fourniture de semences, de plants, d'engrais, l'organisation administrative de l'économie (coopératives, caisses de prévoyance, sociétés rurales, etc.), l'infrastructure commerciale et l'organisation du [30] marché furent consacrés presque exclusivement à la production pour l'exportation. Cette politique entraînait aussi une différenciation régionale croissante. Certaines zones étaient favorables aux cultures d'exportation, d'autres étaient trop éloignées des voies d'évacuation. Mais les unes et les autres étaient liées néanmoins, par le fait que le développement des cultures d'exportation, en généralisant l'échange monétaire, entraînait les zones les moins propices à la production marchande dans la monétarisation de l'économie. Celles-ci devaient donc trouver, elles aussi, un moyen d'accès au numéraire. On voit ainsi se dessiner de plus en plus clairement, d'une part, des régions où le numéraire provient de la vente d'un produit agricole ; d'autre part, des zones plus éloignées, formant un arrière-pays, où l'argent vient de la vente de la force de travail par les migrations.

Dans un cas comme dans l'autre, la décision initiale du paysan provient de la nécessité, que l'impôt rend absolue, de se procurer un numéraire dont l'émission est le strict monopole du secteur capitaliste colonial. A ce stade, l'argent n'a pas de prix. Aucun calcul n'intervient pour mesurer la productivité relative des activités domestiques par rapport aux activités rémunératrices — calcul rendu d'ailleurs encore plus difficile par le fait qu'il impliquerait la comparaison entre une valeur d'usage (la force de travail appliquée à la production de ses propres subsistances) et une valeur d'échange (l'argent recueilli par la vente d'une marchandise).

Si la communauté ne cultive que des produits vivriers, elle ne peut se procurer le numéraire que par la vente d'une partie de sa récolte. Lorsque le marché des produits vivriers est libre, cette vente se fait à des commerçants spéculateurs qui attendent la baisse pour acheter ou qui imposent des taux très bas aux paysans pressés par le fisc. Dans ces conditions, la faible capacité productive de l'agriculture vivrière, à laquelle le travail ne peut s'appliquer qu'une partie de l'année, peut difficilement satisfaire à la fois aux besoins alimentaires et aux besoins en numéraire. Lorsque la récolte n'est pas bonne, ou lorsque le paysan a des dépenses importantes à engager, il est amené à vendre à bas prix [31] plus que le surplus de la consommation, quitte à le racheter au prix fort au moment de la soudure. Ainsi s'amorce un processus d'endettement classique dont il ne peut sortir qu'en se ménageant une autre source de revenus.

Si les terres qu'occupe le paysan s'y prêtent et si l'encadrement et l'infrastructure économique le lui permettent, il s'engagera dans la culture d'une denrée commercialisable. Il est rare, dans ces conditions, qu'il n'y a pas chevauchement de certaines opérations culturales nécessaires à cette nouvelle culture avec celles des cultures vivrières, même lorsque leurs cycles saisonniers ne sont pas identiques. Inévitablement, l'une doit être partiellement sacrifiée à l'autre. L'emploi de main-d'œuvre saisonnière en période de pointe permettrait d'y pallier. Mais, dès que cette solution est adoptée, le producteur est entraîné dans des opérations plus onéreuses, qui exigent des avances de fonds et l'obligent à emprunter, donc à accroître encore l'importance relative de ses cultures rémunératrices. La cohésion du travail familial devient plus difficile à maintenir, car les jeunes adultes refusent d'être confinés dans l'agriculture vivrière non rémunératrice. Ils refusent aussi d'être salariés sur les terres de leurs aînés et d'être ainsi confondus avec des manœuvres étrangers. La solution est alors le départ vers la ville, à moins que l'aîné ne leur cède une terre sur laquelle ils pourront pratiquer une culture de rapport. Les terres et le travail tendent ainsi à être de plus en plus détournés vers les cultures d'exportation, aux dépens des cultures vivrières.

