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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marc ANGENOT, Les Champions des femmes.
Examen du discours sur la supériorité des dames, 1400-1800
. (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marc ANGENOT, Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supériorité des dames, 1400-1800. Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1977, 208 pp. [Texte diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 25 juin 2018 et avec l'autorisation de l'éditeur, Les Presses de l'Université du Québec le 28 août 2018.]

[1]

Champions des femmes.
Examens du discours sur la supériorité des femmes
1400-1800.

Introduction

Au Congrès international de sexologie tenu à Paris en juillet 1974, le professeur Jost, dans une communication remarquée, a longuement démontré que le sexe de base de l'humanité est le sexe féminin et qu'être homme ne constitue qu'une sorte d'exception à la loi qui devrait rendre femelle l'œuf fécondé.

Ainsi se trouvait réfutée, pouvait-on croire, selon les exigences modernes de la science, la vieille thèse d'Aristote — acceptée comme évidence pendant des siècles — qui énonçait très exactement le contraire : à savoir que le sexe normal est le masculin, les êtres femelles étant le fruit d'une insuffisance de l'accomplissement naturel, incomplets et en quelque sorte monstrueux au regard de l'être mâle — quoique leur apparition fût « tolérée » par la nature pour assurer la propagation des espèces.

La communication du professeur Jost fut, au dire des journaux, entrecoupée d'applaudissements, ce qui somme toute ne laisse pas de surprendre, car la thèse défendue n'a pas en 1974, du point de vue de la biologie et de la physiologie, la qualité d'une découverte scientifique inattendue. Le savant sexologue ne fait que synthétiser des données connues depuis quelques années, déjà vulgarisées d'ailleurs dans les ouvrages d'Ashley Montagu et de Jean Duché par exemple, dont nous parlerons plus loin.

Il faut croire que, scientifiquement irréfutable, la thèse de la primauté biologique du sexe féminin est encore perçue comme idéologiquement [2] paradoxale. Et donc que sa défense suppose un certain courage polémique et requiert, ce qui est plus bizarre, une adhésion affective — qui s'est traduite par la chaleur des applaudissements dans un congrès où la froideur technique semble avoir été la règle.

Certes, la recherche biologique vient s'inscrire ici en faux contre le préjugé le plus invétéré, le plus consubstantiel à toutes les sociétés que nous pouvons connaître, préjugé qui énonce comme un postulat de bon sens, la supériorité, naturelle d'abord et partant intellectuelle et sociale, non du mâle sur la femelle, mais spécifiquement de l'homme sur la femme. Aristote ne faisait que transcrire ce préjugé dans sa « philosophie naturelle » en lui conférant une autorité durable et en y joignant des arguments propres à son système épistémique.

La thèse de la primauté du sexe féminin semble faire son chemin aujourd'hui, non plus seulement chez les biologistes, mais chez certains psychologues et certains anthropologues. Après des millénaires d'errements, le savoir moderne parviendrait à renverser ce qu'on ne peut même appeler une théorie ou une opinion, mais un axiome fondamental partout présent, rivé dans les cultures, les mœurs et les institutions et surtout inscrit dans les esprits des contemporains autant que dans les mentalités des sociétés archaïques.

Deux ouvrages de vulgarisation consacrés à l'exposé des arguments qui militent en faveur de la « supériorité » de la femme, ont paru ces dernières années — ou plutôt nous ne retiendrons que les deux plus significatifs parmi un grand nombre d'autres qui tendent à démontrer la même thèse.

Ashley Montagu. l'anthropologue anglais bien connu, a publié en 1952 The Natural Superiority of Women, ouvrage traduit peu après en allemand, en néerlandais et en français, en 1968. Jean Duché, poly-graphe et journaliste, a fait paraître en 1972 un essai intitulé le Premier Sexe, moins systématique et moins érudit peut-être, tournant parfois au pamphlet ou à la polémique, mêlant à la statistique et à l'exposé scientifique une part d'anecdotes et de réflexions personnelles.

D'emblée, A. Montagu cherche à affirmer l'originalité de sa démarche et l'aspect paradoxal de la synthèse à laquelle il aboutit : « Je ne connais personne, affirme-t-il, qui ait fourni en parole ou par écrit, la preuve que la femme est meilleure que l'homme, supérieure à lui. » (p. 13 ; p. 1 de l'édition originale). « Meilleure », « supérieure » ? Ces termes sont peut-être fort ambigus. Mais quant à ce qu'il prétend, qu'il serait le premier à démontrer la supériorité des femmes, ici l'erreur est [3] complète. Le présent ouvrage s'appuie en effet sur plus de quatre-vingts traités souvent volumineux qui, du XVe au XVIIIe siècles, ont justement eu pour but de démontrer cette supériorité et d'en tirer les conséquences [1].

Quatre-vingts traités, essais, dissertations rien que sur ce thème et seulement en domaine français. Compte tenu des conditions de l'édition et de la diffusion du livre, depuis l'apparition de l'imprimé jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, on peut affirmer que ce chiffre est spécialement élevé. Il est probablement exact de penser que les ouvrages à l'apologie du sexe féminin ont été pendant ces quatre siècles plus nombreux que les écrits de misogynes explicites, et de détracteurs de la femme. Ils constituent une portion importante de l'ensemble des livres consacrés à la féminité, à la condition du « beau sexe ». à l'éducation des filles, à l'histoire des mœurs et enfin, à la femme sous les divers points de vue théologique, physique, médical, moral et historique.

Les écrits dont nous allons parler ont tous en commun de défendre non l'égalité des sexes « dans la différence », mais bien expressément la supériorité des femmes ; même ceux des ouvrages qui revendiquent pour la femme une égalité de droit dans la société, s'appuient sur des arguments qui concluent à leur supériorité de fait, à différents égards.

Notre étude ne porte nullement sur ce qu'on peut trouver, en faveur des femmes ou contre elles, chez les « grands » écrivains, de Rabelais à Diderot. Il s'agirait d'un travail d'une tout autre ambition, travail que la description d'une tradition homogène comme celle qui nous occupe contribuera peut-être à rendre possible.

L'extrême cohésion de ce courant idéologique se remarque en effet dans la continuité dont il fait preuve d'un ouvrage à l'autre, pendant quatre cents ans. Les mêmes arguments de base, les mêmes contre-arguments reviennent et se répètent avec, certes, des variations significatives dans la rétorsion, des subtilités nouvelles dans l'apologie, la marque des ruptures produites dans les épistèmè successives.

[4]

Certains esprits plus audacieux, mais isolés, y introduisent des aperçus nouveaux et critiques, tout en restant tributaires d'un modèle argumentatif déjà fixé au XVe siècle. Nous signalerons, évidemment, ces altérations et ces dépassements. Mais la continuité, en quelque sorte intemporelle de cette tradition peut également étonner à bon droit. Les titres ne varient guère : « le Triomphe des Dames », « le Triomphe du sexe », « le Champion des femmes », « Apothéose du sexe », « Apologie du beau sexe », « De la supériorité des femmes », « Défense des femmes », etc.

On se sent d'abord intrigué devant ces écrits méconnus, peu cités, si archaïques de facture et parfois si modernes, souvent bizarres et pompeux, perçus par leurs auteurs mêmes comme profondément paradoxaux et risqués. Ils mêlent pour nous les propositions de « simple bon sens » et les spéculations les plus insanes. Ce courant idéologique, à la fois cohérent et marginal, frappe encore par le mélange de hardiesses théoriques et de répétitions compulsives de disputes scolastiques qui s'y opère. Chaque « champion du sexe » débute par un exorde où il avoue les risques que son écrit lui fait courir. Risques matériels, non pas, le plus souvent (quoique l'abbé Dinouart (1749) se brouilla avec son évêque pour avoir publié le Triomphe du Sexe). Mais, dans tous les cas, risque intellectuel. En prenant à contrepied le préjugé qui lui semble le plus ancien, le plus nécessaire aussi à la société où il vit, l'apologiste de la supériorité des femmes sait qu'il sera condamné, réprouvé, censuré. Il sera tourné en dérision et restera incompris de la plupart, tant le préjugé a de force et tant les hommes de tous rangs, autant que les femmes, s'en font les complices.

Et cependant, il ne s'agit pas pour lui de suivre la voie moyenne, de tempérer la maxime primordiale qui voulait que l'homme soit supérieur à la femme, mais bien de renverser le point de vue, de retourner l'argumentation et ses présupposés mêmes, pour imposer la thèse diamétralement opposée. Un sentiment intense de « marginalité » idéologique se mêle dans ces écrits à un enthousiasme mystique.

Il faut le préciser, quoique cela paraisse évident, presque tous ces apologistes de la supériorité féminine de 1480 à la Révolution furent des hommes.

Les quelques femmes qui ont écrit en faveur de leur sexe, de Christine de Pisan à Olympe de Gouges en passant par Suzanne de Nervèze, Marie de Gournay et Anne-Marie van Schurman, se montrent en effet moins pressées d'affirmer la supériorité éventuelle des [5] leurs. Si elles reprennent les arguments de Martin Le Franc, de Cornélius Agrippa et de leurs successeurs, c'est en les tempérant et, loin d'appeler à un Règne des Femmes, comme le font les plus enthousiastes de nos idéologues, elles concluent modérément en faveur d'une relative égalité.

Il serait risqué de tenter, à partir de l'analyse de ce corpus, une interprétation historique globale. Le Panégyrique des femmes n'est qu'un des ensembles discursifs qui traversent le champ idéologique de la division sociale des sexes. Il nous sera permis cependant de proposer certaines hypothèses synthétiques, quoique nous centrions l'analyse sur la description des structures immanentes du discours.

La présente étude porte donc sur un ensemble dont la logique et les présupposés restent constants, courant idéologique où se détermine à nos yeux la forme par excellence de la marginalité des idées sous l'Ancien Régime. En quoi consiste cette marginalité même ; quel écart se produit avec le discours dominant, et quelle dépendance retient cependant ces écrits dans la mouvance de l'idéologie dominante : c'est pour donner quelque début de réponse à ces questions que nous avons entrepris ce travail.

À côté de ces problèmes épistémologiques, le corpus retient l'intérêt pour lui-même. S'il existe différents travaux sur l'image de la femme au Moyen Âge, sur les « querelles des femmes » des XVe et XVIe siècles, sur la condition féminine à la Renaissance et à l'époque classique, sur la naissance d'une réflexion rationaliste face à ces problèmes au XVIIIe siècle, il ne semble pas que l'ensemble du courant dont nous parlons — nettement distinct d'autres écrits sur l'excellence du mariage, les règles de la vie courtoise, la codification platonicienne de l'amour, l'éducation des filles, les casuistiques sentimentales... — ait été étudié dans sa continuité et son éclairage spécifique. Sans négliger les diverses recherches historiques qui ont fait état de certains des écrits recensés ici, nous essayerons de faire la synthèse de ce système discursif particulier.

*
*     *

Le corpus que nous avons établi et dépouillé ne s'attache qu'aux ouvrages publiés en France, — la plupart en français, quelques-uns en latin et en italien.

[6]

Aucun a priori de valeur littéraire ou philosophique n'a présidé à ce relevé où coexistent textes de haute culture et brochures de colportage, discours d'apparat et vaticinations mystiques, dissertations érudites et libelles satiriques.

Les sondages auxquels nous avons procédé en domaine anglais et allemand n'ont apporté que peu d'ouvrages analogues à ceux que nous allons analyser : la plupart du temps, ce sont des adaptations de Cornélius Agrippa ou d'autres panégyristes publiés en France.

Par contre, on peut trouver un grand nombre de textes italiens qui sont parallèles aux nôtres. Pour ne pas élargir le domaine d'enquête et lui conserver sa cohésion, nous n'avons pas développé l'analyse de ces écrits, sauf à les évoquer en passant lorsque des rapprochements s'imposaient.

Notre monographie se divise en trois parties : un exposé chronologique qui analyse les principaux écrits tout en esquissant sommairement le cadre historique où ils sont apparus ; une étude thématique qui montrera la cohésion de la topique propre au genre et sa continuité séculaire ; des conclusions qui proposeront certaines hypothèses d'ensemble sur les traits rhétoriques, la fonction idéologique et l'élément libidinal des discours sur la supériorité des femmes.

Nous reproduisons les textes dans leur état original, à l'exception de certaines retouches apportées à la ponctuation (lorsque celle-ci est déroutante ou insuffisante), de la suppression d'abréviations typographiques archaïques et de l'addition d'accents. Les références des citations renvoient au corpus principal. Bibliographie IA, sauf indication particulière (Bibliogr. IB ou IC ; Bibliogr. II. pour les ouvrages de référence.)


[1] Le corpus principal que nous avons établi (Bibliographie IA) comporte 82 entrées, sans compter les rééditions et les traductions, ni les ouvrages se rapportant moins exclusivement à la thèse de la supériorité des femmes, qui sont repris en annexe (Bibliographie IB). La Bibliographie IC comporte une sélection d'ouvrages misogynes parus pendant ces quatre siècles. La Bibliographie II renferme les ouvrages de référence cités.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 novembre 2019 13:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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