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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norman Birnbaum, “OÙ VA L'AMÉRIQUE ?” In revue ÉTUDES, 2002/11, tome 397, pp. 443-452.

[443]

Norman BIRNBAUM [1926- ]

Sociologue américain, professeur émérite à Georgetown University Law Center

OÙ VA L’AMÉRIQUE ? *

In revue, Sociologie et sociétés, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 23, janvier-mars 1972, pp. 23-39. Paris : Les Éditions Anthropos.


À la suite du 11 Septembre, qu'est-ce qui a changé ? Avons-nous gagné en sagesse ? J'entends par là cette sagesse politique qui honore l'héritage reçu en le faisant fructifier. L'héritage auquel je pense et auquel je tiens est le fruit de l'esprit des Lumières et des principes de la démocratie. Il repose sur les notions d'autonomie de la personne, de souveraineté populaire et de citoyenneté. Se refuser à tenir toute domination pour inexorable ; ne pas réduire la politique à l'économie ; ne pas accepter que les relations humaines puissent être déterminées hors de toute délibération morale : ces grandes idées ont inspiré la Démocratie américaine, le mouvement pour la Charte britannique, la Révolution française et ses émules sur le continent, le mouvement d'émancipation des nations au xix' siècle en Europe et en Amérique latine... On les retrouve dans le socialisme, version chrétienne ou version marxiste. Quant à la religion, si elle se révéla dans l'Histoire à la fois l'alliée et l'ennemie de l'esprit des Lumières, et fut souvent compromise avec les pouvoirs ce qui lui valut d'être écartée —, on ne saurait ignorer son inspiration humaniste et son influence pour promouvoir le caractère sacré de la personne ou récuser les déterminismes politiques ou économiques. Aujourd'hui, les Eglises se trouvent au centre du débat sur les conséquences culturelles de la mondialisation, en position de résistance face à l'uniformisation.

_____________________

[444]

Dans aucun pays au monde les conflits idéologiques ne sont plus criants qu'aux États-Unis : oui, les États-Unis sont à la tête d'une coalition mondiale qui vise à asseoir une société fondée sur le marché, une démocratie de consommateurs ; oui, une grande partie des capitaux flottants nécessaires au fonctionnement de l'économie mondialisée (et responsables d'une grande partie de son dysfonctionnement) vient des États-Unis ou est traitée chez eux. Oui, un système d'alliances politiques, économiques ou idéologiques relie les élites américaines à celles du monde entier. Mais n'allons pas trop vite : qui dit compradores ne dit pas « sous domination ». Ces derniers sont aussi nécessaires à leurs partenaires américains que dépendants d'eux, qu'il s'agisse de coopération économique ou de protection politique ou militaire. Quant à ces partenaires américains, ils ne régentent pas à bon compte des sujets soumis et insignifiants. Ils doivent sans cesse faire face à la résurgence de traditions bien ancrées : lutte pour l'égalité économique et sociale, volonté de redistribution, perspective d'assistance économique large.

Une nation consciente de sa mission

Ces traditions sont partie intégrante de la nation américaine tout autant que le dogme du marché dans les milieux économiques. Que doit-on entendre par là ? Les États-Unis ne sont pas une nation au sens que Renan donnait à ce mot, à savoir : une communauté de mémoire. Leur population est continuellement renouvelée par des vagues d'immigration. Le mode d'appartenance à la nation s'apparenterait plutôt à celui d'une Église (ou d'une secte), dans laquelle les membres se reconnaissent sur la base d'affirmations doctrinales. Il y a cent soixante-dix ans, Tocqueville caractérisait ainsi la nation américaine : quelles que soient les options politiques, on y trouve toujours la foi dans son caractère exceptionnel et le sentiment profond d'avoir une mission mondiale. La gauche, très critique à l'égard du capitalisme et de son poids dans la vie politique, est souvent accusée par la droite de manquer de patriotisme. Mais, en réalité, la « gauche » américaine, dans sa version libérale, est patriote au point de supposer la nation capable d'engager des changements radicaux, de mobiliser des ressources spirituelles comparables à celles qui ont dynamisé les grandes réformes progressistes, le New Deal, la Créât Society, le mouvement pour les droits civiques et la campagne contre la guerre au Viêt-nam. Or, il est à noter que ces énergies étaient (comme aujourd'hui encore les forces de protestation et de [445] réforme) très souvent d'inspiration religieuse. L'idée catholique de solidarité, la conscience protestante, le millénarisme juif, se sont combinés pour contrecarrer les effets du système capitaliste américain. Les tenants de la sécularisation justifient la séparation de l'Eglise et de l'État par la nécessité d'un cadre institutionnel garantissant le pluralisme culturel et protégeant par là-même l'intégrité des valeurs religieuses. Sous cet angle, notre modernité est aussi vieille que la nation, et témoigne dès l'origine d'une culture conflictuelle qui est ainsi véritablement démocratique.

Il y a, bien sûr, un parti antimoderniste aux États-Unis (dont le chef actuel est le Président). Il rejette les arguments en faveur de la redistribution et d'un État social (wellfare State), insiste sur la « responsabilité individuelle », adhère aux valeurs traditionnelles de la morale privée, et redoute particulièrement les revendications féministes ou les expériences culturelles pluralistes. Le noyau de ce parti est constitué par des fondamentalistes protestants qui ont réussi à contracter des alliances avec des catholiques déçus par Vatican II, et des juifs qui se méfient du sécularisme. Cette mouvance culturelle très large (au moins un tiers de la nation) s'est ralliée aux Républicains libéraux. Jouissant d'un niveau d'éducation supérieur, plus cosmopolites, en général plus aisés financièrement, ces Républicains sont indifférents à l'état endémique de guerre culturelle à l'intérieur de la nation — mais sont en mesure d'en tirer avantage, politiquement parlant. La plupart de ceux qui militent en faveur du pluralisme et défendent la sécularisation sont des Démocrates. Tout le problème du parti consiste à concilier sa politique culturelle avec la revendication sociale de la majorité de l'électorat Démocrate, qui a des soucis beaucoup plus terre-à-terre.

La confiance mise à mal

Mise à part l'indignation de départ, peu de voix ont contesté la légitimité de Bush à la Présidence. En matière de politique intérieure, il est tout de suite apparu comme l'allié du capital — ce qu'il n'a d'ailleurs jamais démenti. En matière de politique étrangère, son attitude unilatérale sur le contrôle des armes, l'environnement, les droits de l'homme, le droit international, n'était guère plus ouverte. Cela faisait l'objet de débats dans le milieu des Affaires étrangères, mais l'opinion publique a paru s'en désintéresser. La couverture médiatique était « provinciale » et superficielle : le reste du monde y était présenté comme en état de [446] détresse extrême, dans la mesure où il ne faisait pas partie des États-Unis. Devant la diminution des investissements technologiques et l'augmentation du chômage, Bush, à l'instar de Nixon ou de Reagan, a adopté une posture politique coutumière aux Républicains : il a cultivé une dépolitisation systématique. On a banni la terminologie susceptible d'évoquer les inégalités sociales ou politiques ; on risquait d'introduire aux États-Unis un concept de « guerre des classes » ; et d'ailleurs, comme l'avait dit Bush « senior » lors de sa campagne électorale de 1988 : les classes sociales sont un phénomène européen, pas américain. Bush « junior », politicien habile, s'est attaqué à « la politique ». Les Démocrates, divisés entre tenants de la redistribution et tenants de la Finance, n'étaient pas en mesure de réagir. Les Nouveaux Démocrates, dans leur imprudence et leur inconscience, déclaraient que les avancées économiques des années 90 étaient irréversibles. Quant aux défenseurs des droits sociaux, ils avaient à défendre les intérêts corporatistes de leurs clientèles électorales.

C'est dans ce contexte qu'a eu lieu l'attaque du 11 Septembre. La réaction publique fut sans équivoque : la confiance nationale était ébranlée, puisque était atteint le sentiment d'invulnérabilité qui était l'un des fruits de notre Histoire. Le choc s'accompagnait de cette question traumatisante : « Pourquoi nous détestent-ils ? » — le « ils » s'étendant à toute personne, groupe ou nation qui osait émettre des doutes sur le comportement des États-Unis. Entraient dans cette catégorie les critiques de l'intérieur, ou les dissidents (expression absurde dans une démocratie libérale, mais dont l'emploi témoigne à quel point l'opinion publique fonctionne de façon monolithique). Les États-Unis ont alors connu une flambée de belligérance, de chauvinisme et de fierté blessée qui n'allait pas sans un apitoiement narcissique. L'injonction de Bush adressée au monde — « Vous êtes avec nous ou contre nous » — s'appliquait également à la nation. Lui-même et son administration, les Démocrates (qu'ils soient complices ou passifs), les médias (totalement serviles), se sont servis de l'attaque pour réaliser froidement un coup d'État. Un seul membre du Congrès (Barbara Lee de Oakland, Californie) a osé s'opposer au vote qui accordait au Gouvernement fédéral les pouvoirs d'urgence, dont la conformité à la Constitution est plus que douteuse. Le budget de l'armement a été augmenté de façon colossale — pour des armes absolument inutiles dans la lutte contre un terrorisme organisé. Simultanément, une réduction d'impôts sur les hauts salaires, jointe au laxisme sur les revenus des agences fédérales, couvertes par l'administration, a très efficacernent [447] mis un terme au débat sur le financement des programmes sociaux : l'argent n'était pas là. La machine de politique étrangère de Bush pouvait foncer.

Les tenants de la politique unilatérale

Qui sont les soutiens de Bush ? D'abord, aux Affaires étrangères, une élite d'universitaires, des membres du Congrès et leurs personnels, des personnalités officielles, des dirigeants du privé et des entrepreneurs ayant des intérêts à l'étranger, des publicistes... Les membres de cette élite sont divisés sur la sagesse de Bush, mais les doutes ne s'expriment guère. Soucieux de leur carrière, soumis à la pression de leurs pairs, ils visent avant tout à ne pas se faire remarquer. Occasionnellement, l'on perçoit des signes de division : récemment, des membres du Département d'État n'ont pas caché leur opposition à ce qu'ils qualifient de « réductionnisme simpliste » chez les conseillers de Bush. Mais personne n'a présenté sa démission. Au niveau du Congrès, si doute il y a, il ne dépasse pas le stade de circonlocutions convenues. Seul un petit groupe du Rassemblement Progressiste du Congrès (Congressional Progressive Caucus) a fait ouvertement des critiques ; et des sénateurs dont l'influence est importante (tel Joseph Biden à la tête du Comité des Affaires étrangères) ont émis un scepticisme poli, par exemple sur l'attaque contre l'Irak. Quant à la bureaucratie permanente, elle ne peut pas s'opposer au Président sans être assurée d'un soutien franc et massif de la part du Congrès.

Les tenants de la politique unilatérale sont représentés aux plus hauts niveaux du Gouvernement (par le Vice-Président, le Ministre de la Défense, le Conseiller à la Sécurité Nationale, et quelques autres qui travaillent pour un ministre de l'Intérieur un peu plus nuancé). L'attaque du 11 Septembre les confirme dans leur conviction que les États-Unis doivent prendre l'initiative pour réduire à néant (contenir ou annuler ne suffisant pas) les menaces de terreur, dont la définition est à prisme variable. Leur recours à des coalitions ad hoc, montées avec des régimes qui sont tout sauf démocratiques, rappelle la période de Guerre froide. Leur prudence à l'égard de la Chine et de la Russie n'est pas nouvelle non plus : même les tenants de l'unilatéralisme ne souhaitent pas prendre des risques trop évidents. Les unilatéralistes qui ont des liens forts avec des secteurs importants du capital américain, notamment l'industrie pétrolière et la finance internationale, sont parfois conduits à s'opposer aux intérêts économiques. Les entreprises [448] américaines voient la Chine comme un marché actuel et potentiel de dimension considérable, et l'industrie pétrolière n'est guère enthousiaste lorsqu'il s'agit de soutenir Israël et de mettre ainsi ses investissements dans cette région en péril. Mais lorsque la sécurité nationale est en jeu à long terme, l'élite des Affaires étrangères est prête à sacrifier ces intérêts — offrant en compensation au monde des affaires les énormes dépenses nécessaires à un état de guerre permanent.

Le lobby pro-israélien

L'idéologie unilatéraliste procède de la conjonction d'une conception géopolitique de la sécurité nationale et d'un sens théocratique (essentiellement d'origine protestant) d'une mission mondiale. Les Fondamentalistes protestants épousent l'unilatéralisme avec enthousiasme, d'autant plus qu'ils estiment décadentes les autres nations chrétiennes sécularisées — notamment l'Europe de l'Ouest — et comme païen le reste du monde. Leur conception des droits de l'homme s'arrête souvent au droit au prosélytisme que s'accordent les missionnaires protestants dans d'autres cultures. Les Fondamentalistes ont aussi contracté des alliances fortes avec le lobby pro-israélien.

Il serait faux d'identifier ce lobby avec l'ensemble de la communauté juive américaine, justement en raison de ses liens avec les Fondamentalistes protestants et les idéologues unilatéralistes. La puissance du lobby pro-israélien déborde l'électorat juif (2% de la population, mais 4% de l'électorat, concentré en Californie et dans l'État du New York). Les entrepreneurs juifs, surtout dans le domaine culturel, sont à l'origine d'une part substantielle des fonds du parti Démocrate — un grand nombre sont loin de tout traditionalisme juif, et certains sont critiques à l'égard d'Israël. Mais le lobby pro-israélien n'hésite pas à récompenser, sous forme de financement, ceux qui prennent fait et cause pour l'État juif — et à punir ceux qui s'y opposent — dans des régions où les électeurs juifs sont peu nombreux. La présence juive est importante dans les médias et les universités ; tous ne soutiennent pas Israël, mais sont en mesure de se faire entendre. C'est un tournant dans l'histoire de la communauté juive, qui s'écarte du libéralisme sécularisé et radical du New Deal.

Cet état de fait révèle deux contradictions. L'une tient au fait que les Juifs revendiquent les droits des citoyens des États-Unis au [449] nom de normes universelles — ce qui ne les empêche pas d'apporter leur soutien à un État qui occupe et opprime un autre peuple ; l'autre est que les intérêts des États-Unis et d'Israël peuvent un jour diverger. Pour le moment, Israël est un allié militaire indispensable au cœur du Moyen-Orient, compte tenu de la fragilité des régimes amis tels que l'Egypte, la Jordanie ou l'Arabie Saoudite. Les Palestiniens, de leur côté, sont soutenus par un certain nombre de citoyens américains dans la mouvance de certaines Eglises, et par souci de l'humanitaire ou de l'international, mais ils sont considérés par l'administration de Bush comme des terroristes envers qui toute concession serait dangereuse. Cela pourrait changer — ce qui créerait de gros problèmes pour les Juifs américains quant à leur loyauté. Cependant, on ne saurait s'abuser sur le poids du lobby pro-israélien. Son influence serait sensiblement moindre si les responsables de politique étrangère décidaient de revoir l'alliance avec Israël. Tant que cette alliance sera au service d'objectifs nationaux — ou, pour mieux dire, impériaux — en expansion, le lobby pro-israélien cherchera à l'exploiter.

L'opinion publique

Dans notre démocratie, que dire de l'opinion publique en ce qui concerne la politique étrangère ? Nombreux sont les liens entre les citoyens de base et le reste du monde : souvenir des familles immigrées, visite dans les pays d'origine, service militaire à l'étranger, tourisme, implantation locale d'entreprises étrangères, présence de visiteurs étrangers, notamment étudiants... Etant donné la qualité des médias et l'idéologie qu'ils véhiculent en faveur du mythe national, ces contacts avec l'étranger ne font que renforcer le narcissisme américain. Quant à une analyse plus différenciée, lasciate ogni speranze, la majeure partie de la population n'est pas capable de rendre compte de l'histoire de son propre pays ; on ne saurait s'attendre à ce qu'elle soit à l'aise avec l'histoire de la partition de l'Inde, par exemple.

Il est vrai que le succès du mouvement contre la guerre du Viêt-nam a reposé sur le scepticisme populaire — scepticisme qui a érodé le moral des troupes au Viêt-nam. Il s'est diffusé d'abord par les Eglises, les médias et les universités. On n'imagine pas ce cas de figure aujourd'hui. Il faut toutefois accorder une attention particulière aux Eglises et au mouvement syndical. L'Église catholique a une longue tradition d'ouverture à l'international et à la solidarité. Du point de vue des unilatéralistes et des idéologues du [450] Marché, les encycliques du Pape telles Centesimus Annus ou Sollicitudo Rei Sociali sont des documents subversifs. De plus, la communauté catholique tient grand compte des nouveaux immigrés d'origine hispanique, qui ne sont pas toujours favorisés par les fluctuations économiques. Les Eglises protestantes modernes, rassemblées dans le Conseil national des Eglises, représentent environ les deux tiers des protestants — les autres sont des Fondamentalistes. Le parti moderne a souvent fait l'expérience des contradictions entre les points de vue des théologiens, plus critiques, et ceux des fidèles dont la réflexion est moins élaborée. Mais nous savons, à la faveur de notre histoire, l'importance que peut avoir la conscience protestante une fois éveillée.

De plus, il faut compter avec les syndicats. Leurs efforts désespérés pour augmenter leurs rangs peuvent se voir facilités si les Américains de base soupçonnent que l'appel au « sacrifice » pèsera avant tout sur eux. John Sweeney, le président de l'Organisation centrale syndicale, l'AFL-CIO, est un catholique social qui fait le lien entre ces deux sources d'opposition potentielle. Sweeney a attaché une très grande importance à la participation active aux manifestations de Seattle et de Gênes, et collabore étroitement avec le Groupe progressiste de la Chambre des Représentants et les vingt-cinq sénateurs Démocrates préoccupés par la question sociale.

Le front du refus

La résistance extérieure à l'hégémonie américaine, venant d'au delà de nos frontières, serait d'une grande aide pour les dissidents américains. Il est vrai que lorsque des personnalités étrangères critiquent les États-Unis, nos officiels réagissent immédiatement, souvent relayés par des universitaires ou des journalistes. Il s'agit de rassurer l'opinion publique américaine. On relativise la critique : elle n'est pas à prendre au sérieux, elle ne vise qu'à apaiser l'opinion publique des pays en question. Ce type de réaction donne une vision cynique de ce qui se passe à l'étranger. Il exprime, en outre, un sentiment d'autosatisfaction monstrueux.

Nul doute qu'il y ait un front commun de résistance à l'hégémonie américaine. Il s'étend du fondamentalisme islamique au Vatican, des trublions d'Indonésie et des Philippines aux groupes du Parlement européen, des jeunes manifestants de rues aux éditorialistes londoniens, de ceux qui répètent des slogans simplistes au Collège de France. Il inclut même, et peut-être surtout, [451] un grand nombre d'intérêts capitalistes extérieurs aux États-Unis. Mais ce front est commun « malgré lui ». Il ne partage rien qui soit de nature à aboutir à un projet cohérent. Nous sommes en face d'un monde fragmenté, où se recoupent des alliances contre nature, éphémères, et des idéologies contradictoires. La mondialisation dépasse de loin la tentative américaine d'imposer son hégémonie. Cette tentative échouera, en partie à cause de tiraillements intérieurs croissants au sein de la société américaine, en partie à cause des résistances qu'elle suscite. Une génération, ce n'est qu'une période bien courte dans l'histoire de l'humanité : il suffit de se poser la question du rôle de la Chine ou de l'Inde dans la participation à l'économie mondiale et à l'exercice du pouvoir d'ici quarante ans, pour imaginer un monde autre.

Aux États-Unis, l'attaque du 11 Septembre a permis aux partisans de l'ordre de l'emporter sur leurs adversaires intérieurs et étrangers. À l'intérieur, elle leur a permis de remporter un succès réel, mais vraisemblablement temporaire. À l'étranger, ils commencent à rencontrer une série d'obstacles qui risquent d'être sans fin. Chaque problème que l'Histoire nous posait avant le 11 Septembre, nous le retrouvons, et il se pose de façon plus dramatique encore. L'insuffisance des Nations Unies, l'incompétence des institutions financières internationales, l'échec et la pauvreté des programmes de développement, la contagion de désordres régionaux, demeurent. L'Union européenne n'est pas devenue un contrepoids aux États-Unis ; elle a conjugué la rhétorique du christianisme social et de la social-démocratie avec le réalisme d'une société de marché. Elle n'a pas marqué sa différence ; en matière de relations internationales — conflits au Proche-Orient, conduite de la guerre contre le « terrorisme », problèmes de développement économique —, le manque d'autonomie de l'Union européenne est une aubaine pour les unilatéralistes américains, qui pensent que tout est désormais permis.

« L'imagination au pouvoir ! », disaient les étudiants de Mai 68. Il manque actuellement une nouvelle imagination mondiale, à même de susciter de nouveaux modèles économiques, faisant une large place au qualitatif et à de nouvelles propositions de participation citoyenne autres que le vote. On m'objectera que, dans bien des parties du monde (dont la Floride), une réelle participation au vote serait déjà un premier pas, mais c'est de la responsabilité des plus favorisés de bouger, de faire reculer les limites [452] là où ils sont. Finissons-en avec les lamentations sur le déclin de la nation. Tentons des propositions pour renforcer l'autonomie des États dans les domaines critiques de la culture, de la sauvegarde économique et de l'expérimentation sociale. Moyennant quoi on trouvera des idées pour une meilleure représentativité des institutions internationales — quitte à en créer de nouvelles.

Enfin, l'un des aspects essentiels d'une approche vraiment nouvelle serait un œcuménisme critique de la pensée : il reconnaîtrait la réalité des formes particulières de conscience religieuse ou culturelle et chercherait inlassablement, par le biais du dialogue, les fondements d'une coexistence possible.

Norman Birnbaum
Professeur émérite Georgetown University Law Center,
Washington

article traduit de l'américain



* Cet article est la reprise d'une contribution à la Fondation Botin à Madrid (janvier 2002) et au Symposium de l'Institut National Brésilien des Hautes Etudes à Rio de Janeiro (mai 2002).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 15 novembre 2017 10:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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