Si les terres qu'occupe le paysan ne se prêtent pas à la culture d'exportation, ou si l'évacuation des produits n'est pas organisée, la solution est, pour un ou plusieurs membres de la communauté, de vendre sa force de travail pendant la morte-saison. Les possibilités de gagner de l'argent sur place étant très limitées, cette solution implique l'émigration saisonnière. Cette forme d'émigration a l'avantage pour le paysan de lui permettre encore d'appliquer sa force de travail, pendant la saison des travaux agricoles, à la production vivrière. Les migrations saisonnières ont particulièrement touché le [32] Soudan avant l'indépendance, les navétanes quittant leurs terres à mil pour aller cultiver l'arachide pour les paysans du Sénégal. Cette forme de migration saisonnière se répandit, surtout en Haute-Volta, après l'indépendance : les Voltaïques composent 60% de la main-d'œuvre agricole dans les plantations de Côte-d'Ivoire. Il existe aussi des migrations entre régions mitoyennes, permises par le décalage saisonnier des cultures vivrières.

Cependant, à mesure que croît le nombre des migrants, il devient de plus en plus difficile pour chacun d'eux de trouver rapidement à s'employer. Le temps d'une saison ne suffit plus pour trouver un emploi et gagner ensuite les sommes escomptées. En outre, l'emploi dans l'agriculture d'exportation à faible productivité paie mal, car la productivité du travail y est à peine supérieure à celle des travaux d'artisanat réalisés avec des moyens de production du même ordre. Le principal avantage de la migration vers les régions d'agriculture commerciale vient donc de la relative proximité de ces dernières et de la possibilité d'y trouver le numéraire, ce que ne permet généralement pas l'artisanat local.

Il est logique que, dans ces conditions, l'émigrant cherche un emploi dans les secteurs où la productivité du travail est la plus élevée, c'est-à-dire dans des zones urbanisées ou métropolitaines plus éloignées. Mais ces emplois ne sont généralement pas saisonniers et exigent une absence plus longue. Les migrations du travail tendent ainsi à se faire de plus en plus lointaines et de plus en plus durables. Elles atteignent maintenant l'Europe, où le séjour habituel est actuellement de deux à quatre ans. Or, à partir du moment où le travailleur s'éloigne de sa communauté pour une période qui dépasse la saison morte, il y a un manque-à-produire croissant dans sa communauté d'origine. Les quantités de subsistances qui auraient été produites par le travailleur émigré ne sont pas l'équivalent de sa consommation dans le secteur d'emploi. Elles sont supérieures, car elles doivent contenir en outre la part destinée à l'entretien des improductifs de toutes sortes qui dépendent de sa communauté, en particulier celle des enfants qui sont voués à le remplacer [33] sur le marché du travail. Le premier effet de cette politique est donc de retirer de la production vivrière une partie de la force de travail et des terres qui y étaient affectées. Cet effet, certes, est partiellement compensé par une intensification du travail agricole vivrier, par la mise au travail de catégories qui en étaient écartées (les plus jeunes, les plus vieux, les femmes), par une extension des surfaces — cultivées de manière plus extensive —, par les migrations saisonnières entre régions mitoyennes subissant un décalage climatique, etc.

Le résultat net fut malgré tout l'aggravation d'un déficit vivrier — bien antérieurement aux sécheresses actuelles. Au Mali, de 1960 à 1972, le rendement du mil a baissé de 750 à 700 kg/ha ; celui du sorgho, de 1 000 à 800 kg/ha ; celui du riz de 1 000 à 900 kg/ha. Par contre, dans le secteur dit de traite, les rendements et les surfaces augmentent simultanément : pour la même période, les surfaces consacrées au coton passent de 26 000 à 90 000 ha, les rendements de 480 à 800 kg/ha. Le déficit vivrier s'est particulièrement fait sentir au Sénégal, dont les importations alimentaires représentent, depuis 1960, de 30 à 37% des importations totales.

Au déficit vivrier s'ajoutent les effets de la généralisation de l'économie monétaire et marchande qui contribuent à entraîner cultivateurs et migrants dans une recherche toujours croissante de numéraire. La plupart des habitants de la vallée du Sénégal, une zone d'émigration importante vers Dakar et la France, estiment que la monétarisation de l'économie s'est accélérée chez eux à partir des années soixante. Les échanges entre groupes complémentaires : agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, autrefois accomplis par le troc, se font désormais par le truchement de l'argent. Les produits de pêche et d'élevage trouvent en effet des débouchés dans les villes qui sont préférés aux anciennes relations. Le marché capitaliste s'impose ainsi comme intermédiaire entre ces populations voisines : lui seul est fournisseur de numéraire. Ce numéraire, qu'il fabrique lui-même, devient une marchandise dont la valeur, en raison de sa rareté, dépasse dans les zones rurales la valeur nominale. Le producteur se trouve ainsi de plus en plus dépendant [34] du marché et, ce faisant, de décisions économiques prises en dehors de lui. Il en est dépendant à un triple titre : à l'égard des prix de vente des subsistances qu'il ne produit plus ; à l'égard du prix d'achat de ce qu'il vend ; à l'égard du taux de change de la monnaie dans laquelle il est payé. Or, l'argent qu'il gagne, que ce soit comme revenu de ses ventes ou comme salaire, lui est fourni indépendamment des conditions économiques particulières à la région qu'il occupe : le prix des matières premières, le taux des salaires en Europe n'évoluent pas en concordance avec les fluctuations de la production vivrière dans son pays. A mesure donc que ses revenus s'éloignent de la production vivrière, le paysan doit s'assurer des rentrées en numéraire assez élevées pour faire face aux aléas économiques sur lesquels il n'a aucun contrôle. Cela est d'autant plus nécessaire que les réserves vivrières ont complètement, ou presque, disparu. Par la commercialisation et la spéculation des grains, les réserves domestiques ont diminué jusqu'à disparaître. Elles se reconstituent, partiellement seulement, et comme masse de manœuvre spéculative, entre les mains des commerçants dont les disponibilités monétaires permettent ce genre d'opérations aux dépens des paysans toujours démunis d'argent.

La crise de l'agriculture vivrière

Le déficit vivrier crée une situation économique nouvelle, à laquelle le mode d'exploitation que nous avons décrit n'est pas préparé, puisqu'il repose sur le principe de l'association des cultures vivrières et commerciales. À mesure que diminue la production vivrière et que les paysans sont contraints d'acheter sur le marché une part de leur nourriture, la rente en travail qui se réalise par l'auto-subsistance diminue en proportion. Les conditions de la surexploitation du travail sont moins favorables. Une dissociation complète des deux activités l'annulerait complètement. Or, la politique agricole néo-coloniale se refuse à considérer ce problème. Autant la production [35] et la commercialisation des denrées d'exportation est l'objet de l'intérêt des autorités, autant le marché intérieur des produits vivriers est en général négligé.

Un autre paradoxe de ce mode d'exploitation, c'est qu'il s'oppose à la division capitaliste du travail. Pour maintenir les conditions d'extorsion de la rente en travail, il faut prévenir la décomposition de la communauté domestique en refusant à ses membres les moyens de leur intégration dans l'économie capitaliste. Il faut donc, pour que la communauté domestique continue à produire, que sa production soit sous-payée pour prévenir l’accumulation ou simplement l'épargne individuelle ; il faut aussi que les travailleurs émigrés qui en sont issus ne reçoivent dans le secteur capitaliste qu'un salaire d'appoint qui les contraigne à recourir au travail de leur communauté d'origine pour leur entretien et leur sécurité.

Etant donné le volume du numéraire qui circule dans les campagnes, les besoins de l'épargne, c'est-à-dire le moyen pour les individus d'assurer la sécurité de leur vieillesse ou de la maladie, ne peuvent être résolus que par le recours à des formules associées aux structures sociales traditionnelles. Le refus du capitalisme de prendre en charge, par la mise en place d'un système efficace de sécurité sociale, les travailleurs qui produisent dans son secteur, les difficultés d'insertion dans le secteur capitaliste de l'épargne ou de la spéculation, la méfiance à l'égard des affairistes ou des commerçants retiennent donc les paysans dans le cadre de l'économie vivrière. Celle-ci reste le support des rapports sociaux et des structures domestiques qui seules jusqu'à présent leur offrent la sécurité dans un cadre ordonné et sur lequel ils conservent encore une relative maîtrise. Ainsi se perpétue la production vivrière, dans une relative indifférence aux conditions du marché vivrier, parce que cette production est le support d'un système social dont les fonctions vitales ne sont pas assurées par le secteur capitaliste.

Malgré la baisse de la production vivrière et l'importation croissante des produits céréaliers, il faut d'autre part, pour que se maintienne la production [36] de denrées commerciales, que les prix des subsistances soient maintenus assez bas. Si ces prix en effet atteignent un certain seuil, les paysans risquent de se replier sur la culture vivrière et d'abandonner le coton ou l'arachide. Cette situation s'est présentée au Sénégal lorsque le prix de l'arachide avait baissé exagérément — sans que baisse proportionnellement le prix des vivriers —, rendant comparativement la production vivrière plus avantageuse. Il faut alors importer et vendre des subsistances à un prix aussi bas que possible, soit par le fait que les céréales d'importation proviennent d'une agriculture à haut rendement, soit que leur vente soit subventionnée. Dans les deux cas, les bas prix agissent comme une subvention à l'agriculture commerciale, mais au détriment de la production vivrière locale, malgré des circonstances économiques qui devraient au contraire favoriser sa croissance.

Or l'importation de céréales est liée à une conjoncture mondiale créée par la politique agricole des États-Unis. Ses effets ont été d'aggraver la dépendance du Sénégal à l'égard du marché mondial en l'enfonçant davantage dans la crise agricole. La commercialisation des produits importés favorise en effet la constitution d'un marché intérieur des subsistances, tout en compromettant la régularité de son approvisionnement. Ces importations, ayant un caractère conjoncturel, ne peuvent se maintenir dans les conditions d'une production alimentaire mondiale de plus en plus compromise et qui se révèle incapable aujourd'hui de résoudre les problèmes de la famine.

Ainsi l'agriculture vivrière, parce qu'elle n'est pas incluse de façon organique dans le processus de production et de circulation du secteur capitaliste, parce qu'elle est le lieu d'une surexploitation du travail, parce qu'elle ne peut donc être aidée sans que disparaisse le bénéfice de cette surexploitation, l'agriculture vivrière est vouée, malgré son importance décisive dans le développement d'un pays, à une crise permanente et de plus en plus profonde. Elle se maintient et continue à contribuer aux approvisionnements des populations, malgré les mauvaises conditions de son développement, parce qu'elle reste [37] le support de structures sociales qui permettent la reproduction de la force de travail et qui assurent la sécurité sociale de la majorité de la population. Mais cette persistance est précaire, sa situation instable.

Pour que s'y substitue une agriculture vivrière à haut rendement, il faut que sa productivité atteigne d'emblée un tel niveau qu'elle soit capable de fournir, au coût des facteurs de production, ce que l'économie domestique était capable de produire au-dessous du coût de la force de travail par la surexploitation dont elle était l'objet. Or, l'introduction progressive des capitaux (machines, outillage, engrais, etc.) ou du salariat place les exploitations qui en font l'expérience en situation défavorable, à la fois par rapport aux communautés domestiques — qui continuent à vendre leur produit au-dessous de leur coût — et par rapport à la concurrence des produits importés provenant d'une agriculture à haute productivité ou subventionnés. En dehors d'une subvention ou d'une protection efficace contre les produits étrangers, l'agriculture vivrière ne peut donc se développer : il n'y a pas possibilité dans le système capitaliste d'une agriculture vivrière de transition entre la communauté domestique et l'agriculture fortement mécanisée, indépendamment d'une politique de soutien.

