RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Critique de la raison sémiotique. Fragment avec pin up. (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marc ANGENOT, Critique de la raison sémiotique. Fragment avec pin up. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1985, 136 p. [Texte diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 25 juin 2018.]

[9]

Critique de la raison sémiotique.
Fragment avec Pin up.

Introduction

« Aucune statue grecque dans sa nudité n'était une pin up »
(Th. Adorno, Théorie esthétique, p. 26)

OBJECTIF

Je vais procéder dans ce petit livre à une critique des démarches théoriques des sémiotiques contemporaines, en me concentrant sur les chercheurs, de langues française et italienne, d'inspiration structuraliste-fonctionnaliste. J'axerai la discussion sur la sémiotique des simulacres fixes, photo, dessin, peinture, sculpture.

Il y a au choix de ce secteur un motif préjudiciel évident : c'est là qu'on « attendait » la sémiotique ; c'était le domaine où les discours traditionnels de l'historien de l'art (pour la peinture et la sculpture) étaient les plus approximatifs et idiosyncratiques ; quant à la photographie et au cinéma, ils venaient à peine d'émerger de leur position d'art mineur et de sous-culture : leur promotion au rang d'objets d'étude savante a correspondu à la prétention de créer une discipline universitaire susceptible d'en rendre raison au moyen de procédures « scientifiquement » validées. Au contraire, la sémiotique littéraire ne venait qu'ajouter ses approches et ses modèles à l'immense tradition qui, d'Aristote aux formalistes russes, scrute les belles-lettres et cherche à en connaître les règles.

Je ne m'attacherai, pour illustrer mes réflexions et mes objections, qu'à un seul objet : une photo de pin up, [10] qui est reproduite sur la page précédente. On est prié de bien regarder ce corpus. D'essayer de voir par quel bout le prendre. De se demander quelles questions candides cette pin up pose à la sémiotique, puisque depuis plus de quinze ans, une extraordinaire cacophonie théorique tient lieu de « sémiologie des icônes » [1]. Quant à la question de la communication artistique, nous la poserons aussi à propos de cette photo de pin up, même si celle-ci fait appel à une esthétique peu « distinguée ».

Dans la francophonie et dans les pays de langues romanes, la sémiologie a cherché d'abord à se développer par référence à la pensée de Ferdinand de Saussure et à la filiation théorique de celui-ci, tant dans la glossématique danoise que dans l'École de Prague, sans parler de la transposition de concepts saussuriens aux études littéraires accomplie dès avant la guerre par Jakobson, Mukarovsky et d'autres. Eric Buyssens, linguiste saussurien bruxellois, avait le premier, dans les années quarante, cherché à reprendre (ou plutôt à entreprendre) le projet sémiologique de Saussure articulé à la linguistique générale. Il est vrai cependant aussi que le cadre épistémologique de Saussure avait été critiqué et remis radicalement en question dès les années vingt. C'est en 1929 que Mikhaïl Bakhtine et V.N. Volochinov ont publié sous le nom de ce dernier et sous le titre de Marxisme et philosophie du langage (Marksizm i filosofija jazyka) une réfutation critique de P« objectivisme abstrait » identifié à la philosophie linguistique de Ferdinand de Saussure et de sa descendance [2]. Leur livre n'aurait guère pu être lu alors en Europe occidentale : le fonctionnalisme structuraliste n'y avait pas encore acquis la place qui eût justifié une réfutation en règle et un marxisme critique n'aurait pu s'y faire entendre faute de conditions d'intelligibilité. Lorsque trente ans plus tard, le mouvement structuraliste d'Europe occidentale transforma en dogme des lettres et des sciences [11] sociales le pseudo-Saussure du Cours de linguistique générale, le texte de Bakhtine serait arrivé bien à propos, mais il ne devait être traduit en français qu'en 1977. À cette date, certaines des objections formulées par Bakhtine avaient été retrouvées spontanément par quelques chercheurs (H. Lefebvre, Pierre Bourdieu), mais, d'autre part, la linguistique et plus encore les sémiologies semblaient s'être installées à demeure dans la forclusion de l'histoire et de l'idéologie. Si donc Bakhtine est enfin traduit en français, le moment semble toujours peu propice à ce qu'un matérialisme critique soit vraiment pris en considération. S'il l'était on pourrait espérer de la part des sémiologues une mise en question de leur fétichisme et de leurs forclusions. L'atmosphère intellectuelle au contraire les invite à s'installer dans le confort et le syncrétisme.

L'OBÉDIENCE SAUSSURIENNE

Il ne sera question ici que des travaux sémiologiques appartenant à la « mouvance italo-francophone ». Cette délimitation ne satisfait pas tout à fait : elle désigne une sorte d'hégémonie doctrinale et correspond à une configuration d'échange d'idées et de débats autour d'un axe Paris-Genève-Bologne-Urbino avec des antennes vers Bruxelles, Liège, Montréal. Des frontières épistémologiques mal reconnues isolent cet espace d'autres espaces, l'anglo-saxon, l'allemand, le soviétique. Cette « géographie » scientifique n'est qu'une simplification à quoi il faudrait patiemment substituer une enquête sur les réseaux de communication, qui mettrait une partie des Polonais en communication avec Oxford et l'empirisme logique, établirait des convergences Chomsky/Peirce aux Pays-Bas, des points d'implantation d'Eco aux Etats-Unis, des zones d'influence de la sémiotique soviétique (dues ici et là à la présence d'un chercheur russe en exil). Il y a dix ans, le critère eût été plus facile à formuler : il y avait en Francophonie une sémiologie souscrivant dans une référence (parfois assez mythique) à Saussure, un Saussure qui, — mauvais prophète en son pays, — avait migré à Petersbourg, [12] à Moscou, à Copenhague, à Prague, puis à New York et qui, après de longues pérégrinations, revenait en pays francophones sur les épaules du Russe Jakobson, de l'Italien Eco, de l'Argentin Prieto, du Lithuanien Greimas et de quelques autochtones, — anthropologues ou critiques littéraires au demeurant [3].

Aujourd'hui, il n'est plus possible d'identifier la sémiologie française et italienne à une filiation « purement » saussurienne ; assez tardivement, toute sortes d'autres traditions, à commencer par celle qui va de Peirce à Morris et au-delà, ont été prises en considération. Il suffit pourtant de prendre en main n'importe quel numéro de Semiotica, de VS, du Zeitschrift für Semiotik, etc., pour constater que ces zones épistémiques aux frontières floues (qui ne correspondent que partiellement à des frontières linguistiques) sont toujours là : un essai émanant d'un chercheur américain se pose fréquemment des questions en des termes qui n'ont ni contrepartie ni équivalent dans la « zone » dont nous venons de parler.

Cet état de fait pourrait cesser un jour d'être perçu dans la mesure où, dans cette mouvance italo-francophone même, le consensus minimal semble en voie de se dissoudre. L'Association internationale de sémiotique peut se réjouir du dynamisme de ses membres et chercher à faire preuve de « bonne entente » académique, mais il lui faut reconnaître qu'elle n'associe que des chercheurs, souvent prestigieux et intéressants, mais dépourvus de principes et de visées communs. (Reste à savoir s'ils sont plus dépourvus d'un tel minimum que ne le sont les sociologues ou les économistes aujourd'hui, à l'échelle mondiale.)

UNE CRISE INTERMINABLE

Il y a donc quelque chose qui ne va pas en sémiologie/sémiotique (mais peut-être la crise n'est-elle que plus sensible que dans les autres secteurs des sciences humaines) : on [13] assiste à la fois à une implantation institutionnelle de plus en plus assurée de la « discipline » (à la création de doctorats en sémiotique par exemple), concomitante à une perte de consensus, à une migration centrifuge incontrôlée des méthodes et des concepts, à l'impossibilité pour deux sémioticiens « pris au hasard » de s'entendre sur quoi que ce soit. Je n'ai pas dit que ce soit une très mauvaise chose, mais en serait-ce même une bonne qu'il ne faudrait pas moins chercher à en rendre raison. Le logicien d'un côté, le linguiste de l'autre jettent sur le sémioticien un regard de commisération ; le sémio-logicien et le sémio-linguiste s'attachent, eux, à ne pas perdre de vue leur base logistique. Le malentendu est si diffus, il semble porter sur tant de concepts à la fois, les programmes sont si divergents qu'il semble qu'il faille désespérer. À moins que ces conflits, qui font que la sémiotique n'est pas une science mais une querelle de famille, ne signalent en fait qu'à travers ses discours, ses modèles et ses mésententes, passe l'essentiel d'un débat, un des grands enjeux qui sont au centre des sciences de l'homme en cette fin du XXe siècle. À ce compte, ce n'est pas tant un consensus qu'il faudrait chercher que de la critique, une critique aussi globale que possible des axiomes invalides et des malentendus qu'on peut rencontrer.

THÈSES

Dans le présent ouvrage, je vais développer les thèses suivantes :

1. Qu'il n'existe aujourd'hui, en lieu et place d'un consensus en sémiotique, qu'une extraordinaire cacophonie, - spécialement dans ce secteur qui apparaissait comme un des plus prometteurs et des plus intéressants : celui des images, de la photographie, du cinéma, - des « icônes » comme disent encore la plupart des sémioticiens.

2. Que cette absence de consensus est d'autant plus curieuse que tous les écrits que nous examinerons partent de la même base : la transposition à l'« icône » de la théorie linguistique fonctionnelle du signe et l'idée de sens commun [14] que les icônes constituent un objet spécifique qui signifie en ressemblant.

3. Que c'est cette base de départ même qui est inadéquate et qu'elle explique la cacophonie doctrinale dont il est fait état au point 1.

4. Que malgré son caractère relativement opératoire, il y a déjà une part de scotomisations et d'omissions dans la théorie du signe appliquée aux langues naturelles et aux systèmes artificiels de signaux arbitraires.

5. Que ces scotomisations et ces omissions, une fois transposées au domaine des images, des « simulacres » fixes et mobiles, ont pour effet de bloquer la réflexion ou plutôt de l'engager dans une impasse.

6. Que pourtant on peut refaire le parcours critique qui fut, par exemple, celui de Saussure dans sa linguistique générale, mais que ce sera pour faire paraître que le problème d'une sémiotique de l'image doit se poser de façon radicalement étrangère à la théorie linguistique.

7. Qu'il est possible d'esquisser le cadre général de cette théorie radicalement étrangère, plus pour montrer à quel point elle doit différer des théories critiquées en 1° que pour établir ici une méthode pleinement opératoire.

8. Que la théorie dont nous proposons les prolégomènes fait réapparaître ce que tous les théoriciens critiqués nient ou négligent : la primauté d'une gnoséologie sociale fondée sur la pratique.

9. Que le Trattato di semiotica generale d'Umberto Eco, — quoique soucieux d'historicité et de socialité, — n'échappe pas réellement aux reproches schématisés ici.

10. Qu'au bout du compte, il faut conclure qu'il n'est rien qu'on puisse sans imposture instituer comme « sémiologie iconique » car cette discipline serait dépourvue d'objet propre.

[15]

Au chapitre I, je développerai le constat impliqué dans les thèses 1 et 2. Au chapitre II, je reprendrai la théorie fonctionnaliste du signe, pour poser les thèses 3 et 4. Au chapitre III, je montrerai qu'il faut distinguer radicalement simulacre et signification, ce qui me permettra dans les chapitres suivants, IV et V, de développer ma contreproposition théorique et de montrer l'écart qu'elle entretient avec les théories d'inspiration linguistique.

Je négligerai délibérément les contributions extra-sémiotiques à l'analyse de l'image esthétique (E. Panofsky, E. Gombrich, G. Dorfles, S.K. Langer) ou posant à la sémiotique (de l'extérieur) des objections et des exigences (p. ex. J.-F. Lyotard, la Peinture comme dispositif libidinal. = Docts. de travail, 23, 1973). Mon but -je le répète - est de critiquer les bases théoriques des seules sémiotiques de l'image produites en français et en italien dans la mouvance du structuralisme saussurien. Cela constitue un ensemble délimité et suffisamment vaste. Sans le moindre doute, on pourrait dire des tas de choses sur les travaux de philosophes, d'esthéticiens, de sociologues qui eux aussi, selon leurs traditions propres, analysent des images (artistiques, documentaires, publicitaires, etc.) en ne se référant aucunement à des modèles dits « sémiotiques ». Ces travaux n'entrent pas dans mon cadre de discussion. De même, je ne m'occupe de la tradition qui vient de Peirce et de Morris que dans la mesure où, chez certains chercheurs, elle a été partiellement absorbée et syncrétisée avec des notions saussuro-structuralistes [4].

[16]


[1] Dans les textes publiés en français, on trouve les orthographes suivantes : « icône », « icône » et même « ikone », Semiotica, 29, 1980, 193-208 ! Seule la première est canonique. Aucun des mots dérivés n'est censé prendre l'accent circonflexe.

[2] Voir mon étude « Bakhtine, sa critique de Saussure et la recherche contemporaine », Éludes françaises, 20/1, 1984, pp. 7-20.

[3] Je renvoie ici à mon essai « le Saussure des littéraires : avatars institutionnels et effets de mode », Études littéraires. 20/2, 1984, pp. 49-68.

[4] Le présent travail commencé en 1980 a été terminé en mai 1982. Les travaux auxquels je me réfère ne dépassent pas 1980. Il ne m'a pas paru indispensable de prolonger l'enquête ou de la mettre à jour.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 janvier 2024 23:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref