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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marc AUGÉ “Ces sauvages ne sont qu’une idée.” Un texte publié dans LE SAUVAGE À LA MODE, pp. 19-26. Textes réunis et présentés par Jean-Loup Amselle. Paris : Les Éditions du Sycomore, 1979, 262 pp. [Autorisation formelle accordée par Jean-Loup Amselle le 20 juillet 2021 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales]

[19]

CES SAUVAGES
NE SONT QU’UNE IDÉE
.”

Par Marc AUGÉ

Marc Augé, né en 1935, enseigne l’anthropologie sociale à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Travaille sur la région sud-est du Togo et s’efforce d’élaborer une théorie anthropologique des rapports entre symbolisme et idéologie. A publié sous sa direction la Construction du monde, Maspero 1974, les Domaines de la parenté, Maspero 1975 et est l’auteur de le Rivage Alladian, ORSTOM 1969, Théorie des pouvoirs et idéologie, Hermann 1975 et Pouvoirs de vie, Pouvoirs de mort, Flammarion 1977.

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[21]


L’anthropologie actuelle et la rue des Morillons ont quelque chose de commun : elles ne s’intéressent qu’aux objets perdus. Nombre d’anthropologues, à l’inverse du croyant inconscient de Pascal, ne cherchent que ce qu’ils pensent avoir égaré : paradigme, filiation intensive, code ou échange symbolique... Que la mesure de notre présent doive se prendre sur celle des origines et les vestiges de celles-ci se retrouver, plus nets et parfois préservés, comme dans quelque site de préhistoire morale, dans les civilisations non occidentales, c’est le double postulat d’une pensée qu’enivrent, avec les senteurs mêlées de l’ailleurs et de l’autrefois, les charmes contrastés de la fuite en avant et du regard en arrière.

Encore vaudrait-il mieux parler de méta-anthropologues que d’anthropologues. L’anthropologie se trouve en effet depuis quelque temps dans une situation dont les dénonciateurs de son impérialisme intellectuel doivent apprécier l’ironie : on pense pour elle. On découvre, non sans condescendance, l’intérêt fondamental des matériaux qu’elle a rassemblés ; heureuse occasion, en somme, pour les professionnels de l’enquête de terrain, de sympathiser avec leurs informateurs, d’apprécier, comme eux peut-être, l’excès d’honneur et d’indignité dont ils sont l’objet, et de se consoler du peu de cas que Ton semble faire de leurs aptitudes théoriques au vu du crédit sans restriction qu’on accorde à leurs renseignements. L’ethnologue, nouvel informateur pour nouveaux philosophes ?

La chose en soi n’aurait rien de scandaleux si le moteur de la réflexion anthropologique était effectivement un moteur deux temps ; pourquoi s’offusquerait-on de voir la réflexion philosophique trouver quelque aliment dans l’information ethnologique, Castoriadis utiliser Malinowski et Deleuze Evans-Pritchard ? Pourquoi s’offusquerait-on davantage (puisque aussi bien c’est d’un rapport entre types de réflexion intellectuelle et non d’un rapport entre individus qu’il s’agit) [22] de voir des ethnologues philosopher ? La gêne commence lorsque Je mélange des genres opère en sens inverse : lorsque des philosophes utilisent une information ethnologique partielle ou tronquée comme pivot d’une démonstration générale, lorsque des ethnologues présentent comme des faits d’observation le résultat de leurs spéculations philosophiques. Lorsque, en somme, on nous fait le coup de la chauve-souris.

Or une infinité de chauves-souris survolent aujourd’hui le champ épistémologique de la réflexion anthropologique. Les plus lucides et les plus désabusés des post-marxistes, comme s’ils n’osaient aller au bout de leur scepticisme, préfèrent cautionner en réalité la vérité de leurs désillusions et désigner, comme s’ils ne les imaginaient pas, des lieux authentiques, des môles d’ancrage, des territoires d’inscription.

Tous ceux qui participent à ce survol ambigu des terres ethnologiques ont en commun un double refus : celui du marxisme et celui du structuralisme. Du marxisme, pour l’essentiel, en ce que, maintenant l’exigence d’un sens de l’histoire, il postulerait la supériorité des sociétés industrielles sur les sociétés non industrielles, appliquant à l’analyse de celles-ci les catégories intellectuelles de celles-là (péchant simultanément par jugement de valeur et par ethnocentrisme) ; du structuralisme en ce qu’il postule une distinction nature/culture qui relèverait elle aussi de l’abstraction occidentalo-centriste. Le comble de l’horreur serait évidemment atteint par le « structuralo-marxisme » (entendons : les ethnologues influencés peu ou prou par Althusser) qui perd en dynamisme ce qu’il gagne en intellectualisme.

Ce « cartel des non » anthropologique passerait par des auteurs aussi différents que Moscovici ou Morin, Deleuze ou Baudrillard, et divers ethnologues particulièrement sensibles à l’impérialisme de la pensée occidentale et aux rigueurs des systèmes étatiques. Mais il se laisse décomposer en deux tendances principales depuis longtemps présentes dans la pensée anthropologique : le culturalisme et l’évolutionnisme remis au goût du jour s’entendent pour ressusciter sauvages et primitifs, faire sauter les guillemets pudiques dont on les entourait naguère et proclamer le caractère irréductible et fondamental de la différence.

Pour le néo-culturalisme élaboré par Robert Jaulin à partir de sa dénonciation de l’ethnocide, la différence essentielle est entre la culture occidentale et les autres. Entre cultures non occidentales il existe bien des différences ; Jaulin admet d’ailleurs sans sourciller qu’elles puissent se répercuter à travers tous les traits de la culture et se risque dans un passage de Gens de soi, gens de l’autre qui ne manque pas lui-même de saveur, à mettre en parallèle les modes respectifs d’alliance et de résidence des Sara du Tchad et des Bari d’Amazonie avec la présence ou l’absence de piment dans leur cuisine ; mais ces [23] contrastes ne sont rien au regard de la différence absolue : celle qui oppose aux autres, à toutes les autres, la pensée totalisante et ethnocidaire de l’Occident.

Du côté de la tendance néo-évolutionniste, on substitue à cette dénonciation trop vague d’un esprit occidental défini hors de tout contexte historique la prise en considération du caractère ethnocidaire de l’État. Réapparaissent alors les trois étapes de l’évolution humaine (sauvages, barbares, civilisés) mesurées à leurs capacités ethnocidaires. Pour Pierre Clastres, les sauvages sont ethnocentriques (toutes les sociétés le sont) mais non ethnocidaires ; les États barbares sont modérément ethnocidaires ; seul l’État capitaliste (mais il faut entendre aussi bien par ce terme les États socialistes où règne selon l’auteur le capitalisme d’État) possède à la fois un besoin et des capacités ethnocidaires illimités. Ce sont en fait Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe qui ont établi les bases de cette méta-histoire ou méta-anthropologie pour laquelle la vraie coupure historique passe bien entre les sociétés sans État et les sociétés étatiques, l’apparition de l’État correspondant au triomphe progressif de l’abstraction et de l’axiomatique (dont le terme est la schizophrénie capitaliste) auxquelles s’opposent la territorialité et le code des sauvages. Le capitalisme, machine à détruire tout autant qu’à produire, tue le sens des civilisations qu’elle efface pour ne lui substituer que le non-sens d’une fuite en avant sans fin (aux deux sens du terme).

S’il n’y a pas trop de contradictions entre les présentations culturaliste et évolutionniste des choses, c’est qu’elles ne s’embarrassent ni l’une ni l’autre de détails ou de nuances. Leurs visions en noir et blanc du monde et de l’histoire sont d’autant plus conciliables que pour le néo-culturalisme hier était autre (l’Occident a ses propres différences derrière lui) et que pour le néo-évolutionnisme hier est à côté (l’exotisme est encore la figure de notre passé). Les sauvages (et qu’importe à Deleuze et Guattari d’y inclure indifféremment Guayaqui d’Amazonie ou Nuer d’Afrique orientale, bandes de chasseurs-cueilleurs ou tribus segmentaires de pasteurs nomades ?) les sauvages, c’est notre authenticité perdue.

Paradis perdu ? Purgatoire inversé plutôt, car ce qui nous est proposé c’est l’image d’un sauvage doué de pressentiment, dont toutes les pratiques tendent à retarder l’avènement inéluctable de l’État barbare, puis capitaliste. Mais n’est-il pas remarquable que cette ethnologie ne se conjugue qu’au futur antérieur, qu’elle substitue au sens de l’histoire l’histoire du non-sens et ne produise en fin de compte que l’envers et, pour mieux dire, le négatif de la société industrielle ? Bain salutaire peut-être que l’acide des désillusions pour y développer la véritable image du libéralisme avancé ou du centralisme bureaucratique. Mais nous accommoderons-nous pour autant du tour de [24] passe-passe intellectuel qui consiste à y plonger un col blanc de la foule solitaire pour en retirer un Guayaqui sans pouvoir ou un Dogon sans Œdipe ?

Les nouveaux sauvages en effet, si l’on nous permet cette expression, se définissent négativement. Il leur manque tout ce qui nous réprime : ils sont sans illusions, sans pouvoir, sans complexe et sans commerce. S’ils pratiquent la torture, s’ils s’infligent les douleurs de l’initiation, s’ils se marquent, c’est pour se signifier leur égalité réciproque et barrer la route à la différence interne (« Admirable prescience des sauvages », écrit Clastres) ; le masque, « organe institué collectivement » (Deleuze-Guattari), signifie la proximité d’un état d’intersubjectivité bien plus proche des « machines désirantes » initiales que du triangle œdipéen (les sauvages n’ont pas besoin de s’éclater, c’est déjà fait) ; l’échange primitif n’est pas économique, mais symbolique : « Pour les primitifs, manger, boire, vivre sont d’abord des actes qui s’échangent, s’ils ne peuvent s’échanger, ils n’ont pas lieu » (Baudrillard, le Miroir de la production, p. 65). Il s’agit en somme d’admettre que toutes les catégories qui servent à penser les sociétés industrielles sont aussi produites par elles (notamment celles de travail et de pouvoir) et qu’elles sont en conséquence inadéquates pour la compréhension des sociétés primitives.

Se dresse du même coup, malgré les précautions et les nuances des auteurs, le fantôme d’une société primitive où règnent l’abondance, l’égalité, la liberté et, plus encore, le sens, antérieur à la coupure nature/culture liée selon les textes et les humeurs à l’apparition de l’État, au judéo-christianisme ou à la rupture de l’échange symbolique. Coupure ou rupture, un événement historique fondamental et unique, second péché originel, permet de réduire l’histoire à une série de couples d’oppositions : marque/écriture, code/axiomatique, terre/ capital, etc. et les primitifs à la préconscience malheureuse d’une inéluctable perte de sens et d’égalité — primitifs porteurs d’une ombre qui ne se projette sur l’histoire qu’au lever du soleil nietzschéen, à l’arrivée des guerriers blonds venus d’un coup mais depuis longtemps attendus pour accoucher l’humanité des monstres dont elle était grosse. Sur ce vaste théâtre d’ombres où se met en scène la tragédie du monde moderne, l’ethnologue, comme le chœur antique, ne serait que la voix lamentable qui annonce, dénonce et déplore.

Le déplacement d’objectif auquel correspond l’entreprise intellectuelle de philosophes comme Deleuze et Baudrillard est au demeurant légitime : les théoriciens marxistes, enlisés dans les sables mouvants du langage des instances, se condamnent peut-être à l’inefficacité intellectuelle et pratique en ignorant les lieux (mauvais lieux) du désir et du symbolique. Les critiques que Castoriadis adresse simultanément, de ce point de vue, au fonctionnalisme et au marxisme font [25] mouche. Mais que diable les sociétés sans État réelles (celles qu’ont étudiées ou rencontrées, vaille que vaille, les ethnologues) iraient-elles faire pour autant dans la galère post-marxiste ? Car enfin ces primitifs dont on nous parle tant, et dont le symbolisme nous est tout soudain révélé, qui sont-ils et d’où sortent-ils ? Un peu de Mauss, un peu de Griaule, un peu plus de Bataille et de Nietzsche, un peu d’Amérique latine (mais ce n’est pas leur faire injure que de soupçonner les Guayaqui d’avoir lu Deleuze avant de naître à l’existence ethnologique). Ces sauvages ne sont qu’une idée.

Plus exactement ils naissent de l’exégèse d’un certain nombre de matériaux symboliques (un mythe, quelques rites, une calebasse : brocante ethnologique pour philosophes bricoleurs) alors même que leurs inventeurs condamnent (à juste titre) cette utilisation des symboles. Ce sont bien Deleuze et Guattari qui dans l’analyse des symboles comme « machine sociale » privilégient le « comment ça marche ? » par rapport au « qu’est-ce que ça veut dire ? » du psychanalyste. Et pourtant ne font-ils pas eux-mêmes, en définitive, un usage terriblement réducteur et abstrait du symbolisme primitif dès lors qu’ils le considèrent avant tout comme expressif d’un certain état d’évolution ? ont-ils d’autre but, en feuilletant la littérature ethnologique, que de suivre les déplacements supposés de l’œdipe et, ce faisant, au terme d’un parcours supposé de l’humanité entre deux hantises (celle des flux décodés, de l’indifférenciation première à un bout, celle de l’État et de l’axiomatique abstraite à l’autre bout), de caractériser les non-sens de l’État capitaliste actuel ? Cette redistribution rétrospective du sens sur l’histoire n’assigne-t-elle pas aux sauvages un lieu et un rôle en réalité inexistants : utopie d’un état de sauvagerie condamné à l’impureté dès qu’il est objet de contact, complexité vaine d’un échafaudage symbolique dont seul l’effondrement libérerait le sens ?

Le goût du passé, manifeste dans la sensibilité contemporaine, témoigne sans doute d’une peur de l’avenir et d’un scepticisme politique qui ne sont pas sans fondements. Il reste néanmoins remarquable, à l’heure où l’homme aborde l’univers, que la trame du renouveau philosophique soit une ethnologie de rêve. Aux dénonciateurs de l’ethnocide et de l’État, si légitimes que soient leurs préoccupations, on sera tenté de faire remarquer qu’en faisant des sauvages, qu’ils se flattent d’avoir connus et voudraient avoir reconnus, les témoins et les porte-parole de leurs propres hantises ils sacrifient au plus grossier des ethnocentrismes, et aux philosophes talentueux qui les relisent, qu’en réduisant à la catégorie du pressentiment tout l’appareil symbolique des sociétés sans État ils s’abandonnent au pire des colonialismes spirituels.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 11 septembre 2021 17:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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