Les solutions capitalistes,
le super-colonialisme


Bien que la gravité de la situation actuelle provienne en grande partie de la politique agricole infligée à ces pays, bien que le problème majeur soit celui de la restauration des conditions de la production vivrière, il ne semble pas pourtant que ce problème soit celui qui recevra le plus immédiatement une solution.

Il s'avère déjà clairement que la situation actuelle sera bien plutôt l'occasion pour le capitalisme international de pénétrer plus massivement dans ces régions et d'installer de nouvelles formes d'exploitation.

[38]

Les solutions effectives envisagées par les bailleurs de fonds, celles qui apparaissent comme les plus susceptibles d'être réalisées — et non les projets platoniques des gouvernements ou des organisations internationales — ont pour objectifs premiers, plutôt que la restauration et l'amélioration des conditions de vie des populations sinistrées, l'utilisation des territoires qu'elles occupent à des fins de productions nouvelles pour l'exportation.

La famine leur offre à cet égard d'intéressantes perspectives.

Le dépeuplement partiel provoqué par la mort et l'exode de centaines de milliers de personnes ; l'expropriation de fait qui en résulte, outre celle de milliers de petits paysans ruinés par la famine, rend disponibles d'immenses territoires qui, dans la perspective actuelle d'une pénurie alimentaire mondiale, acquièrent une valeur nouvelle.

Dans une économie capitaliste, les paysans n'ont accès à la terre que s'ils fournissent, grâce à son exploitation, une marchandise sur le marché. À mesure donc que le capitalisme s'impose dans de nouvelles régions, l'économie de stricte auto-subsistance — qui ne produit que pour sa propre consommation — et l'économie domestique, dont le rendement est inférieur à la rente foncière, sont condamnées à l'expropriation.

Ce mouvement, déjà largement amorcé par la famine, tendra à se perpétuer à mesure que les terres encore occupées par les paysans deviendront de plus en plus rentables sur le marché foncier capitaliste. L'exode rural qui en résulte favorise en même temps la constitution d'un prolétariat plus nombreux, mais aussi plus dangereux.

En face de cet ensemble de circonstances — valorisation des terres du Sahel, nécessité de transformer les rapports d'exploitation, exode rural et menace croissante d'expropriation des paysans —, [39] on distingue trois attitudes, trois tendances à l'égard de l'avenir de ces pays : celle des gouvernements locaux, celle du gouvernement français, celle des grands intérêts capitalistes internationaux.

L'intérêt des gouvernements locaux est, bien évidemment, d'atténuer au maximum les effets sociaux et politiques du désastre (le gouvernement nigérien de Hamani Diori en a déjà été victime). Les plans qu'ils présentent sont d'inspiration technocratique. Ils se donnent comme objectifs la mise en place d'une infrastructure susceptible de restaurer les conditions écologiques de la production agricole et pastorale du Sahel et de prévenir les effets des prochaines sécheresses. La Conférence des présidents des États du Sahel, organisée à Ouagadougou en septembre 1973, esquisse un programme à long terme relatif à une politique de l'eau, de l'énergie, de l'environnement, une politique sanitaire pour le bétail et une politique de désenclavement par une extension des moyens de transport.

Ces projets n'ont jusqu'à présent reçu pratiquement aucun financement.

Le plan quinquennal du Mali, qui vient d'être publié, reprend en compte les projets de la Conférence de Ouagadougou qui le concernent directement. Sauf les programmes d'adduction d'eau de quelques villes, aucun n'a trouvé de financement.

