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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent CARROUÉ, “Les syndicats européens face aux nouveaux défis structuraux de la mondialisation.” In ouvrage sous la direction de Yves Bélanger et Robert Comeau, La CSN. 75 ans d’action syndicale et sociale, pp. 255-267. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1998, 335 pp. [M. Bélanger nous a accordé le 22 mai 2005 l’autorisation de diffuser en libre accès libre à tous l’ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[255]

La CSN. 75 ans d’action syndicale et sociale

QUATRIÈME PARTIE
Les enjeux actuels

“Les syndicats européens
face aux nouveaux défis structuraux
de la mondialisation.”

Laurent CARROUÉ

D’entrée de jeu, je souligne qu’il est bien difficile de présenter en si peu de lignes quelques éléments d’analyse sur le mouvement syndical en Europe occidentale et les problèmes qu’il rencontre face à la mondialisation.

J’organiserai donc mon intervention autour de trois grands thèmes : les caractéristiques du mouvement syndical européen, les mutations socio-économiques et structurelles actuelles, la question de la modernité du syndicalisme dans le monde actuel.

Vous me permettrez cependant, en introduction, de présenter quelques remarques préliminaires.

Introduction

Premièrement, il me semble fondamental de rappeler que les pays industrialisés occidentaux n’ont jamais été aussi riches. On peut même affirmer qu’ils regorgent d’argent et de capitaux.

Ainsi, entre 1975 et 1995, le PIB de + 2,1 % en France augmente de + 70 % alors que la population se stabilise. Si l’actuel taux de croissance annuel continue entre 1995 et 2030, ce PIB doublera en volume.

Si jusqu’en 2040 la productivité horaire de chaque salarié croît au même rythme qu’entre 1992 et 1994, cela signifie que 1,7 salarié produira alors autant de richesses que 4 salariés de 1995. Ce mouvement est d’importance dans le débat sur les primes de retraites, qui seraient menacées, dit-on, par le déclin démographique. Ce processus pose toute la question du temps libre théoriquement disponible et la question centrale d’un nécessaire renouvellement du rapport - qualitatif et quantitatif - au travail et à la société. Avec une question centrale : temps libre pour la culture et l’épanouissement pour tous ou chômage et exclusion pour certains ; surtravail pour les autres (voir en Corée et au Japon la mort par épuisement des salariés ou Karachi) ?

[256]

Enfin, cette accumulation de richesses reste scandaleusement inégale à l’échelle mondiale : 20 % de la population mondiale dispose théoriquement de 80% des richesses mondiales.

Deuxièmement, il me semble nécessaire de présenter une autre approche : le système n’a jamais aussi bien fonctionné.

Les riches sont toujours plus riches. Ce sont des gens dynamiques et plein d’avenir. Selon le Rapport sur le développement mondial de l’ONU, les 138 premiers milliardaires disposent d’un patrimoine équivalent - je cite de mémoire - à celui dont disposent les 40 millions d’habitants les plus pauvres de la planète. L’objectif de ce petit groupe en l’an 2000 - voilà un véritable défi - pourrait être de dépasser le patrimoine du milliard d’individus les plus pauvres.

Mais ceci n’est pas si facile que cela. On s’en aperçoit avec les problèmes, multiples et croissants, que rencontrent les hommes politiques dominants (comme J. Chirac, E. Kohl, J. Major). Prendre aux pauvres pour donner aux riches devient de plus en plus difficile, depuis quelques années, après une décennie et demie d’euphorie complète. C’est devenu un travail ingrat : seule madame M. Thatcher a été décorée par la Reine, et donc anoblie, pour service rendu alors que les autres frisent des sommets d’impopularité.

De plus, les moyens employés sont loin d’être toujours reluisants. Mais il est vrai que « l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Comme le montre en permanence l’actualité en Europe ou en Amérique du Nord, plus les licenciements augmentent, plus la Bourse flambe. En France, entre 1975 et 1995, le nombre de chômeurs s’est multiplié par 5 et les exclus par 10.

