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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Ethnopsychiatrie en Bretagne. Nouvelles études. (2011)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Philippe Carrer, Ethnopsychiatrie en Bretagne. Nouvelles études. Coop Breizh, Bretagne, 2011, 286 pp.. [Autorisation accordée par Mme Ghislaine Carrer, ayant droit de l'oeuvre de son défun époux, le Dr Philippe Carrer, accordée le 21 novembre 2023 de diffuser l'ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Ethnopsychiatrie en Bretagne.
Nouvelles études
.

Avant-propos

Pourquoi une ethnopsychiatrie en Bretagne ?


Les textes présentés aux lectrices et lecteurs dans cet ouvrage sont de nouvelles études qui font suite à celles qui se trouvaient dans mon Matriarcat psychologique des Bretons de 1983, et dans L’Envers du décor de 1999. Ces précédents écrits étaient nourris de ma pratique psychiatrique professionnelle, enrichie de rencontres et travaux de la Société bretonne d'ethnopsychiatrie que j'avais fondée et présidée dans les années 1980 et de la section « anthropologie médicale » de l'institut culturel de Bretagne/Skol uhel ar Vro, section dont j'ai été le responsable au cours des mêmes années. Les difficultés de toutes sortes à animer un courant ethnopsychiatrique dans une Bretagne sous contrôle m'avaient conduit à faire une pause au cours de laquelle j'ai pu mener à bien plusieurs essais biographiques et historiques. Cependant, la persistance en Bretagne de problèmes psychiatriques préoccupants, dont la presse se fait régulièrement l'écho et qui m'ont paru tout aussi liés à la socioculture que ceux dont j'avais parlé précédemment, m'a poussé à reprendre le fil de mes réflexions ethnopsychiatriques et à poursuivre et compléter mes travaux dans ce domaine. La tendance actuelle en psychiatrie est au tout génétique et psychopharmacologique, [8] ce qui est la mouture contemporaine de la psychiatrie traditionnelle organiciste hostile à l'idée même d'une psychogenèse et d'une sociogenèse possibles des troubles mentaux, et sceptique au sujet de l'efficacité des psychothérapies et sociothérapies.

La psychanalyse, qui avait eu du mal à s'implanter en France, est, par un mouvement pendulaire après des moments fastes, à nouveau en défaveur. Pourtant, il serait bien étrange que le psychisme et le comportement des humains échappent aux influences, sollicitations, contraintes et agressions de leur environnement psychologique, social, culturel et même politique. C'est pourquoi, dans cet ouvrage, la pathologie psychique la plus actuelle, notamment dans sa dimension régionale comparée, reçoit encore l'éclairage indispensable, me semble-t-il, qu'apporte le contexte socioculturel y compris dans son déroulement historique, tel que nous le révèlent les historiens mais aussi les romanciers et littérateurs. C'est ainsi qu'un roman d'Henri Pollès, Sophie de Tréguier, figure ici et fait l'objet d'une étude à propos de pathologie psychosomatique, et les Mémoires d'un paysan bas-breton, de Jean-Marie Déguignet, d'une autre, à propos de paranoïa.

Les études épidémiologiques comparées conduisent à s'interroger au sujet des facteurs socioculturels et politiques déstabilisants qui retentissent négativement sur la santé mentale des populations, et aussi de ceux qui ont ou pourraient avoir, au contraire, un effet bienfaisant. Déjà pendant la révolution américaine que nous appelons la guerre d'indépendance, le docteur Benjamin Rush notait que des guérisons s'observaient chez des femmes qui présentaient des troubles psychiques avant le conflit et s'étaient rangées sous la bannière des patriotes, tandis que des troubles identiques survenaient à la même époque dans les rangs des loyalistes envers la couronne [9] britannique (observations publiées en 1794 [1]). Plus tard (1812), Benjamin Rush signalait que des pathologies (Tory rot et protection fever) étaient survenues, lors de la guerre d'indépendance, chez ceux, sympathisants de l'un ou l'autre camp, qui n'avaient pas osé participer aux événements, tandis qu'à l'inverse ceux qui y avaient pris une part active y avaient échappé [2].

Le professeur Henry B. M. Murphy concluait en 1982 son magistral traité de « psychiatrie comparative » en rappelant que les traditions nationales et les politiques pouvaient avoir des conséquences favorables ou clairement défavorables sur la santé mentale (d'où l'intérêt de la psychiatrie comparative) et qu'il appartenait à la société au sens large de combattre la position de ceux qui refusent d'admettre cette évidence.

Cet homme discret, qui dirigeait le département de psychiatrie à l'université McGill à Montréal, ce savant aujourd'hui disparu qui, sauf erreur, n'avait pas aventuré sa discipline dans l'arène politique, en entrouvrait néanmoins la porte pour inviter « la société en général » à se saisir des problèmes de la santé mentale. Dès lors que la société s'en saisit, le problème devient politique et le psychiatre, préoccupé de santé mentale par vocation, peut être tenté de participer au débat et de l'enrichir éventuellement de son expérience. Mais le sujet est sensible. Les traditions peuvent concerner le statut de la femme ou certaines coutumes cruelles à son égard.

 [10]

C'est pourquoi les remettre en cause heurtera les mentalités. La politique peut être celle qui régit la fabrication, le commerce, l'usage de l'alcool ou des drogues, si bien que l'orienter dans certaines directions fâchera sans doute de puissants intérêts. Toutefois, à moins de rétrécir abusivement l'éventail des questions à débattre, il faut entendre « politique » au sens large. Il y avait la politique des tsars à l'égard des minorités juives. Le médecin psychiatre juif d'Odessa Léon Pinsker [3] observait les dégâts psychiques chez ses coreligionnaires terrorisés par les pogroms à répétition et souffrant par ailleurs de quotidiennes humiliations. Il estimait que les plus malades étaient les bourreaux et qu'à ce problème psychiatrique il fallait un remède politique ; il exposa ses thèses dans un livre qui eut un immense retentissement, Autoémancipation, et prit la tête de Hibbat Zion (amour de Lion), mouvement qui précéda l'organisation sioniste de Théodore Herzl. Plus récemment, le psychanalyste Rudolphe M. Loewenstein, en 1952, dans sa Psychanalyse de l'antisémitisme, étendait son étude aux pathologies provoquées par la haine antisémite.

Il y avait les politiques coloniales au temps des colonies, et il y a la politique de l'émigration et celle des banlieues au temps présent des émigrés et de leurs enfants.

Le docteur Franz Fanon, psychiatre martiniquais qui était en poste à Blida, en Algérie, publiait en 1952 [11] Peau noire, masques blancs [4] (dont un chapitre s'intitulait « Le nègre et la psychopathologie »), avant de s'impliquer dans la révolution algérienne et de passer de l'exercice médical au combat politique.

À propos des populations émigrées, le psychiatre Bechir Kheder, dans un article paru en 1979 et intitulé « Essai sur le concept de structure paranoïaque chez le Maghrébin transplanté », livrait, sur le sujet, des aperçus qui, vingt-sept ans plus tard, gardent tout leur intérêt.

Plus nuancé que Fanon, qui attribuait l'agressivité du colonisé au seul système colonial dans sa totalité politico-économico-sociale, Kheder soulignait la nécessité de reconnaître que la personnalité des êtres humains s'élabore et se constitue par d'incessants échanges dialectiques avec son milieu. D'où la nécessaire prise en compte des traditions sociologiques, religieuses et culturelles des transplantés, en l'occurrence maghrébins.

Il notait chez ceux-ci la présence d'une constellation affective faite d'identification au père, du culte du héros, de la force et du pouvoir, avec valorisation de la virilité associée au mépris de la femme, à la jalousie masculine et à une fréquente homosexualité. Ces éléments traditionnels conjugués avec les faits d'acculturation, tels que l'ignorance et le mépris entretenus de la langue arabe, contribuaient à produire des personnalités à la susceptibilité ombrageuse, avec un narcissisme pointilleux, un moi trop sensible, une émotivité mal régulée.