Ainsi les propositions des gouvernements africains, quand bien même elles auraient le défaut de n'être pas très cohérentes, de n'être qu'un catalogue de projets mal reliés entre eux, n'apparaissent que comme une façade destinée à rassurer l'opinion et à laisser croire que des mesures désintéressées sont prêtes, mais restent sans portée réelle.

Les problèmes immédiats, pour les gouvernements des États sahéliens, se posent, plus généralement, à court terme : faire rentrer les devises nécessaires au fonctionnement des administrations, réduire le déficit de la balance des paiements, favoriser les productions agricoles alimentant le fisc, etc. Ces objectifs immédiats l'emportent en fait sur les [40] objectifs à long terme du développement et souvent compromettent ces derniers.

La part des investissements consacrée à l'agriculture vivrière et à l'élevage dans les plans comme dans les budgets est extrêmement faible et trahit le désintérêt profond des autorités à leur endroit.

Si ces projets n'ont pas un intérêt immédiat pour les gouvernements africains, ils n'apparaissent pas « rentables » aux bailleurs de fonds, c'est-à-dire aux États capitalistes, aux grosses sociétés, aux banques, aux organismes internationaux qui dépendent d'eux. Les projets d'hydrauliques décentralisés risquent en effet de restaurer les conditions de la production vivrière d'auto-subsistance, donc d'installer sur des terres, par ailleurs précieuses, une paysannerie improductive, selon les critères du profit ; les barrages risquent de libérer les États de leur dépendance énergétique, et même métallurgique ; le soin au bétail appartenant aux nomades permettrait de redonner vie à un élevage peu productif et occupant des surfaces considérables qui sont maintenant convoitées.

Certains milieux du capitalisme français envisageaient depuis quelques années déjà une nouvelle orientation économique de la Coopération. L'échec relatif de la politique agricole n'était pas seulement celui de l'agriculture vivrière, il était aussi un échec de la Coopération, car cette forme d'exploitation n'avait pas favorisé la formation d'une classe bourgeoise locale suffisamment forte pour faire contrepoids aussi bien à la bureaucratie d'État qu'au prolétariat en formation. La bureaucratie prenait ainsi une place excessive, tant sur le plan économique par l'accaparement d'une portion élevée du revenu national, que sur le plan politique en occupant seule, ou presque seule, le pouvoir. Deux inconvénients majeurs en résultaient : d'une part, le blocage de l'expansion du marché intérieur par sa restriction à une classe improductive et rapidement saturée ; d'autre part, l'instabilité politique et la possibilité grandissante pour les équipes gouvernementales, sans attaches organiques avec les intérêts capitalistes français, de s'allier aux impérialismes concurrents. La politique [41] néo-coloniale pratiquée jusqu'alors n'intéressait qu'un nombre limité de secteurs de l'économie française, le secteur commercial d'outre-mer et celui des industries traitantes. Par contre, certaines industries (l'industrie mécanique, par exemple, dont la situation dans le Marché commun n'est pas bonne) n'avaient qu'une part minime dans l'économie néo-coloniale. Enfin, la formation d'une main-d'œuvre bon marché et en nombre croissant, la mise en place d'une infrastructure d'accueil permettaient d'envisager l'exportation d'industries.

Cette orientation est liée à la volonté de favoriser la constitution d'une bourgeoisie locale qui serait associée à la mise en place d'un secteur industriel dit « de substitution ». Ce secteur serait censé réduire la dépendance économique des pays, eu égard aux produits finis d'importation. Indépendance illusoire toutefois, car l'industrie de transformation se place dans la dépendance des industries d'équipement, et ce d'autant plus étroitement que les utilisateurs de ces biens seront liés par des contrats d'entretien ou de financement à leurs fournisseurs. La classe sociale constituée autour de ces industries de substitution présenterait plusieurs avantages politiques. D'une part, elle serait plus étroitement liée au secteur de production français ; d'autre part, par son développement, elle pourrait infléchir les décisions gouvernementales et réduire les capacités de manœuvre et d'autonomie de la bureaucratie ; enfin, elle se situerait sur le « front du travail », en rapport direct avec le prolétariat qu'elle pourrait contenir au niveau des entreprises. Dernier avantage enfin, cette politique serait l'expression d'une « volonté de réduction des inégalités sociales », puisqu'elle aurait pour effet de réduire la part relative des revenus de la bureaucratie au profit de la bourgeoisie. Cette « réduction des inégalités », proclamée comme un des buts des prochaines aides françaises, n'ira sans doute pas plus loin. Ce plan n'envisage pas le développement des cultures vivrières, sinon par un ralentissement des cultures commerciales. La mise en œuvre de cette politique dépendra des rapports de force entre le capitalisme néo-colonial implanté depuis 1946 dans les États dépendants et la bourgeoisie industrielle [42] qui s'est restructurée en France, surtout depuis dix ans.

Si l'on observe maintenant les tendances concrètes qui façonneront peut-être l'avenir des pays du Sahel, une autre image transparaît, imposée déjà par les intérêts financiers les plus puissants.

Ces tendances réelles se constatent à travers la nature des investissements ou des projets ayant trouvé un financement et par l'examen des conventions passées relatives à la création d'entreprises nouvelles. Les uns et les autres portent surtout actuellement sur l'industrie alimentaire, destinée à l'approvisionnement des marchés européens, américains ou japonais, c'est-à-dire en priorité sur les ranchs d'élevage et les entreprises maraîchères. Les investisseurs capitalistes envisagent l'avenir des pays du Sahel autour de ces dernières activités. Leur rentabilité, encore mise en doute, semble acquise dans la perspective d'une pénurie mondiale de viande. Des expériences pilotes avaient déjà eu lieu avant la sécheresse au Niger, à Efrakane, où un ranch de plusieurs milliers d'hectares, employant quelques bergers peul salariés, alimente un troupeau permanent d'environ 6 000 têtes. Au Sénégal, le ranch Bertin, le ranch Filfili alimentent la consommation urbaine. Des prospections sont actuellement faites par observation aérienne des parcours de nomadisation pour repérer les terres les plus favorables à l'élevage industriel au Mali, au Niger, en Haute-Volta. Ce sont surtout de grosses sociétés multinationales qui s'intéressent à ce développement. Il en est de même pour la culture maraîchère agro-industrielle, représentée au Sénégal par la B.U.D., filiale multinationale d'une société californienne. La B.U.D. occupe actuellement 1 000 hectares ; elle envisage l'exploitation directe ou indirecte de 13 000 hectares d'ici 1980, dont 8 000 en exploitation directe et 5 000 en sous-traitance. Elle emploie actuellement 3 000 salariés en période de pointe. La production est destinée, à raison de 100 000 tonnes, à l'Europe et aux États-Unis. Or, ces investissements et les projets de la B.U.D.-Sénégal sont généralement cités comme faisant partie de la lutte [43] contre la famine [5]. Le Sénégal et la Haute-Volta n'ont cessé d'exporter des produits maraîchers sur l'Europe pendant toute la période de famine. Les études faites au Sénégal pour la constitution de fermes alimentées en eau par des forages de grande profondeur révèlent la volonté de poursuivre une politique d'exportation agricole, désormais aux mains de grandes sociétés.