À ce propos, il convient de rétablir l’honneur d’un groupe fort injustement désigné à la vindicte populaire par un intellectuel européen de la fin du XIXe siècle. L’expression « l’homme est un loup pour l’homme » est profondément injuste pour les loups, qui sont bien plus « humains » que les humains eux-mêmes.

Troisièmement, nous entrons à grands pas dans un système « totalisant » - voire totalitaire - qui « valorise » - donc transforme en marchandise - non seulement la force de travail, mais aussi absolument tout ce qui sert à la reproduction et à la socialisation de la force de travail et - en définitive - à la vie elle-même. Les espaces de liberté ou d’autonomie qui échappent à un tel processus se « réduisent comme peau de chagrin ». Nous sommes conviés - pauvres victimes consentantes - massivement au « Grand Bal Masqué des Rapaces » où la production de monstruosités stupéfiantes s’accélère, comme en témoignent en Europe la « crise de la vache folle » ou la question des manipulations génétiques du vivant, plantes ou animaux.

[257]

Derrière ce « clonage » apparaissent des menaces qui touchent au patrimoine vivant de l’homme. Depuis l’apparition de l’arme nucléaire, aucun phénomène aussi potentiellement autodestructeur de la race humaine n’a été développé. Doit-on crier vive l’archaïsme face à la barbarie ?

Tout ceci m’amène, quatrièmement, à vous proposer de réfléchir au concept de crise. Ce concept de « crise » pour analyser les réalités économiques et sociales actuelles n’est-il pas contre-productif ? Ne risque-il pas de paralyser la réflexion et l’action dans la mesure où les problèmes ne proviendraient pas du système lui-même mais seulement de certains excès, dérèglements ou dysfonctionnements, éventuellement à corriger.

Il me semble utile de souligner la très grande cohérence de ce dispositif qui se développe selon des logiques et grâce à des acteurs tout à fait identifiables, à travers des rapports sociaux marqués de l’empreinte de la domination et de l’exploitation. La dualité, l’inégalité, l’exclusion, la ségrégation, le chômage de masse, la précarité, les petits boulots, etc. : tout ceci ne constitue pas un accident conjoncturel, mais est le fruit direct d’adaptations structurelles du système.

Nous voyons depuis plusieurs décennies, progressivement mais de plus en plus brutalement, se déployer un nouveau système de normalité essentiellement basé sur la dérégulation et la déréglementation de toutes les principales structures sociales et économiques. D’où, parfois, la difficulté d’établir des limites précises entre action politique et syndicale.

Dans ce cadre, et par rapport à certaines réflexions entendues ici ou là, il me semble que la question de la production, de la répartition et de l’affectation des richesses reste d’une brûlante actualité.

Déjà, dans la Rome impériale, les propriétaires se plaignaient du prix des esclaves.

Dans Le Travailleur du 11 mai 1922, on rapporte que le coût de fabrication d’une chemise, à New York, était de 2 piastres, alors que le prix de la main-d’œuvre n’était que de 0,30$, soit 15 %.

Dans l’industrie de l’automobile française, le coût de la main-d’œuvre dans le prix d’une automobile hors-taxe recule de 24% à 12% entre 1980 et 1995. Mais pour le P.D.G. de Renault, c’est toujours trop cher, comme l’illustre la fermeture programmée de Vilvorde. Personne ne se demande - curieusement - quels autres postes représentent 88 % du prix. On touche ici à la limite de l’ajustement par les salaires. Les vrais surcoûts et gâchis sont ailleurs, à moins de demander aux gens de payer pour travailler.

Alors que se développe « l’économie de casino », en France plus de la moitié de l’investissement productif est consacré à la croissance externe, des [258] centaines de milliards sont gaspillés dans les spéculations boursières ou immobilières. Sans doute sera-t-il un jour nécessaire de poser la question suivante : coût du travail ou coût du profit ?

Enfin, cinquièmement, vous excuserez, en terminant, cet aveu brutal : je ne comprends toujours pas pourquoi ce colloque est organisé, entre autres, par le département de Sciences politiques de l’UQAM et non par le département de Sciences religieuses et de la Psychologie.

Car en toile de fond de ce colloque s’identifie une réalité inavouable : nous restons dans un monde profondément religieux avec ses papes, ses évêques et ses cardinaux, ses temples, ses codes, ses rites, ses clercs, ses gourous. Le tout dirigé par un Dieu omnipotent et omni présent : l’argent. Avec cette prière : « Au nom du Dollar, du Down Jones et de la rentabilité - ainsi soit-il ». Cette religion a ses terres de mission comme en Albanie où elle envoie St-Berisha et ses pyramides financières. Mais ces conversions ne sont pas sans risque tant cette nouvelle religion cannibale et anthropophage produit certains rejets.

Dans ce cadre général, l’étude de la CSN me semble bien choisie dans la mesure où - en fait - on étudie un groupe hérétique qui fait opposition à cette religion dominante. Que faire contre les hérétiques, sinon mener une croisade obstinée et permanente. Certains s’y emploient allègrement.

Les caractéristiques du mouvement syndical européen

Un mouvement syndical très diversifié

Le paysage syndical européen est une véritable mosaïque du fait de la juxtaposition de situations nationales très contrastées. Ainsi, il existe plus de 33 grandes centrales dans les neuf principaux pays. Leur genèse, leur développement et leurs modes d’organisation sont sensiblement divergents. Ils sont forgés par les rapports sociaux (culture d’affrontement ou de compromis avec les groupes dirigeants), les spécificités de chaque formation sociale, la nature et la qualité des systèmes productifs, les rapports idéologiques et géopolitiques internes et externes.

Né au XIXe siècle, le mouvement syndical est pluriel, d’ancienneté et de force variable : traditions anarcho-syndicalistes en France et en Espagne, traditions communistes en France et en Italie, traditions sociales-démocrates au Royaume-Uni, en Allemagne, en Belgique et en Scandinavie, traditions chrétiennes en Belgique, en France ou en Allemagne. La Guerre froide et la coupure de l’Europe en deux camps marquent en profondeur le panorama français, italien ou allemand alors que les dictatures fascistes portugaises, grecques ou espagnoles puis les processus de démocratisation des années 1970 à 1981 impriment leurs marques. La bipolarisation - partis sociaux-démocrates et conservateurs ou libéraux - de la structure de certains États et la conception [259] particulière des rapports entre partis politiques et syndicats (« courroie de transmission ») marquent aussi les formes belges, allemandes ou Scandinaves.

Ces traditions jouent aussi un rôle majeur dans les taux de syndicalisation du fait du rôle dévolu aux syndicats. Ainsi, en Belgique, les syndicats distribuent des prestations de l'assurance-chômage, en Italie, l’accès aux prestations-retraites. Dans d’autres pays, ils exercent un contrôle sur l’embauche ou les licenciements, sur l’accès à la formation et à la promotion.

Rappelons pour mémoire qu’au Royaume-Uni, le Parti travailliste est né d’une initiative syndicale (Trades Unions qui créent en 1900 un Comité de représentation parlementaire, qui se transforme en 1910 en Labour Party), afin de faire porter au plan politique et de faire reconnaître au Parlement certaines revendications sociales d’origine syndicale. Les syndicats disposent ainsi de droits de vote individuels ou collectifs lors des Congrès travaillistes. Fortement déstabilisés par des années de thatchérisme, les syndicats anglais doivent renégocier leurs liens historiques avec la Parti travailliste. Le syndicalisme allemand (1880), étroitement soumis au parti social-démocrate, s’inscrit dans un véritable partage des tâches, politiques pour le SPD, sociales et revendicatives pour les syndicats. Ce modèle inspirera de nombreux pays européens. Retouchée sensiblement en 1949, cette liaison reste réelle.

