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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’enfant breton et ses images parentales. Études ethno-psychiatriques. (1986)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Philippe Carrer, Didier Houzel,  Gwenaël Le Bechennec, Nicole Meyer-Vray, Claude Vedeilhie  et Patricia Viollette, L’enfant breton et ses images parentales. Études ethno-psychiatriques. Préface de Gérard Mendel. Coop Breizh, Bretagne, 1986, 168 pp. Collection “Anthropologie médicale.”. [Autorisation accordée par Mme Ghislaine Carrer, ayant droit de l'oeuvre de son défun époux, le Dr Philippe Carrer, accordée le 21 novembre 2023 de diffuser l'ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

L’enfant breton et ses images parentales.
Études ethno-psychiatriques
.

Préface


« Tu fais là, dit-il, une étrange description, et tes prisonniers sont étranges !
C’est à nous qu’ils sont pareils ! répartis-je. »
La République, Platon

Ce livre présente à la réflexion un fait rien moins qu’énigmatique. En Bretagne, l’image de la mère pour l’enfant de 10 à 11 ans est davantage valorisée que dans d’autres régions de France, et l’image du père apparait comme relativement marquée d'un manque.

On ne saurait assez remercier le docteur Philippe Carrer, et les personnes qui travaillent avec lui, d’avoir solidement établi la réalité de ce fait singulier. Depuis une dizaine d’années maintenant, le docteur Carrer étudie avec rigueur et finesse, sous des perspectives variées, culturelles en particulier, le matricentrisme psychologique des Bretons, pour lequel il a inventé le terme de « matriarcat psychologique » [1].

Un tel fait établi, et le livre apporte à ce sujet des éléments non contestables, reste ensuite à l’expliquer, à le comprendre. D’où vient ainsi la place privilégiée accordée à la mère dans la constellation psychique des Bretons ? L’interprétation que propose le docteur Carrer (et à laquelle j’adhère) s’appuie sur certains de mes livres [2]. Je voudrais donc montrer l’importance des enjeux de la recherche du docteur Carrer, mais, aussi, j’aimerais essayer d’apporter une contribution personnelle à [6] cette investigation en abordant le problème très général que pose l’existence dans l’Inconscient d’une image double de la Mère [3]. Car, en effet, en Bretagne, de quelle image s’agit-il quand on parle d’une image (prévalente) de la Mère : de l’image de la Mère archaïque, correspondant à la première période de la vie de l’enfant, ou de celle de la Mère œdipienne, classiquement entre trois et cinq ans ?

Les enjeux ? Ils ne sont pas minces. C’est toute la question de savoir si l’inconscient découvert par Freud (un « conquistador » selon ses termes), si le continent inconscient tel qu’il l’a décrit pour son époque est ou bien n’est pas un invariant anthropologique valable en tous temps et en tous lieux. Un jour, il faudra bien reprendre, sous un autre éclairage et avec des données complémentaires, la vieille controverse des années 20 qui opposa Malinowski et Jones à propos du caractère universel ou non du complexe d’Œdipe. Oui, l’inconscient et le complexe d’Œdipe sont-ils des invariants ; ou bien des éléments basaux de l’inconscient — les imagos (parentales) et les fantasmes inconscients — sont-ils différemment travaillés de l’extérieur quand les sociétés et les cultures sont elles-mêmes différentes ?... Le complexe d’Œdipe est-il l’édifice immuable décrit par Freud — immuable dès les débuts de l’humanité, moment où il aurait été produit tel quel et pour toujours — ou bien les pierres qui le composent (des pierres impalpables : les imagos, les fantasmes) sont-elles douées d’une plasticité qui soumet l’édifice lui-même à leurs variations ? Mais, alors, en ce cas, comment pourrait-on comprendre, à partir de ces matériaux internes et de ces facteurs externes, le processus de production des contenus de l’inconscient ? Car, nous allons le voir, c’est bien le problème d’une telle production que le mythe freudien du Meurtre du Père permet d’éviter en l’éloignant, en le reléguant, [7] dans un passé mythique.

Tel est, en dernier ressort l’enjeu d’études comme celles du docteur Carrer. Des études qui ne se limitent pas à l’examen de cas individuels, mais entendent avoir accès — et la chose n’est jamais facile, et je sais bien que nombre de psychanalystes la récuseront — à l’imaginaire inconscient commun aux hommes et aux femmes d’une certaine culture, d'une certaine société.

Bien entendu, tout psychanalyste a eu à connaître sur son divan des analysants masculins chez lesquels l’image inconsciente de la mère l’emportait sur celle du père. Il sait, alors, d’entrée de jeu, que, dans ce cas, des problèmes d’identification n’ont pas manqué d’exister dans le passé de cet individu et vont inévitablement reparaître ; des problèmes qui concernent l’identification au père... Mais le psychanalyste clinicien sait également que, au-delà même de la problématique des identifications, c’est souvent un mode particulier (pré-œdipien, prégénital) de relation du Moi à ses imagos (et corrélativement aux objets externes) qui se manifestera dans le transfert : une relation peu ou insuffisamment distanciée et délimitée, pouvant même aller à certains moments jusqu’à la fusion identifica- toire ; une relation marquée par la mise en jeu de mécanismes psychiques précoces.

Mais comment comprendre et que comprendre quand il ne s’agit pas d’un individu particulier et extrêmement minoritaire dans sa société, mais du commun des mortels d’une société ? A-t-on ou non, en ce cas, changé de « registre » ? Ce que dans le cas du simple particulier (avec ses particularités), l’on nommerait un dysfonctionnement continue-t-il de l’être quand il s’agit de la moyenne d’une population, perspective que pourrait autoriser, apparemment, l’association en Bretagne d’un alcoolisme particulièrement sévère et d’une constellation imagoîque inusuelle ? Pour ma part, je pense qu’un tel amalgame serait fallacieux et trompeur, et que l’on a véritablement changé de « registre ». Mais une telle appréciation oblige nécessairement [8] alors à prendre en compte la socio-culture ambiante, ce que rien dans la théorie psychanalytique ne permet.

Là est la difficulté d’une démarche non-orthodoxe : rester à l’intérieur de la théorie freudienne, mais y introduire le paramètre socio-culturel. Et tant est dure cette double contrainte que les psychanalystes qui se sont lancés dans l’aventure — Reich et Fromm sont les deux exemples les plus célèbres — ont généralement fini par sortir (et complètement) du cercle de fer de la théorie psychanalytique.

Qu’enseigne donc l’orthodoxie à propos des imagos et du complexe d’Œdipe ? Eh bien, pour reprendre en l’inversant la fameuse formule sartrienne, chez Freud « l’essence précède l’existence ». Remontons bien plus avant, au premier des philosophes idéalistes : le rapprochement est en effet saisissant entre les imagos et les fantasmes inconscients concernant le Père et la Mère chez Freud, et ce que sont les Idées telles que Platon les présente dans le mythe de la Caverne [4]. Nous aussi, tels les prisonniers enchaînés de la caverne souterraine, des liens nous enserrent, qui sont les mécanismes de défense du Moi ; ces liens nous interdisent de regarder derrière nous vers l’inconscient refoulé, nous protégeant ainsi d’une lumière trop vive qui, aveuglant les yeux de la raison, nous mènerait à la folie. Ainsi étroitement maintenus par ces liens et ainsi regardant vers le fond de la caverne, nous ne sommes capables, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire dans l’analyse, que de péniblement déchiffrer et au travers de nombre de difficultés le reflet porté des ombres parentales inconscientes sur la paroi devant nous, une paroi qui n’est pas sans évoquer l’analyste lui-même — drap blanc, toile vierge, — écran vide, nombreuses ont été les images à son propos — sur lequel nous « transférons », nous projetons, nos inaccessibles imagos. La conception freudienne du complexe d’Œdipe est aussi belle, aussi forte que la [9] conception platonicienne (et idéaliste) des Idées. De même que pour Platon les Idées sont la réalité ultime, tout-de-même chez Freud un Père autrefois mis à mort par ses fils — on a reconnu Totem et Tabou — est l’ultime réalité qui hante à jamais l’inconscient humain. Non seulement nous répétons, la vie durant, et sans le savoir, notre enfance, mais cette enfance familiale elle-même ne fait que reproduire sans grande variation la culpabilité et l’angoisse de castration venues des temps originels de la « horde primitive ».

Si on ne saisissait pas quels sont les enjeux en cause, elle deviendrait alors véritablement incompréhensible ! obstination de Freud — esprit scientifique et même scientiste — à s’accrocher, contre la Biologie de son temps, à la thèse lamarckienne déjà dépassée de l’hérédité des caractères acquis. Il faut que Lamarck ait raison, sinon — ah, sinon, alors tout devient terriblement mouvant — et Freud-conquistador aurait non pas découvert une immobile Amérique, mais réalisé (ce qui ne serait déjà pas rien !) la première des navigations parmi des îles aux positions changeantes et aux contours variables. Il faut choisir : l’Amérique ou bien le sextant et la boussole. Il faut choisir : une nature humaine fixe et invariable qui serait celle du complexe d’Œdipe de la Vienne de la fin du XIXe siècle et un Inconscient invariant, ou bien seulement le sextant et la boussole qui permettent de faire le point parmi des paysages mobiles et changeants. Il faut choisir. Et les psychanalystes d’aujourd’hui devant des analysants qui ne ressemblent plus guère à ceux décrits par Freud savent ce qu’il peut en coûter de naviguer à l’estime, quand les cartes sont devenues trompeuses et qu’ils ne se reconnaissent pas le droit de les tenir à jour. Ainsi que l’exprimait dans un Colloque récent, avec une amère franchise, un éminent psychanalyste : « J’ignore si mes collègues comprennent grand chose à ce qui se dit aujourd’hui sur les divans ; pour ma part je n’y comprends goutte ! » Si une telle franchise n’est pas davantage répandue, c’est peut-être [10] seulement que les analystes ne voient pas à quoi elle servirait, sur quoi elle déboucherait. Car si l’on abandonne la thèse freudienne fixiste, on ne peut plus se contenter de points de repère seulement à l’intérieur du huis clos psychanalytique : il faut les chercher, ces repères, en dehors de ce huis clos. Et sortir du cercle devenu magique de la seule Psychanalyse, replacer ce cercle parmi les autres cercles de la connaissance, articuler ce cercle à d’autres cercles ; à cela, les psychanalystes se refusent encore. J’écrivais plus haut que ceux qui tentèrent l’aventure s’y perdirent. Peut-être, aussi, dérivèrent-ils à ce point qu’en raison d’un isolement trop absolu. Car, dans cette quête, combien furent-ils depuis les débuts de la Psychanalyse, les navigateurs solitaires ? Avec les doigts des deux mains on en ferait vite le compte. Et encore certains d’entre eux se limitèrent-ils à la navigation côtière.

Prenons la mer.

Et c’est des deux côtés qu’il faut que nous regardions également, de droite et de gauche. Ici, d’un côté, c’est la matière biologique de l’espèce, sa neuro-physiologie particulière. Là, de l’autre côté, ce sont les œuvres de l’homme et de la femme en société. À la rencontre de ces deux grands courants se forment, différents pour chaque époque et pour chaque civilisation, les rêves et les pensées, l’Inconscient et la Conscience, le plus profond et l’apparent, le Fantasme et l’Acte.

La grande particularité neuro-physiologique de l’espèce humaine serait une maturation en deux phases : la première correspond à l’absolu du Fantasme, qui intéresse tous les sens et tous les appareils sensoriels ; la seconde phase, retardée par rapport à ce qui se passe chez l’animal, voit se développer l’Acte et le pouvoir relatif qu’il donne sur l’environnement.

Les sociétés et leurs cultures interviennent de multiples manières à l’intérieur même de ces deux phases. Et, certes, ce n’est pas le monde de l’extériorité qui est constitutif du monde de l’intériorité : ne paraissent recevables ni la vieille théorie [11] positiviste du « reflet », ni le culturalisme qui en est comme la version moderne, ni même le subtil et savant modèle normatif de Devereux et son anathème jeté sur le Fantasme. Les matériaux de base de l’espèce sont, avec une légitimité et un rang strictement égaux, le fantasme et l’acte. Etant entendu que ce que nous dénommons habituellement fantasme (dans ses apparitions toujours surprenantes à l’intérieur de la vie mentale consciente, apparitions que Proust a si lucidement dépeintes) n’est que l’ombre portée sur la caverne dont parle Platon : la source, la vraie vie du fantasme sont ailleurs, dans l’Inconscient.

Qu’en est-il, alors, des imagos parentales ?

Dans toutes les socio-cultures, la première phase du développement de l’enfant (nommons-là archaïque) voit le fantasme se déployer dans toute son irrationalité magique, source ultérieure de son asocialité foncière ; le fantasme qui ne connaît ni limites ni degrés et qui de tout quand il apparaît devient, sans transition, un rien quand il n’est plus ; le fantasme qui, par nature, est capricieux, arbitraire, totalitaire. Cette première phase de l’enfant est personnalisée par la mère et, de gré ou de force, elle devient comme l’attribut fantasmatique du monde féminin. Et la seconde phase (nommons-là celle de l’Actepouvoir) voit l’Acte et son pouvoir limité se développer, connaît l’ébauche d'une coopération sociale (dans le jeu collectif par exemple) et permet à la raison de naître à se mesurer ainsi à la réalité extérieure. Cette phase, le père, les pères, vont la personnaliser, et elle devient, symbolisée sous une forme sexuelle, l’attribut emblématique du monde masculin.

Problème : l’image de la mère, de la femme, se présente toujours avec l’ambiguïté inquiétante d’une double face : la face archaïque, mais aussi la face post-archaïque. En effet, la femme n’est pas seulement la représentante de l’inconscient, pas seulement la Mère toute-puissante des origines et [12] l’incarnation sociale du Fantasme : elle devient la compagne du père et doit tenir sa place dans la division sexuelle du travail, la place d’une femme soumise à la Loi du Père dans la forme freudienne de l’Œdipe. De sa toute-puissance originelle (magique), la voilà tombée dans cette chute au rang d’un être châtré : « l’anatomie, c’est le destin » (Freud). Dans un tel schéma, l’infériorisation sociale féminine garantit de l’extérieur le verrouillage intérieur, intra-psychique, du contenu de la première phase. La femme tenue socialement en lisière, c’est la Mère originelle mise au ban du vrai monde humain, c’est l’Archaïsme et le Fantasme inconscient assimilés à la part de la « nature » en l’espèce humaine à laquelle s’opposerait victorieusement, mais de manière toujours fragile, la « culture ». Il y a là une économie d’ensemble qui relie vie psychique et vie sociale, qui articule et assemble toute une combinaison de facteurs externes et internes, de représentation diverses mêlant « pour la bonne cause » le religieux, le social, le psychologique ; et, de ce schéma, la civilisation judéo-chrétienne offre l’exemple accompli. Tout se tient, et pour que la construction tienne, il faut que le Père judéo-chrétien règne dans le Ciel, dans la Cité, dans la famille, dans l’âme, partout.

Une telle triangulation œdipienne se situerait ainsi entre l’enfant, le Père judéo-chrétien et la Mère œdipienne-soumise, et c’est cette triangulation-là, dans sa forme viennoise et fin de siècle, que Freud a décrite, une fois pour toutes à ses yeux, comme étant le complexe d’Œdipe universel.

Pour nous, au contraire, la triangulation œdipienne fondamentale se situerait entre l’enfant et la première et la seconde phase de maturation. Toute société, toute culture, auraient pour destin premier de donner une forme socialement et psychiquement viable à la différence structurelle entre le Fantasme et l’Acte. Et là où la civilisation judéo-chrétienne a entendu opposer ces deux structures (et leurs représentants historiques , la femme et l’homme), la civilisation celtique a, elle, il le semble bien, souhaité les marier plus harmonieusement.

[13]

Ainsi, dans notre schéma, la triangulation œdipienne se trouve solidement arrimée dans la matière neuro-physiologique de l’espèce humaine, mais cette matière elle-même est travaillée en profondeur par la socio-culture de chaque époque — avec le retard dû au fait que ce n’est pas l’inconscient de l’enfant qui est ainsi tout d’abord directement travaillé, mais l’inconscient des parents dans sa transmission à l’enfant. Pour un tel travail d’ensemble au long des années de l’enfance, chaque socio-culture utilise à sa façon les rôles parentaux et conjugaux, le statut de l'enfant et le degré du clivage chez lui entre acte et pouvoir de l’acte, le caractère subcontinu ou discontinu des décharges auto-érotiques, la plus ou moins grande sévérité du dressage sphinctérien, la différence des sexes et des générations quant à la distribution du pouvoir dans la société, le rapport entre la répression précoce du sexe et de l’agressivité et les libérations et les sublimations autorisées ou prescrites. Et chaque civilisation va utiliser ces éléments, comme nous avons essayé de le montrer dans Anthropologie différentielle, comme autant de facteurs intervenant sur le refoulement, les projections, les identifications, pour imprimer à la production psychique des caractères significatifs et des contenus représentatifs particuliers.

Pour chaque civilisation, un accord s’établit ainsi entre ce qui est de l’ordre de la matière neuro-physiologique de l’espèce dans son surgeon double et inévitable du Fantasme et de ! Acte comme catégories, et la société et la culture ambiantes. Un accord qui régule les grands rythmes et les complexes chaînes associatives de l’inconscient, ses activités et ses décharges, avec les réalisations individuelles et collectives.

Que se passe-t-il quand une civilisation devient comme coupée à mi-corps ? Quand une autre civilisation entend lui imposer sa marque propre, ses traits, son caractère, son identité ? Il naît alors un être hybride, comme un arbre dont les racines et le tronc auraient perdus leur complémentarité originelle. La [14] plupart des civilisations colonisées ainsi meurent, d’autres s’essaient à survivre. C’est, pour passer de la métaphore végétale à l’animale, comme si le poumon d’une espèce vivante adapté à une certaine atmosphère se trouvait transplanté dans un milieu étranger à sa nature, et, bien qu’atteint dans ses forces vives, continuait de lutter pour respirer.

Il en fut ainsi, peut-on penser, pour la civilisation celte. Certes, elle fut, cette Civilisation, comme toutes celles connues, patriarcale : c’est-à-dire que le pouvoir social y appartenait aux hommes. Mais, comme l’a rappelé Jean Markale, le droit celtique accordait à la femme « des prérogatives qui auraient fait mourir d’envie les Romaines de la même époque (...) il existait un équilibre entre le rôle de l’homme et celui de la femme, équilibre qui n’était pas dû à une supériorité mais à une égalité dans laquelle chacun pouvait se sentir à l’aise ». [5]

Dans ce schéma général plus égalitaire, le vivant contenu légué par la phase archaïque se trouvait moindrement verrouillé ; les deux imagos maternelles archaïque et œdipienne pouvaient plus largement communiquer (serait-ce là, de manière générale, l’origine de cette « porosité » entre Inconscient et Conscient dont Freud reconnaissait la présence chez l’artiste). Chez tout garçon l’identification à la mère existe aussi bien que l’identification au père, même si cette dernière finit par prévaloir chez lui. Mais rappelons-nous le point décisif : ! Archaïsme « attribué » à la mère, aux femmes (et dont on les force à être les représentants sociaux) est de chacun au même titre. C’est-à-dire que, coupés socialement et psychologiquement de ! Archaïsme, le garçon, l’homme s’appauvrissent d’une partie essentielle d’eux-mêmes, celle-là même de laquelle l’artiste ou le créateur tirent inspiration et créativité. Le Celte communiquait plus librement avec l’archaïsme en lui, d’où les traits (ce quelque chose « d’étrange et d’extrême », Le [15] Lannou) que lui connurent les peuples qui furent ses contemporains et ses voisins : un exceptionnel dynamisme vital, un rapport particulier avec la vie et avec la mort, la capacité à se mouvoir avec une aisance égale dans le monde du rêve, du fantasme, de la poésie, et dans l’ici-bas. Pour reprendre l’image « respiratoire » que nous utilisions à l’instant : son « poumon » psychique se trouvait adapté à une certaine atmosphère socioculturelle. La religion, la culture, le droit, les mœurs, les rapports sociaux étaient tels qu’ils permettaient d’élaborer, de canaliser, d’utiliser la puissance excessive de l’Archaïsme.

C’est l’ensemble de ce milieu externe adaptateur de l’Archaïsme, qui a été déculturé, acculturé.

Demeure alors, dans cette désorganisation entre dedans et dehors, l’Archaïsme peu et mal tempéré. La colonisation, en détruisant ce qui était de l’ordre du social, a fini par atteindre les racines même de l’identité en s’attaquant à la langue elle-même ; elle n’est jamais parvenue pourtant à coloniser l’intérieur du psychisme, à substituer sa propre structure psychologique à celle qui si longtemps avait existé. Mais l’équilibre se trouva rompu quand le garçon dut dialoguer seul (et en huis clos) avec l’archaïsme en lui en disposant pour tout moyen et comme seul medium de la « langue » sociale et culturelle — c’est-à-dire des représentations culturelles des outils mentaux, des modèles de comportements, etc. — d’une civilisation autre : une « langue » qui ne permettait plus ni dialogue ni médiation. Une telle situation est à décrire avec l’image du « porte-à-faux », d’un hors-d’aplomb.

Il s’agit là d’un cas de figure tout différent de celui que nous avons décrit longuement dans plusieurs livres comme le « déclin de la société patriarcale » en Europe Occidentale depuis le XVIe siècle, avec le développement de la société marchande, puis industrielle. Ce déclin serait dû en effet à un affaiblissement progressif depuis plusieurs siècles des composantes intérieures, sociales, culturelles, de la société patriarcale, finissant, avec un [16] certain retard relatif, par affaiblir les imagos paternelles elles-mêmes à l’intérieur de la psyché.

Sans pouvoir développer ici ce point, on peut penser que le chemin vers une solution au drame breton, à ce drame humain que reflète un trop riche cortège psycho-pathologique, serait à trouver dans une action autant sociale que culturelle. Retrouver certaines racines (c’est le renouveau actuel de la culture bretonne), mais aussi greffer un nouveau tronc social. C’est-à-dire créer des formes de rapports sociaux plus égalitaires, plus solidaires, et surtout qui permettraient à chacun un meilleur pouvoir direct sur ses actes et pourraient ouvrir ainsi, chez l’individu et dans les groupes, à un meilleur accord entre dedans et dehors, entre la réalité intérieure et la réalité extérieure. Car c’est ainsi, à notre sens, que peut se développer la personnalité psychosociale [6]. Et qui sait même si, en raison de leur passé très particulier, les Bretons d’aujourd’hui ne seraient pas à même d’inventer plus rapidement et plus facilement que d’autres les modèles d’une culture sociale aptes à devenir la réponse à la crise morale et sociale que traversent les sociétés industrielles ? Que chacun — d’abord de droit et en droit (mais pleinement), puis progressivement dans les faits — devienne un chevalier à la Table Ronde de la société !

Et, enfin, s’il m’était permis de terminer par une note plus personnelle, je dirais que le contenu de ce livre, par les interrogations qu’il ouvre, par les horizons qu’il découvre, n’a pas manqué de résonner profondément chez le préfacier. Déjà, dans « Enquête par un psychanalyste sur lui-même », il cherchait à mieux comprendre une rencontre en lui (rencontre elle aussi « étrange et extrême »), celle entre la lignée maternelle, séculairement [17] enracinée entre Ploërmel et Josselin, si peu loin donc de la magique forêt de Brocéliande, et la lignée paternelle, contrainte séculairement à l’errance, la rencontre du peuple du Fantasme et du peuple du Livre.

Gérard Mendel.



[1] Ph. Carrer : Le Matriarcat Psychologique des Bretons, Paris.

[2] Avant tout Anthropologie différentielle, Payot, Paris, 1972. Mais aussi La Révolte contre le Père, Payot, Paris, 1968 et La Chasse Structurale, Payot, Paris, 1977.

[3] La majuscule entend marquer qu’il s’agit d’une imago, c’est-à-dire d’une image parentale inconsciente.

[4] La République, livre septième, p. 1101 et suivantes, « La Pléiade ».

[5] La Femme Celte, p. 19.

[6] Cf. La crise est politique, la politique est en crise, Paris, 1985.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 décembre 2023 8:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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