Le Maghrébin, selon Kheder, dès qu'il s'imagine qu'un défi à sa valeur lui est lancé, se dresse agressivement de façon très irrationnelle. Ce que les Espagnols appellent punto de honor est pour lui le bountou.

[12]

Ce code d'honneur, la peur de l'humiliation, la blessure coloniale non cicatrisée ravivée par la divergence entre la culture d'origine et celle d'accueil, ainsi que par les idées préconçues et les préjugés — il faudrait peut-être dire aujourd'hui les généralisations abusives —, débouchent sur « la haine, les sentiments d'exclusion et d'exploitation et ceux d'insécurité, d'hostilité, de méfiance, de danger ». C'est ce que Kheder désigne sous le nom de « vécu paranoïde ». Il dit aussi que l'agressivité est mieux maîtrisée dans les classes bourgeoises que dans les classes populaires.

L'engagement du psychiatre en tant que tel dans les luttes politiques peut ne pas être sans risques. Pendant la période d'ébullition sociale qui, en Argentine, avait précédé le coup d'État militaire en 1976, de jeunes psychiatres s'étaient fortement engagés auprès des forces populaires en faveur d'une psychiatrie plus sociale. Ils ont payé le prix de leur militantisme lors de la répression qui a suivi.

Participer au débat breton en tant que psychiatre présente des difficultés d'un autre ordre. Elles tiennent pour l'essentiel au refus français d'identifier au sein de la République (en métropole) des populations différenciées et des territoires autonomes, ce qu'admettent, par exemple, l'Espagne et la Grande-Bretagne. Actuellement, la République dénonce le communautarisme, ce concentré d'ethnique et de religieux auquel elle est doublement allergique, mais elle n'aime pas davantage l'innocent fédéralisme. La revendication bretonne, susceptible d'associer l'ethnique (une ethnicité devenue discrète) et le territorial, lui est tout aussi insupportable. Partant, la République construit une histoire de France qui gomme autant qu'il est possible tout ce qui vient contrarier son idéologie ; elle ignore l'histoire de la Bretagne et elle ignore sa langue. Elle déconstruit le territoire breton en l'amputant de la Loire-Atlantique.

[13]

Les habitants de ce pays sont conditionnés à cet environnement culturel soutenu par un appareil administratif imposant et omniprésent. Dans ces conditions, leur proposer une lecture ethnopsychiatrique de la pathologie mentale en Bretagne, tout au moins de certaines formes de celle-ci, peut paraître une gageure. Cependant je n'ai pas cru devoir m'interdire de présenter ce qui, une nouvelle fois, m'est apparu comme une évidence.

[14]


[1] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, Dobson, Philadelphia, 1794. Le docteur B. Rush (1745-1813), membre du congrès continental et signataire de la déclaration d’indépendance, fut un des pères fondateurs des États-Unis. Professeur de médecine à l’Université de Pennsylvanie, il est considéré comme le père de la psychiatrie américaine, humaniste et adversaire de l’esclavage et de la peine de mort.

[2] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, upon Diseases of the Mind, Kimber & Richardson, Philadelphie, 1812.

[3] Né en Pologne, le docteur Léon Pinsker (1821-1891) fut un des premiers Juifs admis à l’université d’Odessa, où il fit ses études de médecine. Partisan de l’intégration des Juifs, il changea radicalement d’opinion après les grands pogroms russes de 1881. Son livre Autoémancipation. Appel à ses frères de race par un juif russe, publié en allemand, sans nom d’auteur, devint la bible de Hibbat Zion. Il estimait que la haine des Juifs, ou judéophobie, était une maladie mentale incurable.

[4] Le docteur Frantz Fanon (1925-1961) est né à Fort-de-France. Médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, il fut expulsé d’Algérie en 1957 et se réfugia à Tunis. Il est mort aux États-Unis où il était allé soigner une leucémie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 décembre 2023 9:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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