Des difficultés relatives

Cependant, tous, à des degrés divers, sont confrontés à des difficultés communes. Une situation syndicale ambiguë prévaut. On constate, en effet, une progression des effectifs syndiqués de + 8 % entre 1970 et 1989, soit un gain de 3 millions (de 35,83 millions à 38,87 millions) de membres qui ne doit pas masquer un taux de syndicalisation en recul sensible de 37 à 33,7 % (-3 points). Des tendances nationales marquées apparaissent avec un net recul en France, en Autriche et au Royaume-Uni, une relative stagnation en Allemagne ou en Italie et une croissance générale en Europe du Nord.

Ces difficultés sont de plusieurs ordres.

*   Difficultés d’élargissement de la base syndicale. Globalement, alors que les bastions syndicaux traditionnels sont affaiblis par les restructurations industrielles (métallurgie, automobile, chimie, mines, textile), on relève un difficile développement de la syndicalisation dans les secteurs économiques dynamiques et créateurs d’emplois (services, banque et finance, commerce) et dans les catégories sociales non ouvrières en croissance (employés, ITC). Paradoxalement, jamais le potentiel de syndicalisation n’a été aussi vaste, car on constate une extension généralisée du salariat (80% de population active), alors que l’éclatement et la parcellisation des situations et des statuts des salariés rendent urgentes des luttes unies et conjointes sur des axes mobilisateurs.

[260]

Ces difficultés se retrouvent parfois dans la répartition géographique intra-nationale. Ainsi, en Allemagne, si les bastions régionaux traditionnels demeurent (Sarre : 48%, Rhénanie du Nord Westphalie : 38 %), le Grand Sud dynamique, porté par les hautes technologies reste une « terre de mission », avec 23,7 % de syndiqués, alors que les Nouveaux Länder s’effondrent du fait d’un chômage massif.

*   Une partie des actifs potentiels échappent aux syndicats. Du fait des profondes mutations du monde du travail, trois phénomènes nouveaux et de grande ampleur apparaissent. Premièrement, comme nous l’avons souligné, un fort développement du salariat face à l’effondrement des petits patrons de l’industrie, du commerce et de l’artisanat. Deuxièmement, la croissance des PME et de ce que l’on appelle au Québec le travail autonome se traduit par un éclatement technique et social. Une partie du tissu socio-économique se parcellise. Face aux grandes entreprises, la sous-syndicalisation dans les PME et dans ce secteur du travail autonome reste un phénomène structurel majeur, alors que les droits du travail y sont souvent bafoués, voire inexistants. Enfin, troisièmement, l’explosion du chômage, des préretraites et de la précarité d’emploi (50 à 75 % des embauches en contrat à durée déterminée) fait qu’une partie importante des actifs potentiels restent hors du champ syndical. Pour répondre à ces nouveaux enjeux, ceux-ci participent - parfois - à la constitution d’organisations de chômeurs. En Italie, les adhérents non actifs sont passés de 28 % des effectifs syndiqués en 1981 à 42% en 1990 (retraités et chômeurs).

*   Enfin, les organisations européennes sont, elles aussi, confrontées à ce qu’on a appelé la « prise de risque ». On ne peut faire l’impasse sur une répression massive et systématique des organisations syndicales, cependant variable selon les traditions et les rapports de force nationaux, et sur le déploiement de stratégies systématiques de « pédagogie de l’échec », dont le plus beau symbole est la stratégie de provocation de madame M. Thatcher face aux mineurs. Ainsi, en France, des dizaines de milliers de syndicalistes et délégués syndicaux de base sont licenciés en priorité afin de démanteler les organisations et les luttes.

De nouveaux défis

Les syndicats sont donc confrontés à de nouveaux défis qui exigent une modification de leurs comportements, de leurs pratiques et de leurs structures. Trois axes se dégagent.

*   L’accompagnement des mutations sociologiques. La révolution informationnelle modifie en profondeur les composantes sociologiques du monde ouvrier, et plus largement du salariat, en raison du développement de nouvelles catégories d’emploi (ingénieurs, techniciens, [261] cadres), de l’élévation des qualifications et du niveau de formation initiale, de la féminisation croissante, et du rôle accru des services.

*   Répondre et riposter aux stratégies d’intégration du patronat. Au plan culturel et idéologique, le patronat a développé une efficace stratégie d’intégration de ces nouveaux salariés à ses propres objectifs durant plus de 15 ans : participation au capital, cercles de qualité, individualisation des salaires au mérite, primes de productivité... Jusqu’ici efficace, ce processus est en difficulté du fait des licenciements et des restructurations. Chez les salariés jusqu’ici « protégés » (cadres, ingénieurs), le sentiment d’insécurité grandit et certaines désillusions commencent à apparaître.

Tout ceci exige des syndicats des analyses et des choix stratégiques clairs. Le besoin de stratégies alternatives face à ce qui est souvent présenté comme fatal et incontournable est aussi nécessaire. On voit en particulier se développer dans certains pays, comme cela se fait aussi au Québec, des interventions remettant en cause la gestion des entreprises. C’est vrai, par exemple, dans le cadre de la tentative de reconversion des industries militaires (voir par exemple l’article de Marc Laviolette pour le Québec).

*   La démocratie et la participation. Toutes ces mutations obligent la modification en profondeur de la vie et de la pratique syndicale du fait de l’émergence de nouvelles attentes. Le besoin de débattre, de s’informer et de confronter des idées explose. La question de la « participation intelligente » des salariés se pose avec acuité, loin des « slogans presse-bouton », alors que la démocratie et la transparence sont des exigences nouvelles. Se pose la question du renforcement qualitatif de la pratique syndicale, qui doit concevoir le salarié comme un acteur majeur qui ne répond plus automatiquement à un ordre ou une convocation.

Trois axes apparaissent essentiels : démocratie et pluralisme, décentralisation des centres de décision, autonomie et responsabilisation.

Face à certaines inerties, la sanction est sans appel : pertes d’autorité et d’influence des syndicats, reculs électoraux, création de coordinations en France ou d’organisations syndicales de base (Cobaz : 20% des effectifs) en Italie, éclatement de fédérations et création de nouveaux syndicats plus dynamiques (en France, SUD de la CFDT ou FSU de la FEN).

Des mutations socioéconomiques structurelles
de grande ampleur


Comme nous l’avons constaté, le monde du travail et les organisations syndicales sont confrontés à des mutations socioéconomiques de grande ampleur. Il nous semble donc nécessaire d’identifier certains facteurs et certains processus essentiels.

[262]

Profondes mutations du système productif

Dans les grands pays développés, on assiste à une profonde mutation du système productif avec l’explosion de la révolution informationnelle, l’intellectualisation croissante du travail, le développement des fonctions abstraites au détriment des productions concrètes dans la sphère productive, la croissance d’un vaste système productif dans lequel les services péri-productif, en amont et en aval, jouent un rôle majeur...

Profondes mutations du rapport au travail

Le tout débouche sur de profondes mutations des rapports au travail qui posent une série de questions : pourquoi produire, comment, avec qui et où ? Si, globalement, la révolution scientifique et technique ouvre des espaces nouveaux sans cesse renouvelés, son utilisation et sa gestion par les firmes à la recherche du profit immédiat n’ont jamais été aussi sélectives et socialement inefficaces, voire menaçantes, comme en témoignent la crise de la « vache folle », les plantes transgénétiques ou le clonage d’êtres vivants. Fondamentalement, face à ces dérives, se pose le problème du rapport entre citoyenneté et salariat. Il devient impérieux de réarticuler ces deux faces d’une même médaille afin de faire reculer une conception ségrégative et mutilante du travail.

Globalisation et mondialisation.
Les ambiguïtés du concept et des réalités


À propos de la mondialisation, il me semble nécessaire de souligner l’ambiguïté du concept et les dérives que son utilisation sans contrôle peut entraîner. Pour ce faire, il convient de souligner trois faits essentiels.

Premièrement, malgré ses aspects parfois spectaculaires, la mondialisation est beaucoup moins avancée qu’on ne le prétend. Elle sert surtout à justifier localement l’injustifiable au nom de contraintes extérieures pourtant revendiquées par les pouvoirs politiques et économiques.

Il existe environ 40 000 firmes multinationales, mais elles ne réalisent que 8 % du PNB mondial avec environ 30 millions de salariés à l’extérieur de leurs bases nationales. Le stock mondial d’investissements à l’étranger se monte à 2 600 milliards $. Il est géographiquement assez limité tant en ce qui concerne les pôles de contrôle (Europe : 50%, USA : 25,3 %, Japon : 10%) que les pôles d’accueil (Europe occidentale : 41,5 % en 1995, Amérique du Nord : 26 % et l’Asie du sud-est : 13 %). Y compris pour les grands États et les grandes multinationales, la qualité et la maîtrise de leurs bases nationales et régionales restent non seulement fondamentales mais stratégiques pour l’efficacité de leur internationalisation. Même si les multinationales contrôlent les 2/3 des flux commerciaux mondiaux.

[263]

Si, historiquement, les groupes miniers et pétroliers furent les premiers à s’internationaliser, ils furent imités dans les années 1960 par les industries. Mais ces dernières sont rapidement rattrapées par les entreprises de services, en particulier financières, puisque le secteur des services représente 57 % des investissements internationaux entre 1985 et 1995 (télécommunications, médias, distribution, hôtellerie, immobilier).

Deuxièmement, la libéralisation financière est le fruit de décisions politiques largement réversibles. Il convient de souligner que la bulle financière capte des masses de capitaux de plus en plus considérables au détriment des productions matérielles et intellectuelles réelles, agricoles ou manufacturées. Elle constitue aujourd’hui, pour les États et les nations, un facteur majeur de déséquilibre et d’instabilité politique, économique et sociale avec, en particulier, la spéculation sur les monnaies (+ 1 200 milliards $ par jour) et sur la dette des États. En 1995, les fonds de pension s’élevaient à 8 000 milliards $ et leurs flux transfrontaliers à 892 milliards $ par an. Ils explosèrent en passant de 5 000 milliards $ en 1990 à 8 200 en 1995 et 12 600 milliards en 2000, soit une hausse de ce stock de capital de + 157 % en dix ans.

L’expansion des marchés financiers est due au décloisonnement des frontières, à la libéralisation des marchés domestiques, à la multiplication des conventions fiscales les favorisant et à l’émergence d’investisseurs publics et privés. Ce processus s’inscrit dans une série de décisions d’essence fondamentalement politique, comprenant l’abandon - pour des raisons idéologiques - des pouvoirs régaliens des États dont ceux-ci s’étaient dotés dès le Haut Moyen-Age. Le plus stupéfiant réside dans le fait que ce processus extrêmement récent à l’échelle historique et économique apparaît aujourd’hui intrinsèque, inévitable et fatal. D’où cette abdication généralisée devant ce qui est parfois présenté comme les « lois du marché », véritables Tables de la Loi du monde contemporain.

Comme le souligne l’actualité, ce secteur est en pleine mutation. L’OCDE prépare un traité baptisé « Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) » qui consacrerait l’abandon complet des souverainetés économiques des États (suppression de toutes barrières légales et réglementaires, circulation des capitaux sans contrôle, abolition des politiques nationales d’investissement...) alors qu’un débat fait son apparition au sein même des grands organismes internationaux (FMI, Banque mondiale) sur la nécessité de contrôler un phénomène déstabilisateur. On reparle ainsi d’une possible taxation des flux financiers spéculatifs internationaux (cf. taxe Robin, du nom du Prix Nobel d’économie qui la proposa). Un taux de 0,25% permettrait de dégager 290 milliards $ par an.

Troisièmement, loin d’entraîner l’effacement de l’État-nation, la mondialisation lui redonne un rôle clé. En effet, dans le système ultra-libéral, un paradoxe apparent se développe : il faut à la fois « moins d’État et plus d’État ». [264] Afin de développer les marges de manœuvre du dispositif socioéconomique dans lequel est ancré chaque multinationale face aux marchés (fourniture de main-d’œuvre qualifiée, d’universités, de recherche, d’infrastructures, de capitaux, de technologies, de marchés protégés...). Afin de gérer les tensions et les conflits internes et externes. Comme le souligne le Forum de Davos de 1997, il s’exprime même chez une partie des acteurs dominants une profonde inquiétude quant à la perte possible de « gouvernabilité » des tensions et des crises engendrées par la mondialisation. La désintégration sociale aux États-Unis ou au Royaume-Uni devient si dysfonctionnelle que ses effets dissolvants posent des questions de plus en plus aiguës aux entreprises elles-mêmes (la campagne de B. Clinton contre les armes à feu en est un exemple).