La sécheresse, la famine et ses séquelles ont ainsi contribué à mettre à jour d'une façon brutale la dépendance des pays africains du Sahel. Dépendance d'abord à l'égard d'une politique agricole inspirée, encadrée par des puissances étrangères, qui a conduit leur agriculture vivrière à la crise et compromis leur capacité de subvenir à leurs besoins de base. Les implications de cette situation sont considérables. En premier lieu, les chances d'un décollage économique sont pratiquement anéanties, car ce décollage devait s'appuyer pendant une première phase sur la mobilisation de la paysannerie traditionnelle, de ses surplus en produits et surtout en force de travail comme moyens primaires de l'accumulation. Or, cette mobilisation, cette accumulation, s'est faite certes, mais au profit des puissances impérialistes qui laissent derrière elles une agriculture exsangue, incapable désormais de remplir cette fonction. Au contraire, la dépendance économique s'est aggravée. Elle repose sur un déficit en produits de subsistance, c'est-à-dire en produits absolument essentiels à la survie. Recevoir l'aide des pays développés, et surtout la mériter par une attitude politique conforme aux intérêts de ces pays, est désormais une question de vie ou de mort. Les pays dépendants, dans leur actuelle détresse, n'ont plus de possibilité de marchandage. Ils n'ont plus que le choix entre diverses formes de domination impérialiste. Ils peuvent certes aligner des projets, des programmes, des plans, ils dépendent entièrement du bon vouloir des bailleurs de fonds. Ils ne peuvent qu'accepter les financements qui leur sont proposés, financements conçus de telle [44] sorte que, non seulement l'essentiel des profits retourne aux investisseurs, mais encore que la dépendance économique et politique à leur égard est accrue et s'entretient d'elle-même.

Il est donc vraisemblable qu'à mesure que se resserre et s'organise la dépendance économique, on accorde une autonomie politique en apparence plus grande. Le capitalisme français n'est plus capable à lui seul de tirer profit de ces nouvelles possibilités d'exploitation. Il ne possède pas les ressources financières suffisantes ni ne dispose de secteurs correspondant au nouveau développement agro-industriel. Sous l'effet de la concurrence internationale grandissante, les pays du Sahel devront s'ouvrir plus largement et plus « librement » à d'autres investisseurs, c'est-à-dire se dégager des contraintes politiques que leur impose encore l'impérialisme français : zone monétaire, accords bilatéraux, aidée liée, etc. Une fraction du capitalisme français ne s'opposera pas à cette tendance — dans la mesure où certains secteurs industriels lui seront réservés — dont le développement serait susceptible de consolider une classe bourgeoise locale qui lui serait liée.

Il reste toutefois que, si des mesures importantes ne sont pas prises immédiatement au niveau de l'agriculture vivrière et si la pénurie actuelle des céréales sur le plan mondial persiste, la situation actuelle de famine ne sera pas résolue par le seul retour des pluies. Elle redeviendra, en pire, ce qu'elle était, c'est-à-dire une situation de disette chronique. Des populations entières sont ainsi délibérément vouées à l'expropriation par la mort, par la liquidation physique, et leur assassinat sera mis au compte des calamités naturelles.

Alors peut-être s'imposeront aux Africains conscients les solutions qui remédieront à la crise : le refus de l'aide, une politique protectionniste, et surtout la prise en main, par les populations elles-mêmes, organisées pour lutter contre leurs exploiteurs de toute origine, des ressources de leurs pays et des moyens de les mettre en œuvre à leur profit, afin de lever enfin cette dépendance séculaire qui est l'instrument premier de leur misère.



[1] Guérir la misère du monde, brochure du ministère des Finances sur l'aide française au développement, p. 83.

[2] L'actuelle République du Mali.

[3] « Colons » d'origine africaine, souvent Mossi.

[4] Les archives rapportent quelques-unes des tortures infligées par des administrateurs zélés aux paysans pour les obliger à payer l'impôt : parfois le village entier, hommes, femmes et enfants, était retenu dans une mare avec de l'eau jusqu'au cou jusqu'à ce que tout l'argent ait été recueilli ; ou bien hommes et femmes, jeunes et vieux étaient contraints de porter sur leur tête, posée sur un anneau au bord coupant, une lourde pierre et de tourner en rond jusqu'à épuisement. Parfois on obligeait les hommes à traverser des buissons de ronces pour les promener ensuite, sanglants, dans les autres villages, à titre d'exemple.

[5] Cf. la dépêche A.F.P. du 14 avril 1974.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 15 mai 2021 15:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref