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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

EUX ET NOUS. La place des autochtones
dans l'enseignement de l'histoire nationale au Québec
. VOLUME 1. (2020)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Helga Elisabeth Bories-Sawala et Thibault Martin (UQO), EUX ET NOUS. La place des autochtones dans l'enseignement de l'histoire nationale au Québec. VOLUME 1. Université de Brenen, en Allemagne, 2020, 480 pp. Recherche subventionnées par Le Conseil des Arts du Canada. [L'auteure nous a autorisé la diffusion en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales de ce livre le 7 avril 2020.]

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Préface

par Denys Delâge

L'historiographie québécoise revient de bien loin ! En 1979, Bernard Arcand et Sylvie Vincent analysaient la représentation des Amérindiens dans les manuels scolaires du Québec. L'héroïsme des fondateurs, voire leur martyre n'avaient-ils pas vaincu, grâce à leur détermination, à leur compassion et à leur courage, la sauvagerie de peuples du vide, c'est-à-dire sans feu, ni foi, ni loi, ni roi ? L'histoire illustrait cette victoire de la civilisation et de la foi !

Les enfants autochtones scolarisés et devenus adultes ont gardé dans la gorge cette « leçon » d'histoire. Le Wendat Georges Sioui se souvient d'être rentré en larmes à la maison racontant à sa mère que ses ancêtres avaient dévoré le cœur du père Brébeuf Sa mère le consola en l'incitant à devenir historien, ce qu'il fit. La jeune Innue Shan Dak Puana (Jeanne D'Arc Voilant) ayant objecté à son professeur d'histoire que Jacques Cartier ne pouvait pas avoir découvert le Canada puisque les Innus l'habitaient de temps immémorial, fut renvoyée de l'école et réadmise à la condition de ne plus jamais poser de questions. C'est de ce jour, dit-elle, qu'elle est devenue une militante.

Au cours des années 1980, le Ministère de l'éducation du Québec a révisé radicalement les programmes d'histoire du Québec et du Canada, proposant un nouveau guide de rédaction des manuels. Helga Elisabeth Bories-Sawala et Thibault Martin analysent dans leur ouvrage un corpus exhaustif de manuels scolaires publiés en 2007-2008 pour les écoles secondaires et pour les écoles primaires ; s'ajoute l'analyse des trois manuels les plus répandus au secondaire entre les années 1980 et 1990. La professeure Bories-Sawala et son collègue Thibault Martin, décédé avant la fin de ce travail, procèdent ici à une analyse et plus précisément à une déconstruction méthodique, perspicace, et magistrale de la représentation des Premiers Peuples. Par une fine stratégie pédagogique, les auteurs donnent parfois la parole à un-e étudiant-e fictif-ve, Dominique, qui réagit aux incongruités ou aux contradictions les plus criantes des manuels dans une perspective de vérité historique ou encore de responsabilité citoyenne. Nous bénéficions ici de l'avantage d'un regard tout autant distant que proche, d'une historienne et d'un sociologue d'envergure. Qu'y apprend-on ? Tout aurait-il radicalement changé depuis le triste bilan d'Arcand-Vincent ? Certes non ! Des progrès néanmoins : le mépris éhonté aura fait son temps. Mais l'héritage colonial serait-il encore et toujours à l'œuvre ? Si tel est le cas, quelles traces de ce legs survivraient encore dans ces manuels et, par-delà, dans le programme-guide du Ministère de l'éducation du Québec ? Voyons.

L'histoire ne commence plus avec l'arrivée de découvreurs européens et la désignation de ceux-ci a changé : ces explorateurs atteignent désormais des rivages vieux de plusieurs millénaires d'occupation humaine. Ils explorent un continent depuis longtemps peuplé, connu et diversifié : sur le territoire du Québec actuel, des Algonquiens, des Iroquoiens et des Inuits, nomades ou sédentaires, chasseurs ou cultivateurs, aux régimes matrimoniaux matrilinéaire ou patrilinéaire, dotés de riches univers de croyances et vivant dans des sociétés proches de la nature, parfaitement adaptées à leur environnement. Voilà certainement l'envers du Sauvage ou du barbare. Du même coup s'agirait-il de l'envers du Blanc ? La rectitude politique étoufferait-elle le sens critique pour s'interdire de voir des grandeurs et des misères dans ces sociétés ? Qui plus est, ces sociétés auraient-elles existé hors du temps, toujours identiques à elles-mêmes depuis des millénaires et ce, jusqu'à nos jours ? Les manuels le suggèrent.

Comment décrire l'univers des croyances et des rites des Premiers Peuples en comprenant leur vision du monde sans l'avilir et sans valider le réfèrent spirituel ? L'analyse critique ne désenchante-t-elle pas le monde, comme si pour le catholicisme l'on décrivait l'Annonciation par la rencontre d'un homme ailé accompagné d'un oiseau qui mit enceinte une vierge qui accoucha d'un enfant-dieu !

[6]

Ne faudrait-il pas parler des grands mythes et de la place des humains dans l'univers et de leurs relations avec l'ensemble des existants ? Malheureusement, il n'en est rien dans ces manuels. Que dire des rituels de chasse pour inviter l'animal à se donner au chasseur ou à ceux de guérison par les remèdes, le masque et la danse de l'homme ou de la femme de médecine ? Les sciences humaines et sociales ne se prononcent, en effet, jamais sur la validité d'une croyance, mais plutôt sur sa signification et sa fonction. Ce livre-ci propose des pistes d'ouverture. Cependant, pourquoi, dans les manuels analysés, si peu de comparaisons avec d'autres sociétés, y compris l'Europe ? Suffit-il d'opposer les sociétés autochtones dépourvues de l'écriture à l'Europe qui la pratiquait, même si la très grande majorité de sa population était analphabète et riche, comme en Amérique, d'un immense et très ancien corpus de contes, de légendes et de chansons ? L'Europe ne demeurait-elle pas un univers de l'oralité auquel les Autochtones se sont d'ailleurs abreuvés ? Il importe donc de rompre avec une représentation de sociétés autochtones qui auraient été à tous égards singulières et atemporelles. L'analyse comparative proposée ici s'avère indispensable. D'abord avec les autres sociétés autochtones du continent d'autant que toutes relèvent d'un même univers mythique, et aussi parce que la civilisation du Mexique fut un noyau majeur de diffusion culturelle partout dans le nord du continent. Ensuite, avec les sociétés européennes colonisatrices puisque les univers religieux ou politiques ou encore médicinaux se recoupent à bien des égards. Cette approche n'offre-t-elle pas l'occasion d'échapper au piège habituel de sociétés autochtones perçues comme exotiques, figées dans le temps et dont les variations culturelles se limiteraient à l'ajustement au climat et à la géographie ? Ce livre rappelle en outre, l'exigence de la critique des sources européennes traitant des indigènes avec les préjugés d'alors et celle de la prise en compte des sciences sociales pour déconstruire le regard des administrateurs, missionnaires, militaires et voyageurs.

Le narratif de l'histoire de la Nouvelle-France décrit, dans ces manuels, l'établissement et l'expansion géographique d'une société coloniale en interaction avec les Premières Nations. Ne s'y trouve aucune référence au traité d'alliance de Tadoussac 1603 par lequel les Innus, Algonquins et Malécites autorisèrent les Français à s'établir parmi eux à la condition de leur fournir de la farine et de les soutenir dans leurs guerres. Rien non plus sur le processus graduel et partiel de l'établissement d'une souveraineté française. L'autorité coloniale apparaît l'acteur central et l'agencéité autochtone sous-estimée. Les prises de possession formelles du territoire n'étaient en effet jamais, sur place, transmises aux premiers intéressés et les transferts de souveraineté entre puissances coloniales lors de traités en Europe en 1713 et en 1763 ont donné lieu à la poursuite de la guerre par les nations autochtones spoliées.

La faible immigration française établie sur une terre veuve de ses premiers habitants sédentaires disparus vers 1580, la nature d'Ancien Régime de la colonie acceptant la multiplicité des nations et des cultures conditionnellement à la loyauté au roi, la superposition des droits seigneuriaux sur le sol (absence de propriété privée), un taux de masculinité élevé parmi les colons, la dépendance à l'égard des Premières Nations pour la traite des pelleteries, fondement de l'économie, l'indispensable appui militaire autochtone dans les conflits avec les colonies Britanniques, bref, l'ensemble de ces facteurs a favorisé une étroite proximité entre Amérindiens et colons. À cet égard, l'influence autochtone a largement débordé de la culture matérielle et a influencé valeurs et comportements.

L'événement majeur de toute cette histoire coloniale dans toutes les Amériques, particulièrement au cours des cent cinquante premières années suivant les premiers contacts, fut celui des terribles et épouvantables épidémies. Elles ont fauché 95% de la population, de telle sorte qu'un siècle demi plus tard, ne survivait qu'un vingtième de la population d'origine. Comment est-ce possible que nos livres d'histoire n'accordent qu'une attention insignifiante à cette hécatombe sans laquelle jamais les descendants d'Européens ne seraient devenus majoritaires en Amérique ? Il importe de décrire et d'expliquer. Il s'agit pour l'essentiel de l'unification microbienne du monde c'est-à-dire de la rencontre de deux univers microbiens distincts, l'un caractéristique de l'élevage d'animaux domestiques (Europe, Asie, Afrique), l'autre presque sans élevage (Amériques, îles du Pacifique). Les colons venaient d'un environnement insalubre à cause de leur proximité avec leurs animaux.

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Étant exposés depuis des millénaires à des maladies d'origine animale (grippe, rhume, maladie d'enfants, variole, etc.), ils avaient développé des anticorps. Avec l'introduction en Amérique de leur mode d'élevage et de leurs maladies, les Autochtones se virent exposés à des maladies nouvelles pour lesquelles ils n'avaient pas d'anticorps. Ainsi, lorsque la variole frappait, elle prenait une vie sur dix parmi les colons, mais une vie sur deux parmi les Amérindiens ou les Inuits.

Retenons deux autres silences gênants relatifs à la Nouvelle-France. N'y eut-il pas des esclaves, oui, oui, des Amérindiens et des Africains ? Certes des domestiques, non pas des travailleurs agricoles, mais néanmoins des esclaves. Et qu'en fut-il de l'introduction de l'économie de marché pour la traite de pelleteries ? La surchasse du castor et sa disparition graduelle n'auraient-elles pas suscité des guerres et gravement affecté la faune ?

La guerre qui mit fin à la Nouvelle-France est désignée en Europe de Guerre de Sept ans (1756-1763), au Canada français de Guerre de la Conquête (1754-1763) et aux États-Unis de French and Indian War (1754-1766). Bien qu'ethnocentrique, cette dernière définition identifie néanmoins trois acteurs : Britanniques, Français et Amérindiens. Ces trois acteurs se sont affrontés à partir de 1754 ; en 1760 les Français étaient battus à Montréal, mais non pas les nations amérindiennes qui ont poursuivi le combat craignant à bon droit que l'adversaire les exproprie. Il s'agit de la guerre d'Indépendance de Pontiac (1760 - 1766), généralement qualifiée par les historiens de « soulèvement » ou de « révolte » comme si l'exercice effectif de la souveraineté britannique avait découlé de la signature d'un traité à Paris ! C'est à l'échelle du bassin du Mississippi et de celui des Grands-Lacs que les Premières Nations ont combattu pour sauvegarder leur indépendance. La variole et le manque de poudre à canon ont eu raison d'eux ; cependant c'est leur résistance qui fut à l'origine de la Proclamation Royale de Georges III en 1763, qui fonde la reconnaissance du droit de possession (c'est-à-dire d'usufruit, non pas de propriété) par les Autochtones et impose l'exigence de la conclusion de traités pour tout transfert de territoire.

Enfin, soulignent les auteurs, l'Indien acteur historique est demeuré trop longtemps impensable pour l'historiographie canadienne et québécoise. Il en va de même de la pertinence des traités. On ne se surprendra pas du silence des manuels sur les traités de 1760 entre les autorités britanniques et les Premières Nations domiciliées au Québec qui garantissaient le maintien des possessions et coutumes de même que la liberté religieuse.

Ce qui est encore plus incroyable, (à moins qu'il faille dire prédéterminé, dans le cadre colonial) c'est l'évanouissement de la présence autochtone dans ce qu'Helga Bories Sawala et Thibault Martin désignent de long tunnel du silence à propos des Autochtones jusqu'à nos jours. Que se passe-t-il donc pendant deux siècles (1763 - 1970) ?

Les Britanniques ont d'abord repris la politique d'alliance des Français dans leurs rapports avec les Autochtones dont ils eurent le plus grand besoin avec la Guerre de l'Indépendance américaine, puis avec celle de 1812-1814. À partir de 1815, l'absence de conflits militaires, le déclin de la traite des pelleteries, l'arrivée massive d'immigrants, l'exploitation forestière pour la marine britannique ont rendu obsolète pour l'empire, la présence amérindienne.

Une chape de plomb couvre la politique de subjugation des populations autochtones de 1850 à 1970 : dépossession territoriale et mise en réserve, expropriation de l'identité selon des critères du sang et réduction au statut de « pupilles de sa majesté » c'est à dire d'enfants mineurs du roi sans droit de circuler, d'association, de recours judiciaire, d'activités publiques, de vote. L'objectif étant la civilisation et la disparition identitaire pour un affranchissement de la sauvagerie analogue, croyait-on, à celui des « Nègres » de l'esclavage. Une expression caractérise toute cette période : « Kill the Indian, save the man » c'est-à-dire [8] éradiquons tout ce qui est sauvage, mais sauvons la personne. Cette politique ayant échoué et puisque l'éthos sauvage se transmettait de parents à enfants, il a fallu la poursuivre en arrachant les enfants à leurs parents pour les amener onze mois par année, dans des pensionnats éloignés. Voilà ce sur quoi les manuels sont demeurés silencieux, pour la plupart ! Une exception cependant, les manuels québécois traitent de l'expropriation, de la défaite et de la dispersion des Métis francophones de l'Ouest canadien. Cependant, ils occultent, sauf exception, le traitement analogue à l'égard des nations amérindiennes liées aux Métis et qui se sont soulevées en même temps.

Pourquoi ce long tunnel ? Parce que ces « Sauvages » dispersés dans des réserves, dépassés par le progrès, réduits au silence ne pouvaient, pour leur plus grand bien, que disparaître ! Parce que le Canada devait se construire. Le silence des manuels que prescrit le programme-guide du Ministère de l'éducation du Québec fut jusqu'à récemment celui de toute l'historiographie, c'est-à-dire celui de l'occultation du legs colonial. Cela vaut pour les Québécois également avec cette nuance pour ces colonisateurs colonisés, qu'après 1763, jugés « ensauvagés » par le conquérant britannique, ils durent refouler la part « sauvage » en eux pour se définir « purs Français » afin d'obtenir la reconnaissance de leur identité culturelle civilisée ! C'est dans cet esprit que la Commission de Géologie du Québec a supprimé, à partir de 1912, des milliers de toponymes amérindiens.

Dépouillés de deux siècles d'histoire, voire de cinq siècles, les nations autochtones contemporaines du Québec réapparaissent dans les manuels comme si elles étaient demeurées, sur le plan culturel, à peu près semblables à ce qu'elles furent vers 1500. Leur défi, de nature folklorique, serait de maintenir leur mode de vie traditionnel dans, ou malgré, la modernité. Rien n'est dit sur les Autochtones des villes ! Surprenant pour des manuels québécois d'une nation qui, plutôt que de retenir l'agriculture, le cheval, les grosses familles et la paroisse de la tradition, a opté pour inscrire son esprit communautaire dans la modernité de programmes sociaux inspirés de la social-démocratie, de faibles frais de scolarité pour l'éducation supérieure avec pour résultat les écarts de richesse les plus faibles en Amérique du Nord. Les Cris (Eyouch) de la Baie James n'agissent-ils pas de même avec leurs compagnies d'aviation et de foresterie, leur politique d'intégration de nouveaux membres hors de la règle fédérale du quantum de sang ? Pourquoi d'autres nations autochtones ne feraient-elles pas de même ainsi que l'a suggéré en 1996, la Commission d'enquête Dussault-Erasmus sur les peuples autochtones ?

Un lourd legs colonial caractérise les relations des Canadiens et des Québécois avec les Peuples Autochtones. Ne faut-il pas le reconnaître et travailler à le déconstruire ?

Denys Delâge
Professeur émérite
Département de sociologie
Université Laval Québec



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 10 avril 2020 8:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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