De la modernité du mouvement syndical

Des mouvements protestataires grandissants

Face aux remises en cause de plus en plus brutales, on constate en Europe l’émergence quasi-généralisée d’un mouvement social contestataire des choix ultra-libéraux (France, Allemagne, Belgique, Italie, Espagne). Cette montée du mécontentement s’accompagne d’une crise politique souvent sévère et d’un divorce croissant entre les élites dirigeantes - économiques et politiques - et la masse de la population. En Asie, la Corée du Sud (décembre 1996-janvier 1997) témoigne aussi des difficultés structurelles des Dragons alors que le mouvement de Séoul rejette une déréglementation sociale poussée à l’extrême au nom de l’internationalisation des firmes locales, les Chaebols.

On peut constater l’apparition d’un phénomène novateur : la meilleure compréhension des intérêts convergents des salariés des pays concernés. Symbolique est à cet égard le conflit Renault/Vilvorde, du nom de cette usine que le groupe automobile français veut fermer en Belgique, qui déclenche la première « euro-grève » au sein d’un même groupe et la première manifestation européenne à Bruxelles.

La question de la relégitimation
des revendications syndicales à l’échelle nationale :
progrès social et économique sont interdépendants


Plus globalement, de nouvelles potentialités de développement syndical apparaissent du fait de la possible convergence entre la défense des intérêts matériels du monde du travail, la défense d’une certaine conception des rapports sociaux comme bien commun national et la défense du patrimoine humain et naturel mondial. Le concept de « développement social » est novateur face au maldéveloppement du tout-économique libéral. Face aux effets dissolvants de la crise, la relégitimation syndicale s’inscrit dans la réaffirmation plus générale de la vitalité de la société civile.

[265]

D’abord, rarement revendications syndicales et revendications citoyennes n’ont autant convergé. La promotion de la défense des intérêts collectifs des salariés est en adéquation avec les intérêts sociétaux les plus larges.

Le refus de la loi de la jungle au travail et à l’entreprise contribue à réhabiliter une approche intégrée de la société du fait du rôle nodal du travail dans nos structures sociales. L’individualisme cynique, l’égoïsme forcené ou la précarité, vantés et promus par l’idéologie ultra-libérale des années 1980, produisent des citoyennetés atrophiées. À l’exigence politique - prise ici dans son acceptation la plus large de vie de la Cité - d’une société intégrée, définie comme un réseau d’individus responsables et solidaires, répond le concept de « développement social » face au mal-développement du tout-économique libéral.

Ensuite, le refus de la précarité généralisée et systématique au travail renvoie au droit de chaque personne à une maîtrise minimale de son destin dans un cadre individuel et collectif. La promotion de sociétés stables favorise une intégration sociale sûre et juste - efficace socialement et économiquement - qui doit être prioritaire face aux logiques économiques.

Cette réalité permet d’engager un processus de relégitimation politique (au sens large de la vie de la Cité), idéologique et sociale de l’action syndicale. Réside ici un facteur de modernité du syndicalisme. Car la défense d’intérêts matériels immédiats peut s’inscrire aussi dans un projet collectif d’ensemble à fort contenu éthique : quel environnement et quelle société léguer à nos enfants ?

La question de la relégitimation des revendications syndicales à l’échelle mondiale

Ceci est encore plus net à l’échelle internationale. La convergence d’intérêt - défendre l’individu, la société et la nature face aux logiques des entreprises prédatrices - permet le dépassement des égoïsmes individuels ou des petits collectifs et incite à la défense d’intérêts beaucoup plus larges : se battre dans les pays développés du nord pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, des droits nouveaux, c’est aussi défendre et promouvoir les droits au développement des pays du sud, refuser la domination de critères uniquement économétriques et financiers, refuser le travail des enfants, le pillage des ressources naturelles non renouvelables, l’utilisation de la misère des pays du sud ou du nord comme source d’une concurrence des hommes... Dans ce cadre général, on peut même parler d’un véritable devoir de résistance.

La question de l’adéquation entre développement économique et social se retrouve de plus en plus au cœur des travaux des organisations de l’ONU ou les Sommets mondiaux pour le développement (Copenhague, mars 1995). Pour l’ONU, pensons au sommet de l’enfance (1990), à celui sur l’environnement et

[266]

le développement (Rio, 1992), sur les droits de l’homme (1993), à la Conférence du Caire sur la population et le développement (1994) ou au Sommet mondial pour le développement social (1995). Le sommet de Copenhague, dans son huitième engagement, invite ainsi à l’intégration de trois objectifs dans les plans d’ajustement structurels : éliminer la pauvreté, créer des emplois productifs et réduire le chômage, promouvoir l’intégration sociale.

Des perspectives nouvelles d’actions coordonnées

On assiste aussi à de nouvelles tentatives d’actions coordonnées des différents mouvements syndicaux à l’échelle internationale, en particulier européens. Si les difficultés restent considérables et ces tentatives balbutiantes, elles semblent cependant favorables. Face à la mondialisation, on assiste à une prise de conscience progressive du fait que les salariés, où qu’ils soient, ont des intérêts communs face aux « plans d’ajustement structurel » ou aux « plans de convergence ». Le syndicalisme européen a un besoin évident de développer de nouvelles stratégies, à la fois européennes et internationales. Ceci se traduit par différentes opérations :

*   Rencontres ponctuelles. Ainsi les syndicats français prennent contact avec les syndicats coréens lors de l’affaire Thomson-Daewoo en automne 1996, puis manifestent leur soutien au mouvement social coréen en janvier 1997. Les syndicalistes français apportent leur soutien aux grévistes belges lors du conflit Renault-Vilvorde.

*   Renouveau des relations syndicales internationales. Ce changement de l’état d’esprit - cette « ouverture au monde » - renvoie du même coup les organisations syndicales à leurs responsabilités internationales. Vient ainsi à l’ordre du jour un besoin de dialogue autour de solutions comme le « plein emploi solidaire ». Tout ceci pose la question du besoin d’un véritable renouveau des relations syndicales internationales.

*   Élargissement significatif des droits d’intervention des salariés. Si en Europe, on assiste depuis plusieurs années à la mise en place de comités de groupes européens, il convient de poser la question de l’élargissement géographique de ces nouvelles possibilités afin d’imposer aux firmes multinationales des structures d’information, de représentation et de débat réellement mondiales afin d’élargir le droit de négociation internationale des organisations représentatives des salariés.

*   Recherche et définition de droits nouveaux pour les salariés du monde. Les négociations du GATT, puis de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) permettent enfin de poser la question d’une réglementation sociale internationale du travail, de la création éventuelle d’une juridiction internationale du travail et de la promotion de normes légales minimales.

[267]

Tout ceci est, enfin, inséparable de l’affirmation d’un nouvel ordre économique international plus juste et équitable, articulé au concept de développement durable.

Annexe


Source : Revue Mouvement Social, n° 162, janvier-mars 1993.

Laurent Carroué

Laurent Carroué est actuellement professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et à Paris VIII (Saint-Denis). Il est membre de l’institut d’études européennes et de la formation doctorale géopolitique. Il travaille sur la mondialisation des systèmes productifs et leur incidence sur les sociétés. Collaborateur au Monde diplomatique, il a publié Allemagne, état d'alerte aux éditions l’Harmattan en 1994, Le Maghreb, proche et Moyen-Orient aux éditions Nathan en 1996 et L’Allemagne en carton aux éditions Ellipses en 1997.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 15 juin 2024